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Jean-Pierre Sergent

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NOTES DE BESANÇON [2023]

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NOTES DE BESANÇON - 2023 - PENSÉES, EXTRAITS DE LIVRES, FLORILÈGES & MORCEAUX CHOISIS | Télécharger le PDF (240 pages/2MB)

 

Ces nouvelles Notes de 2023, comme les précédentes, sont toujours écrites sous l'égide de la très belle phrase de Lucrèce dans son beau livre De la Nature : « Comme un homme, au milieu d'un songe, dévoré par la soif, et qui cherche à boire, et qui ne trouve pas l'eau qui pourrait éteindre le feu de ses os... ». Car il y a, en moi, une soif totale et inextinguible de Culture, d'Art, de Sens et de Beauté... et ce, depuis l'enfance. De facto, je me souviens encore, étant gamin, attablé avec toute la famille dans la belle et grande maison de mon arrière grand père Werner, me disant tout en me faisant les gros yeux, alors que je redemandais déjà à sa 'bonne' Fortunata, très gentille et aimante, un second cornet à la crème, alors que je n'avais même pas encore fini celui que je mangeais : "Jean-Pierre, tu as plus gros yeux que gros ventre !" Aujourd'hui, je n'ai pas encore oublié cette phrase car elle me définit parfaitement et plus que toute autre. Mais peut-être que les artistes et les chamanes sont dispensés, grâce à leurs natures ogresques et démiurges, de cette formule de sagesse populaire régulatrice. Car ce sont eux qui sont aux manœuvres et mettent les mains dans les rouages, la mécanique et le cambouis de tout ce qui fait et créer la Vie et dans tout ce qui est bien évidemment et fondamentalement Hors Normes : la Nature, la Vie, la Mort, le Cosmos et le Sexe, qui sont des énergies infinies à notre échelle temporelle humaine. Mes souvenirs et ma gratitude vont ici à toute ma famille, ils sont presque tous disparus aujourd'hui mais tous présents dans mes souvenirs et ils me manquent à jamais. Actuellement, bien que je sois, dans ma vie quotidienne, un parfait ascète, végétarien convaincu et que je mène une vie pratiquement monastique, il est vrai que mon appétit de découvrir tout ce qui touche aux Arts, à la Culture et aux Livres (un peu moins la musique, je le concède), ne m'a pas quitté ; et c'est même peut-être amplifié démesurément. Car, bien malheureusement et tout à fait paradoxalement, puisqu'il n'y a jamais eu autant d'artistes en activité qu'à notre époque mais, depuis ces vingt dernières années, la culture ou les cultures, sont en train de disparaître devant nos yeux à une vitesse grand V… Destruction, annihilation totale qui n'a jamais été atteinte jusqu'ici. Cet état de perte dramatique et définitive de sens m'effraye, m'horripile et me mortifie au plus profond de moi-même, presque jusqu'à m'empêcher de dormir et de travailler encore. 
Dans cette page-ci, qui peut être considérée comme la suite des textes Influences V - Philosophie, littérature, cinéma, écrits en 2012, j'ai ajouté, en plus de mes réflexions, beaucoup d'extraits de textes qui sont plus longs encore que précédemment. J'en ai pris exemple sur le livre Source II de Marguerite Yourcenar dans lequel, elle cite pratiquement des chapitres entiers de livres, ce qui m'a paru étrange au début mais après réflexion, intéressant à faire également. 
Lors d'un entretien dans l'émission Apostrophes en 1979, Bernard Pivot lui avait demandé pourquoi elle perdait beaucoup de temps à faire des traductions pénibles et chronophages de livres antiques, elle lui avait répondu cela : « Qu'un homme ait écrit de très beaux vers qui m'émeuvent sur la vie, la mort, l'amour, la politique… ou que ce soit moi qui les écris, franchement, je ne vois pas la différence. Nous avons exprimé quelque chose qui devait être exprimé, c'est tout. » Il me semble que cette fusion, cette immersion, cette appartenance à tout ce qu'a créé l'Homme au cours des siècles, est et demeure, ce qui peut être définit comme la CULTURE, qui est un bien commun à tous. Sans doute notre rôle et notre responsabilité d'artiste est-elle de la faire connaitre, de la diffuser et de la partager le plus largement et sous toutes ses formes possibles. Car la Culture est comme l'Amour ou la Beauté et si elle n'est pas entretenue, partagée intimement et ressentie généreusement collectivement ; elle se fane, meurt et disparaît ! Bien sûr, il faut faire des choix et on ne peut pas tout choisir, ni tout retranscrire, ni tout partager. Mais toujours sous l'égide de Yourcenar, il faudrait peut-être faire notre 'Grand Devoir' et c'est dans ce sens que je réalise mon travail artistique et aussi que j'ai choisi ces extraits de textes et de citations : pour exprimer quelque chose qui devait être exprimé, c'est tout ! :
« Notre grand devoir est de maintenir la vie sur la terre, c'est à dire de ne détruire ni les animaux, ni les hommes et de ne pas nous lancer dans l'exploitation des êtres, quels qu'ils soient, quelle que soit leur forme. Et de maintenir cette grande diversité qui est celle de la nature. » Émission TV, Terre des bêtes, A2, 1982

- NB : Les titres d'expositions sont écrits en caractères majuscules et les textes trouvés ou écrits en anglais sont présentés ici en anglais puis parfois, traduits en dessous, en français. Un grand merci à Christine Dubois pour les relectures et les corrections des textes.


– LIVRE : SOURCES II, MARGUERITE, YOURCENAR 

PRÉSENTATION 

Que le lecteur ne s'étonne pas en pénétrant dans cet étrange recueil de mélanges ! « Quelle macédoine ! », s’exclame Marguerite Yourcenar elle-même au début du livre. Elle passe du commentaire tantrique de Julius Evola à la mystique de Blake, du spiritisme à l'Adoration de Jacques Borel, des livres lus dans la prime enfance à l'érotisme de Gandhi, de la maladie de sa compagne Grâce aux lieux remarqués dans ses voyages, des fleurs du jardin de Petite Plaisance aux tombeaux de ses chiens préférés, de son horoscope à une évocation très concrète du plaisir d’uriner. Tout est matière à philosophie, « art de voir clair dans ce qui est », le sublime et le trivial, le spirituel et le privé, l'art et le vécu. Michèle Sarde P. 8

MÉDITATIONS DANS UN JARDIN 

Ils ont tué ce qui était l’âme des fleurs : leur parfum. Aucune fleur de fleuriste n’a de parfum. Leurs roses ne sont que des simulacres de roses. P. 234

SOUHAITS 

Un monde sans effusion de sang humain ou animal, et où tout meurtre serait considéré comme un crime répugnant entraînant des sanctions pratiques et des purifications morales. L’homme taché de sang automatiquement écarté comme sale, égaré et insensé. Un monde où la sexualité sous toutes ses formes serait tenue comme sacrée, quoique pas nécessairement située au plus haut degré du sacré. P. 239
"Il est vrai que certains signes physiques m’indiquent que le temps n'est sûrement pas très éloigné où je m’en irai moi-même. J'ai toujours aimé imaginer le moment qui suit immédiatement la mort comme celui où pour un instant, une heure, un siècle, on se retrouve en parfaite plénitude parmi ceux qu’on aimait avant les autres retours de l’éternité. Il y aura bien là une douzaine de personnes et presque autant de chiens. Quelle poignée de main nous nous donnerons ce jour-là. […]
« Tout bonheur est un chef-d’œuvre. » Mémoires d'Hadrien P. 282

SOUVENIRS PIEUX ET LE LABYRINTHE DU MONDE 

THOMAS MERTON Seeds of Destruction, 1964
Dans un paragraphe concernant l’assassinat du Président Kennedy, Merton rappelle que, quel que soit l’homme qui ait commis le crime, « le Président avait déjà été tué d’innombrables fois par les pensées, par les paroles, et par les écrits des racistes. Sa mort avait été préméditée, imaginée, désirée, et voulue avec une profonde sauvagerie qui la rendait inévitable. C’est évidemment ce que John F. Kennedy n’avait pas compris, sans quoi il se serait rendu à Dallas avec moins de confiance, et mieux protégé. C’est aussi ce que la majorité des Américains ne parvient pas encore à croire. Mais affirmons ceci : « Là où les âmes sont pleines de haine et où les imaginations se complaisent à des images de cruauté, de tourments. de supplices, de revanche et de mort, la violence et la mort inévitablement viendront. » 
J’applique cette sombre phrase à la littérature et aux arts visuels de notre temps. Presque tout ce qui a été écrit, peint, composé ou joué depuis 1945 appelle la destruction et en jouit par avance. Kali-Yuga*. P. 331

* Le Kali Yuga « âge de Kali », est le quatrième et actuel âge de la cosmogonie hindoue. Les hindous croient que la civilisation humaine dégénère spirituellement au cours du Kali Yuga, qui est dénommé « l'âge noir », car durant cette période les gens sont aussi éloignés que possible des Dieux. (Wiki.)

CITATIONS POUR PAYSAGE AVEC LES ANIMAUX 

J’ignore pourquoi l’on parle toujours d’une humanité séparée du reste de la Créature ? Animaux, plantes et pierres, astres et airs ne font-ils pas eux aussi partie de l’humanité ? L’humanité n’est-elle pas un nœud de nerfs où se croisent des fils aux directions infiniment diverses? Est-elle imaginable sans la nature et serait-elle donc si différente des autres espèces naturelles. (Novalis)
Si Dieu a pu se faire homme, il peut aussi devenir pierre, plante, animal, élément ; ne s’opère-t-il pas ainsi, dans la nature, une sorte de rédemption perpétuelle ? (Même source).
L'arbre ne peut devenir que flamme florissante ; l’homme, flamme parlante ; l’animal, flamme errante (Même source). 
Tout ce qui vit, l’animal ou l’insecte le plus repoussant, tressaute, ne fait que tressauter ; tout ce qui vit, du simple fait de vivre, mérite commisération. (Cioran, Le Mauvais Démiurge) 
La disparition des animaux est un fait d’une gravité sans précédent. Leur bourreau a envahi le paysage ; il n'a plus de place que pour lui. L’horreur d’apercevoir un homme là où l’on pouvait contempler un cheval !
Quand un homme détruit gratuitement l'un des ouvrages de l'homme, on l'appelle un Vandale. Quand il détruit l'œuvre de Dieu, on l'appelle un sportif. P. 332
 
RÉALITÉ,  27. JANVIER 1976 

Sous la pluie mêlée de neige, Elliott McGarr est venu me chercher pour m’emmener jusqu’au « cottage » dont il a la garde, pour voir un beau hibou paisiblement perché sur la branche d’un grand érable. Je me hâte de m’emmitoufler et sors avec lui. Le hibou est toujours là, à une quinzaine de mètres de nous, et nous avons tout le temps de le contempler, et de braquer sur lui une paire de jumelles. C'est un hibou de l'espèce barrée avec sur l’abdomen de grandes barres blanches verticales. D’autres striures, horizontales celles-là, se voient paraît-il sur le haut de la poitrine, mais nous n’avons aperçu qu’un plumage mousseux et comme gonflé. Les yeux sont bruns. La magnifique bête était encore là, immobile, quand nous sommes rentrés. Un de mes  manuels explique que par les après-midi très sombres, comme aujourd’hui, il arrive aux hiboux de sortir de meilleure heure.
En présence de la grande créature immobile et silencieuse, je me suis sentie, littéralement, rien. Moi, avec mon besoin de ces protections que sont une maison, des vêtements, des ustensiles - des livres - des images - et lui, seul, empli jusqu’à la périphérie de sa nature et de sa puissance à lui, prêt s’il le faut à faire face à ses ennemis - les corbeaux - dépendant de soi seul pour sa sanglante nourriture, libre dans son univers conditionné, sage d’une sagesse qui se confond avec son être. Je l’aurais volontiers prié.

Après nous avoir donné son ombre, le grand bouleau centenaire nous donne sa chaleur, la flamme qui sort de lui. P. 338


Désenchantements et désillusions contemporaines : aujourd'hui l'Art, les animaux, les mythes et les légendes ne nourrissent plus la psyché humaine.

L'Art est peut-être aujourd'hui la dernière mythologie ? La dernière utopie ? 

À propos du film Les innocentes, Arte 8.02.2023 : quel beau film ! Sans l'intelligence du cœur, il n'y a rien ! 

« Pourquoi les yeux des statues sont-ils toujours sans vie ? », Dixit le grand César dans le superbe film Cléopâtre de J. L. Mankiewicz, 1963.

« 1879. Le facteur Cheval boucle sa tournée de 32 kilomètres, 10 heures de marche... La nuit tombée débute sa véritable passion : 33 années durant, sans aucune connaissance de l’architecture, il va bâtir son Palais idéal 'vu en songe'. »

Pour paraphraser Mme Ségloléne Royal avec sa 'bravitude' devant la Grande Muraille de Chine ;  je parlerai sans problème, d'un état de 'viditude' en face d'une grande partie des productions de l'Art Contemporain.

« Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées par d'inoubliables chagrins. Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants. » Le Château de ma mère, Marcel Pagnol
Je suis très heureux d'avoir retrouvé cette belle citation que m'avait dite, très enjoué, mon cher ami Paul Jenderko, (décédé l'année dernière) alors que je me dirigeais vers ma petite voiture 106 Peugeot verte, après avoir passé un bon moment dans la belle Ville de Badenwieller en Allemagne où Ingrid, sa femme et lui, avaient organisé une belle exposition  de mon travail "Cultures-Energies" en 2013 au Kunstpalais. Sur la route du retour vers Besançon, j'avais longtemps repensé à cette idée de ne pas dire la vérité aux enfants, tellement il est vrai que la vie est dure, de toutes manières, quoi que l'on fasse ; elle est intrinsèquement terrible… Mais depuis des années, je ne me souvenais plus si cette phrase était de Pagnol ou de Giono ?
C'est une grande émotion de retrouver cette belle phrase que m'avait gentiment lancée, comme pour m'accompagner dans mes périples, mon très cher ami Paul. Merci à lui et qu'il repose en paix, ce grand et brave capitaine au long-cours…


– LIVRE : DU COMMERCE DE L'ÂME ET DU CORPS, EMMANUEL SWEDENBORG, Suède (1688 - 1772)


Mon commentaire : livre nul. On s'aperçoit, en effet, du décalage qu'il y a, aujourd'hui, entre certaines pensées religieuses, d'il y a plus de trois siècles, avec nos pensées contemporaines. Je crois profondément que cela est dût au fait des logiques des façons de réfléchir et de penser à l'époque, en voulant quelque part tout expliquer de manière 'mécanique', pensée et rationnelle. Décalage que je ne sens par contre absolument nullement en lisant les textes de Marguerite Porète du XIIIe ! 

CHAPITRE VIl 
Le soleil du monde naturel est pur feu ; et le monde de la nature existe et subsiste par ce soleil. P. 26
Ce corps vieillit aussi comme habit, mais non pas l'âme, parce qu'elle est une substance spirituelle, qui n'a rien de commun avec les êtres mutables de la nature, qui naissent, croissent et périssent dans un temps déterminé. P. 33


– LIVRE : UN VOYAGE CHEZ LES AÏNOUS HOKKAIDO 1938, ARLETTE ET ANDRÉ LEROI-GOURHAN 

Comme tous les livres d'ethnologues, celui-ci est bien intéressant pour parler d'un monde aujourd'hui totalement disparu, celui des Aïnous du nord du japon et merci à Arlette et André pour ce beau témoignage. Imaginons qu'en moins de trois générations, en gros, depuis le début de la seconde Guerre mondiale, pratiquement toutes les sociétés traditionnelles, autochtones ont plus ou moins disparues de notre Planète. Quel désespoir ! Quel autosacrifice de se priver de tant de sens, de poésie, de cultures et de beauté ! Fuck l'Humanité !

Tout ce travail est aussi la fierté des hommes, car sabres et couteaux viennent prendre place avec les boîtes de laque sur l’estrade aux «trésors». Presque tous ces objets de bois portent au moins une marque par incision. Sans cette incision, l’objet serait privé d’âme. P. 99

Sous la protection des génies 

La terre est peuplée de Kamouis et aussi le ciel, et aussi la mer, et aussi les profondeurs du sol. Les montagnes sont le royaume du Maître qui détient toutes les richesses de la Terre ; la mer est le domaine de la Déesse des Eaux, qui règle le passage des baleines et le départ des saumons qui remontent les fleuves. Dans les hauteurs, règne l'Ours, l'être par excellence, père de tous les ours, maître de tous les animaux de la forêt ; dans les profondeurs de la mer, c’est l’Orque, grande dispensatrice des richesses marines. P. 105

La fête de l'ours se vivait encore pleinement au début du siècle, mais devient très rare en 1938. Non pas du fait de la disparition de ces animaux qui sont au contraire nombreux, car les Japonais les chassent fort peu, mais ces fêtes sont liées au village, aux attaches entre les groupes, à tout un ensemble d’échanges sociaux qui ont été détruits petit à par les transferts de populations et la séparation des familles. Un essai d’introduction du bouddhisme n’a eu, semble-t-il, aucune influence, mais la vie religieuse et sociale des Aïnous s’étiole. C’est seulement dans les villages reculés que l’on peut encore voir le bout d’un museau passer à travers les barreaux de ce presque objet d’art qu’est la cage l’ours. P. 121

Leur environnement bousculé, n’ayant plus de ressources, ces hommes, qui avaient toujours été libres de leur travail et de leur temps, durent, ce qu'ils supportèrent mal, être embauchés dans les usines et dans les fermes. Des familles entières furent déplacées et, ayant perdu leur lieu de vie, elles perdaient également leurs sources spirituelles. celles-ci ne pouvant être transposées. Leurs principales institutions étaient engagées dans ce changement : structure sociale et familiale, droit coutumier et religion. Ils avaient perdu leurs Dieux en même temps que les moyens de leur vie matérielle. P. 147

Avec les Aïnous, nous avons tous perdu les forêts sauvages, les rivières peuplées de Kamouis, les longues mélopées des soirées d’hiver où étaient contés les exploits fantastiques des Dieux et les épopées guerrières des ancêtres. Le Hokkaïdo n’est même plus une île : un tunnel sous-marin le relie maintenant à la grande terre japonaise. P. 148


– LIVRE : LES LOUPS D’AGUILA ET AUTRES NOUVELLES, PETER MATTHIESSEN

Les loups d'Aguila

Ce savoir donnait à la vie un mystère et un sens que ne pouvait remplacer l’enseignement des missions religieuses, et il n’en demandait pas plus. Il n'avait pas la mentalité d’un Indien moderne, et évitait la ville. Tel le loup, il se conformait à des lois plus anciennes. P. 112


– LIVRE : RÉCITS DE JEUNESSE, ANDREI TARKOVSKI

Livre beaucoup moins passionnant, pour moi, que ses journaux ultérieurs. Il y a cependant ce petit extrait, bien vrai et sonnant juste, sur l'expérience existentielle de la nature. Expérience que j'ai partagée, personnellement, en vivant plus de dix ans dans une ferme isolée en pleine forêt, dans les montagnes du Jura, avec mon troupeau de chevaux.  

Un jour, j’ai parlé d’un lys qui avait surgi de la fente d’un glaçon rejeté sur le rivage, La fleur rouge était enserrée dans la glace morte et transparente. Plus tard, j’ai regretté d’en avoir parlé car mon interlocuteur n'a pas compris qu'il ne s’agissait pas là d’exotisme. Pour apprécier ces contrées, il est important de s'en imprégner physiquement, de parcourir près de vingt-cinq kilomètres le long d'une mauvaise route, d’être trempé, d’avoir faim, d’être terriblement fatigué, d’avoir mal aux talons, à cause du frottement des bandes molletières qui bouchonnent, de marcher sur le rivage près d’un fragment de glace portant la trace orange de pollen emporté par la pluie et dans la cavité duquel pousse un lys mouillé, parsemé de mouchetures violet sombre. Inutile de s’extasier devant tant de splendeur, il suffit d'un coup d'œil las et rapide pour s’en souvenir à jamais, afin de pouvoir en parler comme d'un miracle. 
J’ai connu un homme qui m’a appris à traiter la nature en égale, sans l’aduler ni la souiller avec cynisme. Et depuis, si je devais abattre un arbre pour traverser un marécage, je le faisais la conscience tranquille, en sachant que la taïga ne m'en voulait pas de m'y sentir comme chez moi et d'y accomplir librement mon travail dans la mesure où c'était pour moi indispensable. P. 30


–  LIVRE : LETTRE À UN INUIT DE 2022, JEAN MALAURIE

Ce nouveau livre, comme tous les livres écrits par Jean Malaurie et ceux de sa belle collection Terre Humaine, est rempli d'informations essentielles sur l'état des lieux des disparitions des sociétés traditionnelles, ceci, tout autour du Monde. Et il nous informe consciencieusement, de ce qu'un rapport non univoque à la Vie et à la Nature était, est et pourrait redevenir, si nous faisions vraiment attention au Vivant. Un grand merci à ce grand témoin des mondes qu'il a vu, devant ses yeux, basculer et être engloutis par nos sociétés contemporaines uniquement mercantiles, avides de fric, d'animaux, d'êtres humains et de terres. 

Cet appel est celui d’un ambassadeur de bonne volonté de l’Arctique à l'Unesco, qui observe avec une immense tristesse, la disparition, tous les quinze jours, d'une langue, c'est-à-dire d'une part de l’intelligence humaine. P. 13

Garder un vide intérieur leur permettant d’être en relation intime avec la glace, le vent porteur de messages Innerlichkeit : l’esprit intérieur est ouvert à l'inconnaissable par dix millénaires d’animisme. P. 35

Ces temps de perception animiste ont été longtemps décriés, d’abord par l’Église, qui ridiculisait et proscrivait le savoir des païens, assimilé à celui de sorciers, puis les rationalistes enfin, les autorités marxistes de la doctrine léniniste athée. L’animisme a pour expression le chamanisme. […]
La pensée scientifique est, selon Bachelard, une philosophie du non, une épistémologie non cartésienne qui rompt avec la perception immédiate de la nature pour mettre, à la place, une pensée de la complexité.
Les peuples premiers d’Amazonie parlent encore dans les arbres avec les oiseaux ou écrivent en Australie dans le sable des messages pour les grands esprits ; leur philosophie de vie s’inscrit dans une intuition sauvage de l’ordre de la nature. P 40 - 43 

J'ai connu des chamans ; ils appréciaient le dieu des Blancs, comme une autorité puissante mais bonne pour les seuls Blancs. P. 61

Ce que vivent certains jeunes est donc une tragédie. Pendant deux siècles, l’Église les a contraints à désapprendre le chamanisme, colonne vertébrale, n’était pas seulement un ordonnateur de la vie de chasse et de l’organisation sociale ; c’était une pensée, une géophilosophie qu’un Gilles Deleuze ou un Gaston Bachelard ont admirée et étudiée, une métaphysique complexe permettant un approfondissement de la personnalité sous l’autorité du Cosmos. Avec l’arrivée de missionnaires parfois très autoritaires et d’esprit limité, le passé est rejeté. Paganisme ! […]
L’anthropologie ? Cette crise dramatique n’est pas son sujet de préoccupation ; elle se borne à la déplorer. Un climat s'instaure, chez les anthropologues, selon lequel presque toute société traditionnelle, touchée par le virus de l’Occident, s’effondre. La « pensée sauvage » n’est donc plus créatrice. Alors, à quoi bon ? P. 73 - 75

Ne jamais oublier que la vie intellectuelle danoise est marquée par un tourment généré par le grand philosophe Sören Kierkegaard : « Le christianisme : un crime monstrueux perpétré de génération en génération… Faire la lumière sur ce crime chrétien par lequel on a essayé de soustraire le christianisme, morceau par morceau, à Dieu, si bien qu’aujourd’hui le christianisme est aux antipodes du christianisme du Nouveau Testament » P. 90 - 91

Avec un esprit confucéen, ils déchiffrent cet alphabet de la matière, en faisant le vide en eux. Ils ressentent, sans être en mesure de l’exprimer, les symboliques des couleurs et des sons dominants, la densité de l'air, le froid. Ils se laissent habiter par le silence toujours plus profond et qui se poursuit en rêve. Orare, c’est ce qu’aurait dit sans doute le célèbre sociologue Marcel Mauss dans sa thèse inachevée sur la prière. Puis, le regard fixe, commence un dialogue, sous forme de murmure ou de tête-à-tête avec ces forces ils appellent des esprits ou Imiat. C’est ce que la physique appelle l’énergie de la matière et ce que les physiciens inuit de demain appelleront des atomes, de vie. P. 101

Toute société sans transcendance, habitée par une civilisation à dominante matérialiste et dirigée par les seules forces financières est, à terme, condamnée. P. 113

Inuit ! Nous avons besoin de vous, dans nos folies dominées par des mécanismes financiers hors contrôle qui nous préparent, sous couvert de tyrannie déguisée, Monde vassalisé. Nous avons besoin d’une résistance, et ta prise de conscience trop lente. P. 142 


–  LIVRE : LA VOIE DU TANTRA : ART - SCIENCE - RITUEL, AJIT MOOKERJEE & MADHU KHANNA

Livre très intéressant. Le tantrisme m'intéresse depuis mes années new yorkaises (1993- 2003), spécialement visuellement. Car j'y ai été initié et fortement imprégné en allant découvrir au MET, où j'allais presque un dimanche sur deux, les peintures érotiques thangka (chose que l'on déroule) hindous et tibétains. Dans certains, une sexualité véritable, débridée et orgasmique est décrite sans tabous ni honte, avec tous les organes sexuels qui jouissent, lingas et yonis… exubérants, s'accouplant en s'imbriquant librement avec toutes les énergies de la Vie, de la Mort, ou même, des vies et des morts successives et de la violence crue et brutale également. Mais, bien au-delà de ces images saisissantes, il y a aussi, dans cette pratique spirituelle, presque 'jusqu'au-boutiste', allant plonger à l'intérieur des sources de la Vie et de toute chose : dans la semence même de l'Univers (le point Bindu), du Cosmos et de l'Homme ; une volonté de libération, d'anarchisme, que j'ai fait mienne. De fait, depuis des années, je ne travaille, presque exclusivement et systématiquement, qu'avec des images phonographiques et sexuelles… Avec aussi bien sûr, l'Eros antique, la Joie et la Vie. 
À l'intérieur de ce livre, beaucoup de passages importants sont soulignés, en voici un florilège.

Le tantra est un mystère créateur qui nous conduit à transmuter, sans cesse davantage, nos actions en conscience intérieure : non pas en arrêtant d'agir mais en transformant nos actes en évolution créatrice. […] 
Son but n’est pas de découvrir l’inconnu mais de réaliser le connu car « ce qui est ici est ailleurs et ce qui n’est pas ici n’est nulle part. » Il en résulte une expérience encore plus réelle que celle du monde objectif. P. 14

Insistant sur le fait que l’être humain seul est la mesure de toute chose. Nous devons rentrer dans notre propre matrice pour nous trouver. P. 74

Kali symbolise la puissance cosmique active du temps éternel (Kala) et, sous cet aspect, elle représente l’annihilation car ce n’est qu’au prix de sa mort ou de sa destruction que la graine de vie peut germer. […]
Kali incarne la création, la préservation la destruction. Elle inspire à la fois la terreur et la ferveur. En tant que force désintégrante, elle est peinte en noir car « toutes les couleurs disparaissent dans le noir ; de la même façon, tous les noms et les formes disparaissent en elle. » […]
Dans les hymnes, la déesse Kali est décrite comme digambari, vêtue d'espace - sa nudité la libérant de tous les vêtements  de l’illusion. Sa poitrine est découverte, elle assure sa fonction maternelle de création et de préservation. Sa chevelure dénouée, elokeshï, forme un rideau mortel qui environne mystérieusement la vie. Son collier de cinquante têtes humaines, chacune représentant une lettre de l’alphabet sanscrit.  […]
Elle porte une ceinture de mains humaines : les mains sont les principaux instruments de travail, aussi symbolisent-elles les effets du karma ou de l’accumulation des mérites, dont doit jouir dans les incarnations à venir ; elles nous rappellent constamment que l’ultime liberté est conditionnée par les fruits de nos actions. […]


PEINTURE = GERME

Ces images (de Kali) dénudent la réalité, elles stimulent l’élargissement de la conscience et provoquent des expériences extraordinaires, riches de contenu spirituel. Elles semblent surgir d’un fonds irrationnel mais en même temps, elles s’inscrivent rationnellement à l’intérieur de limites rationnelles. P. 76 - 77

Dans cette forme de discipline, l’Art et le culte ne peuvent être qu’artificiellement séparés. […]
La dynamique de cette impulsion déplace l’objectif de l’art, qui d'une fin en soi devient un moyen. L'artiste poursuit sa tâche en observateur détaché, libéré de tout ce qui flatte la vanité individuelle. Son chemin est celui de l’action désintéressée, qui suppose une annihilation totale de l’ego. P. 83

Essayant de relier scientifiquement la matière et l’esprit, un astronome éminent, V. A. Firsoff, postule l’existence de particules extrêmement subtiles de substance spirituelle, des « particules psychiques ». Selon lui, l’esprit est « une entité ou une interaction universelle, du même ordre que l’électricité ou la gravitation et il doit exister une formule transformationnelle, analogue à la fameuse équation d’Einstein E = mc2 où la 'substance spirituelle' serait mise en relation avec d’autres entités du monde physique. » P. 93


En fait, l'intangible est tangible ! Ce que savent déjà depuis des lustres tous les chamanes et les sages de la Terre. À relire bien sûr, La chute du ciel, l'édifiant témoignage de Davi Kopenawa, chamane Brésilien
 

La visualisation d’une image divine est une autre méthode pratiquée par les tantrikas […] De telles visions ne sont ni des rêves ni des phantasmes de l’inconscient ; la visualisation diffère du rêve en ce elle est provoquée, même si elle utilise un matériau conscience. […] 
Ce dernier (le tantrika) est comme un tisserand disposant minutieusement les fils colorés destinés à produire l'archétype ou un sculpteur façonnant attentivement une image mentale. L’image ainsi créée ne doit surtout pas être perturbée par une agitation ou une pensée intérieure, puisque la visualisation est suivie par l’identification. L'adepte se concentre profondément sur chaque aspect de la divinité, imaginant qu’il se transforme graduellement en celle-ci. Cet exercice exige que l'imagination créatrice joue un rôle actif. Ces techniques de méditation ont toutes en commun d’amener l’adepte au foyer de ses propres énergies psychiques, en rassemblant ses pulsions centrifuges dans un noyau central. La méditation produit deux effets principaux : elle « centre » l’individu et, par suite, elle provoque une expérience d’expansion de la conscience, nécessairement irrationnelle et intuitive dans sa forme et son contenu. P. 149

Il s'agit d'expérimenter et de savourer la puissance de la sexualité, en vue d’un retour pleinement conscient à l’état primordial d’unité. […]
L'asana rituel est dépourvu d’émotions et de pulsions sentimentales. Il est soutenu par la possibilité technique d’utiliser la sexualité comme un moyen de réalisation. La sexualité n’est ni immorale ni morale, elle est amorale. […] La libération procède d’un changement de perspective, et l’aube de la réalisation ne peut poindre que si le corps physique est transcendé par l’usage qu’on en fait dans la quête de la transformation. Le corps est un simple instrument, un yantra, et aucun code moral, aucune éthique sociale ne peut le maintenir prisonnier. Il est considéré comme divin en soi, comme une énergie vitale, capable d’agir formidablement sur la condition mentale qui réagit, à son tour, sur le plan spirituel." […] Ce qui est dit du désir d’union au niveau biologique est applicable à l’ensemble du système cosmique. La totalité du drame universel se répète dans le corps humain. Selon le tantra, l’individuel et l’universel sont construits sur le même plan. La joie intense dérivée de la gratification sexuelle ne varie que par le degré selon qu’elle est dissipée dans la forme physique ou bien subtilement activée dans un dessein spirituel. […]
Ainsi le rituel de l’union demeure-t-il une expérience ressentie, de nature dionysiaque plutôt qu’apollinienne ou analytique. P. 157 - 159

En effet. le yogi connaît une expérience qui transcende le temps et où tous les événements existent simultanément au cœur d'un présent infini. […] La perception ordinaire distingue le sujet et objet du plaisir. Le tableau n’est pas le peintre. L’éveil abolit de telles distinctions : le peintre devient le tableau et vice versa. Le sâdhaka devient véritablement l’essence de la joie de l'union, Sat-Chit-Ananda. P. 193 


Et pour finir en beauté et dans la lumière, sur la dernière page, ce beau poème tiré du livre The Poets of the Powers de Kamil V. Zvelebil

L’octuple yoga, les six régions du corps, les cinq états, tout cela s'en est allé. Il ne reste rien. Vide, ouvert, je reste stupéfait. Il n'y a que la pleine lune rousse, et une fontaine de lait blanc pour mes délices. La Joie inatteignable m'a précipité dans un abîme de lumière. P. 194


À PROPOS DES PRATIQUES TANTRIQUES, DE LA BEAUTÉ & DES RELATIONS À MON TRAVAIL ARTISTIQUE

« Quand je parle de l'aspiration au beau, de l'idéal comme but ultime de l'Art, qui découle d'un désir ardent pour cet idéal, je ne suggère pas un seul instant que l'Art devrait fuir la « saleté » du monde. Au contraire ! » Andrei Rublev, Tarkovsky 

LA RECHERCHE DE LA FÉCALITÉ
« Là où ça sent la merde ça sent l'être. L'homme aurait très bien pu ne pas chier, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier comme il aurait choisi de vivre au lieu de consentir à vivre mort. »
Pour en finir avec le jugement de Dieu, Antonin Artaud


Il y a dans le tantrisme et chez certains artistes comme Tarkovsky, Pasolini et Sade ou chez Antonin Artaud, ainsi que bien modestement dans mon travail d'ailleurs ; cette volonté inflexible de remettre le corps à sa juste place, à sa vraie grandeur humaine, avec et grâce à lui et ses énergies propres, régénératrices et intrinsèquement intelligentes. De remettre les pendules à l'heure, non plus dans certains espaces religieux, moraux, esthétiques et dogmatiques pluri-centenaires mais dans une pleine dimension immédiate, présente et corporelle de la machine à chier et à baiser ; pour également ainsi réintégrer une espèce de fureur de vivre si essentielle, si oubliée et si conspuée de nos jours… mais si essentielle et si jouissive cependant !

CULTURE = NIVELLEMENT PAR LE BAS : plus aucune éthique dans l'Art Contemporain qui ne fonctionne plus de nos jours, qu'avec et grâce à sa fonction plus ou moins transgressive et provocatrice.



–  LIVRE : LES CHANTS ADAMANTINS, SARAHA, LARA BRAITSTEIN
 

L'adepte tantrique Saraha faisait partie des figures les plus emblématiques de l'Inde de la fin du premier millénaire, une époque à l'activité religieuse et littéraire foisonnante. Saraha, l'archer, (vers le 8e siècle de notre ère) était connu comme le premier sahajiya. Le nom de Saraha signifie "celui qui a tiré la flèche". Métaphoriquement, il s'agit de quelqu'un qui a tiré la flèche de la non-dualité dans le cœur de la dualité. (Wiki.)
J'aime beaucoup ce livre et surtout cette anecdote en introduction, avec ce sage Saraha qui reste pendant douze années en état de médiation et qui en ressort en demandant à sa 'servante' des radis, qu'elle lui avait proposé douze ans plus tôt. Le corps ne se souvient donc-t-il pas que des biens matériels ? Et cette petite phrase : « Où sont mes radis* ? »  est la plus drôle, étonnante et la plus juste que l'on puise lire. Grâce au bon sens, à l'à-propos et à l'intelligence pragmatique et lumineuse de la jeune femme (qui, ici, n'est pas nommée), elle le détourna d'aller encore une nouvelle fois s'enterrer vivant en ermitage dans les montagnes (quand ça ne veut pas, il ne faut pas insister !). Il put ainsi, avec elle, atteindre enfin l'illumination, en abandonnant l'esprit duel et la pensée conceptuelle.

Puis Saraha emmena une jeune fille de quinze ans avec lui et partit dans une autre contrée. S’établissant en un lieu isolé, il se dévoua à la pratique ; la jeune fille préparait et lui apportait sa nourriture. Un jour, Saraha lui demanda des radis Elle prépara les radis ainsi que du caillé de bufflesse et vint le servir. Comme Saraha était entré en samādhi (concentration totale de l’esprit, contemplation, absorption, extase), elle repartit sans lui donner son repas. Il n’émergea pas de ce samādhi pendant douze ans. 
Lorsqu’il en sortit, il lui demanda : « Où sont mes radis ? » 
Elle lui répondit : « Vous n’avez pas émergé de votre samādhi pendant douze années, de quels radis parlez-vous? Nous sommes au printemps, il n’y a pas de radis ! » 
Saraha lui dit : « Je vais me rendre dans les montagnes pour pratiquer. » 
Elle lui déclara : « La solitude physique n’est pas la solitude. La solitude de l’esprit duel et de la pensée conceptuelle, ceci est la solitude suprême. Même si vous êtes resté absorbé en méditation pendant douze années, vous n’êtes pas parvenu à vous débarrasser de la pensée des radis. Que retirerez-vous de votre séjour dans les montagnes ! » 
Saraha comprit la vérité de cette déclaration. Il abandonna l'esprit duel et la pensée conceptuelle. Il atteignit la signification essentielle, le plus haut siddhi (accomplissement) qu'est le Grand Sceau et il accomplit le bien illimité des êtres. En compagnie de la jeune femme, il partit pour les sphères célestes." P. 21

Note en page 22 : "La félicité, la félicité suprême, l'affranchissement de la félicité, la félicité originelle. Il s'agit de quatre niveaux d'expérience psycho-spirituelle ressentie et établie comme des états par les yoginîs engagés dans des pratiques d'union avec une véritable parèdre (divinité inférieure), au moyen de la visualisation d'une parèdre ou prenant place comme des processus au sein du corps subtil.

Je n’existe pas
Le Seigneur n’existe pas
Le soi n’existe pas 
L'enseignant n’existe pas
Les mantras n’existent pas
L’expérience n’existe pas 
Les tantras n’existent pas
Les doctrines ont été détruites
Les rites ne sont qu’un jeu diabolique
La connaissance—une étable vide
Le Seigneur n’est qu’une illusion 
Tout est ainsi
Pourquoi et dans quel but étudier ? 
Pourquoi et dans quel but agir ? 
Toutes les règles établies et toutes les formes 
Ont été brûlées et annihilées 
Toutes les actions manifestes 
Que vous voyez ne sont que le vide 
Celles qui, en revanche, n’apparaissent pas
Apparaitront dans le néant pur. P. 58

Ne pensez pas au samsara, ne vous préoccupez pas du nirvana !
Les trois temps et les trois destinées sont inclus dans le corps, la parole et l’esprit.
Pas d’efforts ni de vues, rien qui soit à adopter ou à rejeter, pas de différenciation entre le centre et le périmètre, la voie médiane est le chemin direct. P. 106

LE TRÉSOR DU CORPS. INTITULÉ LE CHANT ADAMANTIN IMMORTEL 

66. Ce qui se manifeste comme entité est vide de nature propre ;
Les êtres sont indissociables du non né, tel est le sens 
Caractérisé par la compassion et les moyens et présenté par des métaphores.  P. 185

LE TRÉSOR DE LA PAROLE, INTITULÉ LE CHANT ADAMANTIN MÉLODIEUX 

30. Ceci est la demeure de la félicité, vide d’entités. 
Comme tous les phénomènes sont purs, l'essence est le but bienheureux. 
Ne demeurant nulle part, il est au-delà du domaine de l'intellecte. 
Sans objet, sans demeure, sans fondement, il est vide. P. 204


*
« OÙ SONT MES RADIS ? »

J'aimerais revenir sur cette petite phrase, sur cette interrogation existentielle : « Où sont mes radis ? » De par sa soudaineté, son innocence, son impertinence, sa présence abstruse ; cette interrogation me bouleverse au même sens propre qu'une révélation mystique et peut, sans doute provoquer un état d'éveil de conscience, un satori. C'est une phrase essentielle, au même titre que les célèbres phrases du Christ : "Lève-toi et marche !" ou : "Père pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font." Il faudrait en écrire tout un livre, une pièce de théâtre ou en tourner un film ! Tout y est dit, dans le contexte de quelqu'un sortant de douze ans d'isolement, d'extase et de concentration sans boire et sans manger (voir à ce sujet les expériences d'anachorète d'Alexandra David-Néel au Sikkim*). Mais c'est le corps qui parle, ici et c'est lui qui n'a pas oublié la petite phrase de la servante lui ayant proposé des radis, juste au moment même où le yogi tombait en extase. Le corps n'oublie pas, il se souvient, comme d'un souvenir intra-utérin et chacun d'entre nous ayant eu à vivre des expériences de longue maladie, de sommeil profond ou de coma, se souvient très bien que, quand la machine corporelle reprend ses droits et ses fonctions, il est très important de manger nos radis, quel délice !

*Alexandra David-Néel, dans sa caverne d'anachorète à Lachen, au nord du Sikkim (1912-1916), s'exerce aux méthodes des yogis tibétains. Elle fait parfois tsam, c'est-à-dire retraite plusieurs jours durant sans voir personne, elle apprend la technique du toumo, qui permet de mobiliser son énergie interne pour produire de la chaleur. Elle rencontre le supérieur du monastère, Gomchen, un saint, un magicien qui lui enseigne la voie: "Une conquête de la lumière : vous avez vu l’ultime et suprême lumière... après cela il n’y a plus rien." (Référence aux lumières rencontrées lors de mes transes chamaniques)


–  LIVRE : DIAPSALMATA, SÖREN KIERKEGAARD

Ce très petit livre m'a vraiment fait éclater de rire car son auteur semble être dans un désespoir total, absolu, indéfectible (la vie au Danemark était sans doute très difficile à son époque : 1813 - 1855). Et seuls le rire et la moquerie de ses contemporains semblent pouvoir le sauver et l'élever au dessus d'un nihilisme contagieux, plus que la religion officielle, en tout cas, dans ce texte-ci.

Grandeur, savoir, renommée,
Amitié, plaisir et bien,
Tout n’est que vent, que fumée :
Pour mieux dire, tout n’est rien. P. Pellisson (1624-1693) 

Fait assez curieux, le plus violent contraste permet de se faire une idée de l'éternité. […] Si je m’imagine dans un harem une voluptueuse beauté étendue dans toute sa grâce sur un sofa sans se soucier de rien au monde, j’ai encore une image 'reposant sur' l’éternité. P. 31
(réf. à faire avec mes œuvres érotiques en quête d'éternité)

La tendance sociale et la belle sympathie qui l’accompagnent se propagent de plus en plus. À Leipzig, on a fondé un comité qui, par sympathie pour la triste fin des vieux chevaux, a résolu de les manger. 

Je n’ai qu’un seul ami, Echo ; et pourquoi est-il mon ami ? Parce que j’aime ma tristesse et qu’il ne me l’enlève pas. Je n’ai qu’un seul confident, le silence de la nuit ; et pourquoi est-il mon confident ? Parce qu’il se tait. 

Parménisque, dit la légende, perdit dans l’antre de Trophonius la faculté de rire, mais il la retrouva à Délos à la vue d'une bûche informe qu’on lui présenta comme la statue de la déesse Léto. La même chose m’est arrivée. Très jeune, j'ai oublié le rire dans l’antre de Trophonius ; avec l'âge, j’ai ouvert les yeux et j’ai regardé la réalité ; alors je me suis mis à rire et je n’ai pas cessé depuis. P. 34

Jamais je n’ai connu la joie et pourtant, elle a toujours paru m’accompagner, comme si ses génies ailés dansaient autour de moi, invisibles à autrui, mais non à moi dont les yeux rayonnaient de plaisir. P. 45

Mon âme a perdu la faculté du possible. Si j’avais un désir à formuler, il n'irait point à la richesse ou à la puissance mais à la passion du possible ; je désirerais cet œil qui, éternellement jeune, éternellement ardent, découvre partout le possible. La jouissance déçoit, mais non la possibilité*. Et quel vin est aussi pétillant, a autant de bouquet, procure autant d’ivresse ! P. 47

Alors je me rappelle ma jeunesse et mes premières amours - en ce temps-là, je soupirais ; maintenant, je n’aspire plus qu’à mon premier désir. Qu’est-ce que la jeunesse ? Un songe. Qu’est-ce que I’amour ? La substance du songe. 

Il m’est arrivé quelque chose d’étrange. J’ai été ravi au septième ciel. Là, tous les dieux étaient assemblés. Par grâce spéciale me fut accordée la faveur, de formuler un vœu. « Veux-tu, me dit Mercure, veux-tu la jeunesse, la beauté, la puissance, une longue vie, la plus belle des jeunes filles ou telle autre merveille parmi toutes celles que nous avons dans notre coffre ? Choisis mais ne choisis qu’une chose. » Je fus un instant perplexe, puis je m’adressai aux dieux en ces termes : « Très honorés contemporains, je choisis une seule chose, c’est d’avoir toujours le rire de mon côté. » Pas un dieu ne répondit un mot mais tous ils éclatèrent de rire. J’en conclus que ma prière était exaucée et que les dieux savaient s’exprimer avec goût ; car il eût été malséant de répondre avec un grand sérieux « Que cela te soit accordé. » P. 50

Note 66. Ce dernier diapsalma nous fait comprendre comment une telle vie a trouvé son expression libératrice dans le rire.  « Je suis le bienheureux amant du rire… » Nous dit ultimement Kierkegaard !


* Il est bien vrai que de penser pouvoir arriver à réaliser quelque chose dans la vie, que ce soit écrire un livre, peindre une peinture, faire de la musique, bêcher son jardin, quand bien même ce ne serait que l'idée d'un projet de créer et d'ouvrir les champs du possible, c'est vraiment la base de notre source vitale, cela surtout en période de bouleversement écologiques, économiques et politiques actuels. Nous sommes, aujourd'hui, le 9 mars 2023 et la Russie attaque et bombarde toujours l'Ukraine. 
Cela me rappelle fortement et émotionnellement les paroles bien avisées de mon cher grand père Maurice, pour m'aider à continuer dans cette voie si difficile et ardue d'être artiste : « Les artistes sont très importants pour la société car ils laissent derrière eux un tas de bois plus grand que celui qui était là quand ils sont nés. »



–  LIVRE : L’ASCÈSE, NIKOS KAZANTZAKI


Ce livre, écrit entre les deux guerres mondiales, est comme une grenade dégoupillée qui explose de tous les côtés : les corps, les religions, les dogmes. Les phrases sont le plus souvent comme des incantations, des interpellations et des injonctions à Dieu et à l'homme. Il y a la violence des sociétés, le pourrissement du corps, l'extase mystique, le rapport à l'éternité, à la spiritualité… Bref c'est un livre fusionnel et révolté, à lire comme il a été écrit, avec passion, désespoir et intérêt.

 

PROLOGUE

J’aime la première descente de l'Esprit, la violente, qui apporte le feu. Le reste, comment le terrible instant se canalise en un sage besoin quotidien, ne m’intéresse pas outre mesure. Ma plus profonde joie est de voir comment la force obscure saisit l’homme et le secoue, tel un amoureux, tel un épileptique ou un créateur. Parce que, comme vous le savez, je ne m’intéresse pas à l’homme mais à celui que je nomme si imparfaitement Dieu. P. 21

Au début, la vie surprend. Elle semble illégitime, contre nature, paraît une réaction éphémère contre les origines obscures, éternelles. Mais, en approfondissant, nous comprenons que la Vie est, elle aussi, un élan infini, inexorable de l’Univers. P. 23

LA PRÉPARATION, PREMIER DEVOIR 

Tout coule autour de moi, tel un fleuve, tout danse, tout virevolte, comme l'eau ruissellent les visages et gronde le chaos. P. 25

Je ne sais si, derrière les phénomènes, vit et se meut en secret une essence supérieure. Je l’ignore et ne m'en soucie guère. Je donne naissance aux phénomènes, je peins de mille couleurs un immense rideau chatoyant devant l'abîme. Ne dis pas : « Écarte le rideau pour que je vois l’image ! » Le rideau est l’image. […]
Je suis l'artisan de l’abîme, le spectateur de l'abîme. Je suis la théorie et l’action. Je suis la loi. Hors de moi, rien n'existe. P. 26 

- a. L'esprit ne peut saisir que les phénomènes, jamais l'essence. […]
Je soumets la matière, la force à devenir un bon guide de mon cerveau. Je chéris végétaux, animaux, hommes et dieux comme s'ils étaient mes enfants, je sens que l’Univers entier se soude à moi et me suit comme un corps. P. 27

LA PRÉPARATION, TROISIÈME DEVOIR

L'homme, excédé, s’écrie : « Je suis la navette qui veut déchirer la trame et sortir du métier à tisser de la nécessité. 
Dépasser la loi, briser les corps, vaincre la mort. Je suis la Semence ! » 
Et l'autre voix, profonde et envoûtante, la voix de la femme, répond avec sérénité et assurance : « Assise par terre, les jambes croisées, j'enfonce de profondes racines dans les tombes, je reçois et nourris la semence sans bouger. Je ne suis que lait et nécessité.
Et j’aspire à revenir en arrière, à redescendre à l’animal, à descendre plus bas encore, jusqu’à l'arbre, à me mêler à ses racines et à la terre, à ne plus bouger. 
Je retiens, j’asservis le souffle, je ne le laisse pas s’envoler. Je hais la flamme qui monte. Je suis la Matrice ! » P. 34

À présent, je le sais. Je n’espère rien, ne crains rien, je me suis libéré de l'esprit et du cœur, j’ai pris de la hauteur, je suis libre. C’est ce que je veux. Je ne veux rien d’autre. Je cherchais la liberté. P. 37

Je ne suis pas la lumière, je suis la nuit. Mais une flamme fourrage mes entrailles et me dévore. Je suis la nuit que dévore la lumière. P. 40

Mais en moi s'élève un Cri qui me dépasse, un Cri immortel. Que je le veuille ou non, je ne suis sûrement, moi aussi, qu’un fragment de l’Univers visible et invisible. Nous ne faisons qu'un. Les forces qui œuvrent en moi, les forces qui me poussent à vivre, les forces qui me poussent à mourir, ce sont aussi ses forces.
Je ne suis pas un météore sans racines dans le monde. Je suis terre de sa terre et souffle de son souffle. P. 42

TROISIÈME DEGRÉ : L'HUMANITÉ 

Nous regardons tous sans pitié devant nous poussés par des forces gigantesques, obscures, infaillibles. P. 49

Nous voguons sur une mer tempétueuse, nous réalisons dans la lumière jaune d'un éclair que nous avons confié à une coquille de noix nos richesses, nos enfants et nos dieux. 
Vagues obscures et compactes, chargées de sang, les siècles montent et descendent. Chaque instant est un abîme qui s’ouvre. P. 50

L’ACTION, I - RELATION DE DIEU ET DE L'HOMME 

La forme ultime, la forme la plus sacrée de la théorie, c’est l’action. […]
L'action est la plus large des portes vers la délivrance. P. 65

Notre profond devoir, notre devoir humain n'est pas d’élucider ni d’éclairer le rythme de la marche de Dieu mais d'adapter au sien, dans la mesure du possible, le rythme de notre petite, de notre courte vie. 
C'est ainsi seulement que nous parvenons, nous les mortels, à accomplir quelque chose d'éternel, en collaborant avec quelqu’un d'Immortel. […]
Pour que ce Souffle ne nous échappe pas, nous nous efforçons de le rendre visible, de lui donner un visage, de l'habiller de mots, d’allégories, de pensées, de formules magiques. […]
Mais c’est ainsi seulement, en bornant l'immensité, dans les frontières du cercle humain fraîchement tracé, que nous pouvons nous mettre à la tâche. […] 
Nous avons vu le cercle suprême des forces tourbillonnantes. Ce cercle, nous l'avons appelé Dieu. Nous aurions pu, à notre gré, lui donner un autre nom : Abîme, Mystères, Ténèbres absolues, Lumière absolue, Matière, Esprit, Ultime Espérance, Ultime Désespoir, Silence. 
Mais nous l'avons appelé Dieu, parce que seul ce nom, depuis des temps immémoriaux, nous trouble jusqu’au tréfonds de nous-mêmes. Et ce trouble nous est indispensable pour atteindre, dans un corps à corps, au-delà de logique, la terrible essence. 
Dans cet immense cercle de la divinité, nous avons le devoir de distinguer et de saisir clairement le petit arc de feu de notre époque. P. 66 - 67

Il descend (Dieu) sur les hommes sous la forme qui lui plaît, danse, amour, famine, religion, massacre. Il ne nous consulte pas. […]
Ce ne sont jamais le bonheur, le confort et gloire qui façonnent Dieu mais la honte, la faim et les larmes. À chaque instant décisif, des hommes en ordre de bataille, porteurs de Dieu, venaient guerroyer en première ligne, en prenant sur eux la responsabilité du combat 
Il y eut un temps où les prêtres, les rois, les seigneurs, les bourgeois créaient des civilisations, délivraient la divinité (de même que l'Art).
Aujourd’hui, Dieu est un ouvrier hébété par la fatigue, la colère et la faim. Il sent le tabac, le vin, la sueur. Il jure, il a faim, fait des enfants. ne connaît pas le sommeil, crie dans les mansardes et les sous-sols de la terre, et menace. […]
Le feu ! Tel est aujourd’hui notre grand devoir, dans un tel chaos sans morale et sans espoir." P. 76 - 77

Notre haine est sans compromis, car elle travaille mieux, plus profondément, pour l’amour que les passions philanthropiques à bout de souffle. […]
Notre époque est à un moment critique et violent, un monde s’effondre, un autre n’a pas encore vu le jour. Notre époque n'est pas à un moment d’équilibre où l’aménité, le compromis, l'amour et la paix seraient des vertus fécondes. P. 78

Quoi qu’il en soit, nous nous battons sans certitude et notre vertu, parce qu’elle n’est pas assurée de la récompense, acquiert une profonde noblesse. […]
Si le chemin qui te conduit à la délivrance est la maladie, le mensonge, la bassesse, ton devoir est de te plonger dans la maladie, le mensonge, la bassesse, pour les dépasser. Sans quoi, pour toi point de salut. 
Si le chemin qui te conduit à la délivrance est la vertu, la joie, la vérité, ton devoir est de te plonger dans la vertu, la joie, la vérité, pour les dépasser, pour les laisser derrière toi. Sans quoi, pour toi, point de salut. P.81

LE SILENCE 

Un feu en moi s’est mis en chemin pour répondre. Un jour viendra, c'est sûr, où le feu nettoiera la terre. Un jour viendra, c'est sûr, où le feu détruira la terre. Tel est le Jugement dernier. 
L'âme est une langue de feu, elle lèche la masse obscure du Monde pour l'embraser. Un jour, l'Univers entier deviendra un brasier.
Le feu est le premier et dernier masque de Dieu. Nous dansons et pleurons entre deux grands brasiers. 
Nos pensées et nos corps scintillent et flamboient. Je campe sereinement entre les deux brasiers, mon esprit reste impassible dans le vertige et je dis :
« Trop court est le temps, trop étroit l’espace entre les deux brasiers, trop lent le rythme de la vie. Je n'ai ni le temps, ni l'espace pour danser ! Je suis pressé ! »  
Et soudain, le rythme de la vie devient vertigineux, le temps s’évanouit, l’instant tourbillonne, devient éternité, chaque point - insecte, étoile, idée - devient une danse. 
Il y avait une prison et la prison s’effondre les forces redoutables qui sont en elle se libèrent et le point n'existe plus ! […]
Comment peux-tu parvenir jusqu’au ventre de l'abîme et le féconder ? Cela ne peut se dire, se fixer dans des mots, se soumettre à des lois. Chacun a sa propre délivrance, dans une absolue liberté.
Cela ne s'enseigne pas, il n'y a pas de libérateur pour ouvrir la voie. Il n'y a pas de voie à ouvrir. P. 89 - 91

JE CROIS AUX INNOMBRABLES MASQUES ÉPHÉMÈRES QUE DIEU A REVÊTUS AU COURS DES SIÈCLES ET JE PERÇOIS DERRIÈRE SON FLUX INCESSANT, SON IMMUABLE UNITÉ. P. 92


–  LIVRE : L'ARBRE PARLE, OCTAVIO PAZ 

« La peinture n'est pas vision, mais conjuration. »  P. 156



–  LIVRE : L'EDDA, RÉCITS DE MYTHOLOGIE NORDIQUE, SNORRI STURLUSON (Traduit du vieil islandais, XIII siècle.)


Il est vraiment bien difficile de parler de ce livre de manière enthousiaste et positive car ce ne sont presque que des récits et des descriptions de combats incessants, dans lesquels les héros et les demi-dieux, morts aux combats, renaissent chaque matins suivants, ressuscités par les Valkyries. Pour, à nouveau, se combattre et se tuer une énième fois sur les champs de bataille. Triste sort… Peut-on critiquer ces violences qui sont à la base même de toute société et civilisation ? Tout cela nous rappelle fortement l'Iliade d'Homère, L'Anabase de Xénophon ou même Le Mahâbhârata, etc, etc. On ne peut, sans doute et certainement pas, évacuer la violence de l'histoire humaine d'un revers de main, comme ça, par amour et compassion. Même si presque toutes les religions, de manières partielles toutefois et pratiques spirituelles s'y sont essayées. Mais pourquoi cette violence des mythologies nordiques me dépriment-elles plus que celles des sociétés pré-hispaniques comme les Mayas, les Toltèques et les Aztèques ? Sans doute parce je suis européen et que l'on sent, dans ces mythes fondateurs nordiques, très fortement présents (et à huit cents ans de distance) des germes puissants qui pousseront, fonderont et justifieront toutes les dérives historiques guerrières et génocidaires allemandes de notre terrible vingtième siècle passé… Il faut cependant, à propos de la violence, relire René Girard, dans son livre très complet : La violence et le sacré, pour comprendre comment les violences, de manière générale, globale, sont fondatrices et peut-être nécessaires pour nos sociétés ? :

La genèse des mythes et des rituels 

« S’il en est ainsi, la violence fondatrice constitue réellement l'origine de tout ce que les hommes ont de plus précieux et tiennent le plus à préserver. C’est bien là ce qu'affirment mais sous une forme voilée, transfigurée, tous les mythes d'origine qui se ramènent au meurtre d'une créature mythique par d'autres créatures mythiques. Cet événement est perçu comme fondateur de l'ordre culturel. De la divinité morte proviennent non seulement les rites mais les règles matrimoniales, les interdits, toutes les formes culturelles qui confèrent aux hommes leur humanité. »


En tout cas, quoi que l'on puisse en penser, voici quelques extraits de l'Edda :

GYLFAGINNING (La mystification de Gylfi)

SEIZIÈME CHAPITRE

Je sais qu’il est un frêne
Appelé Yggdrasil,
Arbre altier, sacré, 
De blanche boue aspergée. 
De là viennent les gouttes de rosée
Qui tombent dans les vallées. 
Toujours vert,il se dresse 
Au-dessus de la source d’Urd. P. 49

DIX-SEPTIÈME CHAPITRE 

Je sais qu’à Gimlé 
Une halle s’élève 
Plus belle que le soleil 
Et d’un toit d’or couverte. 
C'est là que résideront 
Les troupes fidèles 
Et que de toute éternité 
Elles jouiront de la félicité.

Gangleri demanda alors: « Qu’est-ce qui protégera cette résidence quand le feu de Sur embrasera le ciel et la terre ? » 
Le Très-Haut répondit : « On raconte qu’au sud du ciel il y a autre ciel, situé au-dessus de celui-ci et appelé Andlang. Au-dessus de lui, se trouve encore un troisième ciel, appelé Vidblain, dans lequel nous estimons que se situe cette résidence. Selon nous, seuls les Elfes lumineux habitent à présent en ces lieux.»" P. 50

TRENTE-SIXIÈME CHAPITRE 

Il en est d’autres encore dont la tâche est de servir à la Valhalle*, d'apporter à boire et veiller au service de table et aux récipients à bière. Voici les noms qu'elles portent dans les Grimnismal : 

Hrist et Mist,
Je veux qu’une corne elles m’apportent, 
Skeggiold et Skogul,
Hild etThrud,
Hlokk et Herfiotur, 
Goll et Geirahod,
Randgrid et Radgrid,
Et Reginleif.
Elles apportent la bière aux Einherjar. 

Elles sont appelées Valkyries** ; Odin les envoie à toutes les batailles afin de désigner les hommes qui doivent y trouver la mort et décider de la victoire. Montées sur leurs chevaux, Gunn, Rota, et Skuld, la plus jeune des Nornes, vont constamment, elles aussi, désigner les guerriers qui doivent et vont mourir sur le champ de bataille et décider de l’issue des combats. P. 67

* Le Valhalla est l'endroit où les valeureux guerriers défunts sont amenés par les fameuses Walkyries. Il se trouve au royaume des dieux, « la fortification d'Asgard » où règne Odin.
**
Les Valkyries, dans la mythologie nordique, sont des divinités mineures qui servaient Odin, maître des dieux. Revêtues d’une armure, elles volaient, dirigeaient les batailles, distribuaient la mort parmi les guerriers et emmenaient l’âme des héros au Valhalla, afin qu'ils deviennent des Einherjar. Elles sont presque les seuls personnages féminins mythologiques présentes dans ces récits guerriers nordiques


QUARANTIÈME CHAPITRE 

Gangleri déclara alors: «Un très grand nombre d’hommes réuni est à la Valhalle et, par ma foi, Odin doit être un chef très puissant, puisqu'il dirige une armée si importante. Mais quel est donc le passe temps des Einheriar lorsqu'ils ne sont pas occupés à boire ? 
Le Très-Haut répondit : « Chaque jour, après s’être habillés, ils revêtent leur armure et sortent dans l'enclos. Là, ils s’affrontent et s’abattent les uns les autres. Tel est leur jeu. Mais, quand approche l’heure du déjeuner, ils rentrent à cheval à la Valhalle et s’attablent pour le banquet, comme il est dit ici : 

Tous les Einherjar*
Dans le pré d’Odin 
Chaque jour se pourfendent. 
Ils désignent les morts. 
Puis, du combat, à cheval ils reviennent. 
Ensemble, ils siègent ensuite, réconciliés. P. 73

* Les Einherjar sont des guerriers nordiques qui ont connu une mort honorable. Leur demeure est le Valhalla.

QUARANTE ET UNIÈME CHAPITRE 

Les frères s’affronteront
Et se mettront à mort.
Les cousins violeront Les lois sacrées du sang.
L'horreur régnera parmi les hommes,
La débauche dominera. 
Viendra l’époque des haches et l’époque des épées,
Brisés seront les boucliers.
Viendra l’époque des tempêtes et l’époque des loups
Avant que le Monde ne s’effondre. 

Il se produira alors des événements qui seront considérés comme étant de la plus grande importance : un loup dévorera le soleil, et les hommes estimeront que cela est un terrible malheur. Un autre loup s’emparera de la lune et il provoquera lui aussi un immense dommage. Les étoiles disparaîtront du ciel. Voici également ce qui surviendra : la Terre tout entière se mettra à trembler, de même que les montagnes, à tel point que les arbres seront déracinés, que les montagnes s’écrouleront et que toutes les chaînes et les liens céderont et se rompront. Alors le loup Fenrir se libérera. Alors l’océan déferlera sur les terres, parce que le serpent de Midgard, saisi par sa fureur de géant gagnera le rivage… P. 95
 
Le soleil s'obscurcira,
La terre sombrera dans la mer, 
Les étoiles resplendissantes
Disparaîtront du ciel. 
La fumée tourbillonnera
Le feu rugira, 
Les hautes flammes danseront jusqu’au ciel. […]
 
CINQUANTE-DEUXIÈME CHAPITRE 

Gangleri déclara alors: « Qu’adviendra-t-il après que le Monde entier aura brûlé et que tous les dieux seront morts, de  même que tous les Einherjar et toute l'humanité ? N'avez-vous pas dit auparavant que chaque homme vivra de toute éternité ? »  P. 99


SKALDSKAPARMAL, L'ART POÉTIQUE

PREMIER CHAPITRE 

Le soir, au début du banquet, Odin fit apporter dans la halle des épées, lesquelles étaient si brillantes qu’elles émettaient de la lumière et que l’on utilisa pas d'autre éclairage pendant toute la soirée. P. 105

SKALDSKAPARMAL, L'ART POÉTIQUE
DEUXIÈME CHAPITRE 

Ægir* dit encore : « D’où vient cet art auquel vous donnez, le nom de poésie ? » P. 108

* Dans la mythologie nordique, géant, personnification de la mer, époux de la déesse Ase Rán, et père de neuf filles, personnification des vagues.

NEUVIÈME CHAPITRE 

Ils engagèrent alors la bataille qui est appelée «combat des Hiadningar » et ils s’affrontèrent pendant toute la journée. Le soir, les rois regagnèrent leurs bateaux mais, au cours de la nuit, Hild alla sur le champ de bataille et ressuscita à l’aide de la magie tous ceux que éteint morts. Le lendemain, les rois revinrent sur le champ de bataille et recommencèrent à se battre, de même que tous ceux qui étaient tombés la veille. Et, jour après jour, cette bataille se déroula de telle sorte que tous les hommes qui tombaient et que toutes les armes, y compris les boucliers, qui gisaient sur le champ de bataille, devenaient de pierre. Mais, au lever du jour, tous les morts se relevaient et toutes les armes étaient à nouveau utilisables. Il est dit dans plusieurs poèmes que les Hiadningar continueront à se battre de la sorte jusqu’au Crépuscule des dieux*. P. 132 

*Le fameux Crépuscule des Dieux (ultime guerre entre Dieux et Géants) dont Richard Wagner s'est inspiré pour son cycle de quatre opéras Der Ring des Nibelungen.


– LIVRE : LE FOU DIVIN, DRUKPA KUNLEY YOGI TANTRIQUE TIBÉTAIN, GESHEY CHAPHU 

Ce livre est également très important et même essentiel à lire si vous êtes artiste. Car c'est l'histoire succulente, truculente et rabelaisienne (Rabelais est son contemporain, 1495-1553), auquel le traducteur le compare en introduction : Drukpa Kunley (1455 - 1529) est né au Tibet et a vécu aussi au Bhoutan, après y avoir lancé sa flèche magique ! Pays dans lequel il est vénéré, aujourd'hui encore et où il est érigé en héros national. Il est vraiment, pour moi, artiste, un exemple à suivre car il transcende librement tous les paradoxes de la vie : il est moine et à la fois déteste tous les dogmes, les mantras, les doxas, les monastères, les honneurs, les religions, les richesses. Il adore baiser les femmes et montrer sa bite ! C'est "l'anarchiste couronné" (réf. à Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné) par excellence. Il n'est cependant pas destructeur mais méprise, avec raison et force, tous les systèmes qui ne sont pas consubstantiels à la vie, qui ne sont ni vitaux ni essentiels… Comme bien au contraire et tout inversement, honnissent et méprisent malheureusement, presque toutes les églises et toutes les morales : le sexe, la sexualité, la jouissance, les plaisirs, les joies de vivre etc. Il utilise, dans ses pratiques tantriques, sa pisse et son sperme comme éléments purificateurs, régénérateurs et métamorphosants : il les transforme en or et en bébés bien vivants… Et tout ceci, toujours dans la liberté et la joie et par amour de tous les Êtres Vivants. Merci cher Drukpa Kunley, tu nous montres la voie, la belle, l'excellente, l'unique, l'essentielle : celle de la Vie et de la création ! Quel artiste celui-là ! Bravo l'artiste !

PRÉFACE DU TRADUCTEUR 
Éloge de la sagesse folle, Avant-propos & Introduction 

« Un récit non censuré des faits et gestes du Lama peut être générateur de doutes et de peurs dans l’esprit des dévots. Aussi est-il tenu secret, entouré de mystère ; car la vie d’un Bouddha résout les paradoxes et les dualités de l’être. La manière dont Drukpa Kunley se comporte nous fait comprendre comment les Trois Préceptes des Trois Véhicules (Hīnayāna, Mahāyāna et Vajrayāna*) peuvent se combiner sans se contredire nullement. »  P. 13
* Hinayana (le Petit Véhicule) et Mahāyāna (le Grand Véhicule), Vajrayāna (le véhicule du diamant)  

« L'activité sexuelle de Kunley n’est qu’un des moyens qu’il utilise pour délivrer les gens de l’ignorance, cette psychose universelle qui occulte en nous tous la nature de Bouddha inhérente à l’être et pour déraciner les conceptions statiques de ce que nous sommes et de ce que nous devons faire et ne pas faire. Le génie de son habileté thérapeutique réside dans le discours et l’action spontanés qui éveillent la conscience de l’authentique réalité existentielle. Les outrages et le rire sont les moyens adroits qu’il emploie pour pousser les êtres à quitter l’acceptation léthargique qui résulte de leur attachement aux formes conventionnelles. Toutes les relations de Drukpa Kunley sont gouvernées par l’art de son désir à atteindre l'illumination en même temps que les autres et de façon durable. »  P. 18 - 19

« Par l’habileté remarquable de sa danse de vie maîtrisant chaque situation pour l’amour de tous les êtres, il démontra qu’il connaissait l’identité entre Samsara et Nirvana. II révéla publiquement, sans aucune équivoque, les signes magiques de son accomplissement. Grâce à son intuition infaillible face aux apparences illusoires et mensongères, il échappa à l’hypocrisie et à la duperie. Il considérait ce qu’il devait accomplir avec une joie insouciante et agissait avec spontanéité ; ainsi se créa-t-il un esprit large et libre. […]
De même, l’indifférence que vous manifestez habituellement à la terre qui est sous vos pieds est incompatible avec l'enseignement sacré. »  Keith Dowman, P. 29 - 31

CHAPITRE DEUX
Comment Drukpa visita Samye et Lhassa pour l’amour de tous les Êtres 

Nous nous inclinons devant Kunga Legpa.
Nu et dépouillé, libre de toute conscience corrompue,
De tout attachement à ses pensées comme à son entourage,
Il mène par sa folie les pervers et les mécréants 
A la liberté de l’esprit au travers de tous les sentiments. P. 59

CHAPITRE QUATRE
Comment Drukpa Kunley parcourut l’est de la province de Tsang pour l’amour de tous les Êtres 

Drukpa Kunley décida de retourner à Ralung, son pays natal. Comme il montait de Panashol, il rencontra Sumdar, un vieillard de quatre-vingts ans. Il portait un tableau, une Tanka de l’école Kahgyu joliment peinte mais où manquaient les dernières touches. 
« Où vas-tu ? lui demanda Kunley.
Je vais à Ralung demander à Ngawong Chogyal de bénir ce tableau que j’ai fait, répondit le vieux.
- Montre-moi ce tableau » dit le Lama. 
Le vieux le lui montra, lui demandant son opinion. 
« Pas mal du tout ! dit Kunley, mais je peux l’améliorer encore comme ceci. » Ayant dit, il sortit sa mentule et pissa sur la toile. 
Le vieil homme, interdit, resta sans voix puis, enfin, bredouilla : « Oh ! Qu’as-tu fait, misérable fou ? » et se mit à pleurer. 
Kunley enroula la Tanka et la rendit calmement au vieux. 
« Va la faire bénir, maintenant ! » 
Quand il atteignit Ralung, le vieux obtint une audience auprès de Ngawong Chogyal.
« J’ai peint cette Tanka de la tradition Kahgyu pour obtenir des mérites, dit-il à l’abbé et je l’ai apportée pour que tu la bénisses. Mais en chemin, j’ai rencontré un fou qui l’a saccagée en pissant dessus. La voici. Regarde-la, s’il te plaît. »
Ngawong Chogyal la déroula et vit que les endroits où l’urine avait giclé étaient maintenant recouverts d’or. 
« Elle n’a pas besoin de ma bénédiction, dit-il au vieux. Elle a été bénie et de la meilleure façon possible. » 
Pénétré d’une foi inébranlable, le vieil homme remercia avec effusion : « Ma Tanka a reçu une bénédiction qui la rend semblable à Drukpa Kunley lui-même », dit-il. P. 121 - 122 

CHAPITRE CINQ
Comment Drukpa Kuriley, le Maître de la Vérité, alla à Dakpo, à Tsari et jusqu’au Bhoutan 

On lui servit encore à boire et il passa la nuit avec la nonne Yeshe Tsomo. Quelques jours plus tard, il partit pour Lhodrak. 
En traversant le district, il rencontra l’Adepte Takrepa.
« Je voudrais chanter une prière pour toi, lui dit l’Adepte mais je ne sais pas comment la commencer. S’il te plaît, chante-moi quelque chose. 
Je n’ai pas de vertu à exalter, répondit Kunley, je vais chanter pour toi :

Danseur dans le flot inexorable de l'illusion magique, 
Unificateur du désordre inconsistant et absurde, 
Moteur de la Roue du Vide et de la Félicité, 
Héros percevant toute chose comme une tromperie, 
Réfractaire nauséeux, dégoûté des attachements d’ici-bas,
Petit Yogi pénétrant les projections illusoires d’autrui,
Vagabond qui vend le Samsara sans en fournir le prix,
Voyageur de lumière faisant sa maison du plus humble bivouac, 
Passant fortuné percevant son esprit en tant que Lama, 
Champion qui ramène toute apparence à l’esprit, 
Devin de la Relativité, comprenant l’Un dans le multiple,
Naljorpa qui goûte la saveur unique de toutes choses, 
Voilà quelques-uns des masques que je porte ! » P. 147

Puis, il gravit le Karchu à Bumthang au Bhoutan, là où vécut le second Bouddha, Orgyen Padma Sambhava, et laissa son empreinte sur le rocher où ce dernier avait médité. Arrivé là, il se mit à adresser des regards insistants aux jeunes filles. 
« Un Naljorpa tibétain est arrivé, se disaient-elles les unes aux autres. Enivrons-le de bière et faisons l'amour avec lui, corps et âme. » […]
Il déflora les vierges du Bhoutan. En aucun autre endroit il n’avait rencontré de telles épouses à la peau si douce, à l'énergie si inépuisable. Il enseigna la doctrine du karma à tous, aux hommes et aux femmes, en tenant compte des capacités intellectuelles et de la foi de chacun et leur donna des instructions pour qu’ils récitent le Mani mantra et le Guru Siddhi mantra. P. 148 - 149

CHAPITRE SIX
Comment Drukpa Kunley lia les démons du Bhoutan et comment il guida les vieillards de ce pays sur le Chemin de la libération 

Nous nous inclinons respectueusement devant la Gloire de Drukpa Kunley, 
Le Naljorpa qui extermine toute dichotomie sujet/ objet,
Et extrait spontanément la vie de chaque illusion dernière,
Et perce le cœur de la tendance dualiste avec la flèche de la non-dualité. P. 159

Il saisit à la main son pénis érigé et l’enfonça dans un trou de la porte assez large pour laisser passer un poing.
Un éclair aveuglant de Sagesse en jaillit et alla frapper la bouche immonde du démon, lui faisant sauter quatre dents en haut et quatre dents en bas. 
« Quelque chose m’a frappé à la bouche », hurle sauvagement le démon. Et il s’enfuit, dégringolant les terrasses de la vallée jusqu’à une grotte appelée Bannière de Victoire du Lion, dans laquelle la nonne Samadhi pratiquait une profonde méditation assise. 
« Naljorma, quelque chose de surnaturel m’a blessé à la bouche, cria-t-il hors d’haleine.
- Qu’est-ce que c’était et d’où cela sortait-il ?
- C’était de la maison de la vieille de Gomsarkha. Un homme étrange, ni moine ni laïc, m’a frappé avec un marteau de fer brûlant, se lamenta le démon, 
- Tu as été atteint par une arme magique, répondit la nonne. Ce genre de blessure ne guérit jamais. Si tu ne me crois pas, regarde ! » Elle remonta sa robe et ouvrit les jambes. 
« Cette blessure a été causée par la même arme. Il n’y a pas moyen de la guérir. » P. 170

Quittant la vallée de la rivière Lhangtso, Kunley aperçut la forme terrifiante du diable femelle Lhadzong qui s’approchait, portant un vêtement absurde et inhabituel. Aussitôt, le Lama lança dans le ciel son foudre de Sagesse. Incapable de soutenir la vue de cette tour de feu, le démon se changea en serpent venimeux. Kunley lui écrasa la tête. On peut toujours voir le serpent pétrifié au milieu de la grand-route. 
Finalement, Choje Drukpa Kunley atteignit la maison de Topa Tsewong, là où sa flèche s’était posée et il s’arrêta pour pisser contre le mur. Quelques gamins qui regardaient s’écrièrent :
« Quelle queue énorme ! Et les testicules… ! »
Le Lama leur chanta une chanson :

« En l’été du coucou bleu, ta queue est longue et tes couilles pendent lourdement ; 
En l’hiver du cerf pourpre, la tête du sexe grandit encore. 
Toute l’année, c’est une bête affamée. 
Mais c’est la différence entre l’hiver et l’été. » P. 171 - 172

LE MANTRA OBSCÈNE (TIRÉ DES CONTES DES SAGES DU TIBET)

Après avoir ingurgité quelques gorgées de chang avec son invité (le paysan), Drukpa Kunley, feignant de ne pas savoir, lui demanda la raison de sa visite. Le vieux sollicita timidement un enseignement à pratiquer pour atteindre l'Éveil. 
— Eh bien, déclara le sage impénitent en agitant ostensiblement son bol vide en direction de la servante, je ne sais pas trop quoi t’indiquer… Bon, voilà. Si tu récites ce mantra mille fois par jour à haute voix, tu seras délivré du samsara :

« Om mani pedmé Houng. » 
Le Joyau est dans le Lotus. 
Je contemple le con de la vieille semblable 
À une flasque éponge impénétrable. 
Je médite sur le pénis du vieux qui 
Pendouille comme un radis desséché. 
Je prends refuge dans le foutre 
Triomphant de mon maître incomparable 
Qui répand par le lotus bien ferme de 
La jeune beauté des vagues de félicité. 
« Om mani pedmé Houng. » 

De retour chez lui, le paysan raconta à sa femme et à sa plus jeune fille qu’il n’avait pas encore pu marier, faute de moyens, sa rencontre avec son maître. Et pour conclure, il leur psalmodia le mantra qu'il devait réciter mille fois par jour. La vierge rougissante quitta la pièce
en criant au fou, tandis que sa mère prit un balai pour faire taire ce vieux dégoûtant qui, son chapelet à la main, continuait d'égrener les paroles scabreuses. 
Le lendemain, la mère et la fille racontèrent aux voisines la folie du bonhomme et celles-ci vinrent tour à tour lui faire la leçon. En réponse à leurs litanies, le dévot libidineux, imperturbable, entonnait son cantique pornographique. Même devant les remontrances du chef du village et de l’abbé du monastère, le vieux débitait les âneries que le Fou divin, sans doute pour s’amuser à ses dépens, lui avait mis en tête. Le dévot du Drougpa avait une foi inébranlable en son maître. C'est la force des âmes simples*
Le vieux désaxé devint un paria dans le village et dans sa propre maison. On le fuyait, on le chassait sans ménagement et, chez lui, on l’avait relégué dans le grenier. Il y dormait, y prenait ses repas, pouvant ainsi réciter ses insanités sans déranger personne. 
Les mois passèrent. Un soir, quelque chose perturba le dîner de la mère et de la fille. Un silence assourdissant avait envahi la demeure. Voilà bien une heure qu'on entendait plus le bourdonnement du mantra. Le lendemain matin non plus, pas de psalmodie. Quand la fille monta le bol de thé beurré, la tsampa du dîner était toujours devant la porte du grenier. Elle ouvrit et vit la silhouette de son père en méditation, silencieuse, immobile, enveloppée dans couverture de la tête aux pieds.
La fille s'approcha, tira doucement sur le tissu. Elle découvrit alors une forme lumineuse aux cinq couleurs. Le corps de chair s'était transmuté en corps arc-en-ciel. Il se dissipa devant les yeux incrédules de la
jeune femme en faisant entendre une mélodie céleste. P. 228 - 231 (181 - 182 de cette édition)


*
Ce rapport aux âmes simples est bien sûr à mettre en relation, en parallèle avec la très belle nouvelle Un coeur simple, de Gustave Flaubert, dans laquelle l''héroïne' Félicité empaille son perroquet vert, quand il meurt et, en mourant à son tour, elle le confond avec le Saint-Esprit. « Heureux ceux qui ont l’esprit simple et innocent. » saint Matthieu (chap. V, vers. 3), avec aussi inclus, bien évidemment, les fous et quelques artistes bien entendus ! Ce paysan ci, croit mordicus aux paroles ridicules, foutatoires et obscènes du mantra de son gourou et il les scande obséquieusement jusqu'à en être illuminé, transmué. Donc, peu importe la voie, le chemin, la destination, si vous y croyez assez fort, les portes du ciel s'ouvriront à vous généreusement et entièrement ! L'attitude de ce vieux fou obscène, n'est pas sans rappeler mon propre chemin artistique au travers duquel, l'Éros, la pornographie, la jouissance, les sexes, les pénis, les vulves et les éjaculations masculines et féminines enveloppent et dominent tout ! Ou presque ! Mon travail peut, effectivement, sembler à certains beaucoup trop obscène et provocateur et il est vrai que je suis un peu obligé de vivre, comme ce cher paysan, cloîtré dans mon atelier, bien que certaines de mes œuvres soient exposées, parfois, dans les musées… En tout cas, personne ne les achète… J'espère donc qu'un jour je pourrai, moi aussi, finir en mourant ainsi, illuminé de cette ultime lumière arc-en-ciel céleste.

CHAPITRE SEPT 
Comment Drukpa Kunley instruisit ses Épouses des vallées méridionales 

Le but du Tantra est d’enseigner l’unité des contraires,
Tel est l’enseignement des Trois Véhicules.
Le mendiant affamé ne connaît pas de bonheur, 
L'incroyant ne connaît pas Dieu, 
Le vagabond ne connaît ni lien ni engagement, 
Tel est l’enseignement des Trois Manques. P. 190

En chemin, il s’arrêta à Dar Wongkha au-dessous de Punakha, pour transférer la conscience d’un mourant dans la plénitude du Vide. Ayant fait cela, il se releva et découvrit Dame Adzom qui ondulait de la croupe, tapait des pieds et chantait près du Stupa de Gomyul Sar. Il lui chanta :

« Me détournant de Dar Wongkha, 
Je vois la Dakini de Gomyul Sar 
Dansant comme une déesse près du Stupa ; 
Son nom est dame Adzom. 
Un jour, le huitième suivant la nouvelle lune, après minuit,
Le libre Drukpa Kunley te rendra visite. 
Prépare-moi un peu de bière de riz,
Fait tinter tes cymbales et de tes lèvres suaves, 
Chante-moi de plaisantes chansons, 
Et laisse ce qui suivra advenir naturellement ! 
MANI FEME HUNG ! » P. 203

« Il nous joue un tour cruel, aujourd’hui », dirent les gens. Kunley les ignora. Il coupa la tête de l’animal, l’écorcha et coupa la carcasse en morceaux qu’il mit à sécher pendant qu’il préparait un feu. Puis, ayant fait rôtir la viande, il en distribua un morceau à chaque dévot.
Dans le même temps, l’abbé avait poursuivi son discours, Jetant un regard haineux sur ce que faisait le Lama. Lorsqu’il le vit empiler les os dénudés, claquer des doigts et renvoyer la bête dans la montagne, il sentit qu’il avait vraiment perdu la face et devint d’humeur belliqueuse.
« Kunley ! Tu as une constitution robuste et pourtant, tu ne pratiques plus aucune forme de yoga ascétique. Tu ne fais que boire de la bière et lutiner les filles. Il est vrai que tu peux faire renaître un cerf mais cela n’est que l’effet d’un petit pouvoir acquis au cours d’une vie précédente. Si tu avais les deux, accomplissement ultime et pouvoir magique.  comme moi, tu serais capable de rivaliser avec moi. » Et, ôtant la robe qu’il portait par-dessus, il l’accrocha à un rayon de soleil, juste devant lui. Le rayon se courba doucement. Le Lama se mit à rire et dit : « Tu te branles ! Il est vraiment miraculeux que quelqu’un comme toi, un pantin sur un trône, alourdi du poids de l’esprit des autres, puisse réussir un tour semblable. Mais regarde comment on doit vraiment procéder !  » 
Il accrocha alors son arc, ses flèches et son chien à un rayon de soleil qui resta parfaitement droit. 
« Pourquoi ce rayon de soleil se courbe-t-il quand il ne porte qu’une robe alors que le tien reste tendu en portant un chien ? demanda l’abbé intrigué. 
- Le degré de notre accomplissement spirituel et de notre détachement est le même, répondit Kunley mais, le poids de tes richesses et de ta vie confortable rend ta magie plus lourde. J’ai une vision plus 
élevée. » P. 224

Au col de Jelai, qu’on appelle de nos jours Jading Kha, Kunley entra dans une grande maison où des gens mangeaient une soupe de radis séchés qu’ils appelaient pourtant un bouillon de viande. 
« Je sens, ici, la présence de l’Esprit de la Mort, leur dit-il. Je m’en vais. 
Va-t’en si tu veux, répondirent-ils. Nous ne sommes pas superstitieux. » 
Dès qu’il fut dehors, la maison s’écroula, les tuant tous." P. 236

Prologue et chapitre premier, note 27. "Les Trois Royaumes (kham gsum) sont les royaumes ; de la sensualité, de l’esthétique et de la non-forme ; ainsi se divise la conscience du monde." P. 252

Chapitre quatre, note 27. "Se réfugier en Bouddha implique un renoncement sans compromis et engage la métaphore du retour au pur potentiel de la matrice ; par conséquent, comme l’organe femelle représente la pénétration intuitive (prajna, sherab), « pénétrer le mandala entre les cuisses de la femme » est une métaphore de l’union de Dorje et de Padma, du Gourou et de la Dakini, des moyens habiles et de la pénétration intuitive. P. 258

Chapitre sept, note 13. "La fontaine de Vérité, origine du Dharma, est la pénétration intuitive de la métamorphose des illusions en Vacuité, personnifiée dans Mahahana par la déesse Mahaprajnaparamita. Dans le Tantra, la conscience ultime, non duelle, du Vide de l’illusion réside dans les délices sublimes qui naissent de l’union du Gourou et de la Dakini. Dans l’analogie sexuelle, la Fontaine de Vérité est le vagin (bhaga) ; jouer dans la Fontaine de Vérité signifie méditer. Le danger le plus général réside dans le fait de croire que la conscience d’un niveau particulier revêt un sens exclusif et irrécusable. P. 265


– LIVRE : CONTES DES SAGES DU TIBET, PASCAL FAULIOT

LA PRINCESSE DE KHARTCHEN 

Yéshé Tsogyal était délivrée de l’hypocrisie de ses semblables, des intrigues de la cour, de la convoitise des hommes, de la jalousie des femmes. Peu à peu, son cœur retrouvait la paix, son regard l’innocence perdue de l'enfance. L'éclat miroitant de la source, les perles de rosée dans les premiers rayons de lumière avaient à ses yeux plus de valeur que tous les bijoux d'une princesse. Réapprendre a voir est sans doute le premier stade de l’Illumination. P. 32


LES PROSTERNATIONS DE DROUGPA KOUNLEY 

- Peut-être, ronchonna le vieux, mais tu ne montres pas l'exemple aux laïcs.
- Bien, s'exclama Kounley, je vais faire mes dévotions. Et il se prosterna neuf fois devant la jeune beauté en chantant :

Je m’incline devant ce corps d'argile
que l'artisan le plus habile 
jamais ne sculptera.

Je salue cette jolie fille 
aux proportions divines 
plus gracieuse qu'une stoupa. 

J'honore son lotus sacré 
qui ouvre la porte du mandala 
de la suprême félicité. 

Je prends refuge dans sa matrice 
qui permet d'obtenir 
un précieux corps. 

J'honore ce vivant symbole,
ce irritable reliquaire 
de la grande déesse. P. 46

LE COUP DE GRÂCE 

L'origine de toute joie 
est la quête du bonheur d'autrui. 
L'origine de toute souffrance 
est la quête de son propre bonheur. 
SHANTIDÉVA P. 90
 

LES DISTRACTIONS DU BODHISATTVA 

Puissé-je être le protecteur des égarés, 
Le guide de ceux qui cheminent, 
et pour ceux qui aspirent a l'autre rive, 
être une barque, un pont, un gué.
SHANTIDÉVA P. 118


LA PANTOMIME DE LA CONFESSION

Sans peur, sans arrière-pensée 
et sans effort,
laisser jaillir de l'espace vide de l'esprit
laissez des gestes divins et des mouvements
de danse inconnus. 
TANTRA DE LA ROUE DU TEMPS P. 153


LA CABANE DE TSONG KHAPA

Quand le disciple atteint l'Éveil, 
I'esprit du maître et le sien 
ne font plus qu'un.
 […]

Cette vie, une fine goutte de pluie, 
étincelle qui s'éteint à peine apparue.
Ainsi, ne gaspillez pas un jour, 
pas une nuit 
pour atteindre votre but.
TSONG KHAPA P. 185


– LIVRE : ERMITES DANS LA TAÏGA, VASSILI PESKOV


Ce livre raconte en beauté et de manière très respectueuse la vie d'une famille Russe, les Lykov, dont le pére Karp Ossipovitch avait décidé, après la révolution Russe et des changements politiques et religieux en 1938, d'aller vivre leur foi, coupés du monde, en ermites parfaits, dans les montagnes du Khakaze (Sibérie). Ils ne furent redécouverts par les hommes modernes, une équipe de géologues, qu'en 1982. L'auteur, un journaliste moscovite est allé les rencontrer plusieurs fois, après bien des péripéties et ils sont devenus amis au cours des années. On y rencontre, au début, toute la famille qui périra peu à peu par accident, vieillesse ou maladie, pour qu'il ne reste plus qu'à la fin du livre Agafia, la fille de la famille. Pour moi, ils sont un peu les Bartleby russes ? Ceux qui disent NON à un système et qui s'en vont là où ils se sentent pouvoir vivre librement et pleinement leur foi profonde et inviolable, dans la Nature sauvage, face à l'histoire foldingue des civilisations, de la technologie et du progrès. C'est très beau, très touchant et très émouvant à lire et puis, cela nous redonne, aussi, quelques pistes, quelques exemples, quelques traces tenues de vie, de croyances et de morales, pour pouvoir survivre à notre chaos contemporain.

Je lui demandai s’il savait que l’homme avait marché sur la Lune, qu’il y avait même roulé sur des chars. Le vieillard me dit en avoir entendu parler mais n’en pas croire un mot. La Lune n’était-elle pas un astre divin ? Qui d’autre que les dieux et les anges pouvaient s’y rendre ? Et comment pouvait-on marcher et rouler la tête en bas ? P. 51

CONVERSATION À LA CHANDELLE 

Ce jour-là nous aidâmes les Lykov à construire une nouvelle chaumière dans leur jardin 'de réserve'. Nous montâmes les poutres sur les murs de rondins, les pièces de bois pour le plafond et la charpente. Karp Ossipovitch, en maître d’œuvre  affairé, était partout. « Qui s’apprête à mourir doit semer le blé », répéta-t-il plusieurs fois, comme pour prévenir la question : à quoi bon bâtir à quatre-vingts ans passés ?  P. 53

Les Lykov ne se disaient point begouny, fuyards. Il est possible que ce mot n’ait jamais été employé par les intéressés eux-mêmes ou qu’il se soit évaporé avec le temps. Mais tout le passé de la famille s’inscrit dans cette fuite : le refus du siècle, le rejet de tous les pouvoirs, la négation des lois, des papiers, de la nourriture et des coutumes de ce 'siècle'. P. 70

Depuis qu’ils ne sont plus que deux, Karp Ossipovitch et Agafia 'font partie de notre famille', selon le mot d’Erofeï. Ils disent ouvertement : « On s’ennuie sans vous. » Et quand ils ont appris que la base géologique pouvait être fermée, la tristesse les a gagnés :  « Et nous, alors ? Retournez donc chez les hommes ! a répliqué Erofeï. –  Non, ça nous est défendu, c’est un péché. Nous sommes allés trop loin pour retourner. Nous mourrons ici. » P. 126

Légende de la photos des tombes de la famille Lykov : « Paix à leur âme, ils n'ont plus besoin de faucilles ni de haches. » P. 213

« J’ai beaucoup de réserves. Je vivrai le temps qu’il plaira à Dieu. » 
Ivan Nikolaïevitch Savouchkine m’apprend qu'il vient de faire un tour à l’ermitage pour apporter quelques cadeaux, du foin pour les chèvres. Comme il l'interrogeait  sur son voyage chez les matouchki, Agafia (qui avait visité sa famille lointaine vivant dans un village avec le confort moderne) a répondu : « Elles n’ont de soucis que pour le corps éphémère et pas une pensée pour le salut de l’âme. »
Telles sont les nouvelles en cette fin d’automne. P. 276


– LIVRE : EMPÉDOCLE SUR L’ETNA, FRIEDRICH HÖLDERLIN

EMPÉDOCLE GISANT ENDORMI (il ouvre les yeux, les referme aussitôt)

VOIX D'EMPÉPOCLE

Ici en haut est une nouvelle patrie. 

PAUSANIAS 

Je le savais bien. Divin, de toi 
écarte la flèche qui d’autres les touche et jette bas. 
Et sans dommage, comme contre la baguette magique 
le serpent apprivoisé, jouait autour de toi depuis toujours 
la foule infidèle, que tu attirais, 
que tu enclosais contre ton cœur aimant ! 
Maintenant, laisse-les seulement ! Qu’ils trébuchent difformes effarouchés par la lumière sur le sol qui les porte, 
de tout avides, de tout apeurés 
se fatiguent à courir, que brûle le brasier
jusqu’à ce qu’il s’éteigne — nous habitons au calme ici ! 

EMPÉDOCLE 

Oui ! Au calme nous habitons, ils s’ouvrent grandement
ici devant nous les éléments sacrés.
Sans peine ils s’agitent toujours égaux 
dans leur force joyeusement, ici, autour de nous. 
Sur ses fermes rivages bouillonne et repose 
la vieille mer et la montagne s’élève 
avec le tintement de ses fleuves, bruissante s’abaisse en vagues 
sa verte forêt de vallée en vallée. 
Et en haut demeure la-lumière, l’éther tranquillise 
l’esprit et le plus secret désir. 
Ici, habiterons-nous au calme. 

PAUSANIAS 

Ainsi, tu resteras bien 
sur ces hauteurs et vivras dans ton monde, 
je te servirai et verrai ce qui nous est nécessaire.

EMPÉDOCLE 

Seulement peu de chose est nécessaire et j’aime
volontiers dès à présent moi-même, en prendre soin.

PAUSANIAS 

Pourtant, bien-aimé ! J'ai déjà des quelques choses 
dont tu as d’abord besoin pris soin par avance." P. 15 […]

MANES 

Autour de lui fermente le monde, ce qui de quelque façon
se meut et dépérit dans le sein
des mortels, est agité de fond en comble. 
Le maître du temps, angoissé pour sa domination,
trône le regard ténébreux au-dessus du soulèvement.
Son jour s’éteint et ses éclairs luisent
mais ce qui flambe d'en haut ne fait qu'enflammer 
et ce qui vient d'en bas, créer la discorde sauvage. P. 41 […]

MONTAGNE (le sommet, plan fixe) 

EMPÉDOCLE 

Aux mortels je n’appartiens
plus maintenant. Ô fin de mon temps ! 
Ô esprit, qui nous tiras à toi qui, secrètement,
Règne au jour clair et dans la nuée,
toi ô lumière ! Et toi, toi mère terre !
Ici, je suis calme car elle m’attend
là, très longtemps préparée, la nouvelle heure. 
Maintenant, non plus en image et non plus, comme sinon,
chez les mortels, dans un court bonheur,
dans la mort je trouverai le vivant
et aujourd'hui encore je le rencontrerai. Car aujourd'hui
il prépare, le maître du temps, comme fête,
comme marque, un orage pour moi et soi. P. 47 […]

MANES 

Ainsi, tu t’en vas maintenant ?

EMPÉDOCLE 

Encore je ne m'en vais pas, ô vieux. 
De cette bonne terre verte il ne doit
mon œil pas sans joie s’en aller.
Et je voudrais penser encore au temps passé,
amis de ma jeunesse encore, aux chers,
sont au loin dans les allègres villes d’Hellade,
au frère aussi, qui m’a maudit, ainsi, il fallait 
que cela fût ; laisse-moi à présent ; quand, là-bas, le jour
sera descendu alors, tu me verras de nouveau." P. 51

 

— LIVRE : L’ÂME DE LA NATURE, RUPERT SHELDRAKE 

Ce livre est une somme d'informations essentielles, nous présentant la 'Nature' ou le monde vivant, sensible, dans sa totalité, sa globalité et avec toutes les interactions ; que tous les êtres animés, animaux, hommes, arbres, rivières, éléments, cultures humaines et même encore, ce que l'on définit occidentalement, comme le non-animé, l'inerte ; ont en interagissant les uns avec les autres. Un peu l'effet papillon en quelque sorte. Car chaque entité possède son énergie propre qui agit avec l'ensemble du tout et le grand univers, bien au-delà de sa présence et apparence physique, uniquement interne. Tout possède une aura en quelque sorte, une dynamique extra-corporelle, une puissance vibratoire. Ils ont une âme en bref ! Et c'est maintenant certifié par la science ! Dieu merci… ! Rupert nous présente aussi l'historique des événements qui ont marqués l'histoire de notre humanité en rapport à l'exploitation de nos environnements et comment les systèmes se sont déréglés petit à petit, pour qu'aujourd'hui, nous nous retrouvions dans cette espèce d'attente ou même d'espérance apocalyptique. C'est un très beau livre, très intéressant et que tout amoureux de la 'Nature' et de spiritualité, devrait lire.

Les racines historiques 

« La terre aussi, libre de redevances, sans être violée par le hoyau, ni blessée par la charrue, donnait tout d’elle-même; contents des aliments qu’elle produisait sans contrainte, les hommes cueillaient les fruits de l’arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres qui pendent aux ronces épineuses et les glands tombés de l'arbre de Jupiter [le chêne] aux larges ramures. » Ovide, Métamorphoses, livre I P. 26

La vision antique de l’âge d’or, considérée d’ordinaire comme une invention mythique ou poétique, a récemment retrouvé une seconde jeunesse, à la suite de recherches archéologiques menées dans le sud de l’Europe et en Turquie. On fait, actuellement, remonter les origines de l'agriculture sédentaire jusqu’à sept ou huit siècles avant notre ère. Pendant plusieurs milliers d’années, les premières sociétés agricoles vécurent dans des établissements confortables et en général non fortifiés, honorant le culte des déesses et fabriquant de superbes poteries au lieu d’armes*. Mais entre 4000 et 3500, cette existence paisible  vola en éclats sous des vagues d’invasions. Les dieux guerriers des envahisseurs détrônèrent les vieilles déesses et les réduisirent au rang de femmes, de filles et d'épouses dans un nouveau panthéon dominé par les mâles. L'antique ordre social, plus harmonieux, fut remplacé par une société patriarcale, sous la domination masculine. […]
D’un point de vue féministe, l'idée que tous nos maux découlent de la domination du mâle semble une vérité historique, qui raffermit aussi l’espoir que les choses puissent changer. Un type de société différent a réellement existé et pourrait redevenir possible si nous remplacions les valeurs de la domination et du patriarcat par celles du partage et de la divinité féminine. p. 28 


* Lire à ce sujet le très beau livre The Language of the Goddess: Unearthing the Hidden Symbols of Western Civilization de Marija Gimbutas 
 

FEMME = TERRE | HOMME = CIEL

Dès lors, son esprit était quasi divin et immortel. Sa raison lui permettait de connaître les lois de la nature et donc de participer à l’esprit mathématique de Dieu lui-même. En imaginant son moi véritable comme un observateur désincarné plutôt que comme le participant incarné d’un monde vivant, Descartes fournissait les bases philosophiques nécessaires à l'idéal du détachement scientifique Comme l'ont souligné les féministes radicaux, ce rêve est typiquement masculin, ce qui est encore renforcé par le fait que la plupart des scientifiques sont des hommes. P. 70

L’ouverture à la colonisation de l’Ouest américain constitue l’exemple le plus spectaculaire de ce processus de transformation. Le peuplement se fit avec une rapidité qui surprit tout le monde. Des vagues de spéculateurs et de colons s’avançaient implacablement dans les terres abondantes et fertiles de l’Ouest, repoussant devant eux les étendues vierges et les peuples indigènes qui avaient vécu jusque-là si tranquillement sur leurs terres sacrées. Dans les années 1860, au moment où les voies ferrées s’enfonçaient dans l’Ouest, se fit sentir un besoin de viande, or, on y trouvait des millions de bisons… On se mit à les massacrer en masse ou à les tirer pour le sport, les réserves en paraissant illimitées. On inventa des fusils plus performants des méthodes de chasse plus meurtrières. Une importante industrie d’abattage et de tannage vit le jour : à son apogée, entre 1872 et 1874, on tua pour l’approvisionner plus de trois millions de bisons ! Aux alentours de 1880, bien qu’au départ, personne ne parvînt à y croire, les bisons avaient disparu. Leurs restes blanchis représentèrent pendant quelques années encore une source de profit, puisqu’on expédia des montagnes d’os aux fabriques de colle et aux cultivateurs, pour servir d’engrais. Mais à la fin du siècle, c’étaient moins d’un millier de bisons qui survivaient dans les réserves, vestiges pathétiques des troupeaux fabuleux qui avaient compté, quelques dizaines d’années auparavant seulement, de trente à cinquante millions de têtes. 
Un sort semblable s’abattit sur les Indiens des plaines. Ces dernières, ultime bastion des pseudo «sauvages», devaient être «nettoyées» pour que les colons se sentent en sécurité et que la nation accomplisse son destin. À la fin de la Guerre civile, les Américains tournèrent délibérément leurs armes vers l’Ouest, sous le commandement du général William Tecumseh Sherman, dont le second prénom venait, ironie du sort, de celui d’un grand prophète indien assassiné brutalement par les Blancs. Au début des aimées 1860, Sherman traçait ainsi les grandes lignes de son plan, dans une lettre à son frère : 

« Plus nous pourrons en tuer cette année, moins nous aurons à en tuer la prochaine fois, parce que plus j’en vois sur ces Indiens, plus je suis convaincu qu’ils doivent être tués ou entretenus comme une espèce d'arriérés. Leurs tentatives de se civiliser sont tout bonnement ridicules. » 
En 1890, après le massacre de Wounded Knee, le vœu de Sherman était pleinement réalisé. P. 73

Emerson, comme Wordsworth, reconnaissait, cependant, que ce respect de la nature était rare : 

À dire vrai, peu d’adultes sont capables de voir la nature… L'amoureux de la nature est celui dont les perceptions externes et internes sont parfaitement ajustées les unes aux autres, qui a gardé l’esprit de l’enfance jusque dans l’âge adulte… Dans les bois… l’homme se dépouille des ans comme le serpent de sa mue et redevient toujours un enfant, dans quelque période de sa vie qu’il soit On trouve dans les bois la jeunesse éternelle. Au sein de ces plantations divines règne un décorum solennel et sacré, tout est pavoisé pour une fête perpétuelle, et
l’hôte ne voit pas comment il s’en lasserait, fût-ce dans un millier d’années. Dans les bois, nous renouons avec la raison et la foi. Là, je sens que rien ne peut m’arriver dans la vie - nulle disgrâce, nulle calamité que la nature ne puisse réparer. Debout sur la terre battue… les courants de l’Être universel circulent à travers moi ; je suis une partie ou une portion de Dieu." P. 80

4, La renaissance de la nature en science 

Des études récentes ont évalué la quantité de matière noire présente dans l'Univers à 90/99 pour cent de l'ensemble. En d’autres termes, les types de matière qui nous sont familiers ne représentent qu’un à dix pour cent du total - moins que la portion émergée d’un iceberg. […]

L'ampleur de ce mystère est sidérante. La majeure partie de la matière contenue dans l’Univers nous est totalement inconnue, sinon par ses effets gravitationnels. Elle a pourtant influencé, via le champ gravitationnel, le mode de développement de l’univers. C’est un peu comme si la physique avait découvert l’inconscient. De même que l’esprit conscient flotte, en quelque sorte, à la surface de la mer des processus mentaux inconscients, le monde physique connu flotte sur un océan cosmique de matière noire. 
Cette matière noire a la puissance archétype de la Mère noire, destructrice—une sorte de Kali, dont le nom même signifie «noire». Si la quantité de matière noire excède un seuil critique, l'expansion cosmique se dirige progressivement vers son terme et l’univers commence à se contracter, attiré vers l’intérieur par la gravitation, jusqu’à ce que tout soit, en définitive dévoré dans une implosion finale, la version inverse du big bang - le big crunch. 
La nature est à nouveau perçue comme auto-organisatrice. Au lieu de l’âme de l’Univers et de tous les autres types d’âme qu’il englobe, la base de cette auto-organisation apparaît désormais comme étant le champ universel de la gravitation et tous les autres types de champs qu'il englobe. L'indéterminisme, la spontanéité ont réémergé dans le monde naturel. Les finalités ou objectifs immanents sont aujourd’hui modélisés en termes d’attracteurs. Et sous toute chose, comme dans un monde souterrain cosmique, se trouve le domaine insondable de la matière noire. 
Ces développements nous amènent à renouer avec maintes caractéristiques de la nature animée — lesquelles avaient été niées par la révolution mécaniste ; ils réaniment, en quelque sorte, la nature. Mais il est bien évident que ces progrès ne nous ramènent pas à la vision du monde pré-mécaniste ; ils nous entraînent vers une vision du monde post-mécaniste, vers la courbe supérieure de la spirale. La conception moderne de la nature aide à mieux mesurer la spontanéité de sa vie et de sa créativité—mieux encore que la vision du monde stable, répétitive des philosophies grecques, médiévale et de la Renaissance. Toute la nature est évolutionniste. Le cosmos est semblable à un grand organisme en développement et la créativité évolutif est inhérente à la nature. P. 110 - 111

5, La nature de la vie, La force vitale 

Le point de départ de toute spéculation relative à la nature de la vie biologique est la mort. Qu’advient-il quand meurt un végétal, un animal ou une personne? Le corps subsiste. Son poids ne se modifie pas. Non plus que sa forme ou ses composants. Pourtant il est bien mort. Il est désormais incapable de se développer, de se mouvoir ou de subvenir à ses besoins. Il commence à pourrir. Quelque chose semble l’avoir quitté — la force vitale, le souffle l’esprit, l'âme, le corps subtil, le facteur vital ou le principe organisateur. 
Partout dans le Monde, les hommes en sont venus à des conclusions similaires. Quelque chose quitte le corps à sa mort. Et quoi que ce soit, ce n’est pas fait de matière ordinaire ; c’est immatériel, composé de matière subtile, une sorte de flux comparable à celui de la respiration ou au feu. Les théories de la vie, se fondant sur la notion de flux, impliquent, traditionnellement, que le flux de vie, ou esprit vital, non seulement est contenu dans les organismes vivants, mais encore les entoure. Le souffle de vie est aussi l’air, le vent, l’esprit. C’est le principe animateur de toute nature. Voici à titre d’exemple, un récit relatif aux croyances d’une tribu d’Indiens amazoniens : 

« Les Ufaina croient en une force vitale nommée fufaka, laquelle est essentiellement masculine et présente dans tous les êtres vivants. Cette force vitale, dont la source est le soleil, est constamment recyclée dans les végétaux, les animaux, les hommes et la Terre perçue comme féminine. Chaque groupe d’êtres, d’hommes, de végétaux, d’animaux, de minéraux, a besoin pour vivre, d’une quantité minimum de cette force vitale. Quand un être naît, la force vitale le pénètre, lui et le groupe auquel il appartient. Les Ufaina considèrent que le groupe emprunte cette énergie à un réservoir global. Quand un être meurt, il libère son énergie qui réintègre le réservoir où elle est recyclée. De même, quand un être vivant en consomme un autre, par exemple quand un daim mange une pousse, ou un homme un daim… le consommateur acquiert l’énergie du consommé et celle-ci s’accumule dans son propre organisme. » Hildebrand P. 112 - 113

9, Le renouveau de Dieu, La renaissance de l'animisme  

Moi, la vie ardente de la sagesse divine. 
J'enflamme la beauté des plaines,
J’étincelle dans les eaux, 
Je brûle dans le soleil, la lune et les étoiles, 
Avec sagesse j’ordonne tout comme il se doit… 
Je pare toute la Terre,
Je suis la brise qui nourrit ce qui est vert… 
Je suis la pluie qui vient de la rosée 
Qui dispense joie de vivre aux brins d’herbe. 
Je fais naître les larmes, arôme du labeur sacré. 
Je suis l'aspiration au bien." Hildegarde Von Bingen P. 203 

Les initiations rituelles, telle que la pratique du baptême par immersion totale dans le Jourdain par saint Jean Baptiste, avaient une efficacité plus que symbolique. Nombre de ceux qui furent ainsi baptisés se sentirent mourir et renaître, un phénomène fondamental des rituels initiatiques du monde entier. Un processus semblable se produit spontanément dans les expériences du seuil de la mort. 

Ces expériences se caractérisent par un schème commun et notamment : être submergé par une sensation de paix et de bien-être, se retrouver hors de son corps. flotter ou être propulsé à travers un vide sombre, prendre conscience d’une lumière blanche ou dorée aveuglante, rencontrer une «présence» ou un «être de lumière» — à ce moment, notre sort est généralement scellé — assister à une vision panoramique de son existence, pénétrer dans un monde d’une beauté surnaturelle, reconnaître des défunts aimés et converser avec eux, et divers autres éléments transcendantaux. Le phénomène exerce, en général, un effet profond sur la personne qui l'a vécu, dont le moindre n’est pas de réduire sa peur de la mort. P. 208

Les trinités créatrices  

Une compréhension de la créativité évolutive reposant sur l’interaction de deux principes — les champs et l’énergie, par exemple, — implique inévitablement un troisième principe unificateur, dont les deux autres sont des aspects. Cette unité est implicite à la métaphore sexuelle ; la puissance génératrice du père et de la mère dépend de leur union et leur progéniture unit les aspects des deux parents. L’expression la plus directe de cette notion est sans doute la représentation tantrique de Sakti et Siva unis en une étreinte sexuelle ; on en trouve une forme plus abstraite dans l’interpénétration des principes yin et yang en un cercle les unissant: le Tao. Dans d’autres trinités, la polarité du genre est remplacée par des principes différents, comme dans les trinités de déesses et de dieux — la trinité hindoue de Brahma le créateur, Vishnu le conservateur et Siva le destructeur. Ici, Vishnu pourrait représenter les champs organisateurs de la nature; Siva, le flux cosmique d'énergie et Brahma, l'unité créatrice les incluant tous deux. P 217

Pourtant Dieu est simultanément l'unité qui la transcende. En d’autres termes, Dieu est pas seulement immanent à la nature, comme dans les philosophies panthéistes ; il n’est pas seulement transcendant, comme dans les philosophies déistes ; il est immanent et transcendant, une philosophie que nous qualifierons de panenthéisme. Comme le dit le mystique du XVe siècle Nicolas de Guse : « La divinité est l'enroulement et le déroulement de tout ce qui est. La divinité est dans toute chose, de telle sorte que toute chose est dans la divinité. » […]

« Le Seigneur m’a engendrée prémices de son activité, prélude à ses œuvres anciennes. J’ai été sacrée depuis toujours, dès les origines, dès les premiers temps de la Terre… Quand II affermit les cieux, moi, j’étais là… quand II assigna son décret à la mer—et les eaux n’y contreviennent pas —, quand II traça les fondements de la Terre. Je fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes délices parmi les hommes. » Proverbes 8,22-3 ; 27 29-31 P. 220

10. LA VIE DANS UN MONDE VIVANT 
De l’humanisme à l'animisme 

Quelle différence y a-t-il à considérer la nature comme vivante plutôt qu’inanimée? Tout d’abord, cette vision sape les hypothèses humanistes sur lesquelles se fonde la civilisation moderne. Ensuite, elle favorise une nouvelle approche de notre relation avec le monde naturel et une nouvelle vision de la nature humaine. Enfin, elle encourage une resacalisation de la nature. P. 225


— LIVRE : IL FAUT UNE RÉVOLUTION POLITIQUE, POÉTIQUE ET PHILOSOPHIQUE, ENTRETIEN D'AURÉLIEN BARRAU AVEC CAROLE GUILBAUD 


J'aime beaucoup les entretiens TV d'Aurélien Barrau et les petits livres qu'il écrit. Son visage et son corps brillent d'intelligence, de modestie et de bonté. On aimerait tous devenir son ami… Il a ce look christique qu'avaient les hippies en leur temps florissant et béni. Ayant une connaissance scientifique et technique de haut niveau international, puisqu'il est astrophysicien reconnu ; il peut grâce à cela, avoir droit au chapitre et a la parole dans les médias, ce que, malheureusement, nous autres artistes, ne pouvons pas ou plus avoir ! Il est à la fois révolté et bienveillant et tout ce qu'il nous dit, en grande modestie, sur les choses qui ne fonctionnent pas et qu'il faudrait urgemment faire et changer pour essayer de ralentir la machine folle et forcenée du progrès détruisant dans ses traces profondes et indélébiles toute forme de vie sur notre planète, me semble sensé. Et puis surtout, le fait qu'il pense aussi en réponse à cette situation catastrophique, y intégrer, au même titre que les scientifiques, concrètement, les artistes et les poètes, me rassure un peu sur l'avenir de nos humanités. Un grand merci à lui de rayonner si brillant dans un monde si terne : « Travailler la beauté est plus urgent et plus radical qu’équilibrer son bilan carbone. » Alors artistes, remontons nos manches et à l'ouvrage ! Et qu'on se le dise haut et fort !

Le mot « environnement » suppose un décor, un arrière-plan dont nous sommes le centre, la formule « développement durable » conforte l'idée du maintien de l’existant, l’expression « catastrophe naturelle » induit l’idée d’une nature responsable alors que la main de l'homme est rarement étrangère à la catastrophe si l’on suit l'enchaînement d'actions complexes, insidieuses, fines, collatérales qui la précède… Si la langue participe de l’invisibilité des problèmes, la recherche de la justesse ne doit-elle pas être une exigence première telle que la conçoit Albert Camus dans Sur une philosophie de l'expression :« La critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ? » 

Oui ! Le mot « environnement » est une horreur. Comme si la « vie » non humaine n’était qu’un grand parc de loisirs destinée à notre distraction… Comme lorsque la forêt est qualifiée de poumon de la planète : elle n’est pourtant pas un organe qui remplit une fonction, elle est une (large) partie du monde en lui-même. Elle n’est pas là pour nous permettre de respirer. Cette vision instrumentaliste n’est pas qu’une faillite éthique, c’est une aberration épistémique. Elle demeure néanmoins très répandue et il n'est pas rare que de longues discussions d'universitaires, dédiées à l’écologie, oublient purement et simplement les non-humains. Ils ne sont pas même réifiés, ils sont effacés. 
L’idée de développement durable est scientifiquement intenable. Ça ne peut pas fonctionner. Une croissance exponentielle relève de ce qu'on nomme en physique une « instabilité » et cela mène nécessairement au crash du système considéré. Pour le dire comme le Club de Rome, qu’on le veuille ou non, la courbe des prélèvements ne restera pas longtemps au-dessus de celle des ressources. Et le rattrapage sera brutal. 
Mais le problème est plus fondamentalement philosophique. De quel développement parle-t-on ? Le temps a-t-il été pris de s’interroger sur la direction que nous considérons comme méliorative ? En quoi l'affaissement culturel et biologique est-il un progrès ? Durable ou pas, la snapchatisation du Monde est-elle vraiment un développement ? […]
Nous nous sommes fait voler les mots. Ils sont dénaturés, dévoyés, mutilés. Nous ne gagnerons pas la bataille des dévoiements, des calomnies et des bassesses : reste le choix d’être poète. Construisons un avenir poétique, c’est-à-dire exigeant - presque intransigeant - et exploratoire. Car, cela, nos adversaires ne savent pas le faire. À ce jeu de la vie, ils ont déjà perdu. […]
L'Art a un rôle essentiel à jouer. Non pas au titre de divertissement ou de distraction - ce n’est pas son rôle, Nietzsche et Ionesco le mentionnaient déjà - mais en tant que machine de guerre totale contre l’univocité du sens, il ne s'agit plus de commenter ou de comprendre le réel : il s'agit de produire du réel : c'est beaucoup plus important.
Ce qui tue aujourd’hui et avant tout, c’est notre manque d'imagination. Notre enlisement dans l’inertie. Nous avons bien d’avantage besoin d’artistes que d’ingénieurs face au désastre en cours : notre problème n'est pas technique, il est axiologique et ontologique. 
L’Art, la Littérature, la Poésie sont des armes de précision. Il va falloir les dégainer. Et n’avoir pas peur de ceux qui crieront au scandale et à la trahison. Je pense qu'il est d’ailleurs précisément temps de trahir. Non pas, évidemment, de trahir la parole donnée ou l'amitié promise. Mais de trahir l'héritage qui interdit l'ailleurs." […]
Avoir fait de la « liberté individuelle » l’alpha et l’oméga de toute pensée politique est un désastre. P. 15 - 17

Sans mentionner l’obscène vacuité des débats-spectacles télévisés. Tout cela est déjà mort. Il faut être beaucoup plus profond, plus subversif et plus élégant. 
Lire les premières pages du Journal du voleur constituerait sans doute un premier pas décisif, entre audace et délectation. Il va falloir nager en eaux troubles. Et revendiquer l'incorrect. 
Genet nous apprend une chose : la beauté n'est jamais consensuelle. Et rien n’est plus triste que de tenter d’être aimé par tous.

« Michel-Ange exténué, j’ai taillé dans la vie
Mais la beauté, Seigneur, toujours je l’ai servie. » P. 21

La distanciation sociale pendant la crise sanitaire ne me choque pas. Au contraire, elle constitue le geste minimal pour sauver des vies. Il n’y a vraiment rien de révolutionnaire à refuser l'effort dérisoire consistant à porter un masque pour diminuer le risque de donner la mort ! Au contraire, s’insurger contre cette infime attention relève plutôt de la caricature parfaite de l'Occidental gâté et tellement endoctriné par l'idée que « tout lui revient » que la moindre prise en compte de l’altérité lui est insupportable : archétype de l’individualisme mortifère érigé en mauvaise religion. Les positionnements anti-vaccins systématiques sont bien évidemment, irrationnels, dangereux et égoïstes. […]
On s’horrifie de jeux érotiques mais on hypersexualise chaque élément de réel. Tout est à reprendre. Le réchauffement climatique, la pollution, l'effondrement des populations, l’acidification des océans, l’artificialisation des sols sont eux aussi des conséquences. On ne peut pas les résoudre sans travailler l’origine, c'est-à-dire le parti pris idéologique qui les engendre. Diriger l'extincteur vers le sommet des flammes ne permet jamais d'éteindre l'incendie. […]  
En ce qui me concerne, je n'ai aucune compétence ni connaissance pour ce qui a trait aux poseurs de bombes. Mais j’ai acquis la conviction que les chantres de la croissance immodérée du PIB, que je connais bien mieux, participent à un terrorisme intérieur de la pire espèce. Sans risquer d’aucune manière le 'fichage S'." 

"Dans le bel Article des lucioles de Pier Paolo Pasolini, daté du 1er février 1975, on peut lire ceci : « Au début des années 1960, à cause de la pollution atmosphérique, et surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l'eau (fleuve d'azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n'y avait plus de lucioles. Aujourd'hui, c'est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autre jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d'autrefois. » Que vous inspirent ces quelques lignes ?

Beaucoup de tristesse pour les lucioles et beaucoup d’amour pour Pasolini. […]
La pensée qui ne dérange pas m'ennuie. La recherche de l’approbation de tous est pauvre. Il n’y a pas de grâce sans incompréhension. P. 24 - 26

"Quelles modalités de déverrouillage ? 

La migration ontologique - puisqu’il s'agit de redéfinir les étants fondamentaux - nécessaire ne peut pas être disciplinaire. Elle relève d’un effet de bord. Une fois de plus : les poètes sont bien plus essentiels et efficaces que les économistes. les physiciens et les politologues pour aborder la question. Travailler la beauté est plus urgent et plus radical qu’équilibrer son bilan carbone. P. 29


– LIVRE : POÈMES BARBARES, LECONTE DE LISLE  

À son sujet : « À l’Antiquité grecque et à l’Inde, Leconte de Lisle ne demandait pas seulement des mythes pour ses rêves et des images pour sa poésie : il y cherchait aussi des idées. Voué au culte de la Beauté, il estime qu’elle n'a été aimée et réalisée que par le paganisme grec et que le christianisme en a détruit le culte. De là cette haine contre l’Église, les papes et les rois, dont il emprunte l’expression, en l'amplifiant, à Victor Hugo et à Flaubert. Pour le monde moderne, fermé au sens de la beauté, il n’a pas assez de sarcasmes. Ne trouvant partout que déception et douleur, il va chercher dans l’Inde la philosophie consolatrice : c’est le nirvana, l’écoulement et l’anéantissement de l’être ; tout est vain, tout est illusion, même la vie, il n’y a qu’une réalité, le calme du néant où la mort nous précipitera en nous guérissant de la fièvre d'avoir été. La poésie est une distraction et elle nous prépare à accepter et à souhaiter le néant. » 


J'ai découvert sur Twitter ce très beau premier poème : Aux Modernes, dont je partage totalement la virulence face à mes 'Modernes' ;  et je me suis empressé d'acheter ce beau recueil de poèmes Poèmes Barbares. Je dois avouer que je ne connaissais pas du tout Leconte De Lisle et ses poèmes m'ont beaucoup touché. Peut-être plus que ceux des Poèmes Antiques, son autre recueil, dont je parlerai plus en avant. Étant un fanatique absolu de la littérature française du XIXe siècle, je ne pouvais qu'aimer passionnément ce qu'il nous raconte, tout en poésie, force et sensualité au sujet des rituels anciens et de la disparition brutale de toute sensualité et amour dans notre société qui commençait juste à s'industrialiser. Aujourd'hui, la situation est encore bien pire, puisque que nous payons le prix exorbitant, nous payons la note, l'addition, the check, die Rechnung, la cuenta etc. de l'exploitation des êtres humains, des animaux et de toutes les ressources naturelles, qui sont toutes grandement diminuées et même pour la plupart des espèces, disparues à jamais, quelle dégueulasserie ! Et, en Europe, nous n'avons malheureusement plus, comme on avait encore pu l'avoir encore au cours des siècles précédents le 20e siècle, la possibilité de se replonger innocemment et avides, dans nos périodes antiques égyptiennes ou greco-romaines. Elles ne nous parlent plus, comme elles ont pu inspirer nos ainés car il faut bien dire que pendant plus de vingt siècles on n'a presque qu'uniquement parlé d'Homère, d'Ovide, de Platon et autres… Il n'y a qu'à relire Montaigne pour voir dans ses textes, systématiquement, des citations d'auteurs latins ou grecs sur presque toutes ses pages. Et dans les peintures aussi, quand les peintres ne traitaient pas de sujets bibliques, ils ou elles ne peignaient que des représentations érotiques mythologiques, un peu déguisées au goût du jour, avec ces innombrables Léda et le Cygne pour pouvoir montrer une femme nue mais dont le sexe n'était pas montré cependant (pas comme au moyen âge) ; sucer une bite ou se l'enfiler entre les jambe et également les innombrable tableaux de Joseph et la femme de Putiphar, dans lesquels la femme est toujours nue, languissante et suppliant l'homme habillé, de rester pour la baiser !… Ou alors quand ce n'étaient pas des sujets de sabbats de sorcières lubriques, nues, mettant en scène la sensualité et la puissance des corps et du désir sexuel féminin. Pour montrer cela, heureusement, la littérature était moins chaste, n'oublions quand même pas Sade !
Aujourd'hui l'Antiquité ne nous parle plus vraiment et n'est plus une excuse pour parler d'érotisme, heureusement ou malheureusement ? Mais pour ces artistes du XIXe, c'était un moyen de se rattacher un peu à la Vie, à ses enthousiasmes, ses bonheurs, ses petits plaisirs ; ou même de les raccrocher aux mondes spirituels et religieux en perdition (lire Huysmans), que les sociétés industrielles nous ont plus ou moins volés et dont on nous a dépouillé complètement ? Leconte De Lisle parle très souvent de l'Inde, de sa sensualité envoûtante et de ses Dieux surnuméraires (on pense bien sûr aussi aux femmes de Gauguin pour son exotisme et ses Dieux et déesses 'barbares' de Polynésie)… C'est avec grand plaisir que je transcris quelques passages, parfois juste des petits extraits de poèmes, mais j'espère que l'esprit frondeur et sensuel de l'écrivain y subsistera.

QAÏN 

Silence ! Je revois l'innocence du Monde.
J’entends chanter encore aux vents harmonieux
Les bois épanouis sous la gloire des cieux ;
La force et la beauté de la terre féconde
En un rêve sublime habitent dans mes yeux. 

Le soir tranquille unit aux soupirs des-colombes, 
Dans le brouillard doré qui baigne les halliers, 
Le doux rugissement des lions familiers ;
Le terrestre Jardin sourit, vierge de tombes, 
Aux Anges endormis à l’ombre des palmiers. 

L’inépuisable joie émane de la Vie ;
L’embrassement profond de la terre et du ciel
Emplit d’un même amour le cœur universel ; 
Et la Femme, à jamais vénérée et ravie, 
Multiplie en un long baiser l’Homme immortel.

Et l’aurore qui rit avec ses lèvres roses,
De jour en jour, en cet adorable berceau, 
Pour le bonheur sans fin éveille un dieu nouveau ;
Et moi, moi, je grandis dans la splendeur des choses, 
Impérissablement jeune, innocent et beau ! P. 36 - 37


L’ECCLÉSIASTE 

[…]
"L'Ecclésiaste a dit : Un chien vivant vaut mieux 
Qu'un lion mort. Hormis, certes, manger et boire,
Tout n’est qu’ombre et fumée. Et le Monde est très vieux,
Et le néant de vivre emplit la tombe noire. 

Par les antiques nuits, à la face des cieux,
Du sommet de sa tour comme d’un promontoire,
Dans le silence, au loin laissant planer ses yeux,
Sombre, tel il songeait sur son siège d’ivoire. 

Vieil amant du soleil, qui gémissais ainsi, 
L’irrévocable mort est un mensonge aussi. 
Heureux qui d’un seul bond s’engloutirait en elle ! 

Moi, toujours, à jamais, j’écoute, épouvanté, 
Dans l’ivresse et l’horreur de l’immortalité, 
Le long rugissement de la Vie éternelle. […] P. 59


LE CŒUR DE HIALMAR

[…]
Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures. 
J’ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil.  
Vas fait mon temps. Buvez, ô loups, mon 
Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,
Je vais m’asseoir parmi les Dieux, dans le soleil ! P. 85


LE MASSACRE DE MONA 

[…]
Ô jours heureux ! Ô temps sacrés et pacifiques ! 
Voix mâles qui chantiez sous les chênes mouvants. 
Beaux hymnes de la mer, doux murmures des vents, 
Salut ! Soleils féconds des siècles magnifiques !
Salut ! Cieux où les morts conviaient les vivants ! […] P.120


LA FORÊT VIERGE 

Depuis le jour antique où germa sa semence, 
Cette forêt sans fin, aux feuillages houleux, 
S'enfonce puissamment dans les horizons bleus 
Comme une sombre mer qu’enfle un soupir immense.

Sur le sol convulsif l’homme n’était pas né 
Qu’elle emplissait déjà, mille fois séculaire, 
De son ombre, de son repos, de sa colère, 
Un large pan du globe encore décharné. 

Dans le vertigineux courant des heures brèves, 
Du sein des grandes eaux, sous les cieux rayonnants,
Elle a vu tour à tour jaillir des continents 
Et d’autres s’engloutir au loin, tels que des rêves.   

Les étés flamboyants sur elle ont resplendi,
Les assauts furieux des vents l’ont secouée, 
Et la foudre à ses troncs en lambeaux s’est nouée ;
Mais en vain : l’indomptable a toujours reverdi. 

Elle roule, emportant ses gorges, ses cavernes, 
Ses blocs moussus, ses lacs hérissés et fumants 
Où, par les mornes nuits, geignent les caïmans 
Dans les roseaux bourbeux où luisent leurs yeux ternes ; 

Ses gorilles ventrus hurlant à pleine voix, 
Ses éléphants gercés comme une vieille écorce, 
Qui, rompant les halliers effondrés de leur force, 
S’enivrent de l’horreur ineffable des bois ; 

Ses buffles au front plat, irritables et louches. 
Enfouis dans la vase épaisse des grands trous, 
Et ses lions rêveurs traînant leurs cheveux roux 
Et balayant du fouet l’essaim strident des mouches ; 

Ses fleuves monstrueux, débordants, vagabonds, 
Tombés des pics lointains, sans noms et sans rivages, 
Qui versent brusquement leurs écumes sauvages 
De gouffre en gouffre avec d’irrésistibles bonds. 

Et des ravins, des rocs, de la fange, du sable,
Des arbres, des buissons, de l’herbe, incessamment 
Se prolonge et s’accroît l’ancien rugissement 
Qu’a toujours exhalé son sein impérissable. 

Les siècles ont coulé, rien ne s’est épuisé, 
Rien n’a jamais rompu sa vigueur immortelle ; 
Il faudrait, pour finir, que, trébuchant sous elle, 
La terre s’écroulât comme un vase brisé. 

Ô forêt ! Ce vieux globe a bien des ans à vivre ; 
N'en attends point le terme et crains tout de demain, 
Ô mère des lions, ta mort est en chemin, 
Et la hache est au flan de l'orgueil qui t’enivre. 

Sut cette plage ardente où tes rudes massifs. 
Courbant le dôme lourd de leur verdeur première, 
Font de grands morceaux d’ombre entourés de lumière 
Où méditent debout tes éléphants pensifs ;

Comme une irruption de fourmis en voyage 
Qu’on écrase et qu’on brûle et qui marchent toujours, 
Les flots t’apporteront le roi des derniers jours, 
Le destructeur des bois, l’homme au pâle visage. 

Il aura tant rongé, tari jusqu’à la fin 
Le Monde où pullulait sa race inassouvie,
Qu’à ta pleine mamelle où regorge la vie
Il se cramponnera dans sa soif et sa faim. 

Il déracinera tes baobabs superbes,
Il creusera le lit de tes fleuves domptés ; 
Et tes plus forts enfants fuiront épouvantés 
Devant ce vermisseau plus frêle que tes herbes. 

Mieux que la foudre errant à travers tes fourrés,
Sa torche embrasera coteau, vallon et plaine ;
Tu t’évanouiras au vent de son haleine ; 
Son œuvre grandira sur tes débris sacrés. 

Plus de fracas sonore aux parois des abîmes ; 
les rires, des bruits vils, des cris de désespoir. 
Entre des murs hideux un fourmillement noir ; 
Plus d’arceaux de feuillage aux profondeurs sublimes. 

Mais tu pourras dormir, vengée et sans regret, 
Dans la profonde nuit où tout doit redescendre :
Les larmes et le sang arroseront ta cendre, 
Et tu rejailliras de la nôtre, ô forêt ! P. 166


LES MONTREURS 

Tel qu’un morne animal, meurtri, plein de poussière, 
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d’été. 
Promène qui voudra son cœur ensanglanté 
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière ! 

Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété, 
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière, 
Déchire qui voudra la robe de lumière 
De la pudeur divine et de la volupté.
 
Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire, 
Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire, 
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal, 

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées, 
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées. P. 192


LE CORBEAU 

[…]
Qui sait combien dura ce long sommeil sans trêve ? 
Mais qu’est-ce que le temps, sinon l’ombre d’un rêve? […] P. 229

AUX MODERNES

Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,

Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,

Châtrés dès le berceau par le siècle assassin

De toute passion vigoureuse et profonde.

Votre cervelle est vide autant que votre sein,

Et vous avez souillé ce misérable Monde

D'un sang si corrompu, d'un souffle si malsain,

Que la mort germe seule en cette boue immonde.

Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin

Où, sur un grand tas d'or vautrés dans quelque coin,

Ayant rongé le sol nourricier jusqu'aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,

Noyés dans le néant des suprêmes ennuis, 

Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches. P. 290


BOUM ! Prends ça dans ta gueule sale connard de capitaliste ! 

SOLVET SECLUM (ce siècle se dissoudra)

Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants ! 

Blasphèmes furieux qui roulez par les vents, 
Cris d’épouvante, cris de haine, cris de rage, 
Effroyables clameurs de l’éternel naufrage, 
Tourments, crimes, remords, sanglots désespéré,
Esprit et chair de l’homme, un jour vous vous tairez ! 
Tout se taira, dieux, rois, forçats et foules viles,
Le rauque grondement des bagnes et des villes, 
Les bêtes des forêts, des monts et de la mer, 
Ce qui vole et bondit et rampe en cet enfer, 
Tout ce qui tremble et fuit, tout ce qui tue et mange,
Depuis le ver de terre écrasé dans la fange 
Jusqu’à la foudre errant dans l’épaisseur des nuits ! 
D’un seul coup la nature interrompra ses bruits. 
Et ce ne sera point, sous les cieux magnifiques, 
Le bonheur reconquis des paradis antiques 
Ni l’entretien d’Adam et d’Ève sur les fleurs, 
Ni le divin sommeil après tant de douleurs ; 
Ce sera quand le Globe et tout ce qui l’habite, 
Bloc stérile arraché de son immense orbite, 
Stupide, aveugle, plein d’un dernier hurlement, 
Plus lourd, plus éperdu de moment en moment, 
Contre quelque univers immobile en sa force 
Défoncera sa vieille et misérable écorce, 
Et, laissant ruisseler, par mille trous béants,
Sa flamme intérieure avec ses océans,  
Ira fertiliser de ses restes immondes 
Les sillons de l'espace où fermentent les mondes. P. 294


Ses deux derniers poèmes, sont vraiment très forts, comme des rêves prémonitoires et visionnaires ou des cauchemars contemporains. Ils sont simples, évidents et tout y est dit : ça coule de source !


– LIVRE : POÈMES ANTIQUES, LECONTE DE LISLE

On sent très fortement, dans ces Poèmes Antiques, la fin d'un Monde, des Mondes ! La mort et la disparition du sensuel, l'évaporation en fin de journée de l'amour, de la chaleur, de la lumière et l'entrée dans une Nuit sombre, tourmentée, angoissante, mortelle et absurde. C'est un peu la fin des innocences des Douanier Rousseau, des beaux dessins préhistoriques, des tableaux-fleurs de Séraphine de Senlis, ou des jungles indiennes… Qui s'en vont et disparaissent, cahin-caha, avec la déspiritualisation anihilisatrice exécrable du Monde sensible et serein : celui qui va de soi, qui coule de source, de manière simple, ordinaire et évidente sous les Astres et les Arbres non vaincus et non humiliés par l'Homme et ses sociétés vulgaires. Re-créations de mondes engloutis et perdus à jamais, non plus en nous-même personnellement - mais dans l'enfance d'une humanité commune, espérante et sensible, à jamais disparue… Merci au poète Leconte de Lisle pour avoir su nous faire revivre et nous remémorer tous ces beaux moments et ces souvenirs oubliés et vaincus mais réactivés grâce à sa poésie infinie, régénératrice et généreuse ! 

Pour introduction et comme amuse-bouches :

« La matrice du Monde est mon Illusion. | Ô Brahma ! Toute chose est le rêve d’un rêve. | L'esprit ne sait plus rien des sens ni de soi-même. | Éros, Éros, dompteur du Monde ! »

« Il nous faut des formes palpitantes, de printanières églogues, des arbres qui soupirent d'amour, des mousses qui frémissent de plaisir… »  L'Artiste, Henry Vermot, 25 mai 1845, P. 373

LA MORT DE VALMIKI* 

Valmiki, le poète immortel, est très vieux. 
[…] 

Le temps coule, la vie est pleine, l’œuvre est faite. 
[…] 

L’homme impassible voit cela, silencieux. 

La Lumière sacrée envahit terre et cieux ; 
Du zénith au brin d’herbe et du gouffre à la nue, 
Elle vole, palpite, et nage et s’insinue, 
Dorant d’un seul baiser clair, subtil, frais et doux, 
Les oiseaux dans la mousse, et, sous les noirs bambous,
Les éléphants pensifs qui font frémir leurs rides 
Au vol strident et vif des vertes cantharides, 
Les Radjahs et les chiens, Richis et Parias,
Et l’insecte invisible et les Himalayas. 
Un rire éblouissant illumine le Monde. 
L’arôme de la Vie inépuisable inonde 
L’immensité du rêve énergique où Brahma
Se vit, se reconnut, resplendit et s’aima. 

L’âme de Valmiki plonge dans cette gloire. 
[…]

Le soleil grandit, monte, éclate, et brûle en paix. 

Une muette ardeur, par effluves épais, 
Tombe de l’orbe en flamme où tout rentre et se noie,
Les formes, les couleurs, les parfums et la joie 
Des choses, la rumeur humaine et le soupir 
De la mer qui halète et vient de s’assoupir. 
Tout se tait. L’Univers embrasé se consume. 
Et voici, hors du sol qui se gerce et qui fume, 
Une blanche fourmi qu’attire l’air brûlant ;
Puis cent autres, puis mille et mille, et, pullulant
Toujours, des millions encore, qui, sans trêves 
Vont à l’assaut de l’homme absorbé dans son rêve, 
Debout contre le tronc du vieil arbre moussu,
Et qui s’anéantit dans ce qu’il a conçu. 

L'esprit ne sait plus rien des sens ni de soi-même.

Et les longues fourmis, traînant leur ventre blême,
Ondulent vers leur proie inerte, s’amassant,
Circulant, s’affaissant, s’enflant et bruissant
Comme l’ascension d’une écume marine. 
Elles couvrent ses pieds, ses cuisses, sa poitrine, 
Mordent, rongent la chair, pénètrent par les yeux
Dans la concavité du crâne spacieux, 
S’engouffrent dans la bouche ouverte et violette, 
Et de ce corps vivant font un roide squelette 
Planté sur l’Himavat comme un Dieu sur l'autel, 
Et qui fut Valmiki, le poète immortel, 
Dont l’âme harmonieuse emplit l’ombre où nous sommes 
Et ne se taira plus sur les lèvres des hommes. P. 58 - 60

* Vālmīki, signifie Fils de la termitière, est un poète indien légendaire et auteur du Rāmāyana, racontant l'épopée du prince Rāma parti à la recherche de Sītā. Cette œuvre monumentale est l'un des joyaux de la littérature indienne antique et on date ce poème du début de l'ère chrétienne. (Wiki)

Gaston Paris adopte la théorie selon laquelle les grandes épopées n’ont pas été écrites par des « auteurs » au sens moderne du mot, mais par des hommes qui, « doués de facultés créatrices », combinèrent des légendes nées spontanément dans le peuple. Il considère qu’Homère et Valmiki ne sont que des « hommes symboliques, créés par l’imagination de tout un peuple » P. 329  


ÇUNACÉPA 

Va ! Le monde est un songe et l’homme n’a qu’un jour,
Et le néant divin ne connaît pas l’amour ! P. 77 […]

Aussitôt dans la nue, un bruit éclatera 
Terrible, et tes liens se briseront d’eux-mêmes ;
Et les hommes fuiront, épouvantés et blêmes ; 
Et le sang d’un cheval calmera les Dêvas ; 
Et si tu veux souffrir encore, tu vivras ! 
Adieu. Je vais rentrer dans l’éternel silence,
Comme une goutte d’eau dans l’Océan immense ! P. 78


LA VISION, DE BRAHMA 

Tandis qu’enveloppé des ténèbres premières, 
Braham cherchait en soi l’origine et la fin, 
La Mâyâ le couvrit de son réseau divin. 
Son cœur sombre et froid se fondit en lumières. […]

Sur sa couche semblable à l'écume du lait,
Il vit Celui que nul n’a vu, l’Âme des âmes. 
Tel qu’un frais nymphéa dans une mer de flammes 
D’où l’Être en millions de formes ruisselait :

Hâri, le réservoir des inertes délices,
Dont le beau corps nageait dans un rayonnement, 
Qui méditait le Monde, et croisait mollement
Comme deux palmiers d’or ses vénérables cuisses. […]

A ses reins verdoyaient des forêts de bambous ; 
Des lacs étincelaient dans ses paumes fécondes :
Son souffle égal et pur faisait rouler les mondes
Qui jaillissaient de lui pour s’y replonger tous.  

Un Açvatha touffu l’abritait de ses palmes ; 
Et, dans la bienheureuse et sainte Inaction, 
II se réjouissait de sa perfection. 
Immobile, les yeux resplendissants, mais calmes, 

Qu'il était aimable à voir, l’Être parfait, 
Le Dieu jeune, embelli d’inexprimables charmes,
Celui qui ne connaît les désirs ni les larmes,  
Par qui l'Insatiable est enfin satisfait ! 

Comme deux océans, troubles pour les profanes. 
Mais, pour les cœurs pieux, miroirs de pureté, 
Abîmes de repos et de sérénité. 
Que ses yeux étaient doux, qu’ils étaient diaphanes! 

À son ombre, le sein parfumé de çantal. 
Mille vierges, au fond de l’étang circulaire, 
Semblaient, à travers l’onde inviolée et claire, 
Des colombes d’argent dans un nid de cristal. […]

Et la Terre étalait ses végétations
Où tigres et pythons poursuivaient les gazelles,
Et ses mille cités où les races mortelles
Germaient, mêlant le rire aux lamentations. 

Mais Brahma, dès qu’il vit l'Être-principe en face,
Sentit comme une force irrésistible en lui, 
Et la concavité de son crâne ébloui 
Reculer, se distendre, et contenir l’espace. 

Les constellations jaillirent de ses yeux ; 
Son souffle condensa le monceau des nuées ; 
Il entendit monter les sèves déchaînées 
Et croître dans son sein l’Océan furieux. 

Sagesse et passions, vertus, vices des hommes, 
Désirs, haines, amours, maux et félicité, 
Tout rugit et chanta dans son cœur agité ;
Il ne dit plus : Je suis ! Mais il pensa : Nous sommes ! […]

Qui suis-je ? Réponds-moi, Raison des Origines !
Suis-je l’âme d’un Monde errant par l’infini,
Ou quelque antique Orgueil, de ses actes punis, 
Qui ne peut remonter à ses sources divines ? […]

Et voici qu’une Voix grave, paisible, immense, 
Sans échos, remplissant les sept sphères du ciel, 
La voix de l'lncréé parlant à l'Étenel, 
S’éleva sans troubler l’ineffable silence. […]

Et cette Voix disait : — Si je gonfle les mers, 
Si J’agite les cœurs et les intelligences, 
J'ai mis mon Énergie au sein des Apparences, 
Et durant mon repos j’ai songé l’Univers. […]

Toute chose depuis fermente, vit et s’achève ;
Mais rien n'a de substance et de réalité,
Rien n’est vrai que l’unique et morne Éternité :
Ô Brahma ! Toute chose est le rêve d’un rêve. 

La Mâyâ dans mon sein bouillonne en fusion, 
Dans son prisme changeant je vois tout apparaître ;
Car ma seule Inertie est la source de l’Être :
La matrice du monde est mon Illusion. P. 82 - 86


HYPATIE 

Au déclin des grandeurs qui dominent la terre, 
Quand les cultes divins, sous les siècles ployés. 
Reprenant de l’oubli le sentier solitaire, 
Regardent s’écrouler leurs autels foudroyés ; […]

Pour un destin meilleur qu’un autre siècle naisse
Et d’un Monde épuisé s’éloigne sans remords
Fidèle au songe heureux où fleurit sa jeunesse,
Il entend tressaillir la poussière des morts. […]

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! L’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros. 

Les Dieux sont en poussière et la terre est muette : 
Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté. 
Dors ! Mais, vivante en lui, chante au cœur du poète 
L’hymne mélodieux de la sainte Beauté ! 

Elle seule survit, immuable, étenelle. 
La mort peut disperser les univers tremblants, 
Mais la Beauté flamboie, et tout renaît en elle. 
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs ! P. 90 - 92



HÉLÈNE 

PARIS 

[…]
Et, muette toujours, du triomphe assurée, 
Elle sourit d’orgueil dans sa beauté sacrée. 
Un nuage à sa vue appesantit mes yeux,
Car la sainte Beauté dompte l'homme et les Dieux ! P. 112  […]

DÉMODOCE 

Toi, par qui la terre féconde 
Gémit sous un tourment cruel, 
Éros, dominateur du ciel, 
Éros, Éros, dompteur du monde ! 
Par delà les flots orageux, 
Par delà les sommets neigeux, 
Plus loin que les plaines fleuries 
Où les Nymphes, des Dieux chéries, 
Mêlent leurs danses et leurs jeux, 
Tu touches à tous les rivages ; 
Tu poursuis dans les bois sauvages 
Les chasseresses aux pieds prompts ;
Tu troubles l’équité des sages 
Et tu découronnes leurs fronts ! 
L'épouse dans son cœur austère, 
Durant le silence des nuits, 
Sent glisser ton souffle adultère,
Et sur sa couche solitaire 
Rêve, en proie aux brûlants ennuis. 
Tout mortel aux jours éphémères. 
De tes flèches sans cesse atteint, 
A versé des larmes amères. 
Jamais ta fureur ne s’éteint, 
Jamais tu ne fermes tes ailes. 
Tu frappes, au plus haut des cieux, 
Les palpitantes Immortelles 
D'un trait certain et radieux, 
Et, réglant l’Éther spacieux, 
Présidant aux lois éternelles, 
Tu sièges parmi les grands Dieux, 
Toi, par qui la terre féconde 
Gémit sous un tourment cruel, 
Eros, Eros, dompteur du monde, 
Eros, dominateur du ciel ! P. 125 - 126


KHIRÔN

J'irai mêler mon ombre au vain peuple des Morts, 
E l’antique Chasseur des forêts centenaires 
Poursuivra dans l’Hadès les cerfs imaginaires ! P. 212


MIDI*

Midi, Roi des étés, épandu sur la plaine. 
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu. 
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine,
La Terre est assoupie en sa robe de feu. 

L’étendue est immense, et les champs n’ont point d’ombre.
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre, 
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos. 

Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la Terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du Soleil. 

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante, 
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux. 

Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes, 
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes 
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais. 

Homme, si, le cœur plein de joie ou d’amertume, 
Tu passais vers midi dans les champs radieux, 
Fuis ! la Nature est vide et le Soleil consume 
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux. 

Mais si, désabusé des larmes et du rire, 
Altéré de l’oubli de ce Monde agité, 
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire, 
Goûter une suprême et morne volupté, 

Viens! Le Soleil te parle en paroles sublimes ; 
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes, 
Le cœur trempé sept fois dans le Néant divin. P. 277 - 278

* Sainte-Beuve écrit : « C’est la gravité d’un paysage de Poussin, avec plus de lumière. » Et Marthe Vuille explique de façon suggestive que Midi remplace le mouvement de la lumière (la course du soleil) par la peinture de l'état de chaleur : « L'espace visible à l’infini représente l’immobilisation du mouvement même, la fixation du temps qui ne peut être capté qu’en étant ainsi arrêté et solidifié. » Notes p. 382


DIES IRAE (JOUR DE COLÈRE)

L'Esprit ne descend plus sur la race choisie ; 
II ne consacre plus les Justes et les Forts. 
Dans le sein desséché de l’immobile Asie 
Les soleils inféconds brûlent les germes morts. 

Les Ascètes, assis dans les roseaux du fleuve, 
Écoutent murmurer le flot tardif et pur. 
Pleurez, Contemplateurs ! Votre sagesse est veuve :
Viçnou ne siège plus sur le Lotus d’azur. 

L’harmonieuse Hellas, vierge aux tresses dorées, 
À qui l’amour d’un monde a dressé des autels, 
Gît, muette à jamais, au bord des mers sacrées, 
Sur les membres divins de ses blancs Immortels. 

Plus de charbon ardent sur la lèvre-prophète ! 
Adônaï, les vents ont emporté ta voix ;
Et le Nazaréen, pâle et baissant la tête, 
Pousse un cri de détresse une dernière fois. 

Figure aux cheveux roux, d’ombre et de paix voilée. 
Errante au bord des lacs sous ton nimbe de feu, 
Salut ! L’Humanité, dans ta tombe scellée, 
Ô jeune Essénien, garde son dernier Dieu ! 

Et l’Occident barbare est saisi de vertige. 
Les âmes sans vertu dorment d’un lourd sommeil,
Comme des arbrisseaux, viciés dans leur tige, 
Qui n’ont verdi qu’un jour et n’ont vu qu’un soleil. […]

Où sont nos lyres d’or, d’hyacinthe fleuries,
Et l’hymne aux Dieux heureux et les vierges en chœur, 
Eleusis et Délos, les jeunes Théories, 
Et les poèmes saints qui jaillissent du cœur ? 

Où sont les Dieux promis, les formes idéales, 
Les grands cultes de pourpre et de gloire vêtus, 
Et dans les cieux ouvrant ses ailes triomphales 
Blanche ascension des sereines Vertus ? 

Les Muses, à pas lents, Mendiantes divines, 
S’en vont par les cités en proie au rire amer. 
Ah ! C’est assez saigner sous le bandeau d’épines, 
Et pousser un sanglot sans fin comme la Mer ! 

Oui ! Le Mal éternel est dans sa plénitude ! 
L’air du siècle est mauvais aux esprits ulcérés. 
Salut ! Oubli du monde et de la multitude ! 
Reprends-nous, ô Nature, entre tes bras sacrés […]

Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface, 
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé ; 
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace, 
Et rends-nous le repos que la vie a troublé !  P. 293 - 295


NOTES : DÉSTRUCTURATION & DÉCONSTRUCTION DE LA CHRÉTIENTÉ

Dans la Préface de ses Poèmes et Poésies, Leconte de Lisle (1818 - 1894) formule définitivement son idéal religieux de la Beauté Grecque. Il ose écrire : « Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la Poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain… En fait d’Art original le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates ; le cycle chrétien tout entier est barbare. Dante, Shakespeare et Milton n’ont prouvé que la force de leur esprit individuel ; leur langue et leurs conceptions sont barbares… La sculpture s’est arrêtée à Phidias et à Lysippe.» […]
« Hypathie est la muse de Leconte de Lisle, écrit Théophile Gautier. Elle représente admirablement le sens de son inspiration. Il a, comme elle, le regret des Dieux superbes, les plus parfaits symboles de la Beauté, les plus magnifiques personnifications des forces naturelles, qui, n'ayant plus de temples ni d'admirateurs règne encore sur le monde par la pureté de la forme. »
Et Leconte de Lisle aperçoit, si réellement, sous les traits d'Hypathie, l'Idéal d'ordre et de perfection harmonieuses par lesquelles il est jamais conquis, qu'il lui arrivera, de ressusciter une seconde fois la noble païenne, afin de la mettre aux prises avec l'esprit du Christianisme, incarné dans un Evêque fanatique. Mai, à cette minute, il se contente d'élever son esprit vers celle qui, d'un pan de sa robe pieuse « couvrit la tombe auguste où s'endormait ses Dieux. » Il l'aperçoit, debout, sous les portiques sacrés, où les philosophes rêvèrent ; sur ses lèvres, l'abeille attique chante ; les immortels trahis palpitent dans son sein » ; pour l'avoir maudite et frappée le « Galiléen » est traité de « vil ».
C’est la seule fois, dans l’œuvre entière de Leconte de Lisle où, la personne du Christ est, passionnément, confondue avec les abus que l’évolution historique apporta dans l’enseignement évangélique. C’est que le poète est vraiment palpitant en face de cette révolution, à ses yeux impie, qui, au culte de la Beauté et de la Joie vient substituer, pour l’humanité, l’ivresse de la Souffrance. Là est l’explication de l’orgueilleuse fierté avec laquelle il s’écrie devant le cadavre de cette vierge qui mourut pour n’avoir pas voulu se détacher du rêve hellénique : 

HYPATHIE

« Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! L’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros. »

Essai sur Leconte De lisle, Jean Dornis

 

« Tu ne trouveras nul repos pendant de longues années d’éternité,
Pour avoir tué un oiseau amoureux et sans méfiance ! »


Brahamâ apprend que les questions sont inutiles, le monde n'est que l’effet d'une illusion, et que tout, y compris l’Être suprême, se résume en néant. P. 336

PSYCHÉ 

Le plaisir tombe en toi comme un fleuve à la mer. 
Sans te remplir, ô cœur ! il y devient amer. 

BHAGAVAT 

Puissé-je, libre enfin de ce désir amer, 
M’ensevelir en toi comme on plonge à la mer !  P. 327

 

HYPATIE ET CYRILLE 

Le poème expose clairement les idées-forces de Leconte de Lisle concernant les religions : la religion est le concentré d'une civilisation, le sentiment religieux va de pair avec le sentiment social et politique, l'histoire consiste en une succession d’actes de violence où le remplacement d’une religion par une autre illustre celui d’une civilisation— et souvent d’une race — par une autre, et le vaincu valait mieux que son vainqueur ; au niveau particulier, le polythéisme grec valait infiniment mieux que le christianisme, et avec la civilisation grecque c’est l’âge d’or qui s’est évanoui. P. 379


AU SUJET DES POÈMES BARBARES 

LECONTE DE LISLE VU PAR BAUDELAIRE

Maïs Théophile Gautier donne au détail un relief plus vif et une couleur plus allumée, tandis que Leconte de Lisle s'attache surtout à l'armature philosophique. Tous deux ils aiment l'Orient et le desert ; tous deux ils admirent le repos comme un principe de beauté. Tous deux ils inondent leur poésie d’une lumière passionnée, plus pétillante chez Théophile Gautier, plus reposée chez Leconte de Lisle. Tous deux sont également indifférents à toutes les piperies humaines et savent, sans effort, n'être Jamais dupes. Il y a encore un autre homme, mais dans un ordre différent que l'on peut nommer à côté de Leconte de Lisle, c’est Ernest Renan. Malgré la diversité qui les sépare, tous les esprits clairvoyants sentiront cette comparaison. Dans le poète comme dans le philosophe, je trouve cette ardente mais impartiale curiosité des religions et ce même esprit d'amour universel, non pour l’humanité prise en elle-même, mais pour les plus vif mais pour les différentes formes dont l'homme a, suivant les âges et les climats, revêtu la beauté et la vérité. Chez l’un non plus que chez l'autre, jamais d’absurde impiété. Peindre en beaux vers, d’une nature lumineuse et tranquille, les manières diverses suivant lesquelles l’homme a, jusqu’à présent, adoré Dieu et cherché le beau, tel a été, autant qu’on en peut juger par son recueil le plus et cherché le beau, tel a été, autant qu’on en peut juger par son recueil le plus complet le but que Leconte de Lisle a assigné à sa poésie. […]
Peu à peu, son humeur voyageuse l’entraîna vers des mondes de beauté plus mystérieux. La part qu’il a faite aux religions asiatiques est énorme, et c'est là qu'il a versé à flots majestueux son dégoût naturel pour les choses transitoires, pour le badinage de la vie, et son amour infini pour l'immuable, pour l'éternel, pour le Divin Néant. […]

D’autres fois, avec une soudaineté de caprice apparent, il émigrait vers les neiges de la Scandinavie et nous racontait les divinités boréales, culbutées et dissipées comme des brumes par le rayonnant enfant de la Judée. Mais quelles que soient la majesté d’allures et la solidité de raison que Leconte de Lisle a développées dans ces sujets si divers, ce que je préfère parmi ses œuvres, c’est un certain filon tout nouveau qui est bien à lui et qui n’est qu’à lui. Les pièces de cette classe sont rares, et c’est peut-être parce que ce genre était son genre le plus naturel, qu’il l’a plus négligé. Je veux parler des poèmes, où, sans préoccupation de la religion et des formes successives de la pensée humaine, le poète a décrit la beauté, telle qu’elle posait pour son œil original et individuel : les forces imposantes, écrasantes de la nature ; la majesté de l’animal dans sa course ou dans son repos ; la grâce de la femme dans les climats favorisés du soleil, enfin la divine sérénité du désert ou la redoutable magnificence de l’Océan. Là, Leconte de Lisle est un maître et un grand maître. Là, la poésie triomphante n’a plus d’autre but qu’elle-même. Les vrais amateurs savent que je veux parler de pièces telles que les Hurleurs, les Éléphants, le Sommeil du condor, etc., telles surtout que le Manchy, qui est un chef-d’œuvre hors ligne, une véritable évocation, où brillent, avec toutes leurs grâces mystérieuses, la beauté et la magie tropicales, dont aucune beauté méridionale, grecque, italienne ou espagnole, ne peut donner l’analogue. Revue fantaisiste, Charles BAUDELAIRE, 1861. P. 308 - 309


LECONTE DE LISLE VU PAR FLAUBERT 

Oui, l'humanité tourne au bête. Leconte a raison ; il nous a formulé cela 
d'une façon que je n'oublierai jamais, les rêveurs du moyen âge étaient   
d'autres hommes que les actifs des temps modernes. P. 313

Le sieur Delisle me plaît, d'après ce que tu m’en dis. J'aime les gens tranchants et énergumènes. On ne fait rien de grand sans le fanatisme. Le fanatisme est la religion ; et les philosophes du XVIIIe siècle, en criant après l’un, renversaient l’autre, le fanatisme est la foi, la foi même, la foi ardente, celle qui fait des œuvres et agit. La religion est une conception variable, une affaire d’invention humaine, une idée enfin ; l'autre un sentiment. Ce qui a changé sur la terre, ce sont les dogmes, les histoires des Vischnou, Ormuzd, Jupiter, Jesus-Christ. Mais ce qui n'a pas changé, ce sont les amulettes, les fontaines sacrées, les ex-voto, etc… les brahmanes, les santons, les ermites, la croyance enfin à quelque chose de supérieur à la vie et le besoin de se mettre sous la protection de cette force. Dans l'Art aussi, c’est le fanatisme de l'Art qui est le sentiment artistique. P. 310

J'aime beaucoup Delisle pour son volume, pour son talent et aussi pour sa préface, pour ses aspirations. Car c’est par là que nous valons quelque chose, l'aspiration. Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme l'on juge d'avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers. Et c’est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l’art domestique, quoique j’en fasse. Mais c'est bien la dernière fois ; au fond cela me dégoûte. P. 311


CHOIX D'ÉPITAPHES POSSIBLES À METTRE SUR MA TOMBE QUAND JE SERAI MORT
(Il faut toujours mettre sur une tombe un peu de grandiloquence et de solennité, sinon, les vivants qui passent devant, n'en n'ont rien à foutre !)

 

KHIRÔN



J’irai mêler mon ombre au vain peuple des Morts, 
Et l’antique Chasseur des forêts centenaires 
Poursuivra dans l’Hadès les cerfs imaginaires ! P. 212


LES OISEAUX DE PROIE



Vous avez troublé mon rêve et ma joie 
Je tombe du ciel, et n’en puis mourir ! P. 262




NIOBÉ



Que la vie est trop courte à qui créait un monde !
Dans ta blancheur divine et ta sérénité, Tu briseras le marbre et l’immobilité. P 352


DANS LES POÈMES BARBARES




LES ASCÈTES

Nos biens étaient d’une heure, et l’âme est infinie ! P. 353



Qu'importe le réveil ! Le songe était sublime. P. 356


LE CŒUR DE HIALMAR



Je vais m'asseoir parmi les Dieux, dans le soleil ! P. 84




LE CORBEAU  



Mais qu'est-ce que le temps, sinon l'ombre d'un rêve ? (Celle-ci est vraiment sublime, ne me la piquez pas svp !) P. 349


– ARTICLE : AFTER IMPRESSIONISM REVIEW - RADICAL IDEAS AND ECSTATIC SEX FROM THE EDGE OF A NEW UNIVERSE PAR JONATHAN JONES, THE GARDIAN, 22.03.2023

National Gallery, Londres
Cézanne l'emporte sur Van Gogh, avec Picasso son élève révolutionnaire, dans cette passionnante ruée vers l'art moderne, réduisant 500 ans de tradition en éclats cubistes.

"Make it strange" est l'un des slogans du modernisme. L'exposition de la National Gallery intitulée "Après l'impressionnisme" rend l'art moderne lui-même étrange, en l'envisageant à partir du passé - les salons victoriens où cette révolution dans les arts a réellement commencé. C'est une exposition imparfaite, mais que j'ai eu du mal à quitter. L'art européen des années 1880 et 1890 se précipite vers le "moderne" sous vos yeux, mais s'enfonce aussi dans les recoins de la nostalgie et de la pastorale - et vous vous perdez, comme le veut le modernisme.

Il est possible de se frayer un chemin à travers l'exposition et de suivre l'autoroute du nouveau, en ignorant tous ces chemins de traverse. Il suffit de se précipiter de la montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, avec son champ hypnotique de taches brisées, hésitantes et obsessionnelles, maintenues par un intellect de fer, jusqu'au portrait de Wilhelm Uhde par Pablo Picasso en 1910. Cet écrivain et collectionneur est le dernier homme, le dernier bourgeois, dans le portrait révolutionnaire de Picasso. Ses traits caricaturaux, pincés et pudiques au-dessus d'un col rabattu, se désintègrent dans une caverne cristalline de structures invisibles rendues soudainement visibles. C'est le labyrinthe du "cubisme", qui trouve son origine dans l'analyse de la vision de Cézanne. C'est là qu'en 1910, l'art le plus radical se trouvait - au bord d'un univers quantique.

C'est Cézanne qui en est l'initiateur. Le plus grand choc de l'exposition est de constater à quel point il est plus sérieux que les deux autres héros supposés, Van Gogh et Gauguin. Oui, c'est vrai, il est meilleur que Van Gogh. C'est la conclusion évidente d'une exposition de cinq œuvres de chacun d'entre eux, placées l'une en face de l'autre. Les peintures de Vincent sont touchantes, intimes, mais traditionnelles par rapport au démantèlement de l'art et de la nature par Cézanne. Gauguin, quant à lui, est cassant et strident, son art essayant toujours trop d'être "mystérieux".

Picasso est l'élève doué que Cézanne n'a jamais rencontré. Pour s'en convaincre, il suffit de se rendre à la fin de l'exposition pour voir la Femme aux poires de Picasso, un portrait de son amante Fernande Olivier réalisé en 1909. S'agit-il d'un portrait ? La tête de Fernande est massive et industrielle. Telle une poutre tendue en spirale pour un monument moderniste, le tendon de son cou s'élance vers le haut en une courbe de torsion électrisante. Ses yeux sont des clous de diamant dans un visage aux lignes heurtées, ses cheveux sont un amas de croissants noirs. Pourtant, à côté de cet immense masque du nouvel âge, des poires simplifiées, parfaitement reconnaissables, sont posées sur une table. Ce sont des poires de Cézanne. Vous pouvez retourner dans la salle 2 et vérifier, en les comparant avec Les fruits du Sucrier, poires et nappe de Cézanne.

C'est le 50e anniversaire de la mort de Picasso. Le modernisme, ce mouvement qui cherchait à tout refaire dans l'art à partir d'un nouveau commencement primitif, appartient désormais à l'histoire, mais il ne vieillit pas. C'est parce qu'il démonte des siècles de tradition au nom d'une vérité plus fondamentale. Tous les artistes ici présents sont à la recherche de la vérité, même s'ils ne la trouvent pas tous.

Ils considèrent cette réalité humaine plus profonde, comme première. "Primitive", pour être exact. Le modernisme est né à l'époque de l'Empire Européen. De Tahiti, en 1892, Gauguin envoie au poète Stéphane Mallarmé une sculpture en bois nommée d'après le poème de Mallarmé L'après-midi d'un faune. Cet objet extraordinaire fusionne le mythe classique et les stéréotypes raciaux pour représenter un Polynésien aux jambes de bouc désirant une nymphe tahitienne. La clarté de Gauguin est irréprochable. L'Arcadie sensuelle évoquée par Mallarmé est un lieu réel du Pacifique, affirme Gauguin.

Alors même que l'Europe conquiert ou exploite une grande partie du monde dans les années 1800, l'art "primitif" qui afflue sur ses marchés prend une revanche esthétique. Les artistes le préféraient à leurs propres conventions "civilisées". Lorsque l'artiste belge James Ensor a représenté une variété de masques non européens dans L'étonnement du masque Wouse en 1889, la Belgique menait la plus brutale des entreprises coloniales au Congo, faisant travailler des milliers de personnes jusqu'à ce que mort s'ensuive. André Derain possédait un masque Fang d'Afrique centrale qui l'a directement influencé, ainsi que ses amis, dont Matisse et Picasso. Le tableau de Derain, La Danse, peint en 1906, représente des danseurs fantastiques, l'un avec un corps peint, l'autre avec un visage masqué et ombragé, un autre encore dans une robe grecque antique, dans un paradis doré où ils s'ébattent avec un abandon irrépressible.

Si les premiers modernes cherchaient à être "sauvages", ils aimaient aussi le sexe. C'est l'époque de Sigmund Freud. La Danse de Matisse - non, pas celle-là : qui sait quand l'un d'entre nous reverra son chef-d'œuvre à l'Ermitage ? - mais un relief en bois sculpté datant de 1907, libère une sexualité brute et extatique dans ses ébats sauvages. Et ce n'est là qu'une des explosions de nudité de l'exposition. À Berlin, l'accent a été mis sur la chair, sur des masses chancelantes et frémissantes. La Nana, Female Nude de Lovis Corinth semble avoir été laissée de côté lors de la récente exposition Lucian Freud dans ce même espace. Le Persée et Andromède de Corinth, dans lequel un chevalier en armure dévoile un nu féminin, ne semble peut-être pas très moderne, mais Wagner ne l'est pas non plus jusqu'à ce qu'on l'entende.

Pourquoi Degas fait-il partie de cette exposition alors que d'autres impressionnistes sont laissés pour compte ? Le sexe. Degas s'adonne à la perversion avec le meilleur, ou le pire. Face au nu tropical isolé et pensif de Gauguin, Jamais plus, on trouve sa peinture d'une femme perdue dans une extase rouge alors que ses longs cheveux sont peignés et le pastel d'un modèle nu recroquevillé en train de lire.

Il est dommage que Pissarro ne soit pas retenu, lui qui a travaillé en étroite collaboration avec Cézanne et qui, plus tard, a été l'un des pionniers du style divisionniste ou pointilliste. Il est tout aussi déconcertant que les essais convaincants de Seurat sur cet art de la perception occupent moins de place que les tentatives de Paul Signac de peindre à la chaîne. Et Munch est bizarrement placé dans la section Berlin, ce qui n'empêche pas The Death Bed de vous bouleverser le cœur.

Je pourrais continuer et me fâcher, mais ce serait passer à côté de l'essentiel. Car l'inégalité réside en partie dans la période elle-même. Ce que cette exposition révèle, c'est que le modernisme était une fin autant qu'un début. Cinq cents ans d'art pictural européen - la tradition même que la National Gallery expose - se brisaient et se décomposaient et ce qui est né à leur place était difficile, insaisissable, aussi intimidant et inéluctable que Picasso.

"After Impressionism : Inventing Modern Art" est à la National Gallery de Londres, du 25 mars au 13 août.

 

– LIVRE : JOURNAUX INDIENS, ALLEN GINSBERG (et à propos de l'Inde en général)

Je dois avouer bien humblement que c'est le premier livre que j'ai lu de Ginsberg. Je connaissais son œuvre de loin et en avais bien sûr entendu parler par son cher ami Jack Kerouac, dont j'ai lu presque tous les livres avec une préférence bien notée pour son fabuleux Clochards célestes. Lire le journal de Ginsberg rapportant ses voyages en Inde fut encore une fois, une révélation. Il faut croire que l'Inde recèle et regorge de secrets, de trésors intemporels tout à la fois sensuels, spirituels et mystiques. L'Inde me fascine aujourd'hui, par ses écrits multimillénaires comme les Upanishads (à lire absolument !) et comme elle a fasciné tant d'auteurs ayant écrit tellement de superbes livres dont la liste serait trop longue à énumérer ici. Mais j'ai déjà lu entre autres livres : Pierre Loti, citant les brahmanes hindous dans son livre L'Inde sans les Anglais comparant leur philosophie à la nôtre, en disant : « Notre philosophie (indienne) commence là, où la vôtre finit. » Il y a le livre D'Octavio Paz, Lueurs de l'Inde, bien sûr tous les livres d'Alexandra David Néel, comme L'Inde où j'ai vécu, Pasolini avec L'odeur de l'Inde, Alain Danielou, Mythes et dieux de l'Inde, Pablo Neruda, La solitude lumineuse et sans remonter jusqu'à l'Antiquité : le livre intéressant de l'auteur et aventurier portugais Pérégrination de Fernão Mendes Pinto au XVIe, puis les Voyages Tome III, Inde, Extrême-Orient et Soudan (et dont je lirai bientôt, je l'espère, les Tomes I et II) d'Ibn Battûta, explorateur et voyageur marocain du XIVe siècle, d'origine berbère… etc. etc.
D'où nous vient cette fascination visuelle, culturelle pour les rituels érotiques et sacrés de cet immense pays et ses innombrables cultures ? Peut-être tout bonnement et simplement parce qu'il semble ; pour nous occidentaux que les Indiens aient pu garder (pour l'instant) mais ça changera sans doute ; leur rapport intouché, inaltéré, inviolé, à la Vie, à la mort et aux Forces Vitales Cosmiques. Choses, faits et gestes que nous avons tous et toutes balayés en quelques siècles de nos us et coutumes occidentaux. De facto, ce pays serait le mélange insoluble et anachronique du présent, de notre contemporanéité et de notre Moyen Âge occidental. Moyen Âge auquel nous ne rendons d'ailleurs pas vraiment assez hommage et dont la ou les spiritualités perdurent, malgré le manque de rituels pratiqués et la 'mort' de Dieu, en Europe, dans les superbes Églises, Basiliques, Monastères et Cathédrales qui sont époustouflantes de lumière et de spiritualité… Cette fascination indienne, serait aussi sans doute pour ce que nous pensons être de L'IRRATIONNEL. Mais il n'y a d'irrationnel que relatif ; et tout savoir, toute science, toute tradition, toute culture peut sembler totalement irrationnelle, étrange et insensé a quelqu'un d'étranger et qui n'en a pas la pratique. Lire à ce sujet Nus, féroces et anthropophages d'Hans Staden qui voyagea au XVI siècle en Amérique du Sud et dont le navire, échoua près de l’île de Saint-Vincent au large du Brésil où il fut fait prisonnier par la tribu cannibale des tupinamba et qui devait finir mangé par ceux-ci. Alors, à l'aune de l'histoire, cinq siècles plus tard, il est normal que nous nous posions la véritable et essentielle question : qui étaient, furent et sont encore aujourd'hui, les plus grands cannibales de l'histoire : Les indiens tupinamba, pratiquant quelques sacrifices rituels de prisonniers annuellement ? Ou les chrétiens, avec leur foi inébranlable et qui au nom de Dieu perpétuèrent d'innombrables et insupportables ethnocides ? 
Par ailleurs, l'Inde semble avoir réussi ce pari d'allier le business le plus contemporain tout en sachant garder ses spiritualités traditionnelles vivantes. Mais pour encore combien de temps ? Est-ce que les grands champs de crémations de cadavres à Bénarès (Vânâraçî) - « Le vœu le plus cher pour un hindou est d’être incinéré à Bénarès et que ses cendres soient jetées ensuite au Gange, fleuve sacré de vie et d’espoir... Selon la mythologie hindoue, un corps brûlé ici échappe au cycle des renaissances, les cinq éléments dont il est composé retournent à leur place par le feu. » - Ces scènes de cadavres brûlants, que nous décrit si justement Ginsberg, seront-elles toujours visibles dans cinquante ans et non pas fermées, oblitérées ; rituels annulés comme également les splendides ablutions dans le Gange... Par des mesures d'hygiène et de salubrité publique, afin de ne pas 'choquer' les nouvelles hordes de touristes internationaux, aux yeux desquels l'image de la mort se réduit tout simplement à celle d'un cercueil de luxe, mis en terre dans un cimetière où les tombes sont alignées comme les chiffres de nos comptes en banque ?

L'intérêt de Ginsberg pour la spiritualité indienne et les transes ; pour les êtres humains et la compassion en général, nous émeut comme ses éjaculations dont il nous parle si librement. Il mélange dans ce livre et dans Howl, dont je parlerai par la suite, son désespoir absolu d'homme contemporain face et envers ce Grand Vide Existentiel, crée depuis l'arrivée du travail organisé industriellement par les société Capitalistes ou Communistes, peu importe, car le résultat est bien le même, c'est égal ! Et qui nous ont littéralement dépouillés de toute joie et de toute émotion autre qu'une immense fascination auto destructrice, suicidaire devant l'ampleur de l'œuvre dévastatrice des Hommes au cours des âges. Un grand merci à lui pour témoigner si modestement de ses aventures et aspirations spirituelles. On se sent vraiment en communion avec toutes ses expériences profondes, inviolables et intemporelles ; et devant les grands mystères Hindous.

RÊVE PRÉMONITOIRE, 7 NOVEMBRE 1961

- je me sens heureux, c'est comme un signe traversant ici la mort pour moi - la plaisanterie cosmique s’est réalisée avec bonheur - le monde des merveilles où l’Homme sait qu’il est dans un rêve -  P. 14


GRAFFITI DE CALCUTTA, NOVEMBRE 1966 

« Enlevez ces SATANIQUES moulins obscurs »

[…]
Chacun de tes nerfs est empli 
De fourmis blanches 
Dans les os & la chair & la moelle 
Venu avec l'âge vieil
Héritage boiteux
Du sang -
Dieu à ce moment je suis un 
Maître combattant pour 
Le combat du jour 
J’ai le droit éternel 
De l’irréalisable 
Arc classique - 
Bien que j’aie disparu il y a une éternité 
Des cieux -
Je suis ce Satan, le premier-né des cieux.

Poème de Shakti Chatterji, Traduction crue, transcription orale rapide P. 139 


DIMANCHE 25 NOVEMBRE 1962 - BUBANESWAR 

Ce matin sorti visiter de vieux temples - D’abord Parisuramahesvera qui ressemble encore aux roues en mouvement d’un tracteur flou - puis le « joyau » de Muktesvara fait le tour des murs à pied et regardé - puis Vitale ? c’est comme des noms de chapelles à Venise - Celles-ci dans des champs provinciaux comme les chapelles françaises ou belges - Nataraj dansant avec une érection aussi - Donc l’amant de Konerak est Nataraj, le Shiva dansant aux six bras - Ravanna secouant le Mt. Kailash ressemblant à un gros germe ou une araignée-matrice à cause du corps brisé seulement des pattes d’araignée à l’intérieur de la matrice des filles se précipitant dans les fenêtres de pierre de Chaitya - puis me suis rendu aux champs Brameshvara & autres Megeshvara avec des bassins au loin - toujours des filles & quelques amants nus avec le membre de l’homme dans le visage ou le cul ou la chatte des filles, très propre - bras cassés certains fondant comme des statues de glace, grès rouge - certains intacts avec tétons & couilles blanches ou rouges - les seins aussi - puis retour par le Bassin Bindu et vieux temples derrière la ville - herbe & pierre gris-noir surmontée par des lotus de pierre - Magnifiques Ganeshs roses aux oreilles en forme de feuille au tronc brisé & souris suppliante au pied du trône & gros ventre rond de Ganesh formant une protubérance à l’extérieur de sa niche - coupe pleine de bonbons & de rosaires & autres bras avec nœud & hachette brisés, le serpent du monde enroulé autour de ses épaules & de son ventre - bracelets de jambes comme des serpents - gros genoux du garçon éléphant - bébé - bébé Ganesh de pierre. P. 166 - 167

Tout ceci écrit dans le fracas du train & mes jambes croisées sur un drap, dans la lumière vive & le mouvement des valises sous les sièges - un vieillard dans la couchette obscure du bas dit Ram Ram d’une voix tremblante - pensé peu avant « le monde est beaucoup de choses à la fois & non pas une chose à la fois après une autre. » P. 175

 

18 DÉCEMBRE 1962 

Le présent est un sujet suffisant comme Cézanne « je tourne la tête de quelques centimètres à gauche ou à droite, & la composition change ». P. 212

 

19 DÉCEMBRE 1962

Pas même le destin, pas même l'Enfer sauf ce qu’est vraiment ceci 
Ma bouche sèche et je dois me lever & sortir dans
Le frais crépuscule pour pisser un coup 
Essayant d’écrire un poème - n’importe quoi,
Griffonnant dans un large livre de pages blanches,
Espérant que ma mort donnera un sens au chaos de ces notes - P. 215

Existence désespérée de l’Inde, répétant le nom du 
Seigneur dans le Kali Yuga, mendier sans 
Travail débranché de la fusée barrages qui
Craquent sur les pâtés de sable des océans
Torrentiels - 
Nous irons sur la lune avant que je meure, &
Peut-être mangerons du pain sur Saturne - 
Recevrons quelque message céleste par ondes radio
À Jodrell Bank - échappée dans l’esprit
Pour redisposer les molécules d’existence en une
Nouvelle Chine Kaléidoscope -
Verrons peut-être de beaux fronts et joues jaune,
De nouveaux ventres dominer les quatre 
Directions de l’espace & emplir le temps avec leur
Chow Mein au Porc frit - 
Même si tout le monde mange du Canard de Pékin
Avec de la sauce à l’orange, et a deux enfants 
La vie ne sera-t-elle pas aussi inutile que toujours ?
Mais je ne le saurais plus - ce que les autres devraient faire 
Du souffle vital, et des poumons et des testicules 
Que nous avons tous reçus -
Autrefois je pensais reconstruire le monde selon la
Suprême Réalité … P. 217

 

12 JANVIER 63, BÉNARÈS  

Mon royaume n'est pas de ce monde 
Rendez à César 

Jusqu’à ce que j’aie bâti Jérusalem 
Sur la verte et douce terre d’Angleterre. 

Si la chair ne meurt
Sur la croix 
Les bras de Chaitanya* levés, paumes dehors 
La petite statue de bois peint en jaune 
Remuant au-dessus de la porte - 
Vers le haut - renforcé par l’ombre qui bouge
Dans le sens opposé à ce que 
Tu croyais, ange 
La transcendance exige - ta crainte
D’être déchiqueté 
Dérivant entre les espaces de l’univers 
Sans Contrôle — la voiture capote
S’écrasant autour de ta tête - 
C’est tout, - chemise orange, nappe rouge,
Pagne rouge,
Main de chair écrit - 
Les nombreux bras roses de Vishnou tournent
Tenant haches et fleurs 
Se tenant sur un lotus orange 
Une sébile de plastique rouge -
Tête vomissant du feu. 
Les yeux du masque de plâtre blanc de Blake sont
Fermés. […]

Quelle lumière hors la vie ?
Est-Il dans ou hors de cette Masse 
D’images. 

* Chaitanya Mahaprabhu (1486 - 1533) est un philosophe et réformateur hindou, bengali et sanskrit.


13 JANVIER

Le feu complet est la mort. 
Ne point souper avec Landor Donne
Mais voir les yeux de Blake. 
Blake mon Guru. 

Les quatre visions différentes - pour finir, tandis que j’invoquais l’Esprit, marchant la nuit sur le Sentier devant la Nouvelle Bibliothèque dans 116 Street Columbia - pour finir avec une sensation de grouillement, d’horreur dans mon crâne & noir le ciel se refermant sur moi - inquiétante & horrible apparition de - quoi - de - rien de spécifiquement descriptible : Une sensation, qui était brusque, relative à la noire apparition grouillante du ciel - le ciel le lointain Univers lui-même -cependant il n’y avait rien d'apparent de physique grouillant dans le ciel. Mais le sentiment d’une présence vivante - Inquiétante, - une présence non humaine, implacablement étrangère - qui allait m'avaler - sur place -Semblable à cette vision 1948 au Ayahuasca et à ses horreurs au Pérou la nuit de l’étoile filante & du Dieu-boulette. 
Depuis lors le dernier Signe de Blake ou de quoi que ce soit ainsi nommé à l’époque de 1948 -  Peut-être schématisé pour indiquer les limites de la perception humaine - au-delà de cela - passant la frontière du non-humain - Si vous voulez voir ça - C’est sérieux - peut-être la mort - naturellement - étant au-delà de la nature de la perception mentale de la chair - me disant peut-être ainsi - « un signe » - de la fermer & de vivre dans la forme temporaire actuelle - voilà tout ce que la forme peut  être, ce qu'elle est en ce moment - jusqu’à ce que littéralement elle meurt. Après ça c’est une autre affaire, incompréhensible à ce qui ne comprend que l’univers charnel - chair n’est pas le mot - Corps -


BÉNARÈS

Promenade cet après-midi le long des paliers de crémation, la beauté de la nudité qui se baigne en foule, buffles lavés par un dresseur mince en pagne - Ghât de Manikarnika de nouveau après plusieurs semaines - la tête détachée d’un homme d’une quarantaine d'années - en train de brûler, des jus rouges dégouttant du nez ou de l’œil, coulant sur la joue, s’égouttant de l’oreille toute rouge incandescente - cuir chevelu ouvert & crâne couleur crème encore lisse & sec dans la chaleur apparaissant à travers la chevelure noircie - et plus loin, sur un autre bûcher, un gros morceau de viande & d’os noircis comme du caoutchouc long d’une trentaine de cm, tout ce qui restait du corps (probablement épine dorsale & cuisse ?) poussé avec des perches - une nymphe peterpan avec des haillons bruns cuisait ses liquides dans une boîte de conserves sur les cendres blanches d’un trou abandonné - remuant les cendres autour de la boîte avec un bâton - pieds nus - l'ai déjà vue - je regardais pour voir si ses seins étaient couverts - oui - avec un carré de toile pendant à son épaule.
Rêve - Il y a plusieurs nuits silhouette énorme des 2 pouces de Swami Satyananda. P. 246 - 247


11 JANVIER 1963

Une Poésie Naturelle - le problème est d’écrire une Poésie qui soit, qui sonne d’une manière naturelle, pas contrainte. 

Généralement les rimes ont l’air contraintes - sauf là où un Génie s’épanouit & que la Contrainte se perd dans une explosion de sincérité ou de passion ou de stupeur ou d’extase, ou de comique, - comme dans Hart Crâne. P. 250


SHIVARATRI, 22 FÉVRIER 1963 (ANNIVERSAIRE DE SHIVA)

« Le faste continue en temps de crise » - Toussant dans les ruelles de Dasaswamedh - un chien aboie près du marchand de Lait - Grillons & le nom de Ram & ronflements dans le Silence de bois -
« Après la première mort » réaffirme Thomas - « il n'y en a pas d'autres » Il s'en est allé & le navire Voguera à jamais Personne ne sait où cet Univers Hollandais volant Tout Entier - 
À retourner à l’Expéditeur s’il n’est Pas distribué - P. 288

 

QUELQUES NOTES INTÉRESSANTES 

Damema : générosité, état de non-égoïsme. 

Danse kalpique : danse qui tient en mouvement un cycle entier de création et de dissolution. À la fin du kalpa, toutes les âmes retournent à Dieu. 

Darshan : vision, apparition, présence, point de vue sur la Réalité. Avoir un darshan signifie avoir l’expérience de la présence de quelqu’un. 

Grand Crocgrinçant : l’image fait allusion au dialogue entre Krishna et Arjuna. Celui-ci dit plus ou moins : « Je désire voir ta Forme divine. Si tu me trouves digne de cette vision. » À l'apparition de Krishna sous l’aspect de monstre, Arjuna dit : « À la vue de cette Forme stupéfiante de toi / pleine de bouches et d’yeux, de pieds, de cuisses et de ventres, / terrible de crocs, ô puissant Seigneur, / tous les mondes sont saisis de peur comme je le suis moi-même. »

Vishwamitra : rishi et poète voyant, auteur des Veda, appartenant à la caste Kshatrya de guerriers, rival du rishi Prajapati Vasistha. Après bien des pénitences et des aventures, il fut adopté par les riches brahmanes, deuxième caste après Kshatrya - Sur une statue à Konerak, il est représenté comme un antique sage, avec une barbe et en érection*, parce que l’accès du Paradis lui aurait été interdit s’il n’avait pas éprouvé le plaisir humain.

 

* Seul l'érotisme brûlant, féroce, indompté et insatiable ainsi que la beauté sublime et ultime, peuvent s'opposer à nos désespoirs interrogatifs actuels.

– POUR CONTINUER AVEC L'INDE, VOICI QUELQUES PETITS EXTRAITS DU LIVRE : VOYAGES, TOME III. INDE, EXTRÊME-ORIENT ET SOUDAN, D'IBN BATTÛTA

 

2. L’INDE DU SUD, LES MALDIVES, CEYLAN ET LE BENGALE 

J’ai vu à Dihly le cheïkh nommé Redjeb Alborko y entrer dans sa cellule, avec quarante dattes, y passer quarante jours et en sortir ensuite, ayant encore treize de ces fruits. […]

La ville de Marh appartient, dit-on, aux Malawah. On nomme ainsi une tribu d’Hindous qui ont le corps robuste, la stature élevée, le visage beau. Leurs femmes sont douées d’une exquise beauté, et sont renommées pour l’agrément de leur commerce et pour les plaisirs qu’elles savent procurer, il en est de même des femmes des Mahrates et de celles de l'île d'Almahal. P. 167


ANECDOTE 

Le sultan m’envoya chercher un certain jour, pendant que je résidais près de lui, dans sa capitale. Je me rendis en sa présence et le trouvai dans un cabinet. ayant avec lui plusieurs de ses familiers et deux de ces djoguis. Ces gens s’enveloppent dans des manteaux et couvrent leur tête, parce qu’ils la dépouillent de ses cheveux avec des cendres, de la même manière que les autres hommes emploient pour s'épiler sous les aisselles. Le sultan m’ordonna de m’asseoir, ce que je fis. et il dit à ces deux individus : « Cet étranger est d’un pays éloigné ; montrez-lui donc ce qu’il n’a jamais vu. - Oui », répondirent-ils, et l’un d’eux s’accroupit ;  puis il s’éleva de terre, de sorte qu’il resta en l’air ; au-dessus de nous, dans la posture d’un homme accroupi*. Je fus étonné de cela, la crainte me saisit et je accroupi. Je fus étonné de cela, la crainte me saisit et je tombai évanoui. Le sultan commanda de me faire avaler une potion qu’il tenait prête ; je revins à moi et m’assis. Cet individu-là était encore dans la même posture. Son camarade tira d’un sac qu’il portait sur lui une sandale avec laquelle il frappa le sol, à la façon d’un homme en colère. La sandale monta jusqu’à ce qu’elle fût arrivée au dessus du cou de l’individu accroupi en l’air. Elle commença alors à le frapper à la nuque, pendant qu'il descendait petit à petit, de sorte qu’il se trouva enfin assis près de nous. Le sultan me dit : « L’homme accroupi est le disciple du propriétaire de la sandale. » puis il ajouta : « Si je ne craignais pour ta raison, je leur ordonnerais d’opérer des choses plus extraordinaires que ce que tu as vu. » Je m'en retournai, je fus pris d’une palpitation de cœur et tombai malade ; mais le d’une palpitation de cœur et tombai malade ; mais le sultan prescrivit de m’administrer une potion qui me débarrassa de ce mal. P. 173


* À voir les fascinantes scènes de magie et de danses érotiques dans les magnifiques et envoûtants films : Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, de Fritz Lang (1959).

DES FEMMES QUI N‘ONT QU’UNE SEULE MAMELLE 

Nous arrivâmes ensuite à une autre de ces îles, qui était petite et où il n’y avait qu’une seule maison, occupée par un tisserand, marié et père de famille. Il possédait de petits cocotiers et une petite barque, dont il se servait pour prendre du poisson et se transporter dans les îles où il voulait aller. Sur son îlot il y avait encore de petits bananiers ; nous n’y vîmes pas d’oiseaux de terre ferme, à l’exception de deux corbeaux, qui volèrent au-devant de nous à notre arrivée et firent le tour de notre vaisseau. J’enviais vraiment le sort de cet homme et formais le vœu, dans le cas où son île m’eût appartenu, de m’y retirer jusqu’à ce que le terme inévitable arrivât pour moi. P. 253


4. LE RETOUR ET L’ESPAGNE 


DU TALENT POUR LES ARTS, PARTICULIER AUX CHINOIS 

Le peuple de la Chine est de tous les peuples celui qui a le plus d’habileté et de goût pour les arts. C’est là un fait généralement connu, que beaucoup d'auteurs ont noté dans leurs ouvrages, et sur lequel ils ont insisté. Pour ce qui regarde la peinture, aucune nation, soit chrétienne ou autre, ne peut rivaliser avec les Chinois : ils ont pour cet art un talent extraordinaire. Parmi les choses étonnantes que j’ai vues chez eux à ce sujet, je dirai que toutes les fois que je suis entré dans une de leurs villes, et que depuis il m’est arrivé d’y retourner, j’y ai toujours trouvé mon portrait et ceux de mes compagnons peints sur les murs et sur des papiers placés dans les marchés. Une fois, je fis mon entrée dans la ville du sultan (Pékin), je traversai le marché des peintres, et arrivai au palais du souverain avec mes compagnons ; nous étions tous habillés suivant la mode de l'Irak. Au soir, quand je quittai le château, je passai par le même marché ; or je vis mon portrait et les portraits de mes compagnons peints sur des papiers qui étaient attachés aux murs. Chacun de nous se mit à examiner la figure de son camarade, et nous trouvâmes que la ressemblance était parfaite. P. 319

 

ANECDOTE 

Je me rendis à Almahallah Alcabîrah, à Nahrâriyah, Abiâr, Demenhoûr et Alexandrie 52 pans cette dernière ville, la peste avait beaucoup diminué d’intensité, après avoir fait jusqu’à mille et quatre-vingts victimes par jour. J’arrivai ensuite au Caire, et l’on me dit que le nombre des morts, pendant l’épidémie, y avait atteint le chiffre de vingt et un mille dans un seul jour. Tous les cheikhs que j’y connaissais étaient morts. (Que le Dieu très haut ait pitié d’eux !) P. 359


DU SULTAN DU CAIRE 


Nous sûmes que ce souverain répandait les bienfaits sur les grands et sur la multitude, et qu’il couvrait tout le monde de ses grâces copieuses. Or les hommes désiraient beaucoup de se tenir à sa porte, et n’avaient d’autre espoir que celui d’être admis à baiser son étrier. Alors je me décidai à me rendre dans son illustre résidence ; j’étais mû par le souvenir de la patrie, l’affection, pour la famille et les amis chéris qui m’entraînaient vers mon pays, lequel, à mon avis, l'emporte sur toutes les autres villes. 

« C’est le pays où l'on a suspendu à mon cou les amulettes ; c’est la première contrée dont la poussière a touché ma peau. » P. 361


DE QUELQUES-UNS DES MÉRITES DE NOTRE MAÎTRE (Que Dieu le protège et le fortifie) 

Pour ce qui concerne sa justice, elle est plus célèbre que tout ce que l’on pourrait écrire à son sujet dans un livre. Une des preuves de cette vertu, c’est l’habitude de ce souverain de tenir exprès des séances pour écouter les plaintes de ses sujets. Il consacre le vendredi pour les pauvres ; il divise cette journée entre les hommes et les femmes, en faisant passer d’abord celles-ci, à cause de leur faiblesse. Les pétitions des femmes sont lues après la prière du vendredi (ou de la fête), et jusqu’au moment de celle de l’après-midi. Chaque femme est appelée à son tour par son nom ; elle se tient debout en la noble présence du sultan, qui lui parle sans intermédiaire. Si elle a été traitée injustement, la réparation ne se fait pas attendre ; si elle demande une faveur, celle-ci arrive vite. Lorsqu’on a fait la prière de l’après-midi, on prend connaissance des pétitions des hommes, et le souverain en use à l’égard de ceux-ci comme à l’égard des femmes. Les jurisconsultes et les kâdhis sont présents à l’audience, et le sultan leur renvoie tout ce qui se rattache aux décisions de la loi. C’est là une conduite que je n'ai vu tenir d’une manière si parfaite, avec autant d’équité, par aucun souverain ; car le roi de l’Inde à chargé un de ses émirs de la fonction de recevoir les placets des mains du public, d’en faire un rapport succinct, et de l’exposer au souverain ; mais ce dernier ne fait pas et de l’exposer au souverain ; mais ce dernier ne fait pas venir devant lui les plaignants ou les pétitionnaires. P. 369


5. LE VOYAGE AU SOUDAN


ANECDOTE 

Le sultan Mensa Soleïmân reçut une fois la visite d’une troupe de nègres anthropophages, accompagnés par un de leurs commandants. Ils ont l’habitude de mettre à leurs oreilles de grandes boucles, dont le diamètre est d’un demi-empan. Ils s’enveloppent le corps avec des manteaux de soie, et dans leur pays se trouve une mine d’or. Le sultan les honora et leur donna une servante, comme cadeau d’hospitalité. Ces nègres l'égorgèrent et la mangèrent ; ils se souillèrent la figure, ainsi que les mains, de son sang, et ils se présentèrent devant le souverain pour le remercier. J’ai su que toutes les fois qu’ils se rendent chez lui ils agissent de cette manière. On m’a dit aussi que ces anthropophages prétendent que les meilleurs morceaux des chairs des femmes sont les mains et les seins. P. 431


ANECDOTE 

En arrivant à Tacaddâ, je désirai acheter une fille esclave instruite ; mais je ne la trouvai pas. Plus tard, le juge Aboû Ibrâhîm m’en envoya une, appartenant à un de ses compagnons ; je l'achetai pour vingt-cinq ducats ; puis le maître de l'esclave se repentit de l’avoir vendue, et me demanda la résiliation du contrat. Je lui répondis : « Si tu peux m’indiquer une autre esclave de ce genre, je résilierai le marché. » Il me fit connaître une esclave d’Aly Aghioûl, de cet Africain de Tâdéla qui ne voulut se charger d’aucune partie de mes effets lorsque ma chamelle s’abattit, et qui refusa de l’eau à mon jeune esclave souffrant de la soif. J’achetai cette esclave, qui valait mieux encore, que la précédente, et j’annulai le contrat avec le premier vendeur. Cet Africain regretta aussi d’avoir cédé son esclave ; il désira casser le marché et il insista beaucoup sur cela auprès de moi. Je refusai, pour lui donner la récompense que méritait sa mauvaise conduite à mon égard, et peu s’en fallut qu’il ne devînt fou ou qu’il ne mourût de chagrin. Cependant, je me décidai plus tard à lui accorder la résiliation du contrat. 

DE LA MlNE DE CUlVRE 

On exporte le cuivre de Tacaddâ à la ville de Coûber, située dans la contrée des nègres infidèles ; on l’exporte aussi à Zaghâï et au pays de Bernoû. Ce dernier se trouve à quarante jours de distance de Tacaddâ, et ses habitants sont musulmans ; ils ont un roi nommé ldrîs, qui ne se montre jamais au peuple, et qui ne parle pas aux gens, si ce n’est derrière un rideau. C’est de Bernoû que l’on amène, dans les différentes contrées, les belles esclaves*, les eunuques et les étoffes teintes avec le safran. Enfin, de Tacaddâ l’on exporte également le cuivre à Djeoudjéouah dans le pays des Moûrtébôun, etc. 

* D’autres témoins ont été plus prolixes sur les esclaves de Bernoû : « Ils ont de jeunes esclaves qui sont belles à ravir et d’une grâce à soulever toutes les émotions du cœur ; leurs charmes troublent et bouleversent l’âme ; tournent la tête au plus  plus dévots ascètes et les plongent dans des désirs voluptueux. » Voyage au Ouaday, Cheikh Mohammed Ibn-Omar EL-Tounsy (1789-1857), P. 439

 

– LIVRE : HOWL ET AUTRES POÈMES, ALLEN GINSBERG

Livre essentiel si il en est ! Dans ces quelques pages, il crie très bien, très haut et très fort, son horreur, ses répulsions et ses désespoirs inextinguibles et féroces envers le matérialisme américain. Et il arrive à renverser la vapeur, en étant, parfaitement libre et en éructant son désespoir (à la manière d'Artaud) mais avec les 'moyens du bord' de son époque, encore plus désespérante et désespérée, à faire émerger de notre Grande Merde Existentielle en nommant chaque déficits et problèmes, grâce à sa poésie, en les scandant comme une prière, une longue litanie, pour qu'il s'en dégage, comme une odeur de sainteté ! Ainsi qu'à faire émerger et ressurgir un Sens nouveau, totalement enfouit, caché, inespéré. Comme les alchimistes du Moyen Âge avaient pu le faire à leurs époques, de la matière inerte, inanimée et ordurière ; en la transmuant en Or Pur ! Un grand bravo au Poète pour ces beaux poèmes, émouvants et révélateurs au sens premier du terme ! 

« Je considérais que ce ne serait pas publié, par conséquent je pouvais dire tout ce que je voulais. » 


INTRODUCTION 

« C’est la foi et l’art de la poésie qui ont mené cet homme, main dans la main, d’un charnier semblable en tous points à celui des juifs lors de la dernière guerre jusqu’à son Golgotha. Mais ce dans notre propre pays, dans notre environnement le plus cher à notre cœur. Nous sommes aveugles et vivons nos vies aveugles dans l’aveuglement. Les poètes, eux, sont damnés mais ne sont pas aveugles, ils voient avec les yeux des anges. Ce poète perce à jour et voit autour de lui les horreurs qu’il partage dans les détails les plus intimes de son poème. Il n’élude rien mais veut au contraire faire cette expérience jusqu’au bout. Il l’englobe tout entière. La proclame sienne - et, à notre avis, il en rit et il a le temps et l’audace d’aimer le compagnon de son choix et de raconter cet amour dans un poème bien fait. 
Relevez vos jupes, Mesdames, nous traversons l’enfer. » William Carlos Williams


HOWL (Pour Carl Solomon)

 

I

J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus,
Se traînant à l’aube dans les quartiers noirs en quête d’un furieux shoot, 
[…]
Le clochard fou et l'ange battaient le Temps, inconnus, mais inscrivant ici ce qu’il reste peut-être à dire au temps d'après la mort, 
Et s’élevaient réincarnés dans les habits spectraux du jazz dans l’ombre trompette dorée de l’orchestre et soufflaient la souffrance de l’esprit nu de l’amour de l'Amérique en un cri saxophone eli eli lamma lamma sabacthani qui faisait frémir les villes jusqu'à la dernière radio
avec le cœur absolu du poème de la vie découpé dans leur propre corps encore bon à manger mille ans. […]


II

Quel sphinx de ciment et d’aluminium leur fendit le crâne et goba leurs cervelles et imagination ? […]
Ils se sont cassé le dos en soulevant Moloch au Ciel ! Chaussées, arbres, radios, des tonnes !
Soulevant la ville au Ciel qui existe et est partout autour de nous ! 
Visions ! Augures ! Hallucinations ! Miracles l Extases ! Charriés par le fleuve américain ! 
Rêves ! Adorations ! illuminations ! Religions ! Toute la cargaison de sensiblerie à la con ! 
Percées ! Au-dessus du fleuve ! Retournements et crucifixions ! Emportés par la crue ! 
Envolées ! Épiphanies ! Désespoirs ! Dix ans de cris d’animaux et de suicides ! 
Esprits ! Nouveaux amours ! Génération folle ! Échouée sur les rochers du Temps !
Vrai rire sacré dans le fleuve ! Ils ont tout vu ! les yeux hagards ! Les cris sacrés ! 
Ils ont dit adieu ! Ils ont sauté du toit ! Vers la solitude ! Saluant de la main ! 
Portant des fleurs ! Descente jusqu’au fleuve ! dans la rue ! P. 17 - 18


NOTE DE BAS DE PAGE À HOWL, BERKLEY 1955

Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré !
Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! 
Le monde est sacré ! L’âme est sacrée ! La peau est sacrée ! Le nez est sacré ! La langue et la queue et la main et le trou du cul sacrés ! 
Tout est sacré ! Tout le monde est sacré ! Partout est sacré ! Chaque jour est dans l’éternité ! Tout homme est un ange ! 
Le clochard est aussi sacré que le séraphin ! Le fou est sacré comme toi mon âme est sacrée ! 
La machine à écrire est sacrée le poème est sacré la voix est sacrée les auditeurs sont sacrés l’extase est sacrée ! 
Sacré Peter sacré Allen sacré Solomon sacré Lucien sacré Kerouac sacré Huncke sacré Burroughs sacré Cassady sacrés les mendiants maudits inconnus et souffrants sacrés les anges humains hideux ! Sacrée ma mère à l’asile psychiatrique ! Sacrées les queues des grands-pères du Kansas ! 
Sacré le saxophone gémissant ! Sacrée l’apocalypse bop ! Sacrés les jazz-bands marijuana initiés paix peyotl pipes & batterie ! 
Sacrées les solitudes des gratte-ciel et des chaussées ! Sacrées les cafétérias pleines à millions ! Sacrées les mystérieuses rivières de larmes sous les rues ! 
Sacré le mastodonte solitaire ! Sacré le vaste agneau de la classe moyenne ! Sacrés les bergers fous de la rébellion ! Qui pige Los Angeles EST Los Angeles ! 
Sacré New York Sacré San Francisco Sacrés Peoria & Seattle Sacré Paris Sacré Tanger Sacré Moscou Sacré Istanbul ! 
Sacré le temps dans l’éternité sacrée l’éternité dans le temps sacrées les horloges dans l’espace sacrée la quatrième dimension sacrée la cinquième Internationale sacré l’Ange dans Moloch ! 
Sacrée la mer sacré le désert sacrée la voie ferrée sacrée la locomotive sacrées les visions sacrées les hallucinations sacrés les miracles sacré le globe oculaire sacré l’abîme ! 
Sacré le pardon ! La pitié ! La charité ! La foi ! Sacrés ! À nous ! Corps ! Souffrance ! Magnanimité ! 
Sacrée la bonté de l’âme intelligente surnaturelle extra brillante ! P. 21 - 22


TRANSCRIPTION DE MUSIQUE D’ORGUE 

Le téléphone - triste à dire - est posé par terre - je n’ai pas les moyens de le faire brancher -
Le téléphone
Triste à dire - est posé , par terre - je n’ai pas les moyens de le faire brancher
Je veux que les gens s’inclinent en me voyant et disent il est doué de poésie, il a vu la présence du Créateur. 
Et le Créateur ma injecté de sa présence pour exaucer mon souhait, afin de ne pas me léser de mon désir ardent de lui. P. 27


SOUTRA TOURNESOL 

Je marchais sur les berges du quai boîtes de conserve bananes et me suis assis dans l’ombre immense d’une locomotive de la Southern Pacific pour regarder le coucher de soleil au-dessus des collines à bicoques et pleurer. 
Jack Kerouac était assis à côté de moi sur un poteau pété en fer rouillé, compagnon, nous avions les mêmes pensées sur l’âme, mornes et cafardeux et l’œil triste, entourés par les racines d’acier noueuses des arbres de machinerie. 
L’eau huileuse sur le fleuve reflétait le ciel rouge, soleil sombrant à la cime des ultimes pics de Frisco, pas de poisson dans ce cours d’eau, pas d’ermite dans ces monts, rien que nous deux l’œil chassieux et gueule de bois comme de vieux clochards sur la rive, fatigués et rusés.
Regarde le Tournesol, a-t-il dit, une ombre grise morte se découpait dans le ciel, grande comme un homme, posée à sec sur le dessus d’un tas de vieille sciure - je me suis précipité enchanté - c’était mon premier tournesol, souvenirs de Blake - mes visions - Harlem. […] P. 29


AMÉRIQUE 

Je ne dirai pas le Notre-Père. 
J’ai des visions mystiques et des vibrations cosmiques. 
Amérique je ne t'ai pas encore dit ce que tu as fait à l’oncle Max après son arrivée de Russie. 

Je m’adresse à toi. 
Vas-tu laisser Time Magazine gouverner ta vie affective ? 
Je suis obsédé par Time Magazine. 
Je le lis toutes les semaines.
Sa couverture me dévisage chaque fois que je passe le kiosque à bonbons du coin. 
Je le lis au sous-sol de la bibliothèque municipale de Berkeley.
Il me parle toujours de responsabilité. Les hommes d’affaires sont sérieux. Les producteurs de cinéma sont sérieux. Tout le monde est sérieux sauf moi. 
Il me vient à l’idée que je suis l’Amérique. 
Je recommence à parler tout seul. P. 34


POÈMES DE JEUNESSE 


L’AUTOMOBILE VERTE 

Car nous pouvons voir ensemble 
La beauté des âmes 
Cachée comme des diamants 
Dans l’horloge du monde. P. 48


CHANT 

Le poids du monde
Est l’amour. 
Sous le fardeau de la solitude,
Sous le fardeau de l’insatisfaction
[…]
oui, oui,
C'est ce que
Je voulais, 
J’ai toujours voulu,
J’ai toujours voulu,
Retourner
Au corps
Ou je suis né. P. 55


ANNEXES 

Puisse cet écrit chasser les Nuages de l’Ignorance
Des êtres sensibles trop en souffrance pour voir l’humour onirique 
La métaphore & l’hyperbole comme des incarnations comiques de la Muse & pour ceux que le texte de « Howl » a heurtés, rétablir l’équilibre karmique. Allen Ginsberg, Février 1986 


NOTES ÉCRITES QUAND HOWL A FINI PAR ÊTRE GRAVÉ SUR DISQUE 

Ai-je été attaqué en raison de cette espèce de joie, en fin de compte ? Ainsi la poésie devenait-elle affaire sérieuse, et j’ai poursuivi sur ce que mou imagination jugeait vrai pour l'Éternité (car des années auparavant j’avais eu une extase au cours de laquelle j’avais entendu l’antique voix de Blake, et vu l’univers s’ouvrir dans mon cerveau) et sur ce que ma mémoire pouvait reconstruire à partir de ces restes d’expériences célestes. […]
L’esprit est ordonné, l’Art l’est aussi. Autrement dit : l’Esprit sollicité de 
manière spontanée invente des formes à son image ; il atteint aux Pensées Ultimes. Les spectres égarés qui gémissent de convoitise pour un corps cherchent à se couler dans celui des vivants. J’ai entendu les spectres des Académies hurler dans les Limbes de convoitise pour la Forme. […]
Ainsi ces poésies forment-elles une suite s'employant à organiser formellement un vers long. Je m’explique : j’avais compris à ce moment-là que la forme de Whitman avait été rarement explorée (et encore moins améliorée) aux États-Unis. Whitman, c’est une montagne trop vaste pour qu’on puisse en faire le tour en une fois. Tout le monde pense (avec Pound ?) (à l’exception de Jeffers) que son vers est un enchevêtrement maximum, automatiquement prosaïque, tourmenté et incontrôlable. Personne n’a essayé de s’en servir à la lumière de la nouvelle prosodie au rythme parlé qui s'est organisée au début du XXe siècle pour mettre sur pied de grandes structures organiques.* […]
Bon nombre de ces formes se sont développées à partir d’un gémissement ultra rhapsodie que j’ai entendu un jour dans un asile de fous. Plus tard je me suis demandé si je pourrais écrire de brèves poésies lyriques en me servant tranquillement du vers long. « Cottage à Berkeley » et « Un supermarché en Californie » (écrits le même jour) datent d’une période plus avancée de l’année. Sans intention préconçue, je me suis borné à suivre mon Ange en le composant. […] 
La Note de bas de page à Howl peut sembler morbide et étrange ; je l’ai jointe parce que j'espère qu’elle sera entendue au Ciel, même si j’encours la raillerie de cruels auditeurs aux États-Unis. Qu’importe sa crudité, elle a sa beauté. Ces poèmes sont enregistrés mieux que je ne puis le faire aujourd’hui, mais avec un amour intrépide et imparfait de la trompette angélique de l’esprit ; j'ai cessé depuis quelque temps de les lire à des vivants. J’ai commencé dans l’obscurité à communiquer une poésie vivante ; aujourd’hui elle est devenue un piège et un devoir plutôt que la fête spontanée qu’elle était au départ.
Un mot sur les Académies : ma poésie a été attaquée par un tas d’emmerdeurs ignorants et épouvantés qui ne comprennent pas sa composition, et l'ennui avec ces salauds, c’est qu’ils seraient incapables de reconnaître la poésie même si elle surgissait devant eux en plein jour pour leur flanquer un bon coup de pied au cul. 
Un mot sur la Politique : ma poésie est Folie Angélique et n’a rien à voir avec les tergiversations matérialistes stupides sur la question de savoir qui doit tirer sur qui. Les secrets de l’imagination individuelle - qui sont transconceptuels et non verbaux - je veux parler de l’Esprit Inconditionné - ne sont pas à vendre pour la conscience, ni à utiliser en ce Monde, sauf pour lui faire fermer son clapet et écouter la musique des sphères. Qui refuse la musique des sphères refuse la poésie, refuse  l'homme et crache sur Blake, Shelley, le Christ et Bouddha. Alors amusez-vous. L'univers est une nouvelle fleur. L’Amérique sera découverte. Qui veut la guerre contre les roses l'aura. Le destin ment grandement et le Créateur joyeux danse sur son corps dans l'Éternité. P. 65 - 67

Allen Ginsberg, Independence Day 1959


POSTFACE, PIERRE-YVES PÉTILLON 

Dans l’immense auto-hagiographie qu’est l’œuvre de Ginsberg on trouvera plusieurs versions de cet événement crucial. Schématiquement il venait de se masturber ; il était en train de lire « Ah, Sun Flower » de William Blake, lorsqu’il entendit une voix qui, par-dessus les toits de Harlem, de l’autre côté du parc, psalmodiait les Chants de l’expérience du grand poète visionnaire anglais. En un clin d’œil, et lui et le monde en furent changés. En 1949, Herbert Huncke - le « poète maudit » qui vole pour s’acheter de la drogue - s’installe dans l’appartement de Ginsberg, où il entrepose son butin. Interpellé pour complicité, Ginsberg plaide les troubles mentaux. Il est interné huit mois à l’hôpital de Rockland, où il fait la connaissance de Carl Solomon, le « saint fou » à qui il dédicacera Howl.
Solomon, qui avait une admiration éperdue pour Antonin Artaud, avait demandé lui-même à être interné. Par ce geste gratuit, « dadaïste », il protestait contre la vraie folie, celle du monde dit « normal ». À l’abri des murs de l’asile, il se livrait à une exploration systématique de l’inconscient. Solomon fait découvrir à Ginsberg André Breton, le surréalisme français, l’écriture automatique et, surtout, il lui montre cornment la poésie peut devenir un mode prophétique de résistance. P. 72


— LIVRE : LES LETTRES DU YAGÉ, WILLIAM BURROUGHS


Je n'avais jamais encore lu Burroughs, j'avais vu le film Naked Lunch de Cronenberg tiré de son livre éponyme. J'avais trouvé le film intéressant mais peut-être à l'époque (1991), un peu trop glauque, déprimant, nauséeux et déjanté à mon goût. Puisqu'il était si fusionnel avec Ginsberg et qu'il parle dans ce livre de son expérience avec l'Ayahuasca, cette plante psychotrope des chamans amazoniens ; il m'a semblé intéressant de le lire. Car tout ce qui touche de près ou de loin aux transes chamaniques m'intéresse tout particulièrement sauf, bien évidemment les innombrables livres de Carlos Castaneda, que je n'ai jamais pu vraiment commencer, ni finir d'ailleurs car je les trouve d'un ennuie abyssale ! Il y a, dans ce livre, quelques témoignages importants au sujet des transes. J'ai moins apprécié ses descriptions et digressions en Colombie, que je n'ai aimé les Journaux Indiens de Ginsberg, qui me semblent plus structurés, plus harmonieux, plus construits, plus profonds et honnêtes aussi ; bien que leurs 'délires' et aspirations spirituels soient équivalents.

« Les Lettres du Yagé présentèrent avec force à la culture occidentale le savoir chamanique de l'Ayahuasca. Mais, bien sûr, ce qui était nouveau pour l’Occident était en fait une coutume sacrée et médicinale vieille de plusieurs millénaires dans les tropiques du Nouveau Monde. » P. 20 

En résumé, Burroughs semble répondre à la question que posa Donatella Manganotti quarante ans auparavant : « Le Yagé était-il le vrai truc, le 'fix ultime' et en tant que tel trop important pour qu’on en parle avec tant de mots - comme ces mystères ésotériques du passé ? » Dans son « Article sur le Yagé » Burroughs prétendit, que la drogue lui avait montré « une nouvelle façon d'être. » (Un aperçu de sa croyance en « l’Univers magique » et du monde du nagual que Castaneda développa plus tard) qui exigeait une réévaluation totale de notre Monde : 

« Je dois abandonner toute tentative d’explication, de chercher quelque réponse en termes de cause à effet et de prédiction, laisser derrière moi toute la structure pragmatique de la pensée occidentale, cette manière de poser des questions, de vouloir trouver un résultat, une utilisation. Il me faut entièrement changer ma manière de concevoir un fait. » P. 28


À LA RECHERCHE DU YAGÉ (1953) Lettre à Allen Ginsberg, le 30 janvier 1953, Hôtel Niza, Pasto

Oui il connaissait bien (un allemand dirigeant une usine de vin à Pasto, Colombie). Oui, il connaissait bien le Putumayo. Je l’ai questionné sur la Yagé. 
« Oui, j’en ai envoyé à Berlin. Ils ont fait des tests et ont déclaré que l’effet était identique à celui du haschisch… Il y a un insecte dans le Putumayo, j'ai oublié comment ils l’appellent, comme une grosse sauterelle, un aphrodisiaque si puissant que s’il vous atterrit dessus et que vous ne pouvez pas vous procurer une femme sur-le-champ, vous mourez. J'en ai vu se branler et courir dans tous les sens après avoir été approché par l’animal…» P. 90


Lettre à Allen Ginsberg, le 10 juillet 1953, Lima  

Le Yagé est un voyage spatio-temporel La pièce semble trembler et vibrer de mouvements. Le sang y est la substance de diverses races, noire, polynésienne, mongole des montagnes, nomade du désert, polyglotte du Proche-Orient, indienne ; des nouvelles races pas encore conçues et pas encore nées, des combinaisons pas encore réalisées te traversent le corps. Des migrations, d’incroyables voyages à travers les déserts et les jungles et les montagnes (mort et immobilisme dans des vallées de montagnes interdites où des plantes bourgeonnent sur ta  bite, d’immenses crustacés couvent à l’intérieur et cassent la coquille du corps), par-delà le Pacifique dans une pirogue à balancier jusqu’à l'Île de Pâques. La Cité Composite où sont étalés tous les potentiels humains dans le silence d'un vaste marché. P. 133


(Base spirituelle commune à toute l'humanité.)

SEPT ANS PLUS TARD Le 10 juin 1960, Estafeta Correo Pucallpa, Pérou 

La première fois, bien plus fort que ce que j’avais bu à Lima. Il est possible d'embouteiller l'Ayahuasca et de le transporter sans qu’il perde de sa force, tant qu’il ne fermente pas - la bouteille doit être bien fermée. J’en ai bu une tasse - mélange légèrement différent, vieux de quelques jours et légèrement fermenté aussi. Je me suis étendu et après une heure (dans une hutte en bambou à l'extérieur de sa cabane, où il cuisine) - j’ai commencé à voir ou ressentir ce qui ma semblé être le Grand Être, ou une idée de Lui, s’approcher de mon esprit comme un énorme vagin mouillé - je suis resté allongé quelques instants - la seule image qui me vient à l’esprit est celle d’un grand trou noir du Nez de Dieu à travers lequel j’ai cherché à percer un mystère - et le trou noir était entouré de toute création - surtout de serpents colorés - bien réels. 
Je me sentais un peu comme la représentation de cette image, tellement l’idée était réelle.
L’œil est une idée imaginaire qui donne vie à l'image. Aussi un profond sentiment de confort dans mon corps, aucune nausée. Ça a duré environ deux heures par étapes différentes - les effets cessèrent après 3 heures - le fantasme a lui duré environ de 3/4 d’heure du moment-où j’ai bu à 2 heures plus tard. P. 142

Je pensais au BONG de minuit -
Aux sages d’Asie, ou aux barbes blanches de Perse, 
Qui gribouillaient sur les marges de leurs rouleaux
à l'encre fine
Je me rappelais les larmes aux yeux les cloches de leurs cités
Et les cités qui furent  - et 
D'affirmer les yeux rieurs -
Le Monde est tel qu'on le voit,
Hommes et femmes passent
Comme il passe à travers les ans, 
Comme auparavant & à l’avenir, peut-être
Avec toutes ses innombrables perles
Et les nez ensanglantés de l’Éternité -
Et toutes les vieilles erreurs -
Y compris 
Cette vieille conscience, qui s’est vue 
Auparavant - (d’où le sifflement identique à celui d’une grande sauterelle d’Orient du gardien de nuit de l’Antiquité dans mon tympan)
Je gribouille 
Des riens, 
Page après page du plus profond rien,
Comme le grava l'Ancienne Hébé*, lorsqu’elle
Écrivit Adonaï ou lui - 
Tout ça pour amuser ou faire de l’argent ou tromper -
 
Ô CLOCHE DU TEMPS, FAIS SONNER TON MINUIT, QU’IL RETENTISSE POUR LA MILLIARDIÈME FOIS, QU’ENCORE JE L’ENTENDE !  P. 152 - 153


*
Hébé est la déesse grecque de la Jeunesse, du Pardon, de la Lumière et de l'Immortalité. Elle sert aux dieux olympiens le nectar et l'ambroisie. Elle supervise l'entrée des adolescents dans le monde des adultes.


APPENDICE 5 

Extrait du manuscrit de l'« Article sur le Yagé » de Burroughs, daté de mars 1956 

Notes prises sous influence du Yagé : La pièce prend un air proche-oriental avec des murs blancs et des lampes à glands rouges. Je sens mon corps se transformer en Nègre, la couleur noire envahissant silencieusement ma chair. Mes jambes revêtent une consistance polynésienne bien arrondie. Tout remue des contorsions d’une vie furtive. La pièce est proche-orientale et sud pacifique, et dans d’autres endroits familiers indéterminés. Je remarque qu’une légère intoxication provoque un effet proche-oriental, une intoxication plus profonde, un effet sud pacifique (Suggestion d'une mémoire phylogénétique. Migration du Proche-Orient vers L'Amérique du Sud  jusqu’au Sud Pacifique.) Une impression de voyage spatiotemporel semble secouer la pièce. Je réalise que la nausée préliminaire, causée par le yagé, est le mal des moyens de transport qui conduisent à l’état de yagé. P. 187

J'ai observé en prenant du yagé et du peyotl une étrange conscience végétale, une identification à la plante. En cas d’intoxication au peyotl, tout ressemble à la plante de peyotl. On comprend facilement comment les Indiens en sont venus à croire qu’il y avait un esprit dans ces plantes. P. 190


APPENDICE 6

Extrait du journal d'Amérique du Sud de Ginsberg de juin I960 

8 juin, Ayahuasca à Pucallpa

J’ai d’abord vu un Spectre de divers motifs aux couleurs de la poterie et des couvertures à Chama (Shipibo) que j’avais observées toute la journée - les différentes perles de couleur ont ensuite pris une apparence organique - des mouches, des abeilles, des scarabées d’or, des Serpents, plusieurs serpents, une myriade de serpents miniatures formant une grande enveloppe ou une étoile de tissu visuel devant un grand trou d'intelligence, un espace noir et vide telle l’entrée personnelle d’un grand Nez de Dieu - dans lequel j’ai porté mon regard - un peu comme la vision de Krishna dans la Bhagavad-Gîtâ - et tout cela existait devant moi, à la fois légèrement effrayant, mais très peu, et principalement très plaisant & personnel, intime, un vieil air familier - 
l’entrée de l'esprit dans dieu semblable au sentiment de l’entrée de la bite dans la chatte - cette grande créature étant bisexuelle et l'amant de tout de manière extrêmement personnelle - il protège aussi bien les abeilles et les grenouilles, que moi. P. 193

Ainsi, le saint est l’intime main secourable de tous  - St. François et les Oiseaux - celui qui reconnaît la fraternité. Aucune morale sinon l’Amour. 

Nul besoin de communiquer les nouvelles de Dieu - Ceux qui cherchent, trouvent. Ceux dont le besoin est autre, trouvent autre chose - piégés dans l’univers indépendant de leur propre création - mais sont désintégrés et rejoints au Grand Être, surpris, à un moment ou un autre, peut-être après la Mort - qui n’est d’autre que la Mort mais d’une conscience indépendante. Tout est pris en main avec Perfection. 

La police de Pucallpa se met à persécuter les buveurs d'Ayahuasca et les Curanderos - la pression émane de la Bureaucratie locale - des docteurs qui n'ont jamais fait l'expérience du Mystère de la Bière. Une conscience matérialiste tente de se préserver de la Dissolution causée par la restriction & la persécution de l’Expérience du Transcendantal. Un jour peut-être, l'Illusion d’une conscience Indépendante dominera la Terre, ce sera le triomphe des Bureaucrates qui seront parvenus à prendre le contrôle de toutes les voies de communication avec le Divin, & à limiter la circulation. Mais Sommeil & Mort ne peuvent échapper au Grand Rêve de l'Être, et la victoire des bureaucrates de l'Illusion n'est que l’Illusion de leur monde à la conscience indépendante. La souffrance causée n'est que temporaire, et ne fait aucune différence à l’heure du Jugement Dernier de l’Âme quand celle-ci revient à elle, ayant réalisé que le Grand Univers Intérieur existe toujours dans la même personne et est Éternel en dépit des vanités éphémères des fouineurs du Temps. 
Je ne suis qu’un fouineur qui se mêle des affaires d'humains essayant, en vain, d’affirmer la Suprématie de l’Âme - qui peut prendre soin d’elle-même sans moi & ma supposition égoïste du Divin, ma présomption que l'Éternel n'a besoin que de mon assistance pour exister & se maintenir dans le monde. Mes inquiétudes sont aussi Risibles que celles de la police. Nous voilà tous pris au piège au sein du Miel Divin, comme des mouches, nous luttons de diverses manières dans l'espoir de nous adapter. 

La lutte & la Douleur Mortelle, ce n’est que l’Âme qui se voit forcée de reconnaître sa nature Finale & de quitter notre Personnalité Individuelle Séparée. 

La pauvreté, la faim, la souffrance séparent également l’âme du corps, du corps temporaire, et servent d'exercices divins. Malgré la douleur - quelqu’un doit souffrir, l’homme ou son bœuf. 

La récompense annihile la Lutte. Dieu est Parfait." P. 196 - 198

J’ai rendu une visite solennelle au gouverneur et l’ai questionné sur le Yagé. […] Le gouverneur : « Après avoir bu du yagé, vous avez, au début, d’horribles visions, des serpents et des tigres… Parfois les Indiens croient qu’ils se sont transformés en animaux et se mettent à marcher à quatre pattes et poussent des hurlements pour imiter l'animal qu'ils pensent être devenus. Le premier état de peur et de folie passe et vous êtes dans un état télépathique. Vous pouvez, communiquer avec les Indiens sans connaître un mot de leur langue. Vous avez de belles visions de villes et de parcs. »
Le gouverneur avait quelques anecdotes typiques qui illustraient les propriétés psychiques de cette drogue : du genre, le Brujo a pris du Yagé et a dit à quelqu'un ce qui arrivait à sa grand-tante à Bogota (ce qui s’est vu confirmé plus tard, bien sûr) ou alors il a localisé des objets perdus." P. 213



— LIVRE : POÉSIE ART DE LINSURRECTION, FERLINGHETTI
 

Ce tout petit livre, imprimé au même célèbre format du Livre Rouge de Mao, arborant également une belle couverture rouge, est important à lire car Lawrence Ferlinghetti, encore un ami de Ginsberg, Kerouac etc. poète et éditeur de ses amis de la Beat Generation, écrit ce petit manuel de résistance et de combat, avec comme et pour arme seule : la POÉSIE. Contre tout, contre surtout cette société devenue hors de contrôle et autodestructrice, déréglant une fois encore notre monde sensible. C'est très fort, très juste, très humain et très 'poétique' ! Et il nous prodigue de nombreux conseils de résistances pour nous ouvrir à la Joie et au Monde !

POÉSIE, ART DE L’INSURRECTION

« Les bois de l’Arcadie sont morts 
Et passée leur antique joie ;
Jadis le monde se nourrissait de rêves ;
La vérité grise est désormais son jouet peint… » W.B. Yeats 

« Quelle époque est celle-ci 
Où écrire un poème d'amour 
Est presque un crime 
Puisqu'il contient 
Tant de silence 
Sur tant d'horreurs… »
D'après Bertold Brecht 

« Désolé de vous déranger, mais c'est la révolution. » Subcomandante Marcos (Chiapas, Mexique) P. 11


Si tu te veux poète, crée des œuvres capables de relever les défis d’une apocalypse, et s’il le faut, prend des accents apocalyptiques. 

Si tu veux être, un grand poète, expérimente toutes sortes de poétiques, grammaires érotiques barbares, religions extatiques, épanchements païens glossolaliques*, et l’emphase des discours publics, les gribouillis automatiques, les perceptions surréalistes, les flots de conscience, sont trouvés, cris et récriminations - et crée ta voix limbique, ta voix sous-jacente, ta voix, la tienne.

* La glossolalie est le fait de parler ou de prier à haute voix dans une langue ayant l'aspect d'une langue étrangère, inconnue de la personne qui parle, ou dans une suite de syllabes incompréhensibles. Réf. WIKI

Tu devras décider si les cris des oiseaux sont d'extase ou de désespoir. Alors tu sauras si tu es poète tragique ou poète lyrique. 

Par l’Art, crée l’ordre à partir du chaos vital. 

Sois subversif, remets sans cesse en cause réalité et statu quo. 

Défie-toi de la métaphysique, aie confiance en l’imagination et refertilise-la.

Au lieu de vouloir t’échapper de la réalité, plonge dans la chair du monde. 

Danse avec les loups et compte les étoiles, même celles dont la lumière n’est pas encore parvenue jusque à nous. 

Évite le provincial. Vas à l'universel.

Ne taille pas les pierres. Jette-toi dans la mer où chaque poème est un poisson vivant. 

Dis l’indicible, rends l’invisible visible. 

Comme un champ de tournesols, un poème n'a pas à s’expliquer. 

La poésie pensante n’a pas besoin d’éliminer l’extase. 

Considère le Soufisme, surtout son extase tantrique où la poésie mène de la langue au cœur et jusqu'à l'âme. 

Parle au nom des idiots et des fous. 

Vois l'éternité dans les yeux des animaux. 

Exprime l’inexprimable. 

Ne sers pas la soupe à la Mentalité Moyenne de l'Amérique ni à la société de consommation. Sois poète, pas VRP.

Pourquoi écouter des critiques qui n’ont jamais écrit de grands chefs-d’œuvre ?  

Ris un bon coup quand ru entends dire que les poètes sont des marginaux, des terroristes potentiels ou un danger pour leur pays. 

Ne crois surtout pas que la poésie ne serve à rien dans les époques sombres. 

Ne les crois pas quand ils te disent que l’action poétique ne vaut rien sur le marché boursier de notre culture de casino. 

Qu'est-ce que la Poésie ? 

Un poème devrait s’élever dans l'extase, quelque part entre parole et chant. 

La poésie est un frisson sur la peau de l’éternité. 

La poésie est une arme qui donne vie, déployée dans les champs de tuerie. 

La poésie déconstruit le pouvoir, la poésie absolue déconstruit absolument. 

Elle sait combien d’anges & de démons dansent sur la pointe d’un phallus. 

Poésie : le sous-vêtement de l’âme.

La poésie est un jeu à la fois sacré et païen. 

L’Art n’est pas le Hasard. Le Hasard n’est pas l’Art, sauf par hasard. 

Un poète est un danseur en transe dans la Dernière Valse. 

Les images apparaissent et disparaissent en poésie et en peinture, issues d’un sombre vide et revenant à lui, messagères de la lumière et de la pluie, élevant leurs vives lampes vacillantes et s’évanouissant à l’instant. Pourtant on peut les entrevoir assez longtemps pour les conserver, comme les ombres sur la paroi de la caverne de Platon. 

De même que l’âme de la civilisation est visible dans son architecture, une pénurie d’imagination poétique signale le déclin de sa culture. 

Le poète, par définition, est le messager de l’Eros, de l’amour et de la liberté et par conséquent, l’ennemi naturel et non violent d’un état policier. 


PRÉMONITIONS 

Plus le temps, pour l’artiste de se cacher 
Au-dessus, au-delà ou derrière le décor,
indifférent, à se ronger les ongles
À se raffiner jusqu’à ne plus exister. 
Plus le temps pour nos petits jeux littéraires, 
Plus le temps pour nos paranoïas et nos hypocondries,
Plus de temps pour la peur & la haine, 
Juste le temps pour la lumière & l'amour. 
Nous avons vu les meilleurs esprits de notre génération 
Détruits par l’ennui lors des lectures poétiques. 
La poésie n’est pas une société secrète 
Ce n’est pas non plus un temple.
Les mots de passe & les psalmodies ne marchent plus. 
L’époque du Om est révolue, 
C’est l’heure des lamentations funèbres
C’est l’heure de se lamenter & de se réjouir
Sur la fin proche de la civilisation industrielle
Mauvaise pour la terre & l’Homme. 
C’est l'heure de se tourner vers l’extérieur… P. 80 […]

Ezra Pound a naguère chanté son opinion selon laquelle ce n'est qu’en période de décadence que la poésie se sépare de la musique. Et voilà comment la fin du Monde arrive, non pas dans une chanson mais dans un gémissement. 
Il y a une centaine d’années, quand toutes les machines se sont mises à fredonner, presque (semblait-il) à l’unisson, la parole humaine a certainement commencé d’être affectée par l’absolu staccato des machines. Et la poésie urbaine leur a certainement fait écho. Whitman était un résistant, à chanter la chanson de soi-même. Et Sandburg était un résistant, à chanter ses sagas. Et Vachel Lindsay un résistant qui accompagnait ses mélopées au tambour. Et plus tard est venu Wallace Stevens avec sa « musique fictive » harmonieuse. Et puis Langston Hugues. Et Allen Ginsberg psalmodiant ses mantras, chantant Blake. Il y en a encore d’autres partout, poètes jazz, gratteux et braillards dans les rues du monde, qui font de la poésie avec l’urgence insurgée du Présent, l'être immédiat instantané, l’être incarné charnel (comme l'appelait D.H. Lawrence). 
Mais une grande part de la poésie s’est retrouvée engluée dans le plomb chaud de la linotype et de ses lignes-bloc et maintenant dans les caractères si froids de l’ordinateur. Pas de chant chez les dactylos, pas de chant dans notre architecture bétonnée, notre musique concrète. Et si les rossignols chantent encore près du Couvent du Sacré-Cœur,  nous ne les entendons presque plus dans les déserts urbains de T.S. Eliot, ou dans ses Quatre Quatuors (qu’on ne peut jouer sur aucun instrument, bien que ce soit la plus belle prose de notre époque).  […] P. 96 - 97

Une grande part de la poésie moderne est de la prose mais elle en dit long, par son exemple, sur la-mort de l’esprit, à laquelle nous conduit la civilisation technocratique, empêtrée dans ses nationalismes machistes et ses machines, pendant que certains persistent à rêver d’un rossignol encre les pins de Respighi. C’est le chant de l’oiseau qui nous rend heureux. P. 98



— PETIT APARTÉ & PETITES DIGRESSIONS PRINTANIÈRES

Après avoir longuement parlé de Ginsberg, de Burroughs et puis maintenant de Ferlinghetti, je me rends compte combien j'aimerais aussi citer de longs extraits de Kerouac et puis Giono et puis Black Elk et puis Flaubert et puis Chatwin et puis Michaud et puis Sade et puis Mircea Eliade… Mais le temps n'étant pas extensible je me contente de citer les livres que je lis actuellement. J'ai d'ailleurs laissé derrière moi tous les livres lus en France dans le garage de mes parents, avant mon départ au Canada en 1991 et j'aimerais bien un jour, avoir une assez grande bibliothèque pour tous les avoir dans mon atelier. J'aimerais également lire beaucoup plus, comme je pouvais alors le faire à Montréal et même à New York, comme dans mon premier atelier de DUMBO (j'en ai eu trois), situé sur Water Street, juste au pied du Manhattan Bridge au bord de l'Est River, qui était tellement bruyant (24h/7J) que ça tremblait chaque fois qu'un métro y passait… Autre temps, autre lieux… Mais bien malheureusement, depuis mon arrivée dans mon atelier de Besançon en 2004, je n'ai pas encore pu trouver l'endroit propice et idéal ou pas (feng shui) pour poser mon fauteuil et y lire tranquillement durant la journée. Je ne lis donc que tard le soir, la nuit même, dans mon lit, juste avant de m'endormir. 
Il faut dire aussi qu'avec l'arrivée des ordinateurs et en particulier de l'internet, on peut découvrir beaucoup d'informations en scrollant les images et aussi en découvrant des citations de nombreux auteurs que l'on aurait jamais eu l'idée de lire autrement et auparavant. J'invite donc le lecteur à aller sur les pages des Bribes et fragments de Twitter | 2023 et des précédentes pour en découvrir quelques phrases et 'Bribes de sagesses' à la Ella Maillart ! 
Cet ensemble d'extraits de livres, peut sans doute sembler imposant et fastidieux à lire mais, il me semble que par honnêteté intellectuelle et par générosité beaucoup plus que pour en imposer par ma 'culture', j'aime à faire voir et faire découvrir à mes semblables, mes amis : un état des lieux actuel. Ainsi que de partager : les moyens, les solutions ou même les écueils auxquels différentes cultures, différentes personnalités, différents artistes, différents maîtres spirituels ont été confrontés et comment ils les ont franchis, résolus, collectivement ou individuellement et avec quelle bravoure, quel soumissions, quels compromis, quelle intelligence, quel brio, quelles libertés, quels succès ou quels échecs !...
Je crois que les termes de générosité, de gratuité et de gentillesse sont essentiels ici. Il me revient tous les jours à ma mémoire, la grande générosité de mon Père. Mes souvenirs seraient trop personnels à évoquer mais, tous les petits gestes du quotidien, que l'on a eu l'un pour l'autre et qui construisent ce 'vivre ensemble' et ces partages de moments, parfois même sans grands intérêts et anodins, sont essentiels… Ces échanges, même de peu, même de rien, sont et reste les seuls échanges humains importants, sans eux, nous n'existons pas et nous ne sommes personne. L'Art fonctionne exactement, en quelque sorte, de la même façon et la plupart du temps. Puisque les artistes vous offrent 'gratuitement' une vision de leur bonheur (Bonnard, Renoir), de leur angoisse (De kooning, Bacon), de leur aspirations spirituelles (Giotto, Rothko, Newman), de leur désespoir (Schiele, Soutine, Van Gogh), de leur énergie vitale (Picasso, Pollock), etc, etc. Il semble donc important que nous autres artistes continuons de nourrir et d'imprégner le Monde, qui ne nous demande, ni ne nous oblige d'ailleurs à rien ! Mais que nous avons la volonté irremplaçable, indéfectible, irrévocable et violente de régénérer, de nourrir et d'abreuver. 
En repensant à ce que je viens d'écrire, après avoir mangé mon curry de légumes quotidien, j'avais pensé parler de l'Hagakure, La voie du Samouraï (début XVIIIe), dans lequel il est dit par exemple que les Maîtres Samouraïs du XVIIe siècle regrettaient la moralité, l'intégrité, la connaissance et l'invulnérabilité de ceux du XVe etc. Malheureusement je n'ai pas pu retrouver l'extrait exact mais voici une petite phrase qui nous parlera à tous aujourd'hui, en cette période assez désespérée et désespérante et je copierai plus longuement par la suite, de plus longs extraits de ce livre fascinant : « La tendance qui prévaut aujourd’hui ne peut être inversée. La corruption gagne de plus en plus notre société et nous rapproche inexorablement du jour du jugement dernier, ce qui est dans la nature des choses. » P. 143, Hagakure, La voie du Samouraï 

Tant il est vrai que chaque époque se pense être la dernière et la plus désespérante et que chaque homme ou femme pensent toujours être les derniers à pouvoir s'épanouir au Monde, sans doute par peur de mourir. Or les morts ont tous cet avantage sur nous, c'est qu'ils n'ont plus peur de mourir, puisqu'ils sont déjà morts ! Malgré tout, les choses semblent évoluer pour nous, l'humanité et les vivants du vingt et unième siècle de manière hyperboliques et exponentielles. Pour exemple, je suis en train de lire le beau livre de Marguerite Yourcenar : Sous bénéfice d'inventaire, en voici un petit extrait :

« "Diane de Poitiers", s’écriait l’autre jour un jeune romancier français qui a du talent et même quelque culture, « oui, cette maîtresse de François 1er qui se baignait nue dans le Cher, en public, à la lueur des flambeaux… » Laissons ces voluptés pour Technicolor ; ne tombons ni dans l'erreur du naïf qu’assombrissent les massacres et la torture judiciaire, et qui se félicite de vivre, au XXe siècle ; ni dans celle de l'amateur de romans historiques qui jouit sans risque des beaux crimes et des beaux scandales d’autrefois ; n'envions pas surtout la stabilité du passé. Eteignons même le jeu des projecteurs qui met sur les murs et sur les toits des vieilles demeures une poésie qui n’est pas sans beauté mais qui n’est que le reflet d’aujourd’hui posé sur hier et donne aux choses, un éclairage qu’elles n’eurent pas. » Ah, mon beau château,  P. 46


Au delà de cet extrait qui se passe de commentaires, je trouve, par ailleurs son titre fabuleux et juste, à l'époque où elle l'a écrit, en 1962. Cependant : Mort du Monde et des Espèces obligent, je pense qu'aujourd'hui, on ne peut plus du tout faire un 'inventaire', comme on le faisait mathématiquement et rationnellement dans les magasins d'antan de notre enfance car il n'y a plus rien de disponible, les étagères sont vides et il n'y a même plus de magasins, ni de clients, tout est détruit ! Amazone a gagné ! Alors il nous faudrait pratiquer un contre-inventaire, un anti-inventaire, un inventaire-trou-noir, qui aurait tout absorbé. C'est à dire, non plus la liste de ce que l'on sait, de ce que l'on savait ou de ce que l'on possédait mais inversement, de tout ce que, depuis l'industrialisation et la deuxième guerre mondiale nous avons perdu et détruit. Ce serait un peu comme la liste des innombrables livres détruits dans l'incendie de la Grande Librairie d'Alexandrie ! Mais notre liste ne serait pas finie mais extensible et remplirait toute cette page et même mon site internet entièrement ! Et bien au delà ! Alors peut-être qu'aujourd'hui on pourrait utiliser le terme plus approprié d'État des Lieux, comme j'en ai parlé plus haut et celui-ci serait tellement désespérant pour la Terre et ses systèmes de la biodiversité. Désespoir ultime d'une Humanité ayant trahi et détruit sa maison, l'adobe commune. Cela étant dit, continuons de scanner joyeusement et bien innocemment les extraits de livres susceptibles de nous consoler et de nous réconforter un peu par leur pertinence en ces temps troublants et tempétueux ; et bonne lecture…


– LIVRE : BARTLEBY, HERMAN MELVILLE AVEC UNE POSTFACE MERVEILLEUSE PAR GILLES DELEUZE


Ce merveilleux petit roman est à lire absolument et de toute urgence, à tel point que j'ai écrit, cet été, en juillet - août 2022, un petit texte lui étant consacré, entre autre et lui rendant hommage : Bartleby ou dire non à l'hubris humaine & souvenirs de mon ami l'ermite Auguste de la cendrée. J'invite donc, le lecteur à lire ce texte mais voici, quand même, quelques extraits en plus, non inclus dans celui-ci et qui, je le pense seront pertinents à lire dans cette page de Notes. En quelques mots, l'histoire de Bartleby, personnage atypique et très attachant, est racontée par son patron un notaire-avocat célèbre travaillant à Wall Street et dont on ne connait même pas le nom mais qui est aussi empreint d'une grande gentillesse et humanité, bien qu'il ne comprenne absolument pas ce qui se passe chez son clerc. Bartleby est scribe et copie d'ailleurs parfaitement et minutieusement, sans jamais faire aucune faute, au début du livre et donc, pendant un certain temps, les minutes de l'étude. Il se trouve qu'il est également sans domicile et arrive à squatter nuit et jour dans l'étude de son patron où il travaille, sans presque jamais sortir et en ne mangeant que des petits gâteaux au gingembre. Il se trouve qu'un jour son parton lui demande de copier une minute, il lui répond alors cette phrase ci, qui deviendra le leitmotiv envoutant du livre : « I would prefer not to », en français « je préférerais ne pas le faire ». Cette phrase agit comme un détonateur, une grenade. C'est presque une phrase d'un sage mystique hindou refusant toute l'absurdité du Monde. C'est un déclic pour une révélation, un satori ! Je citerai, également, quelques extraits de la très belle postface de Gilles Deleuze au sujet de l'importance de cette phrase et de cette attitude révolutionnaire pacifique, cette inertie positive vis à vis et pour détruire un système : le travail ou la pensée matérialiste et capitaliste, pouvant amener définitivement le Monde à sa destruction, à sa perdition totale. On en voit les résultats néfastes, preuves à l'appui, aujourd'hui, juste devant nos yeux ébahis et nos portes domiciliaires.
En écrivant cette petite introduction, il m'est revenu ce matin, après mes rêves nocturnes, un souvenir d'une rencontre dans le métro new yorkais très vivace et prégnant : je revenais d'un party, tard dans la nuit ou tôt le matin car les fêtes New yorkaises sont toujours interminables, joyeuses, festives, fastueuses et généreuses et elles se terminent toujours au petit matin… Alors, il y a donc de nombreuses années, j'ai rencontré, dans le métro, une vieille dame âgée ou pas, impossible de le dire ! mais vêtue, habillée, cachée, 'wrapper' si je puis dire…  uniquement d'un large sac poubelle noir cachant sa nudité et sa pudeur d'homeless. Ni une, ni deux, ma compassion ne fit qu'un tour et je m'approchais d'elle en lui tendant un billet d'un dollar. Elle me répondit alors, avec ses grands yeux écarquillés et sourieurs, sans doute exaltée par le vin ou la drogue ; ou par la grande misère et sa solitude presque sapienne plurimillénaire de sage, d'anachorète, de grand-mère ou de folle dingue inique : « No, thank you, I know where I am going! » Et bien c'est ça Bartleby, c'est ce Clochard Celeste, qui dit non à tout mais qui sait où il va et qui y va joyeusement, même à sa mort ! Sans en avoir absolument rien à foutre des biens matériels de cette Terre et les conspuant même ! Et je tiens à rappeler ici, qu'aujourd'hui 1 avril 2023, qu'il y aurait, selon la Fondation de l'Abbé Pierre, plus de 300.000 personnes SDF sans-abris en France et ce n'est malheureusement pas un célèbre ni rigolo poisson d'avril… 

Et c'est ici que Bartleby habite ; unique spectateur d’une solitude qu’il a vue toute peuplée - nouveau et innocent Marius broyant du noir sur les ruines de Carthage ! 
Pour la première fois de ma vie, une accablante et poignante mélancolie s’empara de moi. Jusqu’alors, je n'avais jamais éprouvé qu'une tristesse non dépourvue de charme. Mais le lien de notre commune humanité me jeta dans une irrésistible consternation. Fraternelle mélancolie ! Car Bartleby et moi étions tous deux fils d’Adam. J’évoquai les atours soyeux et les visages radieux aperçus ce même jour, les tenues de gala flottant comme des cygnes sur le Mississippi de Broadway ; je les comparai au pâle copiste et songeai à part moi : Ah le bonheur courtise la lumière et nous pensons que le monde est gai, mais le malheur se tient à distance et nous concluons qu’il n’existe pas ! Ces tristes rêveries - chimères, sans doute, d’un esprit malade et divaguant - suscitèrent d’autres pensées, plus circonscrites, ayant trait aux bizarreries de Bartleby. Le pressentiment que j’allais faire d’étranges découvertes m’envahit. La forme pâle du scribe m’apparut, gisant dans un froid linceul, au milieu d'étrangers impassibles. P. 37

- Bartleby, dis-je, vous rendez-vous compte que vous me causez de graves soucis en persistant à occuper le vestibule après avoir été renvoyé de l’étude ? 
Pas de réponse. 
- Maintenant de deux choses l’une. Ou vous consentez à vous prendre en main ou l'on va vous prendre en main. Dans quel genre d’affaires aimeriez-vous entrer ? Voudriez-vous de nouveau faire de la copie pour quelqu’un ?
Non ; j’aimerais mieux ne pas changer. 
- Voudriez-vous une place de commis dans un magasin de tissus ? 
- C’est trop enfermé. Non, je ne voudrais pas être commis ; mais je ne suis pas difficile. 
- Trop enfermé ! m’écriai-je. Mais vous passez votre temps à l'intérieur !
- J’aimerais mieux ne pas devenir commis, reprit-il comme pour régler sur-le-champ ce point de détail.
- Et tenir un bar ? Ce n’est pas fatigant pour la vue. 
- Je n’aimerais pas cela du tout ; mais, comme je viens de vous le dire, je ne suis pas difficile.
Sa loquacité inhabituelle me fit reprendre courage. Je revins à la charge. 
- Eh bien alors, aimeriez-vous voyager dans le pays, aller faire acquitter les factures des marchands ? Votre santé s’en trouverait améliorée. 
- Non, j’aimerais mieux faire autre chose. 
- Alors pourquoi ne pas accompagner à travers l’Europe un jeune homme de bonne famille que vous distrairiez par votre conversation ? Cela vous plairait-il ? 
- Pas du tout. Il me semble qu’il n'y a rien de bien défini là-dedans. J’aime à être sédentaire. Mais je ne suis pas difficile.  P. 55


POSTFACE BARTLEBY, OU LA FORMULE PAR GILLES DELEUZE 
(Qu'il faudrait lire entièrement pour bien comprendre la complexité et la pertinence de ses analyses des œuvres melvilliennes) 

Bref, la formule qui récuse successivement tout autre acte a déjà englouti l’acte de copier qu'elle n'a même plus besoin de récuser. La formule est ravageuse parce qu'elle élimine aussi impitoyablement le préférable que n'importe quel non-préféré. Elle abolît le terme sur lequel elle porte, et qu’elle récuse, mais aussi l’autre terme quelle semblait préserver, et qui devient impossible. En fait elle les rend indistincts : elle creuse une zone d’indiscernabilité, d’indétermination qui ne cesse de croître entre des activités non-préférées et une activité préférable. Toute particularité, toute référence est abolie. La formule anéantit « copier », la   seule référence par rapport à laquelle quelque chose pourrait être ou non préféré. Je préférerais rien plutôt que quelque chose : non
pas une volonté de néant, mais la croissance d’un néant de volonté. Bartleby a gagné le droit de survivre c’est-à-dire, de se tenir immobile et debout, face à un mur aveugle. Être en tant qu’être et rien de plus. On le presse de dire oui ou non. Mais s’il disait non (collationner, faire des courses…), s’il disait oui (copier), il serait vite vaincu, jugé inutile, il n’y survivrait pas. Il ne peut survivre qu’en tournoyant dans un suspens qui 
tient tout le monde à distance. Son moyen de survivance, c'est préférer ne pas collationner, mais par là même aussi ne pas préférer copier. Il lui fallait récuser l'un pour rendre l'autre impossible. La formule est à deux temps, et ne cesse de se recharger elle-même, en repassant par les mêmes états. C'est pourquoi l’avoué a l’impression vertigineuse, chaque fois que tout recommence à zéro. P. 165

Mais s’il est vrai que les chefs-d’œuvre de la littérature forment toujours une sorte de langue étrangère dans la langue où ils sont écrits, quel vent de folie, quel souffle psychotique passe ainsi dans le langage ? Il appartient à la psychose de mettre en jeu un procédé qui consiste à traiter la langue ordinaire, la langue standard, de manière à lui faire « rendre » une langue originale inconnue qui serait peut-être une projection de la langue de Dieu et qui emporterait tout le langage. […]
Melville invente une langue étrangère qui court sous l’anglais, et qui l’emporte : c’est l’OUTLANDISH ou Ie Déterritorialisé, la langue de la Baleine. D’où l'intérêt des études concernant Moby Dick, qui s’appuient sur les Nombres et les Lettres, et leur sens cryptique, pour dégager au moins un squelette de la langue originaire inhumaine ou surhumaine. C’est comme si trois opérations s’enchaînaient : un certain traitement de la langue ; le résultat de ce traitement, qui tend à constituer dans la langue une langue originale ; et l’effet qui consiste à entraîner tout le langage à le faire fuir, le pousser à sa limite propre pour en découvrir le Dehors, silence ou musique. Si bien qu’un grand livre est toujours 
l’envers d’un autre livre qui ne s’écrit que dans l'âme, avec du silence et du sang. […]
Bartleby aussi est une nature angélique, adamique mais son cas semble différent, parce qu’il ne dispose pas d’un Procédé général, fût-ce le bégaiement, pour traiter la langue. Il se contente d’une brève formule, correcte en apparence, tout au plus d’une brève formule, correcte en apparence, tout au plus un tic localisé qui surgit dans certaines occurrences. Et pourtant, le résultat, l'effet sont les mêmes : creuser dans la langue une sorte de langue étrangère et confronter tout le langage au silence, le faire basculer dans le silence. P. 166 - 167

Bartleby, c'est le Célibataire, celui dont Kafka disait : « il n'a de sol que ce qu’il faut à ses deux pieds, et de point d’appui que ce que peuvent couvrir ses deux mains » - celui qui se couche dans la neige en hiver pour mourir de froid comme un enfant - celui qui n'avait que ses promenades à faire mais qui pouvait les faire en n’importe quel lieu, sans bouger. Bartleby est l'homme sans référence, sans possessions, sans propriétés, sans qualités, sans particularités : il est trop lisse pour qu'on puisse lui accrocher une particularité quelconque. Sans passé, sans futur, il est instantané. I PREFER NOT TO est la formule chimique ou alchimique de Bartleby, mais on peut lire à l’envers, I AM NOT PARTICULAR, je ne suis pas particulier, comme l’indispensable complément. C’est tout le XIXe siècle qui sera traversé par cette recherche de l’homme sans nom, régicide et parricide, Ulysse des temps modernes (« Je suis Personne ») : l’homme écrasé et mécanisé des grandes métropoles mais dont on attend, peut-être, qu'il en sorte l’Homme de l’avenir ou d’un nouveau monde. Et dans un même messianisme on l’aperçoit tantôt du côté du Prolétaire, tantôt du côté de l’Américain. P. 169

Peut-être Bartleby est-il le fou, le dément, le psychotique (« un désordre inné et incurable » de l'âme). Mais comment le savoir si l'on ne tient pas compte des anomalies de l’avoué, qui ne cesse de se conduire très bizarrement ? P. 170

C’est là, seulement, que les choses commencent à devenir intéressantes. La statue du père fait place à son portrait beaucoup plus ambigu, puis à un autre portrait qui est celui de n’importe qui ou de personne. On perd les références et la formation de l’homme fait place à un nouvel élément inconnu, au mystère d’une vie non humaine informe, un Squid. Tout commençait à l’anglaise, mais on continue à l’américaine, suivant une ligne de fuite irrésistible. Achab peut dire à bon droit qu’il fuit de partout. La fonction paternelle se perd au profit de forces ambiguës plus obscures. Le sujet perd sa texture, au profit d’un patchwork qui prolifère à l’infini : le patchwork américain devient la loi de l’œuvre melvillienne, dénuée de centre, d’envers et d’endroit.* C’est comme si des traits d’expression s’échappaient de la forme, telles les lignes abstraites d’une écriture inconnue, telles les rides qui se tordent du front d’Achab à celui de la Baleine, telles les lanières mouvantes aux « horribles contorsions » qui passent à travers les cordages fixes et qui risquent toujours d’entraîner un marin dans la mer, un sujet dans la mort. P. 173


*
Rapport au sens et aux images multiples montrés dans mon travail, qui dans son ensemble, peut-être également vu et regardé comme un patchwork américain. Un ensemble d'éléments disparates cousus côte à côte par ma volonté esthétique et philosophique. Cet ensemble ne présente aucun centre non plus et les bords visuels, ne sont que les bords d'un univers matériel et la représentation d'un espace géant, infini, comme l'Univers se déployant et se refermant sur lui-même, respiration karmique tantrique inarrêtable : UNSTOPPABLE !

Nous sommes en train de mêler des personnages aussi différents qu'Achab et Bartleby. Tout ne les oppose-t-il pas pourtant. La psychiatrie melvillienne invoque constamment deux pôles les monomaniaques  et les hypocondres, les démons et les anges, les bourreaux et les victimes, les Rapides et les Ralentis, les Foudroyants et les Pétrifiés, les Impunissables (au-delà de toute punition) et les Irresponsables (en deçà de toute responsabilité). Quel est l'acte d’Achab, quand il lance ses traits de feu et de folie ? C’est lui qui rompt un pacte. Il trahit la loi des baleiniers qui consiste à chasser toute baleine saine qu'on rencontre, sans choisir. Lui, il choisit, poursuivant son identification à Moby Dick, lancé dans son devenir indiscernable, mettant son équipage en danger de mort. Et c’est cette monstrueuse préférence que le lieutenant Starbuck lui reproche songeant même à tuer le capitaine félon. C’est le péché prométhéen par excellence, choisir*. […]
* « Le mythe grec de Prométhée est resté, à travers les âges, un objet de réflexion et de référence. Le dieu qui ne participe pas à la lutte dynastique de ses frères contre leur cousin Zeus mais qui, à titre personnel, défie et ridiculise le même Zeus…, cet anarchiste touche et trouble, en nous, des zones obscures et sensibles. » Georges Dumézil P. 175

C’est ce que suggère le narrateur, en rappelant une antique et mystérieuse théorie dont on trouvait, déjà, un exposé chez Sade : la loi, les lois commandent à une nature sensible seconde, tandis que des êtres dépravés par innéité, participent d’une terrible Nature suprasensible et première, originale, océanique, qui poursuit son propre but irrationnel à travers eux, Néant, Néant, et qui ne connaît pas de loi.
Achab percera le mur, même si il n'y a rien derrière et fera du néant l’objet de sa volonté : « Pour moi, cette baleine blanche est cette muraille, tout près de moi. Parfois je crois qu'au-delà, il n’y a rien, mais tant pis… » De tels êtres obscurs comme les poissons des abîmes, Melville dit que seul l’œil du prophète, et non du psychologue, est capable de les deviner, de les diagnostiquer, sans pouvoir prévenir leur folle entreprise, « mystère d'iniquité »… 
Alors, nous sommes en mesure de classer les grands personnages de Melville. À un pôle, ces monomaniaques ou ces démons, qui dressent une préférence monstrueuse, menés pas la volonté de néant ; Achab, Claggart, Babo… Mais à l’autre pôle, il y a ces anges ou ces saints hypocondres, presque stupides, créatures d’innocence et de pureté, frappés d’une faiblesse constitutive mais aussi d’une étrange beauté, pétrifiés par nature et qui préfèrent… pas de volonté du tout, un néant de volonté plutôt qu’une volonté de néant (le « négativisme » hypocondriaque). Ils ne peuvent survivre qu’en devenant pierre, en niant la volonté, et se sanctifient dans cette suspension. C’est Cereno, Billy Budd et par-dessus tout Bartleby.  […]
Enfin, il y a un troisième type de personnage, celui-là du côté de la loi, gardien des lois divines et humaines de la nature seconde : c’est le prophète. Le capitaine Delano manque singulièrement de l’œil du prophète mais Ismaël dans Moby Dick, le capitaine Verte de Billy Budd, l'avoué de Bartleby ont cette puissance de « Voir » : ils sont aptes à saisir et à comprendre, autant qu’on peut le faire, les êtres de la Nature première, les grands démons monomaniaques ou les saints innocents et parfois les deux. P. 176 - 177

Ils continuent à chérir l’innocent qu'ils ont condamné : le capitaine Vere mourra en murmurant le nom de Billy Budd et les derniers mots de l'avoué pour clore son récit seront « Ah Bartleby ! Ah humanité !  », marquant ainsi non pas une connexion mais au contraire, une alternative où il a dû choisir contre Bartleby la loi trop humaine. P. 178

Et les hypocondres sont les Exclus de la raison, sans qu’on puisse savoir s'ils ne s'en excluent pas eux-mêmes, pour obtenir ce qu'elle ne peut leur donner, l'indiscernable, l'innommable avec lequel ils pourront se confondre. Même les prophètes, enfin ne sont que les Naufragés de la raison : si Vere, Ismaël ou l’avoué se raccrochent si fort aux débris de la raison dont ils tentent en vain de reformer l’intégrité, c’est parce qu'ils ont tant vu et que ce qu'ils ont vu, les a frappés pour toujours. […] 
Chaque original est une puissante Figure solitaire qui déborde toute forme explicable : il lance des traits d’expression flamboyants, qui marquent l’entêtement d’une pensée sans image, d’une question sans réponse, d’une logique extrême et sans rationalité. Ils n’ont rien de général, et ne sont pas particuliers, ils échappent à la connaissance, ils défient la psychologie. Même les mots qu’ils prononcent débordent les lois générales de la langue (les « présupposés »), autant que les simples particularités de la parole, puisqu’ils sont comme les vestiges ou projections d’une langue originale unique, première et portent tout le langage à la limite du silence et de la musique. Bartleby n’a rien de particulier, rien de général non plus, c’est un Original. 
Les originaux sont les êtres de la Nature première mais ils ne sont pas séparables du Monde ou de la nature seconde, et y exercent leur effet : ils en révèlent le vide, l’imperfection des lois, la médiocrité des créatures particulières, le Monde comme mascarade (c’est ce que Musil appellera pour son compte « l’action parallèle »)*. Le rôle des prophètes précisément, eux qui ne sont pas des originaux, c’est d’être les seuls à en reconnaître le sillage dans le monde et le trouble indicible dont ils  l’affectent. L’original, dit Melville, ne subit pas l’influence de son milieu mais au contraire, jette sur l’entourage une lumière blanche livide, semblable à celle qui « accompagne dans la Genèse le commencement des choses ». Cette lumière, les originaux en sont tantôt la source immobile, comme le gabier en haut du mât, Billy Budd pendu ligoté qui « monte » à la lueur de l’aube, Bartleby debout dans le bureau de l’avoué et tantôt le trajet fulgurant, le mouvement trop rapide pour que l’œil ordinaire puisse le suivre, la foudre d’Achab ou de Claggart. […]
C’est peut-être cette différence qui fait qu’un grand roman, semble-t-il, ne peut comporter qu’un seul original. Les romans médiocres n'ont jamais pu créer le moindre personnage original mais comment le plus grand roman pourrait-il en créer plus d’un à la fois ? Achab ou Bartleby… C’est comme les grandes Figures du peintre Bacon, qui avoue n'avoir pas encore trouvé le moyen d’en réunir deux dans un même tableau*. Et pourtant Melville trouvera.
* Melville disait : « un peu pour la même raison qu’il n’existe qu’une planète dans telle orbite déterminée, il ne peut y avoir qu’un personnage original pour une oeuvre d'imagination ; deux personnages entreraient en contradiction jusqu’au chaos. » Francis Bacon, 'L'Art de l’impossible'.  P. 180 - 181


*
Le rôle premier des originaux, des anarchistes et des artistes, pour une société donnée, serait bien sûr de donner ou de redonner accès aux 'autres' à des mondes enfouis, perdus et rejetés violemment par des sociétés trop structurées, par leurs morales et leurs religions ou même leur esthétique ou leurs business. Mais peut-on parler encore de RÔLE ? Pour qui ? Pour quoi ? Pour quel ensemble ? Pour quelle structure ? Pour quelle foi ? Et pour quelle croyance ? Puisqu'à ce jour, on 'archipelise' et déstructure complètement tous les liens sociaux, ce qui plonge l'humain, tous les êtres humains, qui se retrouvent noyés dans une solitude encore bien plus grande et abyssale que celle que Bartleby, a pu vivre. Nous avons tout tué, tout asphyxié et tout exploité et il me semble que seules la déchéance et la mort des systèmes, nous attendent dans un avenir beaucoup plus proche qu'on ne l'ait jamais pu imaginer…?  

L'Américain, c’est celui qui s'est libéré de la fonction paternelle anglaise, c’est le fils d’un père émietté, de toutes les nations. Dès avant l’indépendance, les Américains pensent à la combinaison d’États, à la forme d’État qui seraient compatibles avec leur vocation ; mais leur vocation n'est pas de reconstituer un « vieux secret d’État », une nation, une famille, un héritage, un père, c'est avant tout de constituer un univers*, une société de frères, une fédération d’hommes et de biens, une communauté d’individus anarchistes, inspirée de Jefferson, de Thoreau, de Melville. […]
L'Amérique est le potentiel de l'homme sans particularités, l’Homme original. Déjà dans Redburn (chap. XXXIIl) : « On ne peut verser une seule goutte de sang américain sans répandre le sang du Monde entier. Anglais, Français, Allemand, Danois ou Écossais, l’Européen qui se raille d’un Américain, dit Raca à son propre frère et met son âme en péril pour le jour du Jugement. Nous ne sommes pas une race étroite, une tribu nationaliste et bigote d’Hébreux dont le sang s'est abâtardi pour l'avoir voulu trop pur en maintenant une descendance directe et des mariages consanguins… Nous sommes moins une Nation qu'un Monde car, à moins d’appeler, comme Melchisédech le Monde entier Notre Père, nous sommes sans père ni mère… Nous sommes les héritiers de tous les siècles de tous les temps et notre héritage, nous le partageons avec toutes les nations… » […]

Est-ce au philosophe occidental que s’adresse la joyeuse injure de Melville, « crapule métaphysique » ? Contemporain du transcendantalisme américain (Emerson, Thoreau), Melville dessine déjà les traits du pragmatisme qui va le prolonger. C’est d’abord l'affirmation d’un monde en processus, en archipel. Non pas même un puzzle, dont les pièces en s’adaptant reconstitueraient un tout mais plutôt comme un mur de pierres libres, non cimentées, où chaque élément vaut pour lui-même et pourtant par rapport aux autres* : isolats et relations flottantes, îles et entre-îles, points mobiles et lignes, sinueuses, car la Vérité a toujours des « bords déchiquetés ». Non pas un crâne, mais un cordon de vertèbres, une moelle épinière ; non pas un vêtement uniforme, mais un manteau d’Arlequin, même blanc sur blanc, un patchwork à continuation infinie, à raccordement multiple, comme la veste de Redburn, de White Jacket ou du Grand Cosmopolite : l’invention américaine par excellence, car les Américains ont inventé le patchwork, au même sens où l’on dit que les Suisses ont inventé le coucou**. Mais pour cela, il faut aussi que le sujet connaissant l’unique propriétaire, cède la place à une communauté d’explorateurs, précisément les frères de l’archipel, qui remplacent la connaissance par la croyance, ou plutôt par la «confiance» : non pas croyance en un autre monde, mais confiance en ce Monde-ci, et en l’homme autant qu'à Dieu (« je vais tenter l’ascension d’Ofo avec l’espérance, non avec la foi… j'irai par mon chemin… »).
Le pragmatisme, c’est ce double principe d’archipel et d’espérance. […]

Lawrence disait que c’était cela, le nouveau messianisme ou l’apport démocratique de la littérature américaine : contre la morale européenne du salut et de la charité, une morale de la vie où l’âme ne s’accomplit qu’en prenant la route, sans autre but, exposée à tous les contacts, n'essayant jamais de sauver d’autres âmes, se détournant de celles qui  rendent un son trop autoritaire ou trop gémissant, formant avec ses égaux des accords même fugitifs et non-résolus, sans autre accomplissement que la liberté, toujours prête à se libérer pour s’accomplir. La fraternité selon Melville ou Lawrence, c'est une affaire d’âmes originales : peut-être ne commence-t-elle qu’avec la mort du père ou de Dieu, mais elle n'en dérive pas, c’est une tout autre affaire - « toutes les subtiles sympathies de l’âme innombrable, de la plus amère haine à l’amour le plus passionné ». P. 184 - 187

Bartleby n’est pas le malade mais le médecin d'une Amérique malade, le Medicine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous. P. 190 


*
Ce rapport d'éléments solitaires, uniques, ayant leur propres couleurs, leur propre esthétique, leur propre identité et thématique présentées, comme un mur de pierres libres et non comme un puzzle, qui aurait du sens dans sa totalité, un ensemble visuellement disparate mais cependant cohérent, défini et décrit exactement ce que sont mes grandes installations murales de peintures sur Plexiglas. En effet, chaque peinture est peinte individuellement, puis elles sont assemblées suivant mon choix pour former à chaque fois, un nouvel ensemble dont la forme dépend du mur sur lesquelles elle sont présentées et du lieu de leur exposition. Assemblage libre et anarchique ! 

** Un petit clin d'œil s'impose ici à la célèbre, irrésistible, univoque et définitive réplique dans le superbe film-chef-d'œuvre, un film-Monde, le Troisième Homme où Harry Lime (Orson Welles) dit à son copain, Holly Martins, un minable écrivain américain gentil, niaiseux et raté, croyant innocemment tout comprendre de la vie et de l'amour mais qui est un idiot total ; pensant encore la vie comme un roman et qui va, par sa candide bonne foi, provoquer indirectement la mort de son ami, dont il était en fait, tombé amoureux de sa belle petite amie Anna… Orson Welles lui lance, tout à la fin du film, dans cette scène époustouflante de la Fête Foraine, pour le secouer un peu et nous réveiller nous aussi, spectateurs de la vie que nous sommes tous, d'un sourire narquois et intelligent, de celui qui sait, qui connait profondément les réalités de la Vie, les mystères de la Création et la dure réalité du business : « L'Italie des Borgia a connu trente ans de terreur, de sang mais en sont sortis Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité et cinq cents ans de démocratie. Et ça a donné quoi ? Le "coucou" ! »



–  TEXTE : SUR LE RAPPORT, LES CHOIX & LES AVANTAGES ENTRE L'ÉCRITURE & LA PEINTURE & QUELQUES SOUVENIRS D'ENFANCE

« Lorsque vous commencez à travailler, tout le monde est dans votre atelier - le passé, vos amis, vos ennemis, le monde de l'art et, surtout, vos propres idées... Mais à mesure que vous continuez à peindre, ils commencent à partir, un par un... Puis, si vous avez de la chance, même vous, vous partez. » John Cage


Petit aparté : en écrivant et relisant ces quelques passage de Bartleby, il m'est venu à l'idée de parler, un peu brièvement et de manière non anecdotique, non passéiste mais de manière factuelle et ayant un rapport intime et fusionnel avec ce livre, de mon enfance et de mes hésitations, plus tard, pour choisir, ayant alors vingt ans entre la pratique de l'écriture ou de la peinture. Pour dresser le tableau, je suis né dans la petite Ville de moyenne montagne de Morteau (altitude 750 m), Ville où j'ai toujours ma maman et ma sœur et où je reviens régulièrement. Mon grand-père paternel René Sergent, était notaire de métier et mon père, s'appelait René Sergent également. J'ai passé toute mon enfance à traîner mes guêtres et glisser sur les parquets cirés de leur étude qui était comme une cellule temporelle où, il y avait donc mon père, mon grand-père et ma tante Gigi, qui prenait toujours grand soin de moi et qui, quand je suis allé plus tard, à dix ans, à l'internat de Briançon dans les Hautes-Alpes, m'envoyait chaque semaine de belles cartes postales de papillons multicolores. Ma grand-mère Mémère, faisait la cuisine et je me rappelle toujours, quand je cuisine quotidiennement aujourd'hui, sa gentillesse, sa bonne cuisine au beurre (les cervelles d'agneaux et les haricots beurre…), son bon cœur et ses largesses… Trait commun à toute ma famille d'ailleurs. Et puis, ses mains complément déformées par le rhumatisme articulaire qui écossaient les haricots ou qui cueillaient en été, en soufrant, les légumes du jardin et les cassis. Dans le couloir, il y avait deux grandes panoplies bleues en forme de cœur, atichées d'armes provenant sans doute des Amériques ou d'Afrique : des flèches, des carquois, des sabres, des arcs, des fusils, des boucliers et des pistolets, un Remington même ! etc… Toutes ces panoplies ont sans aucun doute probable, éveillé ma curiosité pour d''autres' cultures… Cette étude était donc mon terrain de jeu et de vie, tout à fait comme pour ce cher Bartleby, refusant de quitter son lieu privilégié. Je pouvais alors regarder tranquillement tous les clients de mon grand père et de mon père, venir là, faire des choses importantes pour eux, vaquer à leurs affaires et se confier en toute confiance et à voix basse, sous mes yeux scrutateurs et ébahies, à leur notaire favoris et amis. Secrets, qui me semblaient à moi, enfant immortel et innocent, par trop sérieux et même superfétatoires et ridicules : des testaments, des actes de mariage, de divorces ou des ventes aux enchères à la bougie. J'étais, alors, un peu comme le disait mon grand-père, le petit 'prince' de l'étude ! Bien sûr, cela sentait les temps passés, oblitérés car la salle d'archives était remplie au ras bord et débordait d'actes notariés, nous envahissant d'odeurs et de poussières tenaces. C'est en aidant mon père, lors du déménagement de toute cette paperasse dans sa nouvelle étude, que l'on s'est aperçu de l'ampleur de ses archives, dont certaines dataient de Napoléon Ier ! 
Quelle entrée en matière avec la vie, la mémoire et l'importance du passé… J'ai donc eu, dans ce lieu magique, une enfance émerveillée ! Surtout qu'en plus de ça, mon grand-père Maurice, était directeur de la Chocolaterie Klaus, juste à côté de laquelle nous habitions. Alors, ça sentait tous les jours : les bonbons, le chocolat, les gouttes de kirsch ou le praliné ! Quelle vie mes amis, quelle enfance sensuelle et marquante et jouissive j'ai pu avoir. 
Plus tard, dans mes vingt ans, après avoir bruyamment quitté l'école d'Architecture de Strasbourg, puis également celle des Beaux-Arts de Besançon ; je me suis retranché en ermite dans une ferme, La Fauconnière, dans laquelle je faisais, au début, de l'élevage de chèvres et puis par la suite, j'y ai élevé des chevaux, toujours en ayant la passion de l'écriture et de la peinture. Et j'ai hésité bien longtemps, entre ces deux disciplines. Il faut dire qu'à l'époque, on parle ici des années quatre-vingt, écrire, demandait énormément de patience et ne pouvait se faire qu'à la machine à écrire. Les fautes d'orthographe, qui sont ma hantise depuis toujours, étaient très difficiles, voire impossibles à corriger sans retaper tout le texte. Un jour, j'avais donné à lire un petit recueil de poésie, livre précieux et sacré par essence, écrit sur un papier jaune officiel, estampillé de l'étude de mon père, à mon ami Bernard, architecte alsacien, qui me le rendit totalement corrigé et gribouillé à l'encre rouge ! C'était pour m'aider de bonne foi, sans doute ! Mais, quel sacripant et quel sacrilège ! Cela m'a alors un peu dégouté et refroidit de l'écriture, puisque je ne pouvais pas y être complément autonome. Par ailleurs, personne ne se permettrait jamais de repeindre sur mes tableaux, j'aurai plus d'autonomie donc… Et puis dans cette ferme, je me suis créé deux ateliers pour y peindre. Je faisais donc, un peu comme aujourd'hui en fait, les deux à la fois : peindre et écrire sans distinction. Mais à ce jour, grâce aux ordinateurs, aux correcteurs automatiques d'orthographe, aux dictionnaires en ligne et Wikipédia, l'écriture devient beaucoup plus aisée et facile. Il reste, cependant, des choses à dire sur les différences entre l'écriture et la peinture, que ce soit dans leur pratique ou dans leurs découvertes. Tout d'abord, la lecture prend un temps incompressible et infini et je défie quiconque de lire les 108 Upanishads de Martine Buttex, 1325 pages, en quelques semaines ou même quelques mois car cela peut prendre des années et c'est bien ainsi. Par contre, avoir une émotion, une révélation devant une peinture, peut-être instantanée, soudain, comme une révélation alors qu'il est presque impossible d'avoir une révélation immédiate en lisant un livre. On peut bien sûr être envouté par un roman, un personnage, mais ce ne sera pas un coup de foudre soudain, comme dans la Vie ! Il est sûr que pour décrypter tout l'ensemble des détails du Jardin des délices de Jérôme Bosch, cela pourrait prendre certainement des années mais les révélations profondes ressenties devant des œuvres d'art sont bouleversantes, irrévocables, déstabilisantes, soudaines et durables. Les deux sont bien sûr, nécessaire à notre équilibre d'Être Vivant et je suis ravi et enchanté de pouvoir naviguer facilement entre ces deux disciplines. 'It's a blessing and a curse', comme on le dit si fièrement à New York !


– LIVRE : MAÎTRES ANCIENS, THOMAS BERNHARD


J'adore ce livre, j'aime les gueulards et les révoltés ! Les autres peuvent allez se faire foutre avec leur bienséance, leur pseudo sympathie et leurs sourires en coin entendus et soumis ! L'Écriture et l'Art, ça doit bousculer et autodétruire, toujours : l'Art et l'Écriture. Ce sont des systèmes qui se créer, se nourrissent et s'autodétruisent automatiquement comme ça…! Comme la Grande Nature elle-même ! Référence en Art à Erased de Kooning Drawing (1953), par Robert Rauschenberg, qui effaça minutieusement, à la gomme, l'œuvre sur papier que le grand artiste, Willem Dekooning, lui avait gentiment donnée. 
Il faudrait recopier tout le livre, tellement il sonne juste. Pour moi, si je puis me permettre, il n'y a aucune fausse note et tout ce que dit Bernhard en 1985, dans un état de transe semi-visionnaire, est criant de vérité, de bon sens et ses prédictions un peu nostradamiennes se sont révélées 100% exactes aujourd'hui. En particulier, pour tout ce qui est de l'Art Contemporain ; qui est devenu véritablement et systématiquement un marché ne vendant plus que des grosses merdes infectes, ridicules et inutiles, à des prix ultra exorbitants, supersoniques, stratosphériques même ! Tout en déroulant des tapis rouges dans tous les plus grands Musées internationaux et les Foires d'Art, à des artistes vulgaires, minables, incultes, prolétaires vindicatifs, stupides, vaniteux et surtout avides d'argent et de gloire, sans avoir aucun autre mérite que celui d'être des businessmen avisés, avides, féroces, ridicules, sanguinaires et assassins. Cet Art Contemporain "ne mérite même pas notre honte", comme le disait si bien Reger…
Je ne partage pas toutefois son aversion pour Vienne, Ville où j'ai eu la chance d'exposer collectivement au T.A.B.A.K. Museum (dans le MuseumsQuartier) en septembre 2002 et dans laquelle j'ai trouvé justement, un grand choix culturel, avec de belles galeries et des gens très intéressés par l'Art, tout à l'opposé des habitants de la Ville de Besançon, où je vis maintenant. Il y avait alors une grande rétrospective du travail d'Antoni Artaud au Musée d'Art Contemporain et j'ai adoré le Weltmuseum (Musée d'Ethnologie) dans lequel j'ai découvert beaucoup d'artefacts amérindiens, dont la superbe couronne verte en plumes de quetzal, dite de Moctezuma, qui était le dernier Empereur aztèque… 
Mais qui aime bien châtie bien et il vrai que quand on a la Haine de nos contemporains, comme Bernhard, ce sont souvent ceux avec lesquels on vit et interagit quotidiennement et qui sont nos plus proches, que l'on critique férocement et que l'on conspue le plus car on en attendait bien mieux et surtout bien plus. Il en est exactement de même pour moi-même, non sans raisons, avec les français, rassurez-vous ! Un peu de respect pour les artistes ! Dites-donc ! Quoi ! Quand même ! 

Ce roman est la quintessence du style bernhardien, dans lequel le narrateur (Atzbacher) observe son ami Reger, assis sur une banquette au Musée d'art ancien de Vienne, toujours à la même place regardant sempiternellement le même tableau : L'Homme à la barbe blanche, 1545, du Tintoret. La seule œuvre d'art qui soit digne d'être regardée, selon lui, ce critique d'art avertit et sélectif. Le narrateur se souvient et raconte les multiples monologues de son ami qu'il a écoutés en catimini, les jours précédents et qui reviennent comme une antienne, un leitmotiv, avec toujours à leurs fins, cette expression : « dit Reger ». On y croise également le gardien de musée M. Irrsigler, un être gentil, discret, attentionné, au cœur pur et serviable, qui serait le seul pouvant expliquer au public une œuvre d'art simplement et qui écoute et parle souvent, à voix basse avec le narrateur. C'est truculent !  

« Le châtiment correspond à la faute : être privé de tout plaisir de vivre, être porté au plus haut degré de dégoût de la vie.» KIERKEGAARD 


- Quand nous écoutons un historien d'art nous en avons la nausée, a-t-il dit, en écoutant un historien d’art nous voyons l’art se détruire sous son bavardage, sous le bavardage de l'historien d’art, l'art se ratatine et il est détruit. Par leur bavardage, des milliers, oui des dizaines de milliers d'historiens d’art réduisent l'art et le détruisent, a-t-il dit. Les historiens d'art sont les véritables assassins de l'art, si nous écoutons un historien d'art, nous participons à la destruction de l'art, lorsqu'un historien d'art entre en scène, l'art est détruit, voilà la vérité. […] Ecouter Irrsigler, tandis qu’il explique un tableau à un ignorant, est un pur plaisir, a dit Reger car, dans la situation de commentateur d'une œuvre d'art, il n'est jamais bavard, ce n'est pas un bavard, il n'est que le modeste informateur et rapporteur, qui laisse l'œuvre d'art ouverte à celui qui la contemple, ne la lui ferme pas par un bavardage. P. 31


Il y a déjà longtemps que notre époque, prise comme un tout, est devenue intenable, a-t-il dit, ce n'est que là où nous voyons le fragment qu’elle nous est supportable, a-t-il dit. Le tout et le parfait nous sont insupportables, a-t-il dit. D'ailleurs, au fond, tous ces tableaux aussi, ici dans le Musée d’art ancien, me sont insupportables, pour être honnête je les trouve affreux. Pour pouvoir les supporter, je cherche en chacun d'eux ce qu'on appelle un défaut rédhibitoire, procédé qui a toujours atteint son but jusqu'à présent, à savoir de transformer toute ces œuvres d'art prétendument parfaites en un fragment, a-t-il dit. Non seulement la perfection menace sans arrêt de nous détruire mais elle détruit aussi tout ce qui, sous l'appellation de chef-d’œuvre, est accroché ici aux murs, a-t-il dit. Je pars de l'idée que la perfection, le tout, n'existe pas et chaque fois que j'ai transformé l'un de ces soi-disant chefs-d'œuvre parfaits accroché, ici, au mur en un fragment, entre le moment où je me suis mis à chercher dans ce chef-d'œuvre un défaut rédhibitoire, le point 
décisif de l'échec de l’artiste qui a fait ce chef-d'œuvre et celui où je l’ai trouvé, j'ai avancé d'un pas. Jusqu'ici, dans chacun de ces tableaux, soi-disant chefs-d’œuvre, j'ai trouvé un défaut rédhibitoire, j'ai trouvé et dévoilé l'échec de son créateur. Depuis plus de trente ans, ce calcul infâme, comme vous pourriez le penser, s'est révélé juste. Aucun de ces chefs-d'œuvre mondialement connus, peu importe leur auteur, n’est en vérité un tout et parfait. Cela me rassure, a-t-il dit. Au fond, cela me rend heureux. C'est seulement lorsque nous nous sommes rendu compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre. Nous ne supportons pas le tout et la perfection. Nous devons aller à Rome et constater que l'église Saint-Pierre est une pièce montée de mauvais goût, l'autel du Bernin une stupidité architectonique, a-t-il dit. Nous devons voir le pape face à face et constater personnellement qu'il est, tout compte fait, un personnage tout aussi désespérément grotesque que tous les autres, pour pouvoir tenir le coup. Nous devons écouter Bach et entendre comment il échoue, écouter Beethoven et entendre comment il échoue, même écouter Mozart et entendre comment il échoue. P. 36 - 37


L'humanité n'est plus qu'une humanité étatisée et déjà depuis des siècles donc depuis que l'Etat existe, elle a perdu son identité, me dis-je. Aujourd’hui l’humanité n'est guère plus qu'une inhumanité, qui est l'Etat, me dis-je. Aujourd’hui l'homme n'est plus qu'un homme étatisé, il n'est donc plus aujourd'hui que l'homme détruit et l'homme étatisé, seul homme humainement possible, me dis-je. L'homme naturel n'est plus du tout possible, me dis-je. Lorsque nous voyons les millions d'hommes étatisés entassés dans les grandes villes, nous sommes pris de nausée, parce que, lorsque nous voyons l'Etat, nous sommes également pris de nausée. Chaque jour, quand nous nous éveillons, cet Etat qui est le nôtre, nous donne la nausée et lorsque nous sortons dans la rue, les hommes étatisés qui peuplent cet Etat nous donnent la nausée. L’humanité est un gigantesque Etat qui, soyons sincères, à chaque réveil nous donne la nausée. […]
Voilà que ces professeurs, au nom de l'Etat, parcourent le musée avec leurs élèves et les dégoûtent de l'art par leur stupidité. Mais cet art, sur ces murs, qu'est-il d’autre qu'un art d’Etat, me dis-je. Reger ne parle que de l'art d'Etat quand il parle de l’art et quand il parle des soi-disant maîtres anciens, il ne parle jamais que des maîtres anciens d’Etat. Car cet art accroché à ces murs n'est tout de même rien d'autre qu'un art d'Etat, du moins celui qui est accroché ici, dans la galerie de peinture du Musée d'art ancien. […]
Tout de même, tous ces peintres n'étaient que des artistes d'Etat complètement hypocrites, qui ont répondu au désir de plaire de leurs clients, Rembrandt lui-même ne constitue pas là une exception, dit Reger. Voyez Vélasquez, rien que de l'art d'Etat et Lotto et Giotto, uniquement de l'art d'Etat, toujours, comme ce terrible Dürer, précurseur et prédécesseur du nazisme, qui a mis la nature sur la toile et l'a tuée, cet effroyable Dürer, comme dit très souvent Reger, parce qu'en vérité, il déteste profondément Dürer, cet artiste nurembergereois de la ciselure. Reger qualifie d'art de commande d'Etat les tableaux accrochés ici aux murs, même L’Homme à la barbe blanche en fait partie. Les soi-disant maîtres anciens n'ont jamais fait que servir l'Etat ou servir l’Eglise, ce qui revient au même, ne cesse de dire Reger, un empereur ou un pape, un duc ou un archevêque. Tout comme le soi-disant homme libre est une utopie, le soi-disant artiste libre a toujours été une utopie, une folie, c'est ce que dit souvent Reger. Les artistes, les soi-disant grands artistes, voilà ce que dit Reger, me dis-je, sont en outre les gens les plus dénués de scrupules que les politiciens. Les artistes sont les plus hypocrites, beaucoup plus hypocrites encore que les politiciens donc, les artistes d’art sont encore beaucoup plus hypocrites que les artistes d'Etat ; en ce moment, j'entends de nouveau Reger le dire. Tout de même, cet art se tourne toujours vers le Tout-puissant et vers les puissants et se détourne du monde, voilà ce que dit souvent Reger, c'est là sa bassesse. Cet art est pitoyable, rien d'autre, j'entends en ce moment Reger le dire hier, tout en l'observant aujourd'hui depuis la salle Sebastiano. Au fond, pourquoi les peintres peignent-ils, alors qu'il y a tout de même la nature ? se demandait une de plus Reger, hier. Même l’œuvre d'art la plus extraordinaire n'est tout de même qu'un pitoyable effort, parfaitement absurde et vain, pour imiter la nature, oui, la singer, a-t-il- dit. […]
Naturellement, a-t-il dit, vous direz que c'est la vision de l’artiste qui a peint le tableau, c'est juste, même si c'est une vision mensongère, du moins pour ce qui est des tableaux dans ce musée, ce n'est jamais que la vision catholique officielle de chaque artiste car, tout ce qui est accroché ici, n'est tout de même rien d'autre que de l'art catholique d'Etat et en cela, je dois le dire, un art vulgaire, il peut être aussi grandiose qu'il veut, ce n'est qu'un vulgaire art catholique d'Etat. Les soi-disant grands maîtres, surtout lorsqu'on en contemple plusieurs côte à côte, c'est-à-dire qu'on contemple leurs œuvres d'art côte à côte, sont des enthousiastes de l’hypocrisie, qui ont fait des courbettes et se sont vendus à l'Etat catholique, autrement dit au goût de l'Etat catholique, voilà ce que dit Reger. Dans cette mesure, nous n'avons affaire qu'à une histoire catholique de l'art, de bout en bout déprimante, à une histoire catholique de la peinture, de bout en bout déprimante, qui a toujours trouvé et maintenu ses sujets au ciel ou en enfer mais jamais sur terre, a-t-il dit*. Les peintres n'ont pas peint ce qu'ils auraient dû peindre mais uniquement ce qu'on leur a commandé ou bien, ce qui leur procurait ou leur rapportait l'argent ou la gloire, a-t-il dit. Les peintres, tous ces maîtres anciens qui, la plupart du temps, me dégoûtent plus que tout et qui m'ont depuis toujours donné le frisson, a-t-il-dit, n'ont jamais servi qu'un maître, jamais eux-mêmes et ainsi l'humanité elle-même. Ils ont tout de même toujours peint un Monde factice qu'ils tiraient d'eux-mêmes, dont ils espéraient obtenir l'argent et la gloire ; tous ils n'ont peint que dans cette optique, par envie d'argent et par envie de gloire, pas parce qu'ils avaient voulu être peintres mais uniquement parce qu'ils voulaient avoir la gloire ou l'argent ou la gloire en même temps que l'argent. En Europe, ils ont toujours soumis et destiné leur peinture à un dieu catholique, a-t-il dit, à un dieu catholique et à tous ses saints, a-t-il dit. Chaque trait de pinceau, si génial soit-il, de ces soi-disant maîtres anciens est un mensonge, a-t-il dit. Peintres enjoliveurs du Monde, c'est ainsi qu'il a qualifié hier, ceux qu'au fond il déteste positivement, qui, en même temps, l'ont toujours fasciné et cela tout au long de sa misérable vie. Des apprentis décorateurs tartufes de la haute société catholique européenne, ces maîtres anciens ne sont pas autre chose, vous le voyez à chaque touche que ces artistes ont appliquée sans gêne sur leurs toiles, mon cher Atzbacher, a-t-il dit. P. 50 - 55


* C'est ce retour sur terre et non pas au paradis ni en enfer, sur la Terre Mère Pachamama, cet atterrissage revendiqué si fortement par Bruno Latour : « La leçon est amère mais ce sont les anciens 'sauvages' qui doivent apprendre aux nouveaux comment résister à la modernisation ! » écrit-il dans son Mémo sur la nouvelle classe écologique. Il serait bien salutaire de faire rapidement ce retour à notre réalité et intégrité, corporelles, intellectuelles et physiques. Bien évidement, chaque activité, chaque pensée et chacun de nos gestes s'inscrivent et sont dirigés dans des espaces formatés culturellement et donc, obéissent à une fiction. Il est bien vrai que, spécifiquement, la Peinture est historiquement et essentiellement catholique. Et je me rappelle bien, aujourd'hui encore, un jour à New York, où j'étais allé visiter le bel atelier d'un ami peintre Craig Fisher, d'origine juive, quand j'avais été surpris qu'il me dise, lors de notre discussion, que de fait et par naissance, la peinture était principalement chrétienne ! Réalité dont je n'avais absolument pas pris conscience jusqu'alors. Il est vrai aussi par ailleurs, que l'imagerie chrétienne peut nous sembler d'une innocence et parfois d'un crétinisme absolu, le pire étant sans doute l'annonce faite à Marie tombant enceinte, vierge et sans même y penser. Mais des mythes similaires existent également dans différentes culture comme la White Buffalo Woman, qui est la vierge blanche lumineuse des Indiens Sioux Lakota. Mais ce ne sont pas ces fictions qui semblent être les principaux problèmes de l'imagerie catholique ; pour moi, personnellement, ce serait plutôt le refus systématique de toute référence à la sexualité, le mépris et la transformation du plaisir sexuel en souffrance extatique morbide et sanglante et la non représentation de l'acte sexuel au travers de toutes ces peintures, en sublimant toujours, toutes ces énergie vitales par des symboles obsolètes et désuets : feuilles de vignes, crucifixions sanglantes et extases mystiques etc… Pour ma part, comme je l'ai écrit dans un texte New Yorkais, de 2001, que voilà, car il me semble approprier pour répondre, de manière positive au texte de Bernhard si désespéré et si désespérant, ce que par ailleurs, mon travail n'est absolument pas :

« J'ai toujours été fasciné par la peinture faite sur des supports autres que la toile ou les panneaux de bois. Par exemple les peintures des caves préhistoriques, les peintures des vases Grecs, Mayas et Moches, les peintures des tombes et des sarcophages Égyptiens, les céramiques Islamistes, les poteries préhistoriques Chinoises, les Codices Aztèques et Mayas, les manuscrits du Moyen-âge, les mandalas Tibétains, les graffiti violemment gravés sur les murs des cités modernes, les miniatures Indiennes, les blouses Mola des indiennes Kuna de Panama, les corps-peints esprits des indiens Selk'man de la Terre de Feu, les tracés digitaux du plafond de la grotte de Pech-Merle, les tambours chamaniques de Sibérie ou d'Amérique, les pagnes peints sur bandes d'écorce des Pygmées Mbuti et Mangbetu, les estampes japonaises, les dessins magiques peints sur les Tipis Sioux, les cartes des rêves sur écorce des aborigènes Australiens, les peintures sur sable des indiens Navaros, les peintures sur bouclier de bois des Asmats, les masques cérémoniaux Mexicains et Guatémaltais etc… » Mes peintures sont des germinations, des cosmogonies, des systèmes d'énergies, des exterminations artistiques... » Notes New York - 1993-2003

Tous ces Arts échappent tout à fait aux pièges imposés par la peinture en général et l'art chrétien en particulier ainsi qu'à la morale bourgeoise européenne ou les autres monothéistes religieux. Ce sont des Arts Libres, Sensuels et Vivants !

L'art est ce qu'il y a de plus grand et en même temps de plus répugnant, a-t-il dit. Mais nous devons nous persuader que le grand art, l'art sublime existe, a-t-il dit, sans quoi nous désespérons. Même si nous savons que tout art finit dans la maladresse et dans le ridicule et dans les poubelles de l’histoire, connue d’ailleurs tout le reste, nous devons, avec une assurance parfaite, croire au grand art et à l'art sublime, a-t-il dit. Nous savons ce qu’il est, un art mal fichu, raté, mais nous ne pouvons pas toujours admettre que nous le savons, parce qu'alors nous sombrons inéluctablement, a-t-il dit. P. 66


C’est ma plus grande jouissance que de savoir qu'en tant qu'auteur de ces réalisations artistiques pour le Times, je suis peintre et musicien et écrivain tout en un, c’est là ma haute jouissance, je ne suis donc pas, comme les peintres, seulement peintre et je ne suis pas, comme les musiciens, seulement musicien et je ne suis pas, comme les écrivains, seulement écrivain, sachez-le, je suis peintre et musicien et écrivain tout en un. C’est tout de même, pour moi, le plus grand bonheur, a-t-il dit, que d'être un artiste dans tous les arts et cependant en un seul art. Peut-être, a-t-il dit, l'artiste critique est-il celui qui, dans tous les arts, pratique le sien, unique et en est conscient, tout à fait conscient. Cette conscience me rend heureux depuis plus de trente ans, a-t-il dit, même si je suis, par nature, un homme malheureux. L'homme pensant, est par nature un homme malheureux. P. 89


Lisez Kant attentivement et de plus en plus attentivement et, tout à coup, vous aurez le fou rire, a-t-il dit. D’ailleurs tout original est, à vrai dire, une falsification en soi, a-t-il dit, vous comprenez tout de même ce que je veux dire. Naturellement il y a des phénomènes dans le Monde, dans la nature, comme vous voulez, que nous ne pouvons pas ridiculiser, mais en art, tout peut être ridiculisé, tout homme peut être ridiculisé et transformé en caricature, si nous le voulons, si nous en avons besoin, a-t-il dit. Si nous sommes en mesure de ridiculiser, nous ne sommes pas toujours en mesure de le faire alors, le désespoir nous emporte et ensuite, le diable, a-t-il dit. Une œuvre d’art, peu importe laquelle, peut être ridiculisée, a-t-il dit, elle se présente à vous dans sa grandeur et, d'un moment à l'autre, vous la rendez ridicule, tout comme un être humain, qu'il vous faut rendre ridicule parce que vous ne pouvez pas faire autrement. Mais la plupart des gens sont tout de même ridicules et la plupart des œuvres d'art sont tout de même ridicules, a dit Reger et vous n'avez même pas besoin de ridiculiser et de caricaturer. Mais la plupart des gens sont incapables de caricaturer, ils considèrent tout jusqu’au bout avec leur terrible sérieux, a-t-il dit, l'idée d'une caricature ne leur vient même pas, a-t-il dit. Vous allez à une audience du pape, a-t-il dit et vous prenez le pape et l'audience au sérieux et cela, pour toute votre vie ; ridicule, l'histoire des papes est pleine de caricatures, a-t-il dit. Naturellement Saint-Pierre est grand, a-t-il dit, mais tout de même ridicule. Entrez donc dans Saint-Pierre et débarrassez-vous complètement des centaines et milliers et des millions de mensonges de l'histoire catholique, vous n’aurez pas à attendre bien longtemps, tout Saint-Pierre deviendra ridicule à vos yeux.  […]
Où que vous portiez vos regards, tout est ridicule au Vatican ; une fois que vous vous êtes débarrassé des mensonges de l'histoire catholique et de la sentimentalité de l'histoire catholique et du zèle de l'histoire universelle catholique, a dit Reger. […]
Allez à une conférence du cardinal catholique, assistez à une inauguration à l'université, quel ridicule. Où que nous regardions aujourd'hui dans ce pays, nos regards plongent dans la fosse à purin du ridicule, a dit Reger. Chaque matin, le rouge de la honte me monte au visage devant tant de ridicule, mon cher Atzbacher, voilà la vérité. […]
Vous longez la Kärntnerstrasse et tout vous paraît ridicule, tous les gens sont seulement ridicules, rien d’autre, vous parcourez tout Vienne, en long et en large et tout Vienne vous semble tout à coup ridicule, tous les gens qui arrivent à votre rencontre sont des gens ridicules, tout ce qui vous arrive est ridicule, vous vivez dans un Monde ridicule de bout en bout et, en réalité, déchu, a-t-il dit. Il vous faut soudain transformer le Monde entier en caricature. Vous avez la force de transformer le monde en caricature, la plus grande force de l'esprit, a-t-il dit, qu’il faut pour cela, cette seule force de survie, a-t-il dit. Nous ne maîtrisons que ce que nous trouvons finalement ridicule, c'est seulement lorsque nous trouvons le Monde et la vie qu'on y mène ridicules que nous avançons, il n'y a pas d'autre, pas de meilleure méthode, a-t-il dit. En état d'admiration, nous ne tenons pas longtemps et nous allons à la ruine si nous ne le brisons pas à temps, a-t-il dit. D'ailleurs, toute ma vie j'ai été très loin d’être un admirateur, l'admiration m'est étrangère, comme il n'y a pas de merveille, l'admiration m'a toujours été étrangère et rien ne me répugne autant que d'observer des gens qui admirent, qui sont atteints d'une admiration quelconque. Vous allez dans une église et les gens admirent, vous allez dans un musée et les gens admirent. Vous allez à un concert et les gens admirent, c'est répugnant. La véritable intelligence ne méconnaît pas l'admiration, elle prend connaissance, elle respecte, elle estime, c’est tout, a-t-il dit. Les gens vont comme avec un sac à dos rempli d'admiration dans toutes les églises et dans tous les musées et c’est pourquoi, ils ont toujours ce maintien courbé, répugnant, qu’ils ont bien tous dans les églises et dans les musées, a-t-il dit. Je n'ai encore jamais vu personne entrer tout à fait normalement dans une église ou dans un musée et le plus répugnant, c'est d’observer les gens à Cnossos ou à Agrigente, lorsqu'ils sont arrivés au bout de leur voyage d’admiration, car les gens ne font pas d’autre voyage qu'un voyage d'admiration, a-t-il dit. L'admiration rend aveugle, a dit Reger, hier, elle rend l'admirateur stupide. La plupart des gens, une fois qu'ils sont entrés en admiration, ne sortent plus de l'admiration et en deviennent stupides. La plupart des gens sont stupides pendant toute leur vie, du seul fait qu'ils admirent. Il n'y a rien à admirer, a dit Reger, hier, rien, rien du tout. Parce que le respect et l'estime sont trop difficiles pour les gens, ils admirent, cela leur coûte moins cher, a dit Reger. L'admiration est plus facile que le respect, que l'estime, l'admiration est le propre de l’imbécile a dit Reger. Seul l'imbécile admire, l'intelligent n'admire pas, il respecte, estime, comprend, voilà. Mais pour le respect, l'estime et la compréhension, il faut de l’esprit et de l'esprit, les gens n’en ont pas, sans esprit et parfaitement dépourvus d'esprit ils vont voir les Pyramides et les colonnes siciliennes et les temples perses et s'imbibent d'admiration avec toute leur bêtise, a-t-il dit. L'état d'admiration est un état de faiblesse d'esprit, a dit Reger, hier, presque tous les gens vivent dans cet état de faiblesse d'esprit. […]
L'homme inculte admire parce qu’il est tout bonnement trop bête pour ne pas admirer, en revanche l'homme cultivé est trop pervers pour cela, a dit Reger. L'admiration des gens soi-disant incultes est tout à fait naturelle ; en revanche, l'admiration des gens, soi-disant cultivés, est une perversité positivement perverse, a dit Reger. […]
Même Bach, ce gros puant, à l'orgue de Saint-Thomas, n'a été qu'un personnage ridicule et profondément pénible, tout de même cela ne se discute pas. Non non les artistes et même si ce sont les plus importants et pour ainsi dire les plus grands, ne sont que kitsch et pénibles et ridicules. […]
Et que sont toutes ces pièces classiques ou modernes, soi-disant sublimes ou populaires, sinon du ridicule théâtral et du kitsch pénible, a-t-il dit. Le Monde entier est aujourd'hui un Monde ridicule et, de plus, profondément pénible et kitsch, voilà la vérité. […] P. 97 - 104


Avec Mahler, la musique autrichienne a vraiment atteint son point le plus bas, a dit Reger. Le plus pur kitsch provoquant l’hystérie de la masse, tout comme Klimt, a-t-il dit. Schiele est le peintre le plus important. Aujourd’hui même un tableau médiocre de Klimt, kitsch, coûte plusieurs millions de livres, a dit Reger, c’est dégoûtant. […]
Mais naturellement, les étrangers qui viennent dans cette ville sont très vite contents, ils vont en tout cas à l'Opéra, peu importe ce qu'on joue et serait-ce le pire navet et ils vont aux concerts les plus atroces et ils applaudissent à tout casser et même, comme vous le voyez, ils affluent au Musée d'histoire naturelle et au Musée d'art ancien. La faim culturelle de l'humanité civilisée est énorme, la perversité qui se cache là-dedans, universelle. Vienne est un concept culturel, a dit Reger, même si, depuis longtemps, il n'y a presque plus de culture à Vienne et si, un jour, il n'y a vraiment plus la moindre culture à Vienne, ce sera tout de même encore un concept culturel. […]
L'atmosphère, ici en Autriche*, devient de plus en plus ennemie de la culture ; d'année en année, elle devient plus ennemie de la culture et tout porte à croire que, d'ici peu de temps, l'Autriche sera un pays complètement dépourvu de culture. Mais cette fin déprimante, je ne la vivrai tout de même pas, vous peut-être, a dit Reger, mais moi non, je suis déjà si vieux que je ne vivrai pas la décadence définitive et l'effective absence de culture en Autriche. La lumière de la culture s'éteint en Autriche, je vous le dis, d'ici peu de temps la stupidité qui règne déjà depuis si longtemps dans ce pays éteindra la lumière de la culture. Alors il fera nuit en Autriche, a dit Reger. P. 148 - 149 


* Ici en France, l'on sent bien aussi que la culture n'est même pas une ennemie, elle n'est même pas haïe, elle est tout simplement bannie, honnie et totalement ignorée et n'a plus aucune raison d'être. Car haïr demande une énergie, une curiosité, une attention à ce qui se passe. Hors, aujourd'hui, il ne se passe plus rien du tout au niveau artistique en France. Sauf peut-être dans les plus grands musées nationaux ? Et, si seulement moins de 1% des artistes professionnels arrivent à vivre de leur travail dans ce pays, ce n'est pas sans raison. C'est juste que l'Art et la Culture n'intéressent, ni n'interagissent absolument plus avec personne. Les français et françaises, pensent, bien sûr d'eux mêmes, être des gens superbement évolués, intelligents et cultivés et supérieurs : la crème de la crème ! Mais tous autant qu'ils soient, ils ne sont que des petits bourgeois provinciaux (même vivant à Paris), achetant, si jamais ils en ont les moyens, des croutes bien peintes d'un Art totalement décoratif et inintéressant. Ce sont des bœufs serviles, Panurges castrés, par définition et donc couards, par manque de couilles ! 

Je ne trouve, dans ce Monde et parmi ces hommes, plus rien qui ait quelque valeur pour moi, a-t-il dit, dans ce Monde tout est stupide et dans humanité tout est aussi stupide. Ce Monde et l'Humanité ont atteint aujourd’hui un degré de stupidité qu'un homme comme moi ne peut pas tolérer, a-t-il dit, un tel homme ne doit plus faire partie de la vie d’un tel monde, un homme tel que moi ne doit plus faire partie de l'existence d'une telle humanité, a dit Reger. Tout, dans ce Monde et dans cette humanité, est ravalé au niveau le plus bas, a dit Reger, tout, dans ce monde et dans cette humanité, a atteint un tel degré, de danger et d'ignoble brutalité qu'il m'est déjà presque impossible de me maintenir ne serait-ce qu'un seul jour et puis encore un autre, dans ce Monde et dans cette Humanité. Un tel degré d'ignoble stupidité, même les penseurs les plus clairvoyants de l'histoire ne l'ont pas cru possible, a dit Reger, ni Schopenhauer, ni Nietzsche, bien moins encore Montaigne, a dit Reger et, pour ce qui est de nos poètes fameux du Monde et de l'Humanité, eh bien, ce qu’ils ont prédit et prophétisé au Monde et à l'Humanité, en fait d'abomination et de décadence, n'est rien comparé à la situation actuelle. Dostoïevski lui-même, l'un de nos plus grands voyants, n'a décrit l'avenir que sous l'aspect une idylle ridicule, tout comme Diderot n'a décrit qu'un avenir ridiculement idyllique, l'enfer atroce de Dostoïevski est tellement anodin à celui dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui qu'on en a des sueurs froides rien que d'y penser, les enfers prédits et prophétisés par Diderot, pareillement. L'un de son point de vue russe tourné vers l’Orient, a aussi peu prévu et prédit et prophétisé cet enfer absolu que son pendant, penseur et écrivain tourné vers l'Occident, Diderot. Le Monde et l’Humanité sont parvenus à un état infernal auquel le Monde et l'Humanité n'étaient encore jamais parvenus au cours de l’histoire, voilà la vérité, voilà ce qu’a dit Reger. En fait, c’est, positivement idyllique, tout ce que ces grands penseurs et ces grands écrivains ont prophétisé, a dit Reger, tous tant qu’ils sont, bien qu'ils aient estimé avoir décrit l'enfer n’ont tout de même décrit qu'une idylle qui, comparée à l'enfer dans lequel nous vivons aujourd'hui, a été une idylle positivement idyllique, voilà ce qu'a-dit Reger. Tout ce qu’on trouve aujourd'hui est rempli de grossièreté et rempli de méchanceté, de mensonge et de trahison, a dit Reger, jamais l'Humanité n'a été aussi impudente et perfide qu'aujourd'hui. Où que nous regardions, où que nous allions, nous ne voyons que méchanceté et bassesse et trahison et mensonge et hypocrisie et jamais rien que l'abjection absolue, peu importe ce que nous regardons, peu importe où nous allons, nous sommes confrontés à la méchanceté et au mensonge et à l'hypocrisie. P. 170 - 172

Pour ce qui est du soi-disant art ancien, il est ranci et lessivé et liquidé et depuis longtemps, il ne mérite plus du tout d’attirer notre attention, vous le savez aussi bien que moi mais en ce qui concerne, le soi-disant art contemporain, il ne vaut, comme on dit, pas tripette. L'art autrichien contemporain est si médiocre qu'il ne mérite même pas notre honte, a dit Reger. Depuis des décennies, les artistes autrichiens ne produisent plus que de la merde kitsch qui en vérité, si cela ne dépendait que de moi, serait jetée aux ordures. Les peintres peignent des merdes, les compositeurs composent des merdes, les écrivains écrivent des merdes, a-t-il dit. Les plus grandes merdes, ce sont les sculpteurs autrichiens qui les font, a dit Reger. Les sculpteurs autrichiens font les plus grandes merdes et réclament en échange les plus grands éloges, voilà ce qu'a dit Reger, c'est caractéristique de cette époque stupide. Les compositeurs autrichiens d'aujourd'hui ne sont tout de même, tout compte fait, que des petits-bourgeois imbéciles producteurs de sons, dont la merde qui empeste les salles de concert est un scandale. […]
Ils sont là, dans leurs H.L.M. viennoises ou dans leurs chaumières d'occasion et de confusion corinthiennes ou dans leurs arrière-cours styriennes et ils écrivent de la merde, de la merde épigonale, puante, sans esprit et sans cervelle, d'écrivains autrichiens, a dit Reger, où la bêtise pathétique de ces gens empeste de façon scandaleuse, voilà ce qu’a dit Reger. Leurs livres ne sont autres que la merde de deux ou déjà même de trois générations, qui n'ont jamais appris à écrire parce qu'elles n'ont jamais appris à penser, tous ces écrivains écrivent une merde épigonale totalement dépourvue d'esprit, qui singe la philosophie et le terroir, a dit Reger. Tous ces livres de ces écrivains écœurants, plus ou moins valets de l'Etat, ne sont rien que des livres plagiés, a dit Reger, chacune de leurs lignes est une ligne volée, chaque mot, un mot pillé. Depuis des décennies, ces gens n'écrivent qu’une littérature sans pensée, écrite uniquement par désir de plaire et publiée aussi uniquement par désir de plaire, voilà ce qu'a dit Reger. Ils tapent à la machine leur insondable bêtise et récoltent, pour cette bêtise insondable et insipide, tous les prix, possibles et imaginables, a dit Reger.  P 177 - 179

Sa vie durant l'homme thésaurise dans tous les domaines et à la fin il se retrouve tout de même vide, voilà ce qu'a dit Reger, même en ce qui concerne ses capacités d'esprit. Quelles immenses capacités d’esprit n'ai-je pas thésaurisées, voilà ce qu'a dit Reger à l'Ambassador et à la fin, je me retrouve tout de même complètement vide. Ce n’est que grâce à une ruse grossière que j'ai réussi à abuser de Schopenhauer à mes fins, à savoir aux fins de survivre, voilà ce qu'a dit Reger. Tout à coup vous savez ce que c'est, le vide, lorsque vous êtes là, parmi des milliers et des milliers de livres et d'écrits, qui vous ont complètement abandonné, qui, tout d'un coup, ne sont rien pour vous sinon justement ce vide affreux, voilà ce qu'a dit Reger. Lorsque vous avez perdu l'être qui vous était le plus proche, tout vous paraît vide et vous pouvez regarder où vous voulez, tout est vide et vous regardez et regardez et vous voyez que tout est vraiment vide*, et cela pour toujours, voilà ce qu'a dit Reger. P. 235


*
Ce passage du livre me fait fortement penser à sa parfaite correspondance avec le film canadien Les Invasions barbares (2003) de Denys Arcand, très cru et très désespéré également, comme son précédent film Le déclin de l'Empire américain (1986) d'ailleurs, qui était également désespéré mais tout de même pas autant, car on pouvait quand même en rire puisqu'il s'en dégageait une forme d'humour grinçant et potache ! Mais là, c'est terriblement grave et désespéré car le 'gap', le fossé, entre une vie signifiante et 'heureuse' et une vie de merde objectivée, en quelque sorte, c'est encore élargit, agrandit : c'est du grand n'importe quoi, la façon dont nous vivons aujourd'hui ! Nous sommes maintenant arrivé dans le dur du sujet, le gore et le désespoir terminal. Bernhard nous parle dans ce passage, au travers des mots de Reger, en bref, que toute la culture qu'il a pu accumuler au cours de sa vie de critique d'art, de musicien, d'aficionado d'art et de grand lecteur, ne peut absolument pas atténuer et consoler sa peine incommensurable d'avoir perdu sa femme, ni son angoisse existentielle de mourir bientôt. Dans le film d'Arcand, c'est un peu ce même état de fait, cette même réalité désespérée, le même problème que l'on ressent et l'on fait l'expérience de ce grand vide sidéral post-sociétal, au niveau individuel et collectif. On ressent bien la fin de l'utilité de la culture, des cultures, entrées en phase terminales 'grâce' à l'Art entre autres chose, à l'Art contemporain en particulier ; et de toutes les références inutiles maintenant, par l'accumulation de citations culturelles énumérées dans les nombreux dialogues entre l'homme atteint d'un cancer généralisé, allant mourir bientôt et ses amis qui n'arrêtent pas de citer les livres qu'ils ont lus, les films qu'ils ont vus, les philosophes qu'ils ont aimés, les espoirs qu'ils ont eu, les femmes ou les hommes qu'ils ont aimés ou baisés… Et tout ça, au bout du compte, ne sert absolument à rien, c'est du vide, du bla-bla pour RIEN ! Juste pour nourrir cette grande mascarade sociale dévergondée et désespérée. Alors, le fils essaye cependant, tant bien que mal, d'aider son père à mourir moins seul en allant le voir souvent à l'hôpital, en payant même par exemple, comme il est riche courtier à Londres, les anciens étudiants de la Faculté où son père enseignait, afin qu'ils viennent lui rendre une petite visite à l'hôpital, ce qui étonne bien sûr mais réjouis cependant celui-ci, qui ne connait pas le fond de l'histoire. Il lui paye également une 'masseuse', belle femme sensuelle venue des pays de l'Est, lui fournit également de l'héroïne pour calmer sa douleur etc. Mais au bout du compte, à la fin de l'histoire, rien n'y fait vraiment, on meurt toujours seul, spécialement quand on n'a en soi aucune foi, ni aucune dimension ni pratique spirituelle. Cependant, un des plans du film m'ayant le plus touché est, quand le cinéaste filme dans un grand hangar sombre, de manière très douce et très lente et nostalgique, toutes les statues de Christ et de Vierges Marie, des objets de culte : des ciboires, des tabernacles et autres ; qui ont été récupérés, ramassés comme des rebuts, des déchets vulgaires entassés, empilés là, à la va-vite, sans précaution dans ce lieu industriel impersonnel. Anges déchus de croyances bimillénaires. Objets provenant, à l'origine, de presque toutes les églises qui ont fermées massivement au cours des dernières années au Québec, Pays si chrétien et si bigot jusque dans les années soixante, soixante-dix. Objets si révérés, adulés et réceptacles de tant d'espérances et de tant de prières votives qui, aujourd'hui, ne trouvent même pas d'acheteurs en salle des ventes. C'est pour vous dire que l'Art est toujours relatif et consubstantiel et en parallèle d'une époque et d'une société. On rêverait presque, par vengeance ironique et sournoiserie personnelle, de voir dans quelques temps, les œuvres de beaucoup de 'grands' artistes contemporains finir ainsi, dans un grand hangar poussiéreux obscure et moche… et puis oubliés de tous. La roue tourne, et ce qui était dans la lumière retourne dans l'ombre, ainsi de suite et inversement… Ce plan a fait monter en moi la nostalgique d'époques révolues et avec aussi, en même temps, des réminiscences esthétiques des beaux films de Pasolini. En cette période pascale, il me revient également les spectacles magnifiques, vivants, colorés et émouvants, des défilés de la semana santa, la Pâques chrétienne, pour lesquelles on avait l'habitude d'aller avec mon amie Olga, au Mexique et au Guatemala. Je pense en tant qu'artiste, que les rituels et leurs perpétuations sont très importants et que leurs disparitions définitives, dans nos sociétés contemporaines, a laissé un vide sidéral, abyssal même, dont je ne suis pas sûr que l'Humanité puisse le résorber un jour, ni puisse y survivre ?

En fait, aucun de ces soi-disant maîtres anciens ne résiste à cette observation proprement critique, voilà ce qu'a dit alors Reger. Léonard, Michel-Ange, Titien, tout cela, en fait, se liquéfie sous nos yeux à une vitesse incroyable et, même si c'est un art de survie génial et pitoyable, n'apparaît pour finir que comme une pitoyable tentative de survie. Goya, là c'est un plus gros morceau, a dit Reger mais Goya aussi, en fin de compte, ne nous sert de rien et ne représente rien pour nous. […]
L’art dans son ensemble n'est d'ailleurs rien d'autre qu'un art de survie, nous ne devons pas négliger ce fait, à tout prendre il est tout de même la tentative sans cesse renouvelée, d'une manière qui touche même l'intelligence, de nous débrouiller dans ce monde de désagréments, ce qui, nous le savons, n'est possible en fait que par l'usage sans cesse renouvelé du mensonge et de l'hypocrisie, de la fausseté et de l'illusion volontaire, voilà ce qu'a dit Reger. Ces tableaux, sont remplis de mensonge et d'hypocrisie et remplis de fausseté et d'illusion volontaire, il n'y a, si nous faisons abstraction de leur habileté très souvent géniale, rien d'autre en eux. De plus, tous ces tableaux sont l’expression de l'impuissance absolue de l'homme à se débrouiller avec lui-même et avec ce qui l'entoure durant toute sa vie. C'est bien là ce qu'expriment tous ces tableaux, cette impuissance, d'une part humiliante pour l'esprit, d'autre part troublante aussi pour l’esprit et mortellement touchante, voilà ce a dit Reger. L'Homme à la barbe blanche a résisté plus de trente ans à mon intelligence et à mon sentiment, voilà ce qu'a dit Reger, pour cette raison il est pour moi ce qui est exposé de plus précieux ici, au Musée d'art ancien. P 246 - 247

Au Musée d’art ancien, vous ne pouvez pas voir un seul visage peint naturel, sans cesse, jamais qu’une face catholique. Regardez donc pendant un certain temps, ici, une tête bien peinte ; pour finir, ce n’est jamais qu’une tête catholique, voilà ce qu'a dit Reger, Même l’herbe, sur ces tableaux, pousse comme une herbe catholique et même la soupe, dans les soupières hollandaises, n'est autre que la soupe catholique, a dit alors Reger. C'est un catholicisme impudent qui est peint là, rien d'autre, voilà ce qu'a dit Reger. P 250 


— LIVRES : AU SUJET DU JAPON PAR DES AUTEURS JAPONAIS OU AUTRES : SEXE, SPIRITUALITÉ ETC.

Ayant parlé de l'Hagakure puis du Livre du thé, je me suis aperçu combien les cultures japonaises m'attirent et nourrissent profondément mon œuvre ainsi que ma manière de travailler et elles mériteraient, peut-être, que j'en parle un peu plus dans cette page. D'autant plus que les beaux jours tardent à revenir et qu'il fait encore trop froid dans mon atelier pour y travailler. Avant-hier mardi 24 avril, il neigeait même, tôt le matin à Morteau, dans les montagnes. Profitant de ce répit, je voulais en dire un peu plus sur l'esthétique et au sujet de certaines pratiques spirituelles et rituelles qui m'attirent et me fascinent, comme beaucoup d'autres artistes, grâce aux livres lus sur le Japon ou au travers de ses œuvres artistiques. Pays où je n'ai malheureusement pas eu encore la chance d'aller… mais vivant à New York, j'ai eu la chance d'avoir beaucoup d'amis japonais et japonaises et de plus, j'adore la nourriture japonaise qui, par sa simplicité et son goût naturel et subtil, me convient tout à fait. Dans les années quatre-vingt, j'ai découvert tout d'abord, le Japon par le film L'Empire des Sens, « La corrida de l'amour », réalisé par Nagisa Ōshima et sorti en 1976. La vue de ce film a été révélatrice et fût comme un dépucelage esthétique, visuel et sexuel. Voilà un film qui montre des scènes de sexe crues, de plaisirs et d'extases qui ne sont pas simulées sauf, bien sûr, la dernière scène d'émasculation à la fin ! Et les corps sont montrés nus, tout simplement, non pas à la manière de… ou à la façon de… Ils sont inscrits dans leur sexualité pleinement, humblement, férocement, folle-dinguement et tout simplement. Il faut se remémorer la scène ou l'homme Kichizō Ishida, enfonce un œuf dur écalé dans le vagin de son amante Sada Abe, qui doit se placer dans la position de la poule pour le ressortir de son vagin. Œuf qu'ils mangent ensemble comme une offrande bénie pas les liquides de la vie d'un goût umami («essence de délice» en japonais et son goût est souvent décrit comme le délice charnu et salé qui approfondit la saveur.) ! Cette sexualité est très vraie et extatique, très belle comme la Nature elle-même, dans La Ballade de Narayama (palme d'or à Cannes en 1983), autre film japonais impressionnant également. Car tout est juste dans la sexualité ainsi montrée et la morale européenne bourgeoise et chrétienne n'y a aucune place, ni le bon goût, ni la pudeur sournoise et vicieuse d'ailleurs ; tout y est explicite dans la beauté émouvante et grandiloquente de la Vie. « La voix de la nature vivante a pris le dessus sur les habitudes de la culture. » dit si justement Léon Chestov à propos de l'œuvre de Tchékhov dans son fabuleux livre : L'homme pris au piège, que je lis actuellement et dont je parlerai bientôt. 
J'aime ça et je m'en inspire largement dans mon travail actuel ! J'ai aussi beaucoup utilisé et récupéré des images de Mangas et d'Hentais, très souvent même aussi, juste copiés tel quels, leurs textes obscènes, jouissifs, provocateurs, érotiques et accrocheurs… J'ai également beaucoup travaillé les images de bondages et j'apprécie beaucoup le travail du photographe japonais Nobuyoshi Araki…
Un autre livre japonais célèbre que je parcourais avidement à cette époque, dans les années quatre-vingt, était ce très beau livre illustré : Érotique du Japon de Lésoualc'h Théo, dans lequel il n'y avait que des dessins et des graffitis érotiques, des mangas décrivant des cunnilingus, des pénétrations anales etc… etc… Qui, encore une fois, dépictaient des corps d'hommes et de femmes nus, ou 'habillés' de magnifiques kimonos rituels mais avec tous les organes sexuels toujours bien montrés de façon centrale et parfaitement décrits, dans tous leurs détails physiologiques, un peu exagérés cependant parfois (même toujours), par la taille, pour ce qui est des sexes masculins mais qui s'en plaindrait ? L'Art et les artistes exagèrent toujours les Plaisirs de la Vie ! Beaucoup de vulves ressemblant à des grottes séminales, matricielles et germinales et des phallus bandés, pointus comme des Fujiyamas érigés éternellement ! Cette utilisation et cette diffusion, au Japon, d'images érotiques profuse, est perméable et accessible à tous et dans toutes les couches de la société (diffusion non élitiste) dans ce pays ; fait étrange et interrogateur pour nous occidentaux, si prudes et si empêchés par le sexe ! En tout cas, cette manière d'approcher la sexualité totalement paradoxale à la nôtre où la sexualité est bien sûr présente mais bien trop rarement dans l'Art. Car y a-t'il aujourd'hui une seule scène de pénétration dans un musée français ? J'en doute fort ! L'exemple japonais m'a indiqué, montré la voix, ouvert un chemin et aussi donné une force libératrice, afin de poursuivre le developpement et l'utilisation dans mes œuvres, d'images érotiques principalement et presque systématiquement, tout en liant, comme le fait l'art érotique japonais : le sexe avec la spiritualité. Et puis surtout, de ne pas mettre la sexualité sur un plan moral mais sur un plan esthétique et énergétique… En faisant aujourd'hui de cette phrase, mon drapeau, ma bannière, mon oriflamme, mon blaze, mon mantra et mon leitmotiv : CRÉER DANS MON TRAVAIL UNE SURABONDANCE ÉROTIQUE À LAQUELLE PERSONNE NE PUISSE ECHAPPER !

J'ai retrouvé quelques livres, la liste serait bien sûr beaucoup trop longue pour tous les citer ici, outre les livres d'auteurs japonais comme Murakami, dont j'ai pratiquement lu tous les livres ou de Mishima, dont j'ai lu le beau roman Le Pavillon d'Or et dont la morale et l'esthétisme militaire et le jusqu'au-boutisme au seppuku (coupure au ventre), fascine mais fait très peur tout à la fois, car trop exclusivement japonaises… Je voulais donc présenter ici quelques extraits des Lettres japonaises de Lafcadio Hearn, des Lettres du Japon de Rudyard Kipling et des extraits de Tout à l'envers car je n'ai malheureusement pas pu retrouver dans ma grande bibliothèque, L'autre face de la lune : Ecrits sur le Japon de Claude Lévi-Strauss. J'ai déjà parlé longuement auparavant de mes nombreuses influences bouddhistes, comme celle de D. T. Suzuki et de son fabuleux Essais sur le Bouddhisme Zen et je ne les évoquerais pas dans cette partie.

 

— LIVRE : LE LIVRE DU THÉ, KAKUZO OKAKURA

 

Ill - TAOÏSME ET ZEN  

C'est l’esprit du changement cosmique, l'éternelle croissance qui revient toujours à elle-même pour produire de nouvelles formes. Elle s’enroule sur elle-même comme le dragon, qui est le symbole favori des taoïstes. Elle se plie et se replie comme le font les nuages. On peut entendre par le tao la Grande Transition. Subjectivement, c’est la manière d’être de l’Univers. Son absolu est le relatif. P. 48

L’utilité d’une cruche à eau réside dans le vide où l'on peut mettre l’eau, non dans la forme de la cruche ou la matière dont elle est faite. Le vide est tout-puissant parce qu’il peut tout contenir. Dans le vide seul le mouvement devient possible. […]
Il y a là un vide où nous pouvons pénétrer et que nous pouvons remplir de la mesure entière de notre émotion artistique. 
Celui qui avait fait de soi un Maître de la vie était pour le taoïste l'Homme véritable. Dès sa naissance, il entre dans le royaume des rêves pour ne s'éveiller à la réalité qu’au moment de sa mort. Il atténue son propre éclat; pour pouvoir se plonger lui-même dans l’obscurité des autres. P. 56 - 57
Le zen, comme le taoïsme, est le culte du relatif. Un Maître définit le zen comme l’art de percevoir l’étoile Polaire dans le ciel méridional. La vérité ne peut s’atteindre que par la compréhension des contraires. P. 60


IV - LA CHAMBRE DE THÉ 

Certains, comme Rikyû, visaient à un effet de solitude complète et prétendait que le secret pour faire un roji* était enfermé dans cette vieille chanson :

Je regarde au-delà
Il n'y a point de fleurs
Ni de feuilles colorées. 
Sur le bord de la mer
Il y a, solitaire, une maison de paysan, 
La lumière défaillante 
D’un soir d'Automne. 

D’autres, comme Kobori Enshû, cherchaient des effets différents. Enshû disait que l’on pouvait trouver, dans les vers suivants. l'idée d'un roji :  

Un bouquet d’arbres, 
Un morceau de mer, 
Une pâle lune du soir. 

Le sens de ces mots est aisé à saisir. Il rêvait de suggérer l'état d’une âme à peine réveillée, qui erre encore parmi les rêves brumeux du passé, qui est encore plongée dans la suave inconscience d’une mélodieuse lumière spirituelle et aspire à la liberté quelle sent habiter hors d’elle même, au-delà. P. 77

* Roji, littéralement « sol couvert de rosée », est le nom japonais employé pour désigner le jardin qui mène au chashitsu pour la cérémonie du thé. Le roji cultive généralement un air de simplicité. 

Ces propos rappellent ceux du taoïste Soshi (Tchouang-tseu). Soshi se promenait un jour au bord d’une rivière avec un ami. 
- Comme les poissons se plaisent dans l’eau ! s’écria Soshi. 
Son ami lui dit :
Vous n'êtes pas poisson ; comment savez-vous que les poissons se plaisent dans l’eau ? 
Vous n’êtes pas moi-même ! répliqua Soshi. Comment savez-vous que je ne sais pas que les poissons se plaisent dans l’eau ? 
Le zen a souvent été opposé au bouddhisme orthodoxe, comme le taoïsme au confucianisme. Pour pénétrer l'enseignement transcendantal du zen, les mots ne font que gêner la pensée ; la masse entière des écritures bouddhistes ne sont que des commentaires sur la spéculation personnelle. Les adeptes du zen avaient en vue la communion directe avec la nature intime des choses et ne considéraient les accessoires extérieur que comme des obstacles à une perception claire de la vérité. C'est l'amour de l’abstrait qui poussait le zen à préférer les esquisses en noir et blanc aux peintures soigneusement exécutées de l’école bouddhiste classique. Pour avoir cherché à reconnaître le Bouddha en eux-mêmes, plutôt que dans les images et les symboles, certains adeptes du zen devinrent iconoclastes. Voici T'ien-jong qui brise, un jour d’hiver, une statue en bois du Bouddha pour faire du feu. 
- Quel sacrilège ! s’écrie un spectateur frappé d'épouvante.  
J’extrairai de ses cendres , le sharîra* qu’elle contient, répondit tranquillement le zen.
Mais vous ne trouverez certainement pas de sharîra dans cette statue ! 
Et Tan-hsia de répliquer :
Eh bien, c’est que ce n’est certainement pas un Bouddha et dans ce cas, je ne commets aucun sacrilège ! 
Et il se tourna vers le feu flambant pour s y chauffer. 
Le zen apporta enfin à la pensée orientale la notion que l’importance du temporel est égale à celle du spirituel et que, dans les rapports supérieurs des choses, il n'y a pas de différence entre les petites et les grandes : un atome est doué de possibilités égales à celles de l'Univers. P. 62 - 64

* Les pierres précieuses qui se forment dans le corps des Bouddhas après la crémation. 

 La vigueur de la vie et de l’Art réside dans ses possibilités de développement. P. 87


V - DU SENS DE L’ART 

Ce conte montre combien le sens de l’Art est chose mystérieuse. Un chef-d'œuvre est une symphonie jouée avec nos sentiments les plus raffinés. […]
L'esprit parle à l'esprit. Nous entendons ce qui n'a pas été dit, nous contemplons l'invisible. Le Maître fait jaillir des notes, nous ne savons d'où. Des souvenirs depuis longtemps oubliés, nous reviennent chargés d’un sens nouveau. Des espoirs étouffés par la crainte, des élans de tendresse que nous n’osons pas reconnaître s’offrent à nous, parés d’une splendeur nouvelle. Notre esprit est la toile sur laquelle l’artiste pose ses couleurs ; les teintes de nos émotions et le clair-obscur est fait de lumière de nos joies et de l'ombre de nos tristesses. Le chef-d’œuvre est en nous et nous sommes dans le chef-d’œuvre. 
La communion de sympathie qui est nécessaire à l'éclosion du sens de l'Art a pour base des concessions mutuelles. Le spectateur doit cultiver sa propre attitude pour recevoir le message ; l'artiste doit savoir comment le donner. Le Maître de thé Kobori Enshû, qui était lui-même daimyô, nous a laissé cette parole mémorable « Approchez un grand peintre comme vous approcheriez un grand prince. » Pour comprendre un chef-d’œuvre, inclinez-vous d’abord bien bas devant lui et attendez, en retenant votre souffle, qu’il vous parle. P. 94 - 95  

Un maître a toujours quelque chose à offrir. et nous nous en allons avec la faim, simplement parce que nous manquons de goût. P. 96 

La vanité en Art est également fatale à la sympathie, soit de la part de l'artiste, soit de la part du public. […]
Combien sont froides, au contraire, les productions courantes de l’heure actuelle ! Ici, l’épanchement chaleureux d’un cœur d’homme ; là, rien de plus qu’un geste formaliste. Esclaves de la technique, les modernes s’élèvent rarement au-dessus d'eux-mêmes. […] 
Je ne sais rien de plus sanctifiant que l'union des esprits parents dans l’Art. Au moment de ces rencontres, l'amateur d'Art se surpasse lui-même. Il est à la fois et n’est pas. Il entrevoit une lueur de l’infini mais les mots ne lui suffisent pas à exprimer sa joie, car les yeux n'ont point de langue. Libéré des chaînes de la matière, son esprit se meut dans le rythme même des choses. C'est ainsi que l'Art s'apparente à la religion et ennoblit l'humanité : c'est celui fait d'un chef-d'œuvre quelque chose de sacré. P. 98 - 99


VI - LES FLEURS 

Nous classifions trop et ne jouissons pas assez. Le fait d'avoir abandonné la méthode de présentation esthétique des œuvres d’Art pour la prétendue méthode de présentation scientifique, a causé la mort de bien des musées. […]
N’est-ce pas une honte que, malgré toutes nos rhapsodies sur les anciens, nous soyons si peu attentifs à nos propres possibilités ? Il y a, cependant, des artistes qui luttent, des âmes fatiguées qui s’épuisent dans l’ombre d’un dédain glacé ! Dans un siècle fixé sur son propre centre comme le nôtre, quelles inspirations leur offrons-nous ? Le passé peut bien regarder avec pitié la pauvreté de notre civilisation ; l’avenir rira de la stérilité de notre Art. Nous détruisons l’Art en détruisant le beau dans la vie. Le grand magicien viendra-t-il qui formera avec le tronc de la société moderne, une harpe puissante dont les doigts du génie feront, un jour, résonner les cordes ? P. 105

Dans la grise et tremblante lumière d’une aube de printemps, n’avez-vous jamais senti, en entendant murmurer les oiseaux dans les arbres avec une cadence mystérieuse, que ce ne pouvait être que des fleurs et qu’ils parlaient entre eux ? Il est hors de doute, en tout cas, que pour l'humanité l’amour des fleurs a dû naître en même temps que la poésie de l’amour. Comment en effet, peut-on mieux concevoir qu'en présence d’une fleur, si douce dan son inconscience, et qui n'a peut-être tant de parfum que parce qu'elle est silencieuse, la révélation d’une âme de vierge ? En offrant à sa bien-aimée la première guirlande, l’homme primitif s’est élevé au-dessus de la brute ; en s’élevant ainsi au-dessus des nécessités grossières de la nature, il est devenu humain en percevant l'utilité subtile de l’inutile, il est entré dans le royaume de l’Art. […]
Quelqu’un a dit que l’homme est, à dix ans, un animal, à vingt un fou, à trente un raté, à quarante un-fraudeur et à cinquante un criminel. Peut-être ne devient-il un criminel que parce qu’il n’a jamais cessé d’être un animal. Il n’est de réel pour nous que la faim, rien de sacré que nos désirs. Tous les autels, les uns après les autres, se sont écroulés sous nos yeux ; seul demeure éternel celui sur lequel nous encensons notre idole suprême - nous-mêmes. Notre dieu est grand et l'argent est son prophète. Pour ses sacrifices, nous dévastons la nature entière. Nous nous vantons d'avoir conquis la matière et nous oublions que c’est la matière qui a fait de nous, ses esclaves. Quelles atrocités ne commettons-nous pas au nom de la culture et du raffinement ! P. 107 - 110

- À chaque fleur était attaché un domestique spécial chargé de veiller sur elle et de laver ses feuilles avec une fine brosse de poils de lapin. Il est écrit que la pivoine doit être baignée par une belle jeune fille en grande toilette et le prunier d’hiver, arrosé par un moine pâle et frêle. P. 115

On prenait, alors, les plus grandes précautions pour soigner et conserver les fleurs délicates. L’empereur Siuan-tsong, de la dynastie Tang, suspendait des clochettes d’or aux branches de son jardin pour en écarter les oiseaux. C'est lui aussi qui, au printemps, se faisait accompagner des musiciens de sa cour pour réjouir les fleurs de suaves concerts. P. 116

On rapporte aussi que Tcheou Mou-che dormait dans un bateau, de telle façon que ses rêves pouvaient se confondre avec ceux du lotus. C'était bien le même esprit qui animait l’impératrice Komyô, une des souveraines les plus renommées de Nara, quand elle chantait : « Si je te cueille, ma main te souillera, ô fleur ! Telle que je te vois au sein de la prairie, je te donne en offrande aux Bouddhas du passé, du présent et de l’avenir ! » 
Ne soyons, cependant point trop sentimentaux. Soyons moins luxueux mais plus magnifiques. Lao-tseu disait : « Le Ciel et la Terre sont impitoyables. » Kôbôdaishi disait : « Coule, coule, coule, coule, le courant de la vie va toujours plus loin. Meurs, meurs, meurs, meurs, la mort vient pour tous. » La mort nous guette de quelque côté que nous nous tournions. Destruction en bas et en haut, destruction derrière et devant. Le changement est la seule chose qui soit éternelle - pourquoi donc ne pas accueillir aussi bien la mort que la vie ? Il n’existe que des contreparties - la nuit et le jour de Brahma. À travers la désintégration de ce qui est vieux, la recréation devient possible. P. 118 - 119 

Quand la fleur se fane, le Maître la confie tendrement à la rivière ou, soigneusement, l’ensevelit dans la terre. Quelquefois même, on élève à sa mémoire des monuments.  P. 121
De tels exemples nous montrent toute la signification du sacrifice des fleurs. Cette signification, il se pourrait que les fleurs elles-mêmes l’apprécient. Elles ne sont point lâches, comme le sont les hommes. Certaines fleurs se font gloire de la mort : les fleurs du cerisier japonais, par exemple, qui, librement, s’abandonnent aux vents. Quiconque a vu les avalanches odorantes de Yoshino ou d’Arashiyama a pu s'en rendre compte. Un moment, elles voltigent comme des nuées de pierres précieuses et dansent sur les eaux de cristal ; puis, en voguant sur l’onde souriante, elles semblent dire : « Adieu, Printemps ! Nous nous en allons vers l'Eternité! » P. 128


VII - LES MAÎTRES DE THÉ 

En religion, l’avenir est derrière nous. En Art, le présent est éternel. Les Maitres de thé tenaient que le vrai sens de l'Art n’est possible qu'à ceux qui font de l’Art une influence vivante. Aussi cherchaient-ils à régler leur vie quotidienne, sur le parfait modèle de raffinement qu'ils réalisaient dans la chambre de thé. En toutes circonstances, ils se préoccupaient de conserver leur sérénité d'esprit et de diriger la conversation de manière à ne jamais rompre l'harmonie environnante. P. 131

Sujet sérieux, certes, car qui ne s’est fait beau soi-même n’a pas le droit d’approcher la beauté. Aussi le Maître de thé s’efforçait-il d’être quelque chose de plus qu’un artiste, d’être l’Art lui-même. C'était le zen de l'esthétique. La perfection est partout si nous nous soucions seulement de chercher à la reconnaître. Rikyû se plaisait à citer un vieux poème où il est dit : « À ceux qui n’aiment que les fleurs, je voudrais bien montrer le printemps en pleine efflorescence, qui habite les boutons en travail sur les collines couvertes de neige. » P. 132

Celui-là seul qui a vécu avec la beauté, mourra en beauté. Les derniers moments des Maîtres de thé étaient aussi pleins de raffinement exquis, que l'avait été leur vie. Cherchant toujours à se tenir en harmonie de l’Univers, ils étaient toujours prêts à entrer dans l'inconnu. Le « dernier thé de Rikyû » se présentera toujours à mon esprit comme le sommet de la grandeur tragique. P. 136

La cérémonie est achevée ; les invités retenant avec peine leurs larmes lui disent leur dernier adieu et quittent la chambre. Sur la prière de Rikyû, un seul, le plus proche et le plus cher de tous, demeurera et assistera à la fin. Rikyû, alors, quitte sa robe de thé, la plie soigneusement sur la natte et il apparaît vêtu de la robe de mort, d'une blancheur immaculée. Il regarde avec tendresse, la lame brillante du poignard fatal et lui adresse ces vers exquis :

Sois la bienvenue,
Ô épée de l'éternité !
À travers Bouddha 
Et à travers Daruma, pareillement, 
Tu t’es ouvert ta voie. 

Le visage souriant, Rikyû est passé dans l'inconnu. P. 139

 

— LIVRE : LETTRES DU JAPON, RUDYARD KIPLING

INTRODUCTION PAR ALAIN ROCHER 

Mais en règle générale, notre globe-trotter se contente de glisser sur les formes. On l'a compris, cet éloge systématique de la surface est pour lui bien plus qu’une pose : une façon de se mettre au diapason de la qualité principale qu'il attribue à la culture japonaise, l’omniprésence de l’Art. Kipling parle donc le langage de son objet. Dans ses productions mais aussi dans son décor quotidien, dans ses gestes les plus ordinaires, le Japonais est, pour lui, pur homo aestheticus. Kipling nous susurre que l'essentiel d'une civilisation, tient à sa capacité à produire un
style : là est sa signature, sa réussite. P. 15 


LETTRE III : LE THÉÂTRE JAPONAIS ET L'HISTOIRE DU CHAT TONNERRE, DE LIEUX PAISIBLES ET DU MORT DANS LA RUE 

A un moment critique, quelqu’un oublia le rituel ou quelque singe fit irruption dans la sainteté de ce temple en forêt et vola l'unique vêtement du prêtre. Dans tous les cas, se produisit quelque absurde chose et le Bon Peuple partit en cris hilarants et laissa le reste, pour prendre un peu de bon temps. 
-Mais que dira votre Dieu ? demanda le jésuite, scandalisé de cette légèreté. 
- Oh, il sait tout, fut la réponse. Il sait que nous n'avons pas de mémoire, que nous sommes distraits et que nous faisons tout de travers mais il est très sage et très fort. 
- Et bien, cela ne vous excuse pas. 
- Mais si, naturellement, cela nous excuse. Car lui aussi fait comme nous et s’esclaffe de rire, dit le Bon Peuple de Quelque part Ailleurs. 
Et il se mit à jeter des grappes de fleurs. P. 72


LETTRE IV : COMMENT JE FUS MÊME À VENISE SOUS LA PLUIE  ET GRIMPAI DANS UN FORT DIABOLIQUE ; DE LA JEUNE FILLE ET DE LA PORTE SANS VERROU…

 

Comme vous savez, les Japonais arrangent bon nombre de leurs fêtes en l’honneur des fleurs et c’est chose assurément louable car les fleurs sont les plus tolérantes des divinités. P. 90

 

LETTRE V :  KYOTO, ET COMMENT JE TOMBAI AMOUREUX DE LA PLUS BELLE CLOCHE DU PAYS…


Je contemplais le soleil de l’après-midi sur les arbres et la ville, les changements et les jeux de couleur dans les rues de cerisiers encombrées de monde et je chantonnais intérieurement parce que le ciel était bleu et que j’étais en vie dessous avec une paire d'yeux dans la tête. P. 102

Il y avait là de la soie vert de mer moirée à dragons d’or ; du crêpe terre-cuite où se groupaient des chrysanthèmes couleur d’ivoire ; de la soie rayée noire traversée de flammes jaunes ; de la soie lapis-lazuli à poissons d’argent ; de la soie aventurine incrustée de plaques vert gris ; du drap d’or par-dessus du sang de dragon et de la soie brodée, safran et brune, aussi raide qu'une planche. P. 108

Les Japonais sont un grand peuple. Leurs maçons jouent avec la pierre, leurs charpentiers avec le bois, leurs forgerons avec le fer et leurs artistes avec la vie, la mort* et tout ce que l'œil peut embrasser. P. 112

 

* Les artistes français ne jouent plus avec rien du tout, ils font juste de l'esthétisme et pour la plupart, ils ne savent plus aucunement jouer avec la vie et la mort, ni avec l'humour d'ailleurs ! L'Art n'est plus qu'esthétisme et balivernes ou non-esthétisme et balivernes, c'est du pareil au même !

CHINOIS ET JAPONAIS

Rares sont les Keyserling* qui ont la lucidité de s'arracher aux poncifs et nous rappellent qu'aucun culture n'est jamais autonome au sens absolu. P. 119

* Passionné de sciences naturelles et de sagesse orientale, Hermann Von Keyserling (1880-1946) est un des plus grands aventuriers de l'esprit qu'ait connu notre siècle.
Ce philosophe errant a rempli dans l'histoire de la pensée un rôle de "passeur", de "médiateur" entre la philosophie et le voyage, entre la sagesse et la science contemporaine, entre l'Orient et l'Occident.


LETTRE IX : LA LÉGENDE DU GUÉ DE NIKKO ET L'HISTOIRE DU MALHEUR DÉTOURNÉ 


Alors, la capricieuse nature, pour nous consoler de nos os meurtris, se mit, sur l'instant, à rire en flots de soleil. Et sur quelle scène folle tomba la lumière ! Les cryptomérias, en face de nous, dressaient un mur de vertes ténèbres ; un torrent ravageur courait, verdâtre, sur des cailloux bleus et entre notre rive et les arbres était jeté un pont rouge sang - le pont sacré de laque rouge que nul pied hormis celui du mikado, ne peut fouler.
Fort malins artistes que les Japonais. Il y a longtemps, un roi au cœur de lion s’en vint à la rivière de Nikkô et regarda de l’autre côté les arbres, en amont, le torrent et les montages d’où il venait, et, en aval, les contours adoucis des récoltes ainsi que les contreforts des  montagnes boisées. « Il ne manque plus qu’une touche de couleur au premier plan », dit-il et il mit un petit enfant en robe de chambre bleu et blanc sous les arbres imposants pour juger de l’effet. Enhardi par son air de bonté, un vieux mendiant s’aventura à lui demander l’aumône. Or, c’était l’ancien privilège des grands d’essayer la trempe de leurs lames sur les mendiants et le bétail. Machinalement le roi fit voler la tête du vieillard car il ne souhaitait pas être troublé. Le sang coula en une nappe du plus pur vermillon sur les dalles de granit qui faisaient un fond au gué de la rivière. Le roi sourit. La chance avait pour lui résolu le problème. « Bâtis ici un pont, dit-il au charpentier de la cour et qu’il soit de la même couleur que cette chose répandue sur les pierres. Bâtis aussi un pont de pierre grise à côté car je ne voudrais point oublier les besoins de mon peuple. » C’est ainsi que, donnant au petit enfant qui se tenait de l’autre côté du courant mille pièces d’or, il poursuivit sa route. Il avait composé un paysage. Quant au sang, on l’essuya et on n’en parla plus ; telle est l’histoire du pont de Nikkô. Vous ne la trouverez pas dans les Baedekers. P. 173

Cela faisait une longue troupe de fantômes. Les examinant de plus près, je m'aperçus que chacun d’eux différait de l’autre. Beaucoup tenaient dans leurs bras joints une petite provision de cailloux de rivière, évidemment mis là par des gens pieux. Comme je m'enquérais, auprès d’un passant, de ce que signifiait ce cadeau, il me dit : 
- Ceux-là, si honorés, sont les images du Dieu-qui-Joue-avec-les-Petits-Enfants-là-haut-dans-le-Ciel. Il leur raconte des histoires et leur bâtit des maisons de cailloux. Les pierres qu'on lui met dans les bras, c’est pour qu’il ne puisse pas oublier d’amuser les petits ou pour empêcher sa provision de baisser. 
Parole d’Evangile. Il n’était que les Japonais pour inventer le Dieu-qui-Joue-avec-les-Petits-Enfants. P. 175



— LIVRE : LETTRES JAPONAISES, LAFCADIO HEARN

 

MATSUE, 1891, CHER PROFESSEUR CHAMBERLAIN*… 

Peut-être vous intéressera-t-il de savoir l’effet que la vie japonaise a produit sur votre petit ami, après un an et demi ? Au début, en arrivant ici, on éprouve le sentiment d’échapper à une pression atmosphérique presque insupportable et de pénétrer dans un air raréfier et extrêmement oxygéné. Ce sentiment continue : au japon, la loi de la vie n'est pas la même que chez nous, où chacun s'efforce de développer sa propre individualité aux dépens de celle de son voisin. 
En revanche, que de choses on perd ! Jamais une belle inspiration, une profonde émotion, une joie profonde ou une profonde douleur - jamais un frisson, comme les Français disent tellement mieux que nous. Aussi tout travail littéraire est-il sec et dur, osseux, mort. Je me suis étroitement limité aux phases les plus émouvantes de la vie japonaise : religion et imagination populaires -, et cependant je ne puis rien découvrir qui ressemble à ce quelle trouverait, immédiatement, dans tout pays latin - un frisson d’émotion violente. P. 57

* Basil Hall Chamberlain (18 octobre 1850 - 15 février 1935) à qui Lafcadio envoie de nombreuses lettres, est un écrivain britannique qui fut conseiller étranger au Japon pendant l'ère Meiji. Professeur à l'Université impériale de Tokyo, il est l'un des premiers japonologues actifs au Japon durant la fin du XIXe siècle. (Réf. WIKI)


MATSUE, AOÛT 1891, CHER PROFESSEUR CHAMBERLAIN… 

Une remarque : de même que le Bon Odori* varie dans toutes les parties du Japon et de même que toutes choses à Kitzuki sont bien différentes des choses d’Ise, à Matsue, la coutume qui règle le départ des barques des âmes n’est pas la même que dans d’autres parties du Japon. Dans beaucoup d’endroits, les barquettes sont lancées vers deux ou trois heures du matin, le lendemain du Bon Odori. Ou bien, si on ne lance pas de barques, on envoie des lanternes flottantes qui guident les morts dans leur voyage de retour vers l'au-delà. Dans la province de Kitzuki, on ne lance les barquettes que pendant le jour, à l’intention de ceux qui ont fait naufrage en mer. Les formes des barques varient selon le genre de bateau dans lequel le ou la naufragée a péri. Elles sont lancées à la mer ainsi tous les ans, pendant la période de dix années qui suit l’anniversaire de la mort. Lorsque l'âme revient annuellement visiter sa demeure, on prépare la petite barque et on allume un bâtonnet d’encens avant de la lancer pour raccompagner l’âme bien-aimée et de petites provisions sont placées sur des vases de terre cuite. Le nom du mort est inscrit sur la voile. P. 61

* Ura bon est un festival bouddhiste japonais honorant les esprits des ancêtres. O bon existe depuis plus de cinq cents ans et fut importé de Chine où il est appelé « fête des fantômes ». 


Évoquer le film After Life (1998) 


KUMAMOTO, 1892, CHER HENDRICK… 

Oui, les femmes japonaises sont telles que vous pouvez les rêver. Des enfants, oui mais qui lisent chaque ombre de pensée, inquiétude, doute ou plaisir, à l’instant où elle passe sur votre visage. Et elles savent encore tout ce que vous ne leur dites pas… Vous devinent-elles malheureux ? Aussitôt de dire: « Je vais aller implorer le Kami-Sama pour mon seigneur » ; elles allument une petite lampe, elles battent des mains et elles se mettent à prier. Et les anciens dieux les entendent, le cœur de l’étranger barbare est tout de suite éclairé et illuminé de soleil. Et il dit aux marchands d’étoffes curieuses d’apporter leurs marchandises à la maison ; ils lui obéissent et empilent les étoffes comme des montagnes. Et il y a un tel choix que le plaisir de l’achat est amoindri par le sentiment de l’impossibilité de tout acheter. Et les marchands en partant laissent derrière eux, dans les petits cerveaux japonais, des rêves de choses très belles à acheter l’an prochain. P. 74


KYOTO, 30 JUILLET 1892, CHER MASON… 

Cependant, le grand Kyoto me plaît beaucoup moins qu’Izumo. Un petit village de campagne de la côte ouest enchante davantage mon âme. Après tout, l’ensemble de mon étude doit porter sur le cœur du peuple le plus ordinaire. La classe éduquée me dégoûte*. C’est impossible de s’y faire des amis et c’est pure folie que d’en attendre de la sympathie. P. 84


*
Il en est absolument de même, ici en France où la bourgeoisie, même éduquée partiellement, est totalement individualiste, férocement hargneuse, radine et inintéressante ! 

KOBE (EN ROUTE VERS OKI), CHER MASON… 

Dans mes souvenirs de Kyoto se trouvent les rêves de doux visages et de voix charmantes. Il y a chez les femmes de Kyoto une douceur indicible, une gentillesse raffinée et une sympathie. 
Mais j’ai la nostalgie de la côte ouest primitive, où la parole est plus rude et les manières plus simples, où l'on ne trouve rien de bon à manger - mais où les Dieux vivent toujours dans les cœurs, où les lampes des kamis* sont allumées la nuit dans chaque maison et où certains dieux sont si extraordinaires que je n’ose écrire sur eux de peur que l’on dise ensuite des choses déplaisantes à propos des Japonais. Ici Pan se meurt.

* Les kamis sont des divinités ou des esprits de la religion shinto que l'on retrouve dans la nature. Ils sont liés aux forces cosmiques et peuvent même incarner les âmes des personnes disparues. 


MOJI (EN ROUTE VERS OKI - JE ME DEMANDE SI JE L’ATTEINDRAI UN JOUR !) 6 AOÛT 1892 

J’ai été déçu à propos du folklore. Les meilleurs contes populaires d’Oki, je les ai trouvés hors de l'île. À Oki, la nouvelle génération refuse de parler des vieilles traditions. Ils disent : « Oh ! Ça, c’était quand nous étions des sauvages (yaban). » De foute façon, Je pense que les gens qui commencent à se moquer de leurs vieilles croyances, de leurs anciens dieux, sont aussi prêts à renoncer à leur bonté naturelle. P. 98


28 MAI 1892, CHER MASON…

J’ai envoyé quelques autres lettres au Mail. Celle à propos de Snodgrass a été supprimée ; je commence à être fatigué d’avoir à me battre continuellement et d’être ligoté par leur peur du « blasphème », aussi absurde qu’injuste. Lecky, que Brinkley recommandait chaleureusement dans une note éditoriale il y a quelques mois, parle de la conception théologique de Dieu comme « infiniment pire » que la conception théologique du Diable. Il dit aussi que les hommes « réussissent à s'auto-persuader que leur divinité serait extrêmement offensée s’ils hésitaient à lui attribuer la qualité d’ami ». P 105 - 106 

Du reste, Dening est mis sur le même plan que Gladstone qui est sévèrement critiqué pour ses tendances helléniques dans le même volume. Ce qui console de ces sévérités, c’est la délicieuse assertion selon laquelle il nous faut aller dans des pays qui ne sont pas chrétiens et chez des peuples qui ne sont pas très civilisés pour trouver les vertus que nous supposons chrétiennes. Et pour couronner en beauté ce constat, s’ajoute la déclaration que le seul espoir pour la moralité à venir est que la civilisation occidentale soit au moins capable de se hisser au niveau moral occupé aujourd’hui par les différentes nations de sauvages nus ! Hoop ! Hourrah ! P. 111


OCTOBRE 1892 

Ma belle-mère, qui connaît les anciennes coutumes bien mieux que personne autre à la maison, me dit ceci : lorsqu’une vache meurt, on en fait un petit dessin - noir, blanc, ou noir et blanc - suivant la couleur de la vache, dont l’âge est marqué sur le papier ; on le colle ensuite avec de la colle de riz sur la porte d’un Kwannon-do, tandis qu'on récite une petite prière : ushi bodai no tame… P. 112


1ER NOVEMBRE 1892, CHER MASON…
 
Je viens de lire le livre effrayant de Kipling La lumière qui s'éteint où il parle de l’horreur de se trouver à Londres sans argent. Personne ne peut avoir idée - même avec une imagination d’une puissance de quarante chevaux de l’horreur que ce peut être s’il n’a pas été là-bas. Et je ne parle pas des autres villes - Cincinnati, New York, Memphis, La Nouvelle-Orléans, Savannah. Et les expériences répétées sont encore pires : vous ne pouvez jamais vous y habituer. Pour rien au monde, même pour échapper à un tigre, je ne voudrais retourner dans une grande ville civilisée sans argent. C’est une incarnation de l’enfer. Non, si jamais je dois quitter le Japon, j’irai droit sur le sud vers un vieux port tropical ; il fait mille fois meilleur vivre dans n’importe quelle cité espagnole croulante, n’importe quel village de sauvages à demi nus, n’importe quelle terre de cannibales et de païens, où l’hiver n’existe pas, plutôt que dans une capitale du monde en étant dépourvu d’argent. « Comme j’ai été fou de ne pas aller vivre chez les sauvages quand j’avais dix-neuf ans » a été ma première pensée lorsque j’ai passé ma première semaine dans une cabane de montagne aux Indes occidentales. L'argent ! Pourtant c’est bien pour de l’argent que je dois me décarcasser aujourd'hui car quoi qu’il arrive, je dois, avant tout, assurer l’existence de ma petite femme et de sa famille. […]

J’espère écrire un livre sur le bouddhisme au cours des deux années à venir - quelque chose de tout à fait différent de tout ce qui a été fait jusqu’à maintenant. Mais les obstacles sont colossaux. Il est si difficile d’atteindre les gens - d’accéder au cœur avec méthode. Par ailleurs, plus un Japonais est éduqué, plus il est éloigné de vous. La délicieuse vie enfantine japonaise s’englobe dans la vôtre, vibre avec elle: la différence entre l’Européen et l’adulte japonais scolarisé est aussi vaste que l’espace intersidéral entre les soleils. Je désespère à l’avance. P. 120 - 121


LETTRES JAPONAISES III, 1893 - 1903 

5 MARS 1894, LE BALANCIER EST À GAUCHE 

Petitesse, voilà le mot qui résume tout ici. Vous avez attiré mon attention sur le nombre de mots qu’il y a dans Loti exprimant la petitesse des choses japonaises. Loti n’a vu les choses que de l’extérieur et superficiellement ; toutefois celui-là même qui voit l’intérieur est obligé, à la longue, de revenir à cette impression de ténuité. En y réfléchissant, qu’y a-t-il de grand au Japon, exception faite pour le Fuji et les rangées de montagnes ? […]
A l’âge des sentiments gigantesques succédera peut-être - comme à celui des mammifères gigantesques - une ère de vie plus réduite, d’une vie qui ne connaîtra ni rêves, ni aspirations au-dessus de la matière. 
Connaissez-vous le formidable poème en prose de Quinet* sur la Cathédrale ? Mais dans une époque purement et désespérément industrielle, à quoi serviraient les rêves ? Et cette époque approche. Alors les hommes qui seront des géants mourront de faim, la Terre sera peuplée par les extrêmement petits et régie par des idées extrêmement petites. P. 136 - 137

* Cette ville de Strasbourg me plaît plus que je ne puis dire. J’aime ce caractère alsacien, quelque chose d’hospitalier et de libre ; j’aime cette cathédrale si près de moi, j’aime surtout le voisinage du Rhin. Il me fait penser à tout ce qu’il y a d’illimité dans l’histoire. « J’aime cette cathédrale… », Edgard Quinet (1803-1875), Lettres à sa mère


À ELLWOOD HENDRICK TOKYO, AOÛT 1897 

Des kilomètres de conduites d’eau qui interrompent la circulation dans les voies principales. Voilà sept ans qu’on travaille à leur installation mais grâce à la lenteur administrative, la besogne n’avance pas. Les gigantesques réservoirs sont prêts mais ils sont vides. L’ingénieur étranger, qui fut jadis professeur à l’Université, réclame à la ville 128 000 dollars de commission pour les plans. En attendant, les rues fondent sous la pluie, les conduites s’enfoncent, les trous engloutissent ivrognes et enfants qui jouent, les grenouilles se livrent à de surprenants concerts dans les ruisseaux. Il est difficile de songer à l'Art, au temps ou à l'éternité, dans la morne confusion de cette désolation. Le Saint Esprit des poètes n’habite pas Tokyo. Je vais essayer de le découvrir au bord de la mer.
L’autre nuit je me suis aventuré dans une partie de Tokyo assez peu connue - une rue tout éclairée de lanternes de trente pieds de haut et décorée d’emblèmes curieux. J’ai été surtout intéressé par les marchands d’insectes : je leur ai acheté plusieurs cages contenant des insectes qui chantent la nuit. Ce qui fait qu’on les recherche ici, ce n’est pas seulement le charme propre à cette musique très particulière ; c’est surtout que ces petits orchestres procurent aux habitants des villes l’agréable sensation d’être à la campagne, l’aimable illusion des bois, des collines, de l’eau courante, des nuits étoilées et de l'air embaumé…  
Voilà, n’est-il pas vrai ? Un raffinement de la sensation. Seul un peuple poétique pouvait imaginer ce luxe d'acheter les voix de l'été pour créer, là où il n’y a que boue et poussière, l’illusion de la nature. P. 152 - 153


HUGO VON HOFMANNSTHAL, LAFCADIO HEARN 

Écrit sous le choc de l’impression causée par la mort de Lafcadio Hearn en automne 1904. 

Et voici qu’à présent l’Étranger lui aussi est mort, l’immigré qui aimait tant le Japon. Le seul Européen peut-être qui ait connu ce pays, complètement connu, le seul qui l’ait complètement aimé. Non pas d’un amour d’esthète, non pas d’un amour d’explorateur, mais d’un amour plus fort, plus exhaustif, plus rare : de cet amour qui vit au diapason de la vie intérieure du pays aimé. Tout était là devant ses yeux et tout était beau parce que tout était empli d'un souffle de vie venu de l’intérieur : le vieux Japon qui continue à vivre dans ses parcs clos dans les demeures des grands seigneurs où personne encore, n’a pénétré tout comme dans les villages isolés où nichent de petits temples - et puis, le nouveau Japon, parcouru par les chemins de fer, tout enfiévré des fièvres de l’Europe ; le mendiant solitaire qui va de Bouddha en Bouddha et la grande armée remodelée, tout habitée de l’antique mépris de la mort ; sur le bord de la route, la petite sépulture que dans leur jeu des enfants érigent avec de la boue et de petits morceaux de bois… P. 163


STEFAN ZWEIG, LAFCADIO HEARN

Ce qu’il nous a raconté du Japon, ce n’est peut-être pas la substance déterminante des faits pris dans la chaîne rigide des données statistiques mais c’est l’éclat qui plane au-dessus d’eux, la beauté qui tremble, incorporelle, au-dessus de toute quotidienneté, tel au-dessus de la fleur le parfum qui est encore sien et qui pourtant déjà se détache de son être entravé pour se dissoudre dans l'infini. Sans lui, peut-être n’aurions-nous jamais rien su de ces petits impondérables si fugaces légués par les traditions locales et qui ont aujourd’hui déjà à nos yeux un indicible prix. Semblables à l’eau qui coule, ils auraient glissé entre les doigts des temps nouveaux si lui ne les avait si tendrement recueillis et enchâssés dans un cristal sept fois scintillant, les sauvant ainsi pour la postérité. Il fut le premier et en même temps le dernier, à fixer pour nous et pour le Japon d’aujourd’hui qui, à force de changements, se détourne de lui-même avec une angoissante précipitation, le rêve d’un vieux pays nippon que les descendants, plus tard, aimeront autant que nous autres Allemands aimons la Germanie de Tacite. « Lorsque, un jour, les gens de là-bas ne comprendront plus le sourire des dieux », cette beauté aura encore tout l'éclat de la vie, et saura émouvoir ceux qui viendront après eux et qui, dans leurs songes, se rappelleront alors à jamais et avec regret, leur enfance bienheureuse et trop tôt perdue. P. 168 - 169

Un simple Européen, un voyageur hâtif aurait trouvé le pays et ses habitants fermés sur eux-mêmes, quand un Japonais eût dit de même pour notre façon d’appréhender les choses, car la spiritualité des Européens et celle des Extrême-Orientaux vibrent dans des sphères tout autres et leurs ondes se côtoient sans jamais se rencontrer. Il fallait que quelque chose de vraiment extraordinaire advînt, un instrument d’une extrême précision, capable de sentir la moindre de ces vibrations de l’âme et de transmettre chacune d’entre elles par un mystérieux transfert ; et plus encore : il fallait que cet homme juste apparût au juste moment, au moment exact où le Japon et lui-même étaient tous deux mûrs pour cette rencontre. P. 170

On ne peut s’empêcher de penser à ces estampes peintes, les plus grands trésors de l’art japonais, à ces peintures de paysages pleines de détails les plus délicats, quand on lit ces petites nouvelles qui se cachent discrètement entre les essais ou ces conversations qui débutent au coin de la rue, au hasard des circonstances, et qui ensuite doucement nous conduisent jusqu’aux considérations philosophiques les plus profondes, vers les consolations qu’apporte la mort et les mystères de la transmigration des âmes. Jamais peut-être l’essence de l’art japonais ne nous est apparue avec autant de clarté que dans ces livres, non pas tant en raison des faits qu’ils rapportent qu’en vertu de cette façon unique de les représenter. P. 175


Hearn lui-même a raconté comment là-bas, devant les images des défunts, on invoque l’âme morte avec de douces formules incantatoires avant sa migration. Voguant dans le 'Meido'*, entre le Tout et le Néant, dans le séjour des morts, elle reste toujours proche des croyants qui s’adressent à elle et entend leurs affectueuses paroles. Notre croyance est autre. Pour nous, cette âme lumineuse a passé, et c’est dans les livres seuls que Hearn nous a laissés, que nous la pouvons retrouver. 
De cette œuvre foisonnante et généreuse, nous avons rassemblé ici quelques-unes des pages les plus précieuses, commençant par la première impression de celui qui était encore un étranger pour ensuite nous laisser mener dans une intimité toujours plus grande, jusqu’aux sources les plus secrètes, les plus cachées de la vie du peuple japonais. Tels les pétales tendres et aux couleurs variées, qui viennent s’arrondir autour du calice, elles enferment au plus profond d’elles-mêmes un je ne sais quoi d’immatériel, un ultime et insaisissable parfum, ce quelque chose de nouveau dont l’étrangeté nous séduit et dont, grâce à lui, il nous est pour la première fois permis de découvrir qu’il est, de l’âme du monde, une part exquise à l’inamissible saveur : l’âme du Japon. P. 178 - 179

* Le Meido, terme bouddhique : « Chemin sur lequel l'âme morte chemine avec vers le séjour des morts. »



— LIVRE : KAMIS ET TORII, ESPRITS, FANTÔMES ET SAGESSE DU JAPON, LAFCAOIO HEARN 

LE MOT DE L’ÉDITEUR 

Les kamis sont des divinités ou plutôt des esprits vénérés dans la tradition Shinto, l’ancestrale religion animiste du Japon, qui personnifient un élément ou une force de la nature, un animal ou bien même l’esprit d’un mort.
Invisibles aux yeux des humains, les kamis vivent dans un monde parallèle. Ils expriment leur présence à travers des phénomènes naturels, habitent des lieux ou des sanctuaires qui leur sont consacrés et accomplissent souvent des fonctions spécifiques. Tour à tour bienveillants ou mauvais, selon qu’on les honore ou qu’on leur manque de respect, on les apaise et on s’attire leurs faveurs grâce à des offrandes et des rituels, sans quoi leurs réactions peuvent se révéler terribles ! 
Édifiés, à l’entrée de chaque lieu de culte Shintô au Japon, les torrii, ces portiques vermillon si caractéristiques, symbolisent le passage entre le monde profane et le monde spirituel. Tout torrii traversé pour accéder à un sanctuaire doit impérativement être retraversé en sens inverse afin de revenir dans le monde matériel. Il n’est, ainsi, pas rare de voir des Japonais contourner un torii s'ils pensent ne pas repasser, plus tard, par cet endroit. 
On raconte aussi qu’il était autrefois interdit de passer au milieu d’un torii lors de sa traversée - le passage au centre étant réservé aux kamis - mais cette règle s'est  perdue au fil du temps. Elle est, toutefois, encore respectée de nos jours dans certaines campagnes… 
L’œuvre de Lafcadio Hearn est elle aussi un portail. C’est un passage entre deux mondes, entre l’Orient et Occident. Les textes réunis dans cet ouvrage, nous ouvrent les portes d'un univers inconnu que l’auteur découvre, émerveillé, avec nous : le Japon de l’ère Meiji où la course à la modernité ne peut cacher un monde où le fantastique, le merveilleux et le spirituel imprègne chaque aspect de la vie intime et en société… P. 9 - 10


MA PREMIÈRE JOURNÉE EN ORIENT 

II

Une idéographie ne produit pas sur le cerveau japonais une impression similaire à celle créée dans le cerveau occidental, par une lettre ou une combinaison de lettres, symboles mornes, inanimés de sons vocaux. Pour le cerveau japonais, une idéographie est un tableau animé qui vit, parle et gesticule. Et une rue japonaise est toute peuplée de caractères vivants de ce genre : figures qui crient aux yeux, mots qui sourient ou grimacent comme des visages. P. 19

IV

Ainsi, chaque objet créé par un artiste ou un artisan japonais, diffère encore de tous les autres de la même fabrication. Et chaque fois qu’un bel objet périt par le feu, c’est un objet représentant une idée individuelle qui disparaît. 
Heureusement, l’impulsion artistique, elle-même, a une vitalité intense qui survit à chaque nouvelle génération d’artistes et défie la flamme qui transforme leur labeur en cendres ou en une masse fondue informe. 
L’idée dont le symbole a péri, reparaîtra de nouveau en d’autres créations, peut-être après le passage d’un siècle - modifiée sans doute mais possédant, pourtant, une parenté reconnaissable avec la pensée du passé. Et chaque artiste est un travailleur spirituel*. Ce n’est point en des années de tâtonnement vide et de sacrifice qu'il découvre son expression la plus élevée ; le passé sacrificiel vit en lui, son art est un héritage ; ses doigt sont guidés par les morts**, dans le dessin d’un oiseau en vol, des brumes des montagnes, des couleurs matinales et nocturnes, des courbes des branches, de l’épanouissement printanier des fleurs. Des générations d'artisans habiles lui ont transmis leur adresse et revivent dans la merveille de son dessin. Ce qui n’était au début qu’un effort conscient devint, au cours des siècles qui suivirent, inconscient et devient presque machinal chez l’homme vivant, devient l’art instinctif. 
C’est pourquoi une gravure en couleur de Hokusai ou de Hiroshige, vendue à l’origine pour moins d’un sou, peut posséder beaucoup plus de qualités artistiques véritables que nombre de peintures occidentales qui valent plus qu’une rue japonaise tout entière***. P. 28


*
J'aime beaucoup cette idée, ce concept très juste et adéquate que l'artiste soit, de fait, intrinsèquement et socialement, un travailleur spirituel. D'où son importance ou sa non-importance, dans des sociétés encore ritualisées ou complètement sécularisées comme la nôtre. 

** J'aime également cette idée de la transmission ancestrale des savoirs et de l'éveil transmis à la présence aux choses et à l'ensemble du vivant, que serais-je aujourd'hui sans mes grands-parents etc…. L'artiste est un être qui est toujours en interconnection avec l'ensemble du Vivant et de ses ancêtres. 

*** Extrêmement belle et saine métaphore, toujours de mise aujourd'hui, bien que les estampes d'Hiroshige ou d'Hokusai et en général les estampes japonaises atteignent sans doute des prix élevés sur le Marché de l'Art mais rien de comparable avec certaines œuvres monumentales d'artistes contemporains, dont les prix de ventes pourraient toujours, aujourd'hui même, acheter toute une rue et même un village japonais en totalité ! Pas grand chose n'a donc changé sous le soleil de notre contemporanéité depuis cent cinquante ans ! 

VI

Et tout à coup, tandis que je me tiens devant ce portail si bizarrement sculpté, il me vient une sensation singulière, une sensation de rêve et de doute. Il me semble que les marches et la grille grouillante de dragons, que le ciel bleu qui s’arque au-dessus des toits de la ville, que la beauté surnaturelle de Fuji-Yama et ma propre ombre qui s’étend sur la maçonnerie grise devront tous disparaître bientôt. P. 32

De ma place, les écrans de papier étant repoussés. je puis voir des hommes et des femmes qui gravissent les marches du temple pour s’agenouiller et prier devant l’entrée. Ils s’agenouillent avec une révérence si naïve. avec tant de grâce et tant de naturel, que l’attitude de nos croyants occidentaux me paraît d’une gaucherie indescriptible en comparaison. Certains ne font que joindre les mains ; d'autres battent des mains trois fois, lentement et très fort puis ils inclinent la tête, prient silencieusement un instant, se lèvent et s’en vont. La brièveté des prières me fait une vive impression. C’est nouveau et intéressant. De temps en temps, j’entends le cliquetis de piécettes d’argent ou de cuivre jetées dans le tronc en bois placé à l’entrée du temple. 
Je me tourne vers le jeune étudiant et je lui dis :

- Pourquoi frappent-ils trois fois des mains lorsqu’ils prient ?

Il me répond :

- Trois fois pour les Sansai, les Trois Pouvoirs, le Ciel, la Terre et l'Homme. 
Mais frappent-ils leurs mains pour appeler leurs dieux de la même façon qu’ils battent des mains pour sommer leurs domestiques ? 
- Oh ! non, me répond-il en souriant. Le battement des mains représente le Réveil du Rêve de la Longue Nuit. 
- Quel rêve ? Quelle nuit ? 

II hésite quelques moments avant de répondre. 

- Le Bouddha a dit : « Tous les êtres ne font que rêver dans ce Monde fugitif de bonheur. » 
- Alors, le battement des mains signifie que, dans la prière, l'âme se réveille de pareils rêves ?
- Oui. 
- Vous comprenez ce que je veux dire par le mot âme ? 
- Oh ! Oui. Les bouddhistes croient que l'âme a toujours été et sera toujours. 
- Même dans le Nirvana ? 
- Oui. P. 37 - 38

VIII

- Miya ! observe Cha. 

Cette fois il ne s’agit pas d’un tera mais d’un miya : sanctuaire des dieux de la foi la plus ancienne du pays.
Je me trouve devant un symbole Shintô ; pour la première fois, je contemple un torii. 
Comment décrire un torii à ceux qui n’en ont jamais vu, même en gravure ou en photographie ? Deux hautes colonnes, comme des piliers de grille, supportent horizontalement deux poutres, dont la poutre inférieure, qui est aussi la plus légère, a ses extrémités enchâssées dans les piliers à quelque distance de leur sommet, tandis que la poutre supérieure, qui est aussi plus lourde, est posée à plat sur les colonnes et les dépasse largement à droite et à gauche. Ça, c’est un torii : la construction varie peu de forme qu'elle soit faite de pierre, de bois ou de métal. Mais cette description ne peut donner une idée correcte de l’aspect majestueux d'un torii - de sa suggestion mystique en tant que portail. La première fois que vous voyez un noble torii, vous vous imaginerez, peut-être, voir le modèle colossal d’une belle lettre chinoise se dressant contre le ciel : car toutes ses lignes ont la grâce d'une idéographie animée, les angles et les courbes hardies de caractères tracés en quatre coups de pinceau magistraux. P. 41 

Ce que je vois devant moi, est infiniment plus intéressant : un bosquet de cerisiers couvert de quelque chose d’inexprimablement beau - le brouillard éblouissant de fleurs blanches qui s’accrochent à chaque branche, à chaque rameau, comme des nuages d’été. Le sol au-dessous, le sentier devant moi, sont tout blancs de la neige épaisse, douce et odorante, de pétales tombés.
Au-delà de cette splendeur, on aperçoit des corbeilles de fleurs entourant des petits sanctuaires, des rocailles merveilleuses ciselées dans le roc, des paysages miniatures avec de petits bosquets d’arbres nains et des lacs lilliputiens, des ruisseaux microscopiques, des ponts et des cascades. Il y a, aussi, des balançoires pour les enfants. Des belvédères sont perchés sur la pente de la colline, d’où l’on découvre une vue délicieuse de la belle ville, la baie tachetée de voiles pas plus grandes que des têtes d’épingles et les hauts promontoires lointains, très effacés, qui s’étendent jusqu’à la mer : tout cela est bleuté dans une brume surnaturelle et d’une beauté indescriptible. 
Pourquoi les arbres sont-ils si beaux au Japon ? Chez nous, un cerisier ou un prunier en fleurs n’est point une vision surprenante ; ici c’est un miracle de beauté si ahurissant que, malgré toutes les descriptions que vous avez pu en lire, le véritable spectacle vous rend muet d’étonnement. Vous ne voyez point de feuilles, seulement une grande brume assez indistincte de pétales. Est-ce parce que les arbres ont été depuis si longtemps domestiqués et caressés par l’homme dans ce pays des Dieux, qu'ils ont pris des âmes et s’efforcent de témoigner leur reconnaissance comme des femmes bien-aimées, en se faisant encore plus beaux par amour de l’homme ? Assurément, ils ont maîtrisé le cœur des hommes par leur charme, comme de belles esclaves. C’est-à-dire, les cœurs japonais. Car il y a, évidemment, des touristes étrangers étrangement brutaux, puisqu’on a jugé indispensable d’apposer en anglais l’interdiction suivante : « Il est défendu d’abîmer les arbres ! » P. 45 - 46
 
IX

Je cherche une image de la Divinité ou de l’Esprit qui préside à ces lieux, entre des groupes de candélabres aux branches multiples. Et je vois un miroir, un disque rond et pâle de métal poli où se reflète mon propre visage et, derrière cette moquerie de moi-même, le fantôme de la mer lointaine. 
Seulement un miroir, symbolisant quoi ? L’illusion ? Ou bien que l’Univers n’existe pour nous que comme imagination, en tant que réflexion de nos propres âmes ? Ou bien l’ancien enseignement chinois que nous ne devons chercher le Bouddha qu’en nos propres cœurs ? Peut-être un jour pourrai-je découvrir toutes ces choses. […]
Alors la moquerie du miroir me revient à l’esprit. Je commence à me demander si je ne pourrai jamais découvrir ce que je cherche hors de moi-même. 
C’est-à-dire, hors de ma propre imagination.  P. 49

X

La journée m’a semblé beaucoup trop courte. Pourtant, mes yeux ont été depuis si longtemps éblouis par la grande lumière blanche et par la sorcellerie du labyrinthe, interminable de signes mystérieux, grâce auxquels chaque perspective ressemblait à la page d’un immense grimoire, qu’ils sont maintenant las, même du doux rayonnement de toutes ces lanternes de papier, également couvertes de caractères qui rappellent les textes tirés d’un livre de magie. Et je sens l’approche de cette somnolence qui suit toujours l'enchantement. P. 52 


DANS LA GROTTE DES FANTÔMES D’ENFANTS 

Ici la kukedo atteint sa plus grande altitude et sa plus grande largeur. Sa voûte se dresse au moins quarante pieds au-dessus de l’eau et ses murs ont trente pieds d’écart. Très haut sur la droite près du plafond, un rocher blanc fait saillie et au-dessus du rocher, est un orifice d’où coule, goutte à goutte, une eau apparemment aussi blanche que le roc C’est la légendaire Fontaine de Jizô, la fontaine de lait, à laquelle viennent se désaltérer les âmes des enfants morts. Parfois, elle coule plus abondante, parfois plus lentement mais elle ne cesse jamais de couler nuit et jour Et les mères qui souffrent du manque de lait, viennent prier, ici, afin qu’elles puissent en avoir et leur prière est exaucée. Et les mères, qui ont plus de lait qu’il n’en faut à leurs enfants, viennent également ici demander à Jizô que leur lait puisse servir aux petits morts et leur prière est entendue car leur lait se tarit aussitôt. Du moins c’est ce qu’affirment les paysans d’izumo. Et les échos des brisants bondissant contre les rochers au dehors, le bouillonnement fougueux de la houle contre les falaises, la lourde pluie d’eau filtrant à travers le roc ; bruits de lapements, de gargouillements, d’éclaboussements, bruits d’origine mystérieuse ne provenant de nulle part, font qu’il nous est difficile de nous entendre parler. La caverne paraît pleine de voix, comme si une légion d’êtres invisibles y conversaient tumultueusement [...]

Cette eau est sacrée, Kami-no-umi. P. 68

Et comme la scène, reculant trop vite, se rapetisse pour n’avoir bientôt plus que la largeur d’un kakémono, je souhaite, en vain, pouvoir acquérir cette dernière vision, pour la placer dans mon 'toko' et enchanter, parfois, mon âme en la contemplant. Un instant encore et nous contournons un promontoire rocheux : Kaka-ura disparaît de ma vue pour toujours. Ainsi passent toutes choses.
Assurément, les impressions qui hantent le plus longtemps le souvenir sont les plus transitoires. Nous nous rappelons beaucoup plus d’instants que de minutes, plus de minutes que d’heures, et qui se souvient d’une journée entière ? La somme de bonheur qu’on se rappelle au cours d’une vie est la création de secondes. Qu’est-ce qui est plus fugitif qu’un sourire ? Et pourtant, quand donc expire le souvenir d’un sourire disparu ? Ou le doux regret que ce souvenir peut évoquer ?
Le regret d’un seul sourire individuel est commun à la nature humaine normale ; mais le regret du sourire d’une population, d’un sourire considéré comme qualité abstraite, est certainement une sensation fort rare et que l'on ne peut éprouver, je crois, que dans ce pays d’Orient où les habitants sourient éternellement comme leurs propres dieux de pierre. Et cette expérience est déjà mienne ; je regrette le, sourire de Kaka-ura.
Simultanément, il me vient le souvenir d’une légende bouddhiste étrangement sinistre. Un jour le Bouddha sourit et la gloire merveilleuse de ce sourire illumina les  mondes innombrables. Mais on entendit alors une Voix qui disait : « Ce n’est pas vrai ! Cela ne peut durer ! »
Et la lumière s’éteignit. P. 82


ÂMES 

Kinjuro, le vieux jardinier, dont la tête reluit comme une boule d’ivoire, s’assit un instant sur le bord du ita-no-ma (chambre planchéiée) en dehors de mon bureau, afin de fumer sa pipe auprès du hibachi placé là à son intention. 
Et tout en fumant, il trouva moyen de gronder le garçon qui lui sert d’aide. Je ne compris pas très bien ce que le garçon avait fait. Mais j’entendis Kinjuro l’adjurer de se comporter comme un être ayant plus d’une âme. Et comme cette expression m’intrigua, je sortis et j’allai m’asseoir auprès de Kinjuro. 

- Kinjuro, lui dis-je, je ne suis pas sûr si j'ai une ou plusieurs âmes. Mais cela me ferait grand plaisir de savoir combien d’âmes vous possédez. 
- Moi, être égoïste que je suis, je n’ai que quatre âmes, dit Kinjuro, avec une conviction imperturbable. 
- Quatre ? Répétais-je, craignant d’avoir mai entendu. 
- Quatre, affirma-t-il. Mais je crois que ce garçon ne peut avoir qu’une âme, tant la patience lui fait défaut. 
Et comment avez-vous appris que vous aviez quatre âmes ? Demandais-je. 
- Il y a des sages, dit-il en secouant les cendres de sa petite pipe d’argent, il y a des sages qui savent ces choses. Et il y a un livre très ancien qui en parle. Selon l'âge d’un homme, l’époque de sa naissance et les étoiles du Ciel, on peut déterminer le nombre de ses âmes. Mais c’est là la science de vieillards ; les jeunes gens d’aujourd’hui qui apprennent les choses d’Occident n’y croient plus. 
- Et dites-moi, Kinjuro, existe-t-il des gens possédant plus d’âmes que vous ? 
- Assurément. Certains ont cinq âmes, d’autres six, sept et même huit. Mais les dieux interdisent à qui que ce soit d’avoir plus de neuf âmes. 

Or, je ne pus croire à ceci en tant que déclaration ayant une application universelle car je me souvins d’une femme, de l’autre côté du Monde, qui possédait plusieurs générations d'âmes et qui savait se servir de toutes. Elle portait ses âmes comme d’autres femmes portaient leurs robes et elle en changeait plusieurs fois par jour. Et la multitude de robes dans la garde-robe de la Reine Elisabeth n’était rien comparée à la multitude des âmes de cette personne surprenante. Pour cette raison elle n’apparaissait jamais avec la même âme deux fois de suite. Et elle changeait de pensée et de voix en même temps que d’âmes. […]

Ce que vous dites est peut-être vrai concernant ce pays des Dieux, ô Kinjuro mais il y a d'autres pays dont les dieux sont seulement faits d’or et dans ces pays les choses ne sont point aussi bien arrangées. Et les habitants de ces pays souffrent d’un fléau d’Âmes. Car, tandis que certains d’entre eux n’ont qu’une moitié d’âme ou même pas d’âme du tout, d’autres sont encombrés d’un nombre d’âmes illimité, pour lesquelles on ne saurait trouver ni nourriture ni emploi. Et des Âmes, ainsi placées tourmentent beaucoup leurs possesseurs. C’est-à-dire des Âmes occidentales. Mais dites-moi je vous prie, à quoi cela sert d’avoir plusieurs âmes ? 
- Maître, si tous avaient le même nombre et la même qualité d'âmes, assurément tout le monde serait du même avis. Mais il est évident que les gens diffèrent les uns des autres. Et ces différences proviennent des différences existant entre la qualité et le nombre de leurs âmes. 
- Est-ce préférable d’avoir plusieurs âmes qu’une seule ?
- C’est préférable. 
Et l’homme n’ayant qu’une âme est-il un être imparfait ?
- Très imparfait Pourtant un homme imparfait a pu avoir un ancêtre parfait ? 
- C’est exact.
- De sorte qu’un homme qui, aujourd’hui, ne possède qu’une âme, a peut-être eu un ancêtre qui en possédait neuf ? 
- Oui.
- Dans ce cas, que sont devenues ces huit autres âmes que possédait l'ancêtre mais dont le descendant est privé ? 
- Ah ça, c’est le travail des dieux. Les dieux, seuls, fixent le nombre d’Âmes que chacun de nous possède. Aux dignes, ils en octroient beaucoup ; aux indignes, peu. 
- Alors, les Âmes ne se transmettent pas par les parents ? 
- Non pas ! Les Âmes sont très anciennes et leurs années sont innombrables. 
- Je désire savoir ceci : un homme peut-il séparer ses Âmes ? Peut-il, par exemple avoir en même temps une à âme à Tokyo et une autre à Matsue. 
- Non, cela est impossible. Les Âmes restent toujours ensemble. 
Comment ? L’une dans l’autre comme les petites boîtes laquées d’un inro (Série de petites boites que l'on porte suspendues à la ceinture et dans lesquelles on met des drogues, des cachets, etc.) ? 
- Non. Cela les dieux seuls le savent.
- Et les Âmes ne sont jamais séparées ?
- Parfois, elles peuvent être séparées. Mais si les Âmes d’un homme se séparent, cet homme devient fou. Les fous sont ceux qui ont perdu une de leurs âmes. 
- Mais que deviennent les Âmes après la mort ? 
- Elles demeurent encore ensemble… Lorsqu’un homme meurt, ses Âmes montent jusqu’au toit de la maison. Et elles demeurent sur le toit pendant une durée de quarante-neuf jours. 
- Sur quelle partie du toit ? 
- Sur le yane-no-mune, sur l’arête du toit.
- Peut-on les voir ? 
- Non pas. Elles se confondent avec l'air. Elles bougent d’avant en arrière sur l’arête du toit, comme un petit vent. 
- Pourquoi ne restent-elles pas cinquante jours sur le toit, au lieu de quarante-neuf ? 
- Le temps alloué avant qu’elles ne doivent partir est de sept semaines ; et sept semaines font la mesure de quarante-neuf jours. Mais je ne saurais dire pourquoi il en est ainsi ! P. 85 - 89 


J’interrogeai Kinjuro sur ce sujet. Il me dit qu’il n’avait jamais entendu parler ni d’ara-tama ni de de nigitama, mais il ajouta ceci :

- Maître, lorsqu’une femme découvre que son mari est secrètement amoureux d’une autre, il arrive, parfois, que la femme coupable est saisie d’une maladie qu’aucun médecin ne saurait guérir. Car, une des âmes de l’épouse, mue par une violente colère, passe dans le corps de sa rivale pour la détruire. Mais l’épouse languit aussi et perd même la raison pendant un certain temps, à cause de l’absence de son Âmes. 
Et il y a une autre chose encore plus merveilleuse connue de nous autres Japonais et dont vous autres d’Occident n’avez jamais peut-être entendu parler. Par la puissance des dieux et dans un but méritoire, on peut obliger une Âme à se retirer pendant quelque temps du corps qu’elle anime et la contraindre à exprimer la pensée la plus secrète. Mais aucune souffrance n’est causée au corps. […]
Une cérémonie est alors accomplie et l’on récite certaines prières, après quoi tous attendent en silence. Tout à coup, le prêtre qui a accompli les rites de purification, se met à trembler violemment de tout son corps, comme quelqu'un qui a une forte fièvre. Car, grâce au pouvoir des dieux, l’Âme de la jeune fille dont on veut s’assurer l’amour, est  entrée craintivement dans le corps de ce prêtre*. Elle l’ignore car à ce moment, où qu’elle puisse être, elle est plongée dans un sommeil profond d’où rien ne saurait la tirer. Mais son Âme, qui a été sommée ainsi dans le corps du prêtre, ne peut dire que la vérité. Et on l’oblige à exprimer toute sa pensée. Et le prêtre ne parle point avec sa propre voix mais avec celle de l'Âme, et il parle à la place de l'Âme, disant, dans le langage des femmes : «J’aime » ou « Je hais », selon ce que peut être la vérité. S’il s’agit de haine, la raison de cette haine est donnée mais s’il s’agit d’amour, il n’y a pas grand chose à ajouter. Puis, le tremblement du prêtre cesse, car l'Âme le quitte et il tombe en avant, le visage contre terre, comme mort. Et il demeure longtemps ainsi. » P. 94 - 95

* Ceci est parfaitement similaire aux transes chamaniques !

« Oh ! Maître, veuillez considérer l'extrême malice de ce gamin ! » 

Profitant de notre conversation, le jeune aide de Kinjuro avait improvisé une ligne et une gaule avec une baguette de bambou et un morceau de ficelle. Et il avait attaché à l’extrémité de la corde une boulette de tabac chipée dans la blague du vieillard. Muni de cette amorce, il s’était amusé à pêcher dans l’étang aux lotus et une grenouille, qui s’était laissé tenter par l’appât, était maintenant suspendue très haut au-dessus des cailloux, donnant de frénétiques coups de pattes en des spasmes de furie et de désespoir. 

- Kaji ! s'écria le jardinier. 

Le gamin laissa tomber la baguette en riant et courut vers nous, tandis que la grenouille, ayant rendu la boulette, plongeait de nouveau dans l’eau. Évidemment, Kaji n’avait pas peur d’être grondé ! 

- Gosho ga warui, déclara le vieillard en secouant sa tête d’ivoire. Kaji, je crains bien que ta prochaine réincarnation ne soit mauvaise ! Est-ce que j’achète du tabac pour le donner aux grenouilles ? Maître, n’ai-je pas eu raison de vous dire que ce gamin n’avait qu’une Âme ? P. 99


FANTÔMES ET LUTINS

- Kinjuro, y a-t-il un Dieu de Neige ? 

- Je ne saurais dire, répondit Kinjuro. II existe beaucoup de dieux que j’ignore. Et il n’y a point d’homme qui connaisse les noms de tous les dieux. Mais il y a la Yuki-Onna, la Femme de la  Neige. P. 102

Parfois, cependant, le réalisme était d’une brutalité déconcertante, comme la scène représentant le cadavre d’une femme gisant dans une mare de sang et dont la cervelle était éparpillée par un coup de sabre. Et cette impression pénible n’était pas entièrement dissipée en la voyant ressuscitée dans le compartiment voisin où elle paraissait, rendant des actions de grâce dans un temple Nicheren, convertissant son assassin qui, par le plus extraordinaire des hasards, s’y trouvait en même temps qu’elle ! P. 108

V

Sortis de l’Enfer, nous nous dirigeâmes vers un théâtre d’ombres qui se trouve dans un édifice beaucoup plus ancien et plus grand. Un théâtre d’ombres japonais est presque toujours fort intéressant à plus d’un point de vue mais surtout parce qu’il montre le génie indigène à adapter les inventions occidentales au goût oriental. P. 116

Et c'est toujours par des nuits pareilles que, les. fantômes aiment à se promener. Rapide, elle montrait le chemin. Les chiens hurlaient sur son passage. Elle parvint au-delà des confins de la ville à des petites collines ombragées par des arbres immenses où se trouvait un ancien cimetière. Elle rentra, ombre blanche parmi les ténèbres. Le samouraï la suivit, surpris, la main sur le pommeau de son sabre. Puis ses yeux s’étant habitués à l’obscurité, il vit ! Elle s’arrêta près d’une tombe fraîchement creusée et lui fît signe d’attendre. Les outils du fossoyeur traînaient encore là. Saisissant l'un d’eux, elle se mit à creuser furieusement, avec une hâte et une force étranges. Enfin sa pelle frappa le couvercle d’un cercueil et un instant plus tard le bois blanc du kwan (cercueil) était visible. Elle arracha le couvercle du cercueil et révéla à l'intérieur un cadavre, un cadavre d’enfant. Alors, avec des gestes démoniaques, elle arracha un bras du cadavre, le brisa en deux et se mit à dévorer avec délices un des morceaux. Puis jetant à son amoureux l’avant-bras, elle lui cria : « Mange si tu m’aimes ! Car voici de quoi je me nourris ! » 
Or, il n’hésita pas un seul instant. Il s’accroupit de l'autre côté de la tombe et mangea la moitié du bras, en de disant : « C'est excellent. Donnez-moi, je vous prie, un autre morceau. » Car ce bras était fait du meilleur kwashi que Kyôto pouvait produire. 
Alors, la jeune fille se releva d’un bond, en éclatant de rire et s’écria : « Vous seul, de tous mes courageux soupirants, ne vous êtes point enfui. Et je voulais un mari qui ne connût point la peur. Je vous épouserai car je pourrai vous aimer. Vous êtes un homme ! » P. 124


À HAKATA 

Soudain et très doucement, se glisse dans mon esprit la pensée que la plus merveilleuse des visions imaginables est, en vérité, celle qui m’environne de tous les côtés, dans la simple verdure de la terre, dans l’incessante manifestation de la Vie. 
Partout et éternellement depuis d’invisibles origines, des choses vertes croissent - hors de la douce terre hors du rude rocher - formes multiples, races muettes, silencieuses, incalculablement plus anciennes que l’homme. De leur histoire visible nous savons beaucoup : nous leur avons donné des noms et aussi une classification. Nous connaissons, également, la cause des formes de leurs feuilles, des qualités de leurs fruits, des couleurs de leurs fleurs, car nous avons appris beaucoup de choses sur le cours des lois éternelles qui forment toutes choses terrestres. Mais la raison de leur existence, nous ne la connaissons pas. Quelle est la spiritualité qui cherche à s’exprimer dans ce vert universel, le mystère de ce qui se multiplie, surgissant toujours hors de ce qui ne se multiplie point ? Ou bien ce qui semble inanimé, serait-ce précisément la vie mais une vie encore plus silencieuse, plus cachée ?
Mais une vie plus étrange et vivante, se meut sur la surface du Monde et peuple le vent et l’eau. Celle-ci a le pouvoir surnaturel de se séparer de la terre, bien qu’elle y soit toujours rappelée à la longue et condamnée à nourrir ce qui, jadis, l'a nourrie. Cette vie-ci sait : elle sent, rampe, nage, vole, court et pense. Ses formes sont innombrables. La vie verte et plus lente, ne cherche qu'à exister ; l’autre lutte toujours contre le non-être. Nous connaissons le mécanisme de son mouvement, les lois de sa naissance ; les plus intimes dédales de sa structure ont été explorés, les territoires de sa sensibilité ont été décrits et désignés par des noms. Mais sa raison d’être, qui nous la dira ? Quel est son principe ? Ou plus simplement : qu’est-elle ? Pourquoi doit-elle connaître la douleur: ? Pourquoi doit-elle se développer par la souffrance ? 
Cette vie de douleur est la nôtre ; relativement elle sait, elle voit ; absolument elle est aveugle et tâtonne, comme la vie lente, froide et verte qui la soutient. Mais serait-elle à son tour le soutien d’une existence plus élevée, nourrirait-elle quelque vie invisible, infiniment plus active et plus complexe ? La spiritualité s’encercle t-elle de spiritualité, y aurait-il une vie dans chaque vie et cela sans fin ? Y aurait-il des univers entre-pénétrant des univers ? P. 135

IV

Telle est l'ancienne légende. Mais la naïve erreur de la jeune fille était-elle aussi « pitoyable » qu’elle le parut au père ? Ou l’émotion de ce dernier fut-elle aussi vaine que le regret que j’éprouve pour la destinée de tous ces miroirs, et de tous leurs souvenirs ? 
Je ne puis m’empêcher de songer que la naïveté innocente de l’enfant se rapprochait plus de la vérité éternelle que le sentiment du père. Car dans l’ordre cosmique des choses le présent est l'ombre du passé et l’avenir doit être la réflexion du présent. Nous sommes tous un, ainsi que l'est la Lumière, quelque innombrables que soient les millions de vibrations par lesquelles elle est produite. […]
Chacun de nous est, en vérité un miroir réfléchissant quelque chose de l’univers, reflétant aussi la réflexion de nous-mêmes dans cet Univers ; et c’est peut-être notre destinée commune d’être fondus par cette puissante Faiseuse d’images - la Mort - en quelque unité grande, douce et sans passion. Seuls ceux qui viendront après nous, sauront, peut-être, comment sera œuvré ce vaste travail. Nous autres de l’Occident d’aujourd’hui, nous ne le savons pas : nous ne faisons que rêver. Mais l'ancien Orient croit. Voici la simple formule de sa croyance : toutes les formes doivent, finalement, disparaître pour se confondre en cet Être dont le sourire est le Repos Immuable et dont le savoir est la Vision Infinie. P. 143


LES NOCES ROUGES 

Le coup de foudre est moins fréquent au Japon qu’en Occident : peut-être à cause de la constitution particulière de la société orientale et aussi, parce que les mariages précoces arrangés par les parents rendent très rares les inclinations contraires. Les suicides causés par l’amour ne sont, au contraire, pas rares ; mais ils sont presque toujours doubles. Il faut, de plus, les considérer dans la plupart des cas, comme la conséquence de liaisons illégitimes. Cependant on voit encore se suicider d'honnêtes et sincères amoureux mais cela chez les campagnards. P. 147

Ils raisonnèrent et discutèrent ainsi et ils rirent même parfois. C’était si agréable d’être ensemble ! Mais soudain la jeune fille redevint sérieuse et dit :

- Ecoutez-moi. La nuit dernière j’ai fait un rêve. J’ai vu une rivière étrange et sinueuse et plus loin la mer. II me semblait que je me tenais à côté de la rivière, près de l’endroit où elle se jetait dans la mer. Et j’avais peur, très peur ; je ne savais pourquoi. Puis je regardai et je vis qu’il n'y avait pas d'eau dans la rivière, ni dans la mer mais seulement les ossements des Bouddhas. Et ils remuaient tous, comme font les ondoiements de l’eau. Il me sembla ensuite que j'étais chez moi. Et je crus que vous m’aviez donné une belle étoffe de soie pour qu’on m’en fît un kimono. Je le vis terminé et je m’émerveillais parce qu’au début, il m’avait paru être de diverses couleurs et que maintenant, il était tout blanc. Je l’avais sottement croisé autour de moi, sur la gauche, ainsi que l'on croise les robes des morts. Puis je me rendis aux demeures de tous mes parents pour leur dire adieu et je leur déclarai que je me rendais au Meido. Ils m’en demandèrent la raison ; je ne pouvais leur répondre… 

- Cela est un présage fort heureux, affirma Taro. C’est très bon de rêver des morts. Peut-être cela veut-il dire que nous serons bientôt mari et femme ? 

Cette fois la jeune fille ne répondit rien et elle ne sourit pas. Taro demeura silencieux un instant, puis il murmura : 

- Si vous croyez, Yoshi, que ce n’était pas un bon rêve, racontez le tout bas à la plante du nanten, dans votre jardin : et alors il ne se réalisera point. 
Mais le même soir, le père de Taro reçut l’annonce que Miyahara O-Yoshi allait devenir l’épouse de Okazaki Yaïchiro. P. 172

VII

C’étaient Taro et O-Yoshi. Ils coururent rapidement pour échapper à l’observation de cet agent et aussi afin de rencontrer l’express aussi loin de la gare que possible. Après avoir dépassé le tournant, ils ralentirent leur allure et se mirent à marcher car ils apercevaient la fumée du train. Dès qu’ils virent le train lui-même, ils quittèrent la voie pour ne pas alarmer le mécanicien et ils attendirent, la main dans la main. Une minute plus tard, le sourd grondement parvint à leurs oreilles et ils comprirent que le moment était venu. Ils redescendirent sur la voie, se tournèrent, s’enlacèrent l’un à l’autre et s'étendirent, joue contre joue, très vite et très doucement, sur le rail intérieur qui résonnait déjà comme une enclume. L’adolescent sourit ; la jeune fille resserrant ses bras autour du cou de son bien-aimé, lui murmura tout bas : 
- Pour l'espace de deux et même de trois vies, je suis votre femme Et vous êtes mon époux, Taro-Sama. 
Taro ne répondit rien car presque au même moment, malgré les efforts frénétiques du mécanicien pour arrêter l'Express grâce aux freins à air sur une distance de moins de cent mètres, les roues passèrent sur les deux amoureux. Elles coupèrent les deux corps bien régulièrement, comme eussent fait des ciseaux énormes. 

IX

Les villageois placent, maintenant, des coupes de bambous remplies de fleurs sur l’unique pierre tombale du couple enfin uni ; ils y brûlent des bâtonnets d’encens et répètent des prières. Cela n’est pas du tout orthodoxe car le Bouddhisme prohibe le jôshi, et le champ où reposent Taro et O-Yoshi est un cimetière bouddhiste. Pourtant cette piété s’inspire de la religion - d’une religion digne d’un profond respect.
Vous vous demandez comment et pourquoi il se fait que des gens adressent des prières à ces morts. Tous ne le font pas mais les amoureux - et surtout les amoureux malheureux - le font. Les autres personnes se contentent de décorer la tombe et de réciter des textes pieux. Mais les amants y viennent chercher une sympathie et une aide spirituelle. Je dus moi-même, en demander la raison et on me répondit :

- Parce que ces morts ont tant souffert. Donc, la pensée qui inspire ces prières, semblerait être, à la fois, plus ancienne et plus moderne que le Bouddhisme : c’est l’Idée de la Religion Éternelle de la Souffrance ! P. 181


UN VŒU EXAUCÉ 

« Puis, quand ton âme quittera ton corps et que tu parviendras au libre éther, tu seras pareil à un Dieu éternel et immortel ; et la mort n'aura plus de pouvoir sur toi. » Les Versets d'Or. P. 185 

Un lieutenant à Tokyo, qui était veuf et qui ne pouvait trouver personne pour prendre soin de sa petite fille, la tua et rejoignit son régiment avant que les faits ne fussent connus. Il chercha et trouva la mort sur le champ de bataille, afin de pouvoir accompagner son enfant jusqu’au Meido, 
Cela rappelle le terrible esprit des temps féodaux. Avant de se rendre à un combat sans espoir, le Samouraï tuait parfois sa femme et ses enfants, afin de mieux oublier ces trois choses dont nul guerrier ne doit se souvenir sur le champ de bataille : son foyer, les êtres qui lui sont chers et son propre corps. Après cet acte d’héroïsme farouche, le Samouraï était prêt pour le « Shini-Mono-gurui », « l’heure de la furie de la mort* », ne donnant et n’acceptant pas de quartier. Note 5. P. 189

 

* Très beau titre pour une série de travaux ou une exposition : "L’HEURE DE LA FURIE DE LA MORT !"

- Et comment cela ? À quoi un fils peut-il servir à un mort ? 
- Le fils hérite ; le fils maintient le nom de la famille ; le fils fait les offrandes. 
- Les offrandes aux morts ? demandai-je. 
- Oui. Comprenez-vous, à présent ? 
- Je comprends le fait mais pas le sentiment. Les militaires ont-ils encore ces croyances ? 
- Certainement. N’en existe-t-il pas de pareilles dans l'Occident ? 
- Pas de nos jours. Les anciens Grecs et les Romains avaient des croyances semblables. Ils pensaient que les esprits ancestraux demeuraient au foyer, recevaient les offrandes et protégeaient la famille. Nous savons en partie pourquoi ils avaient ces idées mais nous ignorons ce qu’ils ressentaient exactement, parce que nous ne pouvons comprendre les sentiments que nous avons jamais ressentis. Pour la même raison, je ne puis me rendre compte du véritable sentiment d’un Japonais envers les morts. 
- Alors vous pensez que la Mort est la fin de tout ?
- Ce n’est pas là l’explication de mon embarras. Certains sentiments sont hérités et, peut-être aussi, certaines idées. Vos sentiments et vos pensées relatifs aux morts et aux devoirs des vivants envers les morts, diffèrent radicalement de ceux d’un Occidental. Pour nous, l’idée de la mort est celle d’une séparation totale, non seulement des vivants mais aussi, du Monde entier. Le Bouddhisme ne parle-t-il pas aussi d’un long et sombre voyage que les morts doivent entreprendre ? 
- Oui, le voyage vers le Meido Tous doivent le faire. Mais nous ne songeons pas à la Mort comme à une séparation complète. Nous pensons aux disparus comme s’ils étaient encore avec nous. Nous leur parlons chaque jour. 
- Je le sais. Mais j’ignore les idées qui se dissimulent derrière les faits. Si les morts se rendent au Meido, pourquoi fait-on des offrandes aux ancêtres sur les autels de chaque famille ? Pourquoi leur adresse-t-on des prières comme s’ils étaient vraiment présents ? Les gens communs ne confondent-ils pas ainsi les enseignements bouddhistes et la croyance du Shintoïsme ? 
- Quelques-uns le font peut-être. Mais les offrandes adressées aux morts sont faites simultanément en différents endroits, même par des personnes qui sont seulement bouddhistes, dans les temples paroissiaux et devant le butsudan de la famille. 
- Pendant combien de temps les offrandes sont-elles faites aux morts ? demandai-je. 
- Pendant un siècle. 
- Seulement pendant cent ans ?
- Oui. Même dans les temples bouddhistes les prières et les offrandes ne sont faites que durant cent ans.
- Les morts n'éprouvent-ils plus le désir que l'on se souvienne d’eux après ce laps de temps ? Où disparaissent-ils enfin ? Y a-t-il une mort des âmes ?
- Non. Mais après un siècle ils ne sont plus avec nous. D’aucuns disent qu’ils renaissent. D’autres, déclarent qu’ils deviennent des kamis et les adorent comme tels, leur faisant des offrandes dans le toko (alcôve où l'on exposait autrefois des objets sacrés et où l’on expose, aujourd’hui, les trésors d’art de la famille) à certains jours. P. 201

Trouvez-vous que ce soit étrange que nous aimions les morts ? me demanda Asakichi. 
- Non, répondis-je. Il me semble au contraire que c’est fort beau. Mais pour moi, en ma qualité d’étranger venu de l’Occident, la coutume ne me paraît pas appartenir aux temps modernes mais à un Monde plus ancien. Les pensées des anciens Grecs se rapportant aux morts, devaient ressembler beaucoup à celles des Japonais contemporains. Les sentiments d’un soldat de l’époque de Périclès, étaient peut-être les mêmes que les vôtres dans cette ère du Meiji. Vous avez appris au collège comment les Grecs sacrifiaient aux morts et comment ils honoraient les esprits des hommes braves et des patriotes.  
- Oui, quelques-unes de leurs coutumes étaient pareille aux nôtres. Ceux parmi nous qui tomberont en combattant contre la Chine seront honorés ainsi. Ils seront révérés comme des kamis. Notre Empereur lui-même les vénérera. P. 202


— LIVRE : TOUT À L'ENVERS, CLAUDE LÉVI-STRAUSS, NOUS SOMMES TOUS DES CANNIBALES 

Il y a près de deux mille cinq cents ans, Hérodote, visitant l’Égypte, s’étonnait devant des usages opposés à ceux qu’il avait pu observer ailleurs. Les Égyptiens, écrit-il se conduisent en toutes choses à l’envers des autres peuples. Non seulement les femmes font le commerce tandis les hommes restent à la maison et tissent mais ceux-ci commencent la trame par le bas et non par le haut comme dans les autres pays. Les femmes urinent debout, les hommes accroupis. Je ne continue pas la liste. P. 49

La pensée occidentale est centrifuge ; celle du Japon centripète. P. 53

Les philosophes occidentaux opposent la pensée extrême-orientale à la leur, par une attitude différente vis-à-vis de la notion de sujet. Selon des modes variables, l’hindouisme, le taoïsme, le bouddhisme nient ce qui, pour l’Occident, constitue une évidence première : celle du moi, dont ces doctrines s’attachent à démontrer le caractère illusoire. Pour elles, chaque être n’est qu’un arrangement précaire de phénomènes biologiques et psychiques sans élément durable tel qu’un « soi » : simple apparence, vouée inéluctablement à se dissoudre. […]
On a même pu dire que dans une langue qui, comme le japonais, répugne à l’emploi du pronom personnel, le « Je pense, donc je suis » de Descartes est rigoureusement intraduisible… P. 54

Mais si la vie japonaise est dominée par le sens du relatif et de l’impermanence, cela n’implique-t-il pas qu’un certain absolu doive retrouver une place à la périphérie de la conscience individuelle, donnant à celle-ci, une armature qui lui manque en dedans d’elle-même ? D’où, peut-être, le rôle joué dans l'histoire moderne du Japon par le dogme à l’origine divine du pouvoir impérial, la croyance en la pureté raciale, l’affirmation d’une spécificité de la culture japonaise par rapport à celle des autres nations. Tout système, pour être viable, a besoin d’une certaine rigidité qui peut être interne ou externe aux éléments qui le composent. À cette rigidité externe, si déconcertante pour les Occidentaux parce qu’elle inverse la façon dont ils conçoivent le rapport entre l’individu et ses entours, le Japon ne doit-il pas en partie d’avoir pu surmonter les épreuves subies au cours du XIXe et du XXe siècle, et trouvé, dans la souplesse préservée au sein des consciences individuelles, un moyen des succès qu’il remporte aujourd’hui ? P. 56


— LIVRE : HAGAKURE, ÉCRITS SUR LA VOIE DU SAMOURAÏ (début XVIIIe), YAMAMOTO TSUNETOMO 


J'avais acheté ce livre après avoir vu le très beau film Ghost Dog : La Voie du samouraï de Jim Jarmusch sorti en 1999, avec le très bon acteur Forest Whitaker. Il y a dans ce film et sans doute dans beaucoup de films de Jarmusch et d'autres cinéastes nord-américains comme par exemple Terrence Malick, cette liberté d'ajouter et de mélanger dans un melting-pot typiquement américain et new yorkais, un ensemble d'informations étranges : de la violence, du sexe, de l'absurde et de la poésie et de la spiritualité aussi, comme quand Forest va méditer et puis à la fin, libère ses pigeons sur son toit plat, scène qui me rappelle les toits de mes ateliers de Brooklyn et de LIC, avec en CinémaScope, la poésie fascinante et indétrônable du paysage de la Ville. Tous ces univers semblant totalement différents, anachroniques, comme un cadavre exquis surréaliste mais mis ensemble volontairement, fondamentalement ils deviennent si profondément spirituels. Kurosawa, le grand maître du genre du cinéma samurai japonais ne s'est-il pas également inspiré de l'auteur anglais Shakespeare pour ses superbes films Le Château de l’araignée (1957) et Ran (1985). Cette volonté implacable de mélanger différentes cultures pour retrouver, dans une œuvre, un sens presque mystique, métaphysique et émerveillé à la vie et d'autant plus important à considérer aujourd'hui, quand les artistes ont de plus en plus de mal à parler ou même à évoquer une dimension spirituelle, qui, déjà, était fortement présente cependant, chez les auteurs américains du vingtième siècle comme Kerouac ou Ginsberg… 
L'Hagakure, ce livre magnifique, est remplit de multiples bons conseils pour suivre la voix du bushido, celle de la justesse et de la droiture. Et ces conseils peuvent s'appliquer, se transférer parfaitement et presque 'décalcomanieusement' aux artistes en espérance de 'réussite' et de réalisation de leurs carrières artistiques. Cette voix-là est loin d'être simple, facile et elle est semée d'embuches, d'obstacles probablement incontournables, insurmontables et apparemment surnuméraires, nous menant directement à la mort… comme pour tous les courageux samouraïs de ces époques révolues. Avec très peu de reconnaissances et très peu d'honneurs mais c'est vraiment le seul combat qu'il faut mener. À la longue, au fil que la vie artistique se déroule, on ne sait plus vraiment contre qui ou même pour qui, on se bat, même plus pour soi-même ! Mais on se bat quand même ! Et tous les jours !… Et notre existence personnelle n'a plus aucune importance, enfouit qu'elle est dans notre œuvre. Et puis, on se bat aussi, encore et toujours, peut-être un peu comme le si célèbre Don Quichotte ! Car il faut bien que quelques fous, quelques poètes, quelques écrivains, quelques peintres le fassent. Le Monde est beaucoup trop raisonnable, ennuyeux, stupide et médiocre comme ainsi et comme cela ! Redonnons-lui donc un peu de panache ! Que diable !

L'auteur était un samouraï du fief Nabeshima. Après la disparition de son seigneur, Nabeshima Mitsushige, en l'an 1700 et devant l'interdiction qui lui était faite de le suivre dans la mort par seppuku (éventration), il choisit de se retirer dans un ermitage près du château de Saga, dans l'île de Kyûshû, pour prier pour le repos de son seigneur et ainsi continuer de le servir. Bien que dès son plus jeune âge, il s’intéressa à la poésie, il n’est pas connu pour ses travaux littéraires, exception faite du très célèbre Hagakure. P. 260


INTRODUCTION 

Dans une préface, Tsunetomo demande même que les onze volumes qui le constituent soient jetés au feu, rappelant à ce propos les paroles de son père : « Après avoir lu un livre, il est préférable de le brûler ou de le jeter. Il est de mise que la lecture soit l'apanage de la cour impériale tandis que le destin de la maison Nakano réside dans la valeur militaire de ses guerriers lorsqu’ils s’entraînent, un bâton de chêne à la main. » P. 16

La philosophie qui se cache derrière le concept de « mourir » trouve également son accomplissement dans le devoir du vassal. Tsunetomo l’explique ainsi : « Si quelqu’un s’attend à mourir d’un instant à l’autre… il est capable de servir son seigneur toute sa vie sans jamais faire le moindre faux pas. » p. 19 

L’un des exemples les plus récents de l’influence du Hagakure est celui de l’écrivain Mishima Yukio qui proclamait vivre selon le Hagakure. Il mit fin à sa vie d’une manière tragique en proclamant : « Le plus grand malheur pour un homme d’action est de mourir sans avoir clos le dernier chapitre de sa vie. » P. 32


LE HAGAKURE - PREMIER VOLUME 

Lorsque je demandai à Yasaburô d’écrire un poème sur un shikishi*, j’utilisais ces mots pour lui donner la vitalité nécessaire : « Pense que tu vas écrire un seul et unique mot qui couvrira toute la carte et que ton pinceau va déchirer le papier. Le fait que ta calligraphie soit présentable on non ne dépend que de ta vigueur. Aussi longtemps qu’un samouraï est rempli d'énergie et ne se montre pas désabusé et évasif, il n’a besoin de rien d’autre. » 
* Shikishi, morceau de papier épais, de forme carré, servant à écrire des poèmes de trente et une syllabes ou quelques fois décoré pour la peinture. 

Un jour, alors que le seigneur Mitsushige n'était encore qu’un enfant et qu’il devait réciter ce qu’il avait appris au prêtre Kaion, il fit appeler les autres enfants et les acolytes et déclara : « S’il vous plaît, venez ici et écoutez. Il est difficile de réciter lorsque personne ne vous écoute. » 
Le prête en fut impressionné et dit aux acolytes : « Tel est l’esprit qui doit présider à toute chose. » P. 59


Il en est similairement pour l'Art car il est bien évident que l'Art doit être partagé, écouté ou vu par le plus grand nombre sinon il n'a pas d'existence. Il faut se rappeler comment Le portrait du Dr Rey par Van Gogh a réchappé miraculeusement d’un poulailler avant d’être le témoin privilégié de la révolu­tion russe ! Cependant aujourd'hui, c'est seul le prix exorbitant de la vente de l'œuvre en galerie ou en salle des ventes, qui permet qu'elle soit vue ou non, appréciée ou pas. J'en veux pour preuve mon exposition : Les quatre piliers du ciel, actuellement au Musée des Beaux-Arts & d'Archéologie de Besançon, une grande installation murale monumentale de 72 peintures sur Plexiglas de 80 m2, présentée dans les deux escaliers du Musée depuis septembre 2019 et qui, à ce jour, ne m'a apporté aucun retours, ni provoqué aucunes ventes. Alors on a bien envie de dire comme le petit Mitsushige : « S’il vous plaît, venez ici et écoutez. Il est difficile de réciter lorsque personne ne vous écoute. » !

Le moine Tannen me dit un jour : « Il est généralement enseigné que pour atteindre l'éveil, il faut se libérer de toute idée et de toute pensée, sans nécessairement en comprendre la signification ; la capacité de se concentrer avec un cœur pur n’est autre que la capacité de se libérer de toute idée et de toute pensée. » Cette remarque est fort juste. Le seigneur Sanenori m’avait indiqué que « L'espace d’une respiration suffisait à révéler la voie de la vérité dès lors que l'esprit était sincèrement débarrassé du mal. » Leurs réflexions se rapportent à une seule et même chose. Il est vraiment dommage que trop peu de gens s’y intéressent. La pureté et la simplicité requièrent des efforts de tous les instants. P. 64

Choisir la justice par simple dégoût de l’injustice n’est pas chose aisée. En effet, dans sa quête incessante de justice, l’homme, malgré toutes ses certitudes, se laisse souvent entraîner à commettre des erreurs, car la vérité se situe hors de portée de la justice et est difficile à appréhender à moins de posséder la sagesse suprême. 
Néanmoins, s’il n'est pas possible de découvrir la vérité par soi-même, il existe un autre moyen d’y accéder : en consultant les autres. Même un homme qui a peu d’espoir d’atteindre la vérité, est susceptible d’analyser clairement les affaires des autres, c’est le cas, par exemple, lors d’une partie de go (jeu traditionnel), il est souvent dit « Celui qui regarde voit mieux que celui qui joue. » Un adage ajoute encore « Réfléchissez seul, de temps en temps, pour vous rendre compte que vous vous trompez. », ce qui signifie également qu’un problème est plus facile à régler en consultant les autres. Apprendre en écoutant les histoires du passé et en lisant des livres ne signifie rien d’autre que de s’appliquer à suivre le cheminement de la pensée des anciens et des sages. P. 67


— PETITE INTERRUPTION INTEMPESTIVE, ANECDOTIQUE & POLITIQUE DU 16 AVRIL 2023

Dimanche dernier, c'était le Dimanche de Pâques 2023 et j'ai revu sur Arte, la télévision culturelle franco-allemande, le superbe film Quo Vadis (30 000 figurants) de Mervyn LeRoy, sorti en 1951. Lorsque Peter Ustinov, jouant à merveille et à perfection Néron, si sanguinaire, si enragé, si 'artiste', si déjanté et détaché des malheurs qu'il imposât à l'ensemble de son peuple, chantât avec son luth et sa voix mièvre, fausse et insupportable, sur le balcon de son Palais dominant Rome, qu'il incendia (suivant l'histoire du film) le 18 juillet 64. Il m'est apparu, soudain en surimpression, comme un rappel surgissant de l'inconscient, comme un cauchemar s'ajoutant au cauchemar du film et sans y avoir nullement réfléchit, ni l'avoir anticipé : la superposition graphique de notre actuel Président français M. Macron (Le Casseroleux), faisant ses discours pompeux, innombrables, stupides, insipides, scolaires et totalement décalés sur un fond de scène, un arrière-plan, similaire dans notre Pays actuellement en souffrance, en grève, en feu et en révolte et s'enfonçant profondément dans la pauvreté. J'aurais pu, bien sûr, penser également à Poutine mais lui, est bien au-delà ! Dans les stratosphères historiques de la violence et de plus, il n'y a aucune poésie dans son personnage, qui est juste un dictateur froid, calculateur et odieux, voulant annexé, asservir et détruire l'Ukraine. Or la 'poésie' malgré tout présente, dans cette scène effroyable, fascinante et apocalyptique de Rome en feu, est semblable à celle dégagée, lorsque notre cher Président nous parle, 'hubriquement' et ostentatoirement… de son Palais Élyséen suranné et désuet ; comme un Néron inatteignable et impuissant. Et certaines phrases et excellents conseils du petit chapitre précédent de l'Hakagure, pourraient vraiment lui être donnés, de manière préventive et conseillère afin que la France entière ne finisse pas embrasée comme la Rome de l'Antiquité. Par exemple : « Néanmoins, s’il n'est pas possible de découvrir la vérité par soi-même, il existe un autre moyen d’y accéder : en consultant les autres. »

Pour informations utiles et alarmantes, lisez donc, dans ce dialogue incroyable, les phrases échangées et les sonnets creux, d'une poésie totalement décalée, superfétatoire, gonflée d'orgueil et inappropriée - comme celles de notre Président ; de cet incendiaire fou et criminel, si historiquement célèbre, avec son 'ami' Pétrone, auteur du superbe Satyricon ; lui, le sage, le philosophe, le lucide, le sachant et le satirique :

- Néron : Pétrone, contemple ma création ! Tigelin, ma robe de deuil, Tertnos, ma lyre... L'Histoire jugera mon ode ! Pétrone, crois-tu que mon œuvre sera à la mesure des circonstances ? Je suis saisi de frayeur qu'elle ne pourrait ne pas être assez belle ?

- Pétrone : N'aies pas peur, tu seras digne du spectacle, autant que le spectacle sera digne de toi !

- Néron : Oui, tu es encourageant au moins Pétrone, mais je n'oublie pas que j'ai pour rivaux ceux qui chantèrent l'incendie mortel de Troie. Je me dois de faire mieux encore car Rome est plus grande que Troie :

Silence ô sphères, paix, astres scintillants, ouvrez-vous, Vous célestes qui m'abritez ! J'attendais, cet instant, où je vois de l'Olympe la lumière dorée qui me peigne car je fais partie des IMMORTELS ! Oui, c'est moi Néron, l'Artiste maître du Feu, dont les rêves vont enfin prendre formes. À la flamme, j'opère le passé. À toi Flamme ardente. Reçoit notre Rome, accepte ce don, ô flammes ! Consume la ! Dévorante fournaise, brûle donc, Antique Rome ! Brûle donc ! BRÛLE !!!


Qu'on se le rappelle ! Qu'on se le dise ! Et a faire passer à qui de droit !

L’un des préceptes laissés par le seigneur Naoshige dans ses Écrits sur le mur demande que : « Les questions de grande importance soient traitées de manière légère. » Ce à quoi Ittei répond dans ses annotations des préceptes : « Les questions de moindre importance doivent être traitées de manière sérieuse. » P. 69

Il faut affronter ses ennemis*, en étant bien décidé à les pourfendre les uns après les autres, jusqu’au dernier, devraient-ils être plus de mille. C'est ainsi que l’homme pourra accomplir sa vengeance - et, dans la plupart des cas, en sortir vainqueur. P. 72


*
Il faut aussi savoir réutiliser les armes de ses ennemis pour les retourner contre eux et les faire déchoir. Il est de plus en plus clair et évident de pouvoir les définir et les trouver parfaitement aujourd'hui. Puisqu'il est indiscutablement prouvé, que la disparition d'innombrables espèces animales et végétales et que les changements climatiques, sont dus à la surexploitation des ressources et les pollutions induites par notre mode de vie sur-consumériste et sur-matérialiste. Alors, utiliser dans mon travail, des images pornos, égéries, parangon et représentations parfaites de ces systèmes d'exploitations et d'asservissement d'êtres humains ; pour les retourner et puis les renvoyer au public, dans mes œuvres d'art, en les redéfinissant esthétiquement comme belles, sensuelles et sexuellement revitalisées et en les réaffirmant comme sacrées et spirituelles, me semble une saine et sainte démarche. Par ailleurs il est bon de rappeler que nous sommes tous, homme ou femme, nés d'une éjaculation du sperme de notre père et sortis tous, du corps et de la vulve de notre mère : entre la pisse et la merde, dans un placenta chaud et sanguinolent et reliés avec le cordon ombilical… Alors, les gens qui se disent choqués par les thèmes abordés dans mon travail, n'ont qu'à regarder la Vie dans son entièreté ou le cadavre de leurs parents, pour remettre les choses bien à leurs places.

Un homme qui pense qu’il est arrivé est un homme malavisé ; un homme qui se contente de ce qu’il obtient à force de sacrifices et d’efforts est déjà tombé dans le piège*. Il faut continuer à se démener, jour après jour, pour tenter d’appréhender l’esprit qui prévaut à l’accomplissement de soi et faire des efforts continus pour atteindre le but final. Si nous voulons découvrir le chemin de l’accomplissement, il nous faut continuer à penser que les résultats obtenus ne sont jamais totalement satisfaisants, ni jamais assez bons, sans s’octroyer le moindre instant d’autosatisfaction pour le peu qui nous a été révélé et continuer à explorer les pistes qui jalonnent notre vie. La vérité ne se situe pas dans un endroit précis, mais dans la quête même de la vérité. P. 75


* Il me vient à l'idée, ici, de citer Yuval Noah Harari, qui parle dans un de ses livres-dictionnaires, d'une expérience scientifique avec des rats, lors de laquelle on plongea ceux-ci dans des bols d'eau pour les noyer. Les scientifiques s'aperçurent, à la longue, que tous mouraient au plus tard au bout de 15 minutes. Ils décidèrent alors de les ressortir de l'eau à 14 minutes, puis de replonger ceux qui avaient survécus dans l'eau et la plupart survirèrent ainsi jusqu'à vingt minutes… C'est un peu l'expérience de la vie, nous nous savons tous mortels à plus ou moins longue échéance mais il faut essayer grâce à notre expérience, de survivre le plus longtemps possible et dans cette « quête même de la vérité ».

Laissez-moi vous dire ce que vous devriez répondre à la question : « qu’est-ce qui est le plus important dans l’entraînement ? » En fait, il s’agit de « se donner corps et âme à sa cause, à chaque instant de sa vie. » Aujourd’hui, l’esprit des hommes semble dépourvu de cette force mentale. 
Une attitude vivante et enjouée tend à démontrer que l’homme se consacre à sa cause avec une dévotion sincère. Alors qu’il se démène pour accomplir l’impossible, quelque chose se cristallise dans son esprit. Ce quelque chose n’est autre que la loyauté envers son seigneur, la piété filiale qui l’attache à ses parents et le courage qui le porte dans sa quête du bushidô et qui peut servir à bien d’autres choses encore. 
Il est difficile de découvrir ce « quelque chose » et encore plus difficile de le garder à l’esprit en permanence. Le seul moyen possible est de vivre pleinement l’instant présent. P. 78

Il y a beaucoup à apprendre de la pluie. Un homme, lorsqu'il est surpris par une ondée soudaine, se met à courir, aussi soudainement, pour éviter d’être mouillé. Pourtant, tout bien considéré, comme il est inévitable de se faire mouiller par la pluie, autant garder son calme et poursuivre son chemin, l'esprit en paix, puisque de toute façon, vous finirez trempé jusqu’aux os. Cette leçon de vie s’applique à toute chose. 

En Chine, il est dit qu’un homme aimait tellement les représentations de dragons qu’il finit par en recouvrir tous ses vêtements et même son mobilier. Cette passion pour les dragons arriva jusqu’aux oreilles du dieu Dragon et un jour, un dragon des plus authentiques se présenta aux fenêtres de sa demeure. Il est dit que l’homme en mourut d’effroi. Il s’agissait, vraisemblablement d'un homme au verbe haut mais dont les actions ne supportaient pas d’être confrontées à la réalité. P. 87


Très belle leçon de vie qui prévaut et est aussi certifiée pour les œuvres d'art créées également ! Il est très dangereux, pour un artiste, de trop s'identifier et de trop se rapprocher de son œuvre imaginaire dans laquelle il pourrait disparaitre, s'engouffrer, s'annihiler comme Pygmalion tombant éperdument amoureux de sa création, sa sculpture Galatée. 

« Le bushidô* consiste à se débattre avec la force du désespoir entre les mâchoires de la mort » affirmait le seigneur Naoshige, « Même douze solides gaillards ne pourront venir à bout d’un samouraï lorsqu'il est possédé. » 
Il n’est pas possible de demander à un homme, normal et sain d’esprit, d’accomplir une tâche qui demande de la démesure. Ce n’est qu’au travers de la folie, lorsque l’homme atteint un état qui dépasse la raison et les considérations personnelles, qu’il peut accomplir une telle tâche. De même, un homme qui s’appuie sur la raison se trouve relégué loin derrière les autres dans la quête du bushidô. Cette quête ne s’inscrit ni dans la loyauté ni dans la piété filiale mais implique une lutte désespérée, dans laquelle loyauté et piété filiale finissent par s’exprimer spontanément. P. 100

* Le bushidô est le code d'honneur, d'éthique et des principes moraux que les guerriers japonais, les samouraïs, étaient tenus d'observer. 

En ce Monde, rien n’est impossible. Il est dit qu’avec force et détermination, il est possible de remuer le ciel et la terre. Mais, comme l’homme manque de volonté, les choses semblent hors de sa portée car, souvent, il ne peut résoudre son cœur à affronter les problèmes que posent les projets compliqués. « Remuer ciel et terre sans recourir à la force » est juste une question de force mentale. 

Un homme dont les compétences dans les arts sont reconnues de tous n'est, en fait, qu'un sot. Il possède cette forme de sottise qui consiste à ne s'intéresser qu’à une seule chose, à ne penser qu’à cette seule chose afin de devenir toujours plus compétent. Il n’est qu’un homme de peu de valeur. P. 110 - 111


HAGAKURE - DEUXIÈME VOLUME 

Déjà cité : « La tendance qui prévaut, aujourd’hui, ne peut être inversée. La corruption gagne de plus en plus notre société et nous rapproche inexorablement du jour du jugement dernier, ce qui est dans la nature des choses.»
Même l'année comporte des saisons différentes et n’est pas uniquement constituée d’un printemps et d’un été qui se la disputeraient ; il en va de même pour la journée dont la face change à chaque instant. De ce fait, toute tentative qui viserait à ramener la société actuelle cent ans en arrière ne pourrait aboutir, malgré les bienfaits recherchés. Ce fait nous contraint à tout tenter pour continuer à nous améliorer, en prenant en compte les tendances toujours changeantes du temps qui passe. C'est en cela que les hommes qui considèrent le passé avec nostalgie se trompent car, ils ne peuvent comprendre le caractère particulier du changement. D'un autre côté, ceux qui ne voient que par le présent ont tendance à négliger les anciennes coutume et manquent de prudence en adoptant une attitude superficielle. P. 143 - 144

Les gens, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, ayant connu l'éveil spirituel ou toujours bercés d'illusions, sont tous amenés à mourir un jour ; la mort emporte chacun de nous et nous tous, Bien que conscients de cette vérité, nous finissons tous par croire que nous serons bien la dernière personne à mourir après que tout le monde ait succombé à ce funèbre destin, sans une pensée pour cette mort imminente qui peut frapper à notre porte à n’importe quel moment, l’illusion suprême !
S’il est une formule secrète qui pourrait nous aider à nous accommoder  de cette mort incontournable, ce serait d'accepter que rien de ce que nous faisons ne peut nous éviter la mort, que la vie n’est rien d’autre qu’un songe creux. Une fois cette idée acceptée, demeurez toujours sur vos gardes car la mort rôde à vos pieds. Ne vous épargnez aucun effort et préparez-vous le plus tôt possible à la voir vous cueillir au moment qu’elle aura choisi. P. 150

Privé de ses fonctions et de ses émoluments, un samouraï finit par se lasser et éprouve de la rancœur contre ceux qui sont à l’origine de ses malheurs, il médit les autres, bientôt la chance l'abandonne et la possibilité de se voir rétabli dans ses fonctions s’amenuise avec le temps. P 171


Cette vérité est également totalement vraie aussi pour les artistes. Moins nous vendons et exposons plus la pauvreté et le désespoir s'installent en nous, bien évidement. Et nous finissons tous perdus et désespérés comme des à-quoi-bonistes déchus et misérables…

Bien que l'histoire de ma vie puisse vous paraître pure vantardise, une destinée indéniable semble avoir guidé ma vie. Je vous la révèle à vous aujourd'hui, dans l’atmosphère paisible de cette montagne, telle qu’elle fut.

À l'aube du jour suivant (6 mars 1710), tels furent les haïku échangés :

Un bol de bouillie d’avoine pris dans l'insouciance 
À un goût aussi heureux que votre cœur 
Dans un ermitage hivernal. 
Kisui 

Les chaumes flétris d’un matin glorieux
Embrasent la terre 
Aussi éclatants que nos cœurs brûlants.
Furumru P. 177


LE HAGAKURE - NEUVIÈME VOLUME

Un jour que Tashiro Riuemon était sorti, un serviteur de la maison se confia à sa femme : « Bien qu'ayant tenté à de nombreuses reprises de renoncer à commettre cet acte impardonnable qui est de vous confier mon amour pour vous, je suis prisonnier des feux de cet amour qui m’aveugle et que je ne peux refréner. » Abasourdie et outragée par cette déclaration, la femme tenta de le sermonner mais en vain. Finalement, elle dit : « Consciente que votre amour est si fort que je ne peux pas vous faire entendre raison, je vous demande d’aller dans le débarras à l'arrière de la maison et de m’y attendre et je ferai en sorte que votre engouement pour moi soit satisfait. » 
Sa joie ne connaissant plus de borne, le serviteur se cacha dans le débarras. L’ayant assuré quelle le rejoindrait après avoir rangé la maison, elle l’enferma et attendit le retour de Riuemon, ce dernier rentra et après avoir écouté ce que sa femme avait à lui raconter, il tira le pauvre serviteur de la pièce où il était demeuré confiné et, après lui avoir demandé sa version des faits, l’envoya dans l’autre Monde.

Ôkubo Dôko fit un jour remarquer : « Tout le monde affirme que la corruption qui prévaut de nos jours ne pourra nourrir la main d’un maître. Je ne suis pas d’accord, car de tout temps, les roses, les pivoines, les azalées, les camélias et leurs semblables ont poursuivi invariablement leur évolution pour nous offrir des fleurs de plus en plus belles et raffinées. Cela confirme, s’il le fallait, que la beauté naît de l'affectueuse attention que l’homme porte aux choses*. De la même manière, si ce que peut accomplir la main d’un maître revêt une aussi grande importance, nul doute que des maîtres émergeront, même en ces temps controversés. Il est bien dommage que le monde condamne cette époque dégénérée sans pour autant faire les efforts nécessaires pour la changer. Ce n’est pas l’époque qui est à blâmer mais le manque de conviction et de persévérance. » P. 246

LE HAGAKURE ONZIÈME VOLUME 

Il est du devoir d’un samouraï d'aider tous ceux qui sont confrontés à l'adversité, Il n’y a rien de mal à prendre notre repas de fête un peu plus tard. P. 259 


* Il est vrai que cette belle idée de la responsabilité de l'homme à révéler la beauté des choses, de la Nature et du Monde, grâce à sa morale, à son éthique et surtout son 'affectueuse' attention ; comme l'enseigna toujours Krishnamurti, est essentielle pour notre survie de toutes et de tous. Et c'est une responsabilité individuelle et collective.
Il me vient à l'idée de citer cette phrase du livre Sous bénéfice d’inventaire, de Yourcenar que je suis en train de lire : « À notre époque où l’artiste a cru se libérer en rompant les liens qui le reliaient au monde extérieur, il vaut la peine de montrer de quelle précise sollicitude pour l’objet contemplé sont sortis les chefs-d’œuvre presque hallucinés de Piranèse. » Le cerveau noir de Piranèse (Sans commentaire nécessaire car tout y est dit !).
Cela me rappelle, aussi, le très beau film Les délices de Tokyo, dans lequel la vielle dame Tokue écoute le son des haricots Azuki durant toute leurs cuisson : plus de six heures, pour savoir, si ils cuisent bien, afin de, finalement, faire sa pâte pour fourrer les délicieuses et fameuses pâtisseries japonaise dorayaki. Il nous faut donc réapprendre à « Écouter la voix des haricots ». Bien malheureusement, je ne vois plus guère, autour de moi, aujourd'hui, des êtres humains, femmes ou hommes - peut-être des enfants ? - avoir encore cette tendre, bienveillante et affectueuse attention !


— PENSÉES : "QUELQUE CHOSE ME TURLUPINE AUJOURD'HUI LE 3 MAI 2023"


Mais où donc poser son regard ? Quelle image choisir ? Quelle cause défendre ? Quel livre lire en priorité ? Nous sommes tous, contemporains de l'ordinateur et du Smart Phone que nous sommes, confrontés à une sur-multitude de choses à regarder sur le web et dans nos vies quotidiennes... Avec de surcroît, une surabondance myriadique, un flux incessant de 'Bad News', qui nous arrivent instantanément et ce, du Monde entier… Je ne suis pas sûr que tout ce brouillage soit très sain à regarder, ni qu'il puisse, de quelque manière que ce soit, faire évoluer notre conscience, notre intérêt pour une cause, ni notre générosité ? Faudrait-il redevenir des ermites coupés du monde ? Sans aucun doute ?

 

– ARTICLE : LES SACRIFICES HUMAINS SELON ALFREDO LÓPEZ AUSTIN, LA COSMOVISION DE LA TRADITION MÉSOAMÉRICAINE, PRÉDATION & CANNIBALISME, MEXICAN ARCHAEOLOGY #180, 30.03.2023

Occasions rituelles.
L'obligation de réciprocité la plus douloureuse pour l'être humain était l'abandon de sa propre vie. Les Méso-Américains pensaient que ce rituel avait également été une invention des dieux dans l'espace-temps du mythe. Il s'agissait d'une action nécessaire et irremplaçable pour l'existence du Monde. Le soleil, la lune, les guerriers des étoiles avaient ouvert la voie rituelle par leur mort. De sa position terrestre, le croyant contemplait chaque jour, dans les couchers de soleil astraux, la répétition des immolations divines.

Il faut distinguer parmi les finalités rituelles les deux causes principales qui poussent l'homme à un devoir aussi douloureux : l'une est, à proprement parler, le sacrifice. C'est une forme de restitution des bienfaits reçus par l'effort et la mort des dieux. C'est le paiement de la mort par la mort. Les Nahua appelaient les victimes nextlahualtin. La traduction est crue et directe : ce sont "les paiements de la dette". Les dieux doivent être nourris car leur travail banal les fatigue et les épuise. Le manque de nourriture les conduit à l'anéantissement et leur énorme effort doit être compensé par un énorme don de soi.

L'autre cause est le nécessaire sacrifice périodique des dieux : les divinités meurent à nouveau, dans l'union rituelle sur terre de l'espace-temps œcuménique, avec la terrible réitération du sacrifice mythique. Si les dieux ne meurent pas, leurs effets annonciateurs en ce Monde seront inefficaces. La revitalisation est aussi nécessaire que la nourriture produite par les sacrifices des nextlahualtin. Mais dans ce cas, les morts des temples ne sont pas des nextlahualtin mais des teteo imixiptlahuan, "les images des dieux". Le corps des personnes choisies pour le sacrifice est transformé en récipient. La transformation rituelle les rend semblables au dieu qui les possède. L'homme acquiert, ainsi, le statut d'homme-dieu. Dans cette condition, le dieu incorporé subit le rite. Fray Bartolomé de las Casas a rapidement compris la signification de ces rites :

« Le jour consacré au dieu de l'eau, qu'ils appelaient etzalcualiztli, était très solennel et festif chez eux. Avant sa venue, vingt ou trente jours, ils achetaient un esclave et une esclave et les faisaient vivre ensemble comme des mariés, mari et femme. Lorsque le jour noir arrivait pour eux, ils habillaient l'esclave avec les insignes ou les vêtements de Tlaloc, qui devait être un dieu et l'esclave avec ceux de Chalchiuhtlicue, sa femme. Ainsi vêtus, ils dansaient tous les jours jusqu'à minuit, heure à laquelle arrivait leur saintmartin (sacrifice) ».


L'occision rituelle a été pratiquée très tôt par les agriculteurs mésoaméricains. Cependant, la vie politique a considérablement intensifié le nombre et la fréquence des occisions pour des raisons idéologiques. D'une part, les cérémonies publiques et massives impressionnaient fortement les peuples participants car elles insistaient sur la terrible obligation humaine de maintenir la vie dans le Monde et sur la nécessité d'abandonner militairement leur propre existence aux fins de l'État ; d'autre part, la renommée des sauveurs dévoués et féroces de l'humanité, représentés par les États les plus forts et les plus belliqueux, effrayait, comme nous l'assurent les sources, les peuples ennemis.


– AU SUJET DE LA LITTÉRATURE RUSSE

Continuant l'écriture de ce 'Work in Progress' des Notes 2023, je commence à me rendre compte que c'est un travail sans fin car, parler  d'un livre appelle, par association et par digression, à parler d'un autre livre, que j'aurai lu, il y a bien longtemps etc. ; Et je me pose sincèrement la question et m'interroge sur la pertinence réelle de continuer ce travail-ci, qui pourrait, si je continue ainsi, me prendre des mois, voire des années de travail ? 
Cela étant dit, Il se trouve que nous sommes au début du printemps 2023 et que, pour l'instant, je ne trouve pas l'argent pour acheter les papiers, l'encre, les films Rubylith (pour insoler les écrans sérigraphiques) et la peinture, pour continuer ma belle série érotique, commencée l'an dernier, des Karma-Kali, Sexual Dreams & Paradoxes… Alors, je continue d'écrire ! Bien sûr et par ailleurs, parler maintenant, des auteurs russes en ce jours où la Russie envahie toujours l'Ukraine, peut sembler inapproprié mais, heureusement, l'Art et la Littérature échappent au jugement moraux trop stupides, hâtifs et vindicateurs ! Et peut-être que quand ces lignes seront lues ou pas ? l'eau aura coulé sous les ponts et qu'il y aura de nouveau la paix dans cette Europe que nous aimons tous tant ! Ou alors, nous aurons tous disparus dans une espèce d'apocalypse atomique joyeuse et enjouée, comme à la fin du célèbre film Doctor Strangelove de Kubrick ! Alors, gardons toujours dans le tragique, le sens de l'humour !

– LIVRE : LÉON CHESTOV, L’HOMME PRIS AU PIÈGE : POUCHKINE - TOLSTOÏ - TCHÉKHOV 

J'ai découvert ce petit livre magnifique de Chestov (1866 - 1936), écrivain, philosophe de l'abîme existentiel et critique littéraire russe ayant vécu également une bonne partie de sa vie, à Paris. J'ai trouvé ses mises en abîmes très justes et sincères et sa manière de présenter et de critiquer les trois grands auteurs russes que sont Pouchkine, Tolstoï et Tchékhov en comparant et confrontant leurs idées et leurs habilités à comprendre et rendre compte, dans leurs romans et essais : de la Vie et particulièrement de sa signification spirituelle, très prégnante et significative. Ou alors aussi, il montre, au travers de leurs œuvres, une absurdité existentielle totale, nihiliste et rédhibitoire. Il y a chez cet auteur une volonté indéfectible de trouver dans le non-sens, dans l'absurde, un désir du sens religieux ou pas ? Au travers des chaos incessants et inévitables vécus au travers de la Vie et de l'Histoire. Comment vivre donc et avec quelles aspirations, petites croyances et certitudes ? Et puis se sortir de la Grande Vie, la tête haute, en grandeur, en majestuosité et non pas annihilé, détruit, affidé, écrasé, balayé par l'Histoire Contemporaine, par le non-amour, par la maladie, par la pauvreté ou la solitude.

« Lorsque l'homme est menacé de mort, écrit Chestov, il se débarrasse brusquement de toutes ses pénibles obligations envers l'humanité, l'avenir, la civilisation, etc. Au lieu de tout cela, il n'a plus à résoudre qu'une très simple question concernant sa propre personne, solitaire, insignifiante, infime. » […]
Mais Chestov ne laissa pas dormir son cœur « d'un sommeil de brute ». Lutteur obstiné, il a été en perpétuelle révolte contre la triste condition Humaine. Toute son oeuvre est un appel à l'homme endormi pour qu'il secoue sa torpeur. Au « je ne sais pas » du vieux professeur de Tchékhov, Chestov répondra plus tard : je ne veux pas que ce monde qui nous écrase soit le vrai, ce n'est qu'un « enchantement surnaturel ». Boris de Schloezer, P. 12


POUCHKINE 

Biélinski a dit de Pouchkine que sa poésie a appris aux hommes, l’humanité. C’est un grand éloge qui dans la bouche de Biélinski prend beaucoup d’importance. Le célèbre critique a voulu dire par là ce que Hamlet dit de son père : « Il fut un homme dans toute l’acceptation du terme. On ne lui trouverait pas d'égal dans le Monde entier. » Et après Pouchkine, à son exemple, toute la littérature russe depuis le début de ce siècle jusqu’à nos jours a conservé et conserve la devise : enseigner aux hommes l’humanité. 
Le problème est beaucoup plus profond et plus ardu qu’il ne paraît au premier abord. Le poète n’est pas un prédicateur. II ne peut se borner à un choix de paroles fortes et passionnées qui émeuvent le cœur de ses auditeurs. On lui demande davantage. Avant tout, on exige de lui de la sincérité, on attend qu’il représente la vie telle qu’elle est en réalité. Mais nous savons qu’en fait, la vie n'enseigne rien de moins que l'humanité. La réalité est cruelle, implacable. Sa loi est l’écrasement du faible et l’exaltation du puissant. Comment donc, le poète peut-il, en restant fidèle à la vérité de la vie, garder intacts les élans les plus sublimes de son âme ? Apparemment, il n’a pas le choix : on ne peut servir deux maîtres ; il faut ou bien décrire la réalité ou bien se réfugier dans le domaine de l’irréel, de l’imaginaire. Dans la littérature actuelle, en Europe occidentale, ce problème n’a pas été résolu. Les grands écrivains occidentaux n’ont pas su trouver le mot de cette énigme torturante. Là-bas vous voyez devant vous ou bien des idéalistes comme, par exemple, Victor Hugo ou Georges Sand ou bien, des réalistes s'inclinant devant la réalité, comme Flaubert, les Goncourt, Zola et bien d'autres. Là-bas, en Europe, les meilleurs, les plus grands n’ont pas su découvrir dans la vie les éléments susceptibles de réconcilier l’injustice visible de la vie réelle avec l’idéal invisible que l’homme le plus insignifiant conserve dans son âme*. Nous pouvons dire avec fierté que la question a été posée et résolue par la littérature russe et, pieusement, nous désignons Pouchkine : il fut le premier à ne pas quitter la route à la vue du Sphinx, qui avant lui, avait déjà dévoré tant de lutteurs de l’esprit. Le Sphinx lui demanda : peut-on tant de lutteurs de l’esprit. Le Sphinx lui demanda : peut-on être idéaliste tout en restant réaliste, peut-on, tout en regardant la vie, croire dans le bien et dans la vérité ? Pouchkine lui répondit : oui, on le peut et le monstre pitoyable lui laissa la voie libre. Toute la vie, toute l’œuvre du poète en est l’exemple et la démonstration, Il a frayé la voie à tous ses successeurs. Après lui, les Russes virent Gogol, Lermontov, Tourguéniev, Gontcharov, Ostrovski, Pissemski, Dostoïevski, Tolstoï et, nous l’avons dit, c’est maintenant auprès de nous qui, il y a si peu de temps encore, étions les timides élèves des Européens, que ces mêmes Européens viennent chercher une parole de réconfort et d'espoir. […]
Tous connaissent la tragique destinée de Gogol. C’était un réaliste, il nous a décrit toutes les abominations de la vie réelle avec ses Khliestakov, Skvoznik-Dmoukhanovski, Sobakievitch, Manilov, etc… mais il n’a pu supporter les horreurs du réalisme et il est mort victime de sa création. Il n’a pas résolu l’énigme du Sphinx et le Sphinx l'a dévoré. Aujourd’hui, nous savons que ses paroles « à travers le rire visible et les lames invisibles » n’étaient pas une allégorie, une métamorphose mais la vérité. P. 16 - 17

Pouchkine, en introduisant l’idéalisme dans notre littérature, y a fondé, en même temps le réalisme. Il n’a pas inventé cette victoire, il a seulement signalé ce qui existait réellement, ce qu’il avait de ses propres yeux observé dans la vie russe. La portée de cet exploit, on la comprend en le comparant aux vaines tentatives de Gogol pour créer un  « type .Positif ». […]

« Il y a une ivresse dans le combat,
Au bord du sombre précipice,
Dans le déchaînement de l'orage,
Les flots mugissants, les ténèbres,
Les vents impétueux du désert, 
Et dans le souffle de la peste, 
Tout ce qui nous menace de mort 
Garde pour le cœur de l'homme 
Un attrait mystérieux, serait-ce 
Le gage de l'immortalité ? » 

Ces vers résonnent pour nous comme une révélation d’en haut. Ils sont un appel à la vaillance, à la lutte, à l’espoir… au moment même où l’homme, habituellement, perd tout espoir et renonce à combattre. Pouchkine est inspiré par ce qui paralyse les autres hommes. Il est hardi et ferme là où, dans le trouble et l’effroi, nous nous hâtons de nous soustraire à l’aspect menaçant de la vie… Si nous ne trouvons rien de mieux à faire, nous fermons simplement les yeux… C’est dans ce courage, en face de la vie, qu’est la mission du poète ; c'est là qu'est la source de son inspiration, le secret de sa création que nous autres, hommes ordinaires, qualifions de divine, tant elle est loin de nous, tant elle nous est inaccessible. Là où nous sanglotons, là où nous désespérons, où nous nous arrachons les cheveux, le poète garde sa fermeté et son calme car il ne cesse jamais d'espérer que celui qui cherche trouvera et qu’on ouvrira à celui qui frappe. [...]

Nous ne pouvons nous retenir de citer au moins un fragment du célèbre monologue par lequel débute Mozart et Saliéri. Celui-ci est plongé dans une profonde méditation :

« Tous le disent : il n'y a pas de vérité sur Terre 
Mais dans les cieux non plus, il n'est point de vérité… » […]

Mais, seuls avec notre conscience, instruits par le poète, nous avons une autre certitude : nous savons que le crime n’est pas issu d’une volonté mauvaise mais de l’impuissance de l’homme à résoudre l’énigme de la vie. Saliéri tue Mozart parce qu’il n’a trouvé de vérité ni sur Terre ni dans le Ciel. 
Pouchkine comprenait tous les hommes comme il comprenait ce criminel. Tous ceux qu'il effleurait, faibles, affligés, brisés, anéantis, coupables, le quittaient affermis, réconfortés, justifiés. P. 20 - 23

Lermontov, quand il éprouve la nécessité de se reposer du quotidien qui le fait souffrir, se réfugia dans les lointains de l’histoire, abandonne son milieu et cherche des thèmes pour son œuvre dans la vie de groupes sociaux qui, personnellement, lui sont étrangers. C’est là qu’il recouvre, fût-ce pour un instant, la foi et l’espoir. A l’insolence de l'opritchnik Kiribeiévitch avec son balai et sa tête de chien, qui a vécu des siècles avant lui, il sait opposer le noble courage du marchand Kalachnikov :

« Ce n'est pas pour plaisanter ni pour divertir la foule
Que je suis venu me mesurer avec toi, fils de mécréant. 
C’est pour une lutte farouche, une lutte à mort*. » 

* Le chant du tsar Ivan Vassilievitch, du jeune opritchnik et du hardi marchand Kalachnikov

Et cependant Tolstoï sort vainqueur de l’épreuve. Je ne connais pas de roman plus apaisant, plus réconfortant que La Guerre et la Paix. Au-dessus de tous les événements souffle l’esprit profond et puissant de la vie. Plus terribles, plus tragiques sont les événements, plus audacieux et plus ferme devient le regard de l’artiste. Il ne craint pas la tragédie, il la regarde droit dans les yeux. Vous reconnaissez là le grand disciple du grand Pouchkine et vous croyez entendre les paroles du poète :
« Il y a une ivresse dans le combat… » 
Les périls, les calamités, les malheurs n’entament pas l’effort créateur de l'écrivain russe mais au contraire le soutiennent. De chaque épreuve il sort avec une foi renouvelée. 
Les Européens, étonnés, prêtent l’oreille aux motifs nouveaux et pour eux insolites de notre poésie. Récemment, à propos des œuvres de Tolstoï, Jules Lemaître s’est écrié : « Où réside le secret des artistes russes ? Comment peuvent-ils nous faire croire en l’invraisemblable, comment osent-ils chercher la foi en la réalité qui ne justifie que l’incroyance ? » Et, fait étrange, le Français sceptique doit avouer qu'il ne peut pas échapper à l'emprise de la littérature russe. C’est là un symptôme révélateur. Triompher de l’esprit français, c’est triompher du Monde entier*. Et peut-être la prédiction de Dostoïevski se réalisera-t-elle ? Il a dit que Pouchkine était un homme universel. Peut-être (nous le croyons) la parole de cet homme universel est-elle appelée à s’imposer dans le Monde entier ? Ce serait la plus belle des victoires, car le vaincu serait encore plus heureux que le vainqueur. 


*
J'adore vraiment cette phrase prometteuse, frondeuse, remplie d'emphase de panache et d'envie ! J'aimerais définitivement l'utiliser comme devise et la placer juste au fronton de la porte de mon atelier ! Car, bien qu'étant profondément français, je suis également américain et de plus, new yorkais ainsi qu'artiste de surcroit ! Alors, il m'incombe, de par mon expérience et mon vécu, d'essayer de triompher de cet esprit français, qui eut bien sûr ses grandes heures de gloire, à certaine époques consacrées… mais qui, aujourd'hui, est dans une dérive descendante, matérialiste, petite bourgeoise, vulgaire, tristounette, déprimante et ennuyeuse. Ce Pays où et encore une fois, je me répète bien malgré moi : les gens n'aiment plus que le football, les comiques débiles de la TV, la grande bouffe, quelques bouteilles de pinard et aussi un peu l'écriture… par réminiscence, sans doute ? Des grandes périodes historiques littéraires perdues !
- « Ils sont sinistres, Mon père, et la jeunesse aime la joie ! » Dit si justement Pouchkine dans sa nouvelle Le festin pendant la peste.

CELUI QUI ÉDIFIE ET DÉTRUIT DES MONDES (TOLSTOÏ)

« The time is out of joint », Shakespeare.

VI 

« Je cesse de vivre quand je perds la foi en l’existence de Dieu, je me serait suicidé depuis longtemps si je n’avais pas l'espoir confus de le trouver. Et je ne vis, je ne vis vraiment que lorsque je le sens et le cherche. Qu’ai-je donc à chercher encore ? s’est écriée une voix en moi. Il est là. Il est ce sans quoi on ne peut vivre. Connaître Dieu et vivre sont une seule et même chose. Dieu est la vie. Vis en cherchant Dieu, et il n’y aura plus de vie sans Dieu, Tout autour de moi s'est éclairé plus vivement que jamais et cette lumière ne m’a plus abandonné. Et j’ai échappé au suicide. Quand, comment s’est produit en moi ce bouleversement, je ne pourrais le dire. De même qu’imperceptiblement, graduellement, la force vitale s’était affaiblie en moi jusqu’à m’amener à l’impossibilité de vivre, à l’arrêt de la vie, à la nécessité du suicide, de même, graduellement, imperceptiblement, cette force m’est revenue. Et, fait étrange, cette force vitale qui m’est revenue n’était pas nouvelle mais très ancienne, c’était celle-là même qui me guidait au début de ma vie… La seule différence était que jadis j’accueillais tout cela inconsciemment, tandis que maintenant je l’accueille consciemment. » « La foi, conclut Tolstoï, est une intelligence du sens de la vie qui amène l’homme non pas à se détruire mais à vivre. La foi est la force vitale. » P. 55

Tolstoï lui non plus ne supporte pas l’ancien Dieu, de même que sa nouvelle activité ne supporte pas l’ancienne. La soif de destruction s'est muée en soif d’autodestruction. Ou peut-être est-ce le contraire ? Peut-être la soif d’autodestruction était-elle l’origine de tout ? C’est très vraisemblable. Ce n’est pas en vain que Dostoïevski affirme que l'instinct de destruction est au moins aussi puissant en l’homme que l’instinct créateur : Dostoïevski s’y entend. Même le clair, le calme Pouchkine a eu ce genre de pressentiment : « Tout ce qui nous menace de mort garde pour le cœur de l’homme un attrait mystérieux. » 
Impossible de ne pas déceler dans tout ce que fait et dit Tolstoï la joie de la destruction. […]
Le Monde est anéanti, tout est perdu, je suis moi-même perdu, il n’y a plus personne à qui adresser prière ou requête : tout cela donne naissance à un nouveau Monde, à la foi en soi-même, en Dieu, à la prière et à l’espoir. […]
Tolstoï attaque l’Église avec le même acharnement qu’il mit jadis à attaquer Napoléon mais nous savons déjà ce que cela signifie : le lion est tombé malade et a commencé à se soigner à sa manière. La 'Critique de la théologie dogmatique' est horriblement blessante pour les vrais enfants de l’Eglise, elle frappe souvent par sa gratuité, même lorsqu’elle est convaincante formellement. P. 56


LA CREATION EX NIHILO (TCHÉKHOV)

« Résigne toi mon cœur, dors ton sommeil de brute. »

II

Je citerai sa comédie 'La Mouette', par exemple où, à l’encontre de tous les principes littéraires, ce n'est ni la logique des passions qui est à la base de l’action, ni la suite nécessaire des événements mais le pur hasard démonstrativement mis à nu. En lisant cette comédie, on a l'impression, parfois, de parcourir quelque quotidien rempli de « faits divers » réunis là, sans aucun ordre, sans aucun plan. C’est le hasard qui règne ici en maître et jette un défi à toutes les conceptions générales.* P. 84


* On peut sentir, ici, une référence à mon travail, dans lequel j'accumule de façon aléatoire, dans un grand désordre et dans le plus grand chaos, des images provenant d'univers multiples et contradictoires et ce, comme dans les faits divers, qui arrivent sans que l'on puisse même y avoir pensé ou les avoir imaginés. Par la force des choses et les coïncidences de la Vie !

 

III

Nicolas Stépanovitch, le vieux professeur (Morne Histoire) aurait pu essayer de se distraire ou de se consoler en évoquant son passé. Mais les souvenirs ne font que l'irriter encore davantage. Il était un savant remarquable ; maintenant il est incapable de rien faire. Il parvenait à tenir en éveil l’attention de son auditoire pendant deux heures entières et aujourd’hui, au bout d’un quart d’heure, il n’en peut plus. Il avait des amis, des camarades, il aimait ses élèves, sa femme, ses enfants et maintenant, ils lui sont tous complètement indifférents ; s’il ressent encore parfois un sentiment quelconque pour les gens qui l’entourent, ce n’est plus que de l’envie, de la haine, de la colère. Il est obligé de se l’avouer avec une sincérité surgit en lui on ne sait pourquoi, on ne sait d’où, pour prendre la place cet art diplomatique, propre à tous les hommes intelligents et normaux et qui consiste à ne remarquer et à ne dire que ce qui sert à entretenir les bons rapports entre les gens et les saines dispositions intérieures. Tout ce qu’il pense, tout ce qu’il voit, empoisonne, aussi bien pour lui que pour les autres, ces joies modestes qui ornent l'existence humaine. P. 84 - 85

 

On ne peut s’occuper de toutes les « mornes histoires » : il y en a trop, surtout du genre de celles que raconte Tchékhov. On devrait les écarter, les cacher le plus loin possible car il s’agit ici, en somme, de la décomposition d’un organisme vivant. Que dirait-on d'un homme qui protesterait contre la mise en terre des cadavres, qui déterrerait les corps pourrissants sous le prétexte que ce sont les corps pourrissants sous le prétexte que ce sont les restes de gens qui lui étaient proches, d’hommes célèbres même, de grands génies ? De tels actes ne pourraient provoquer, chez tout être sain et normal, que le dégoût et l’épouvante*. Au temps jadis, les mages, les sorciers entretenaient, selon les croyances populaires, des relations suivies avec les morts et trouvaient dans ce commerce macabre une sorte de satisfaction mais, d’ordinaire, ils se cachaient des hommes pour se livrer à leurs étranges opérations dans la solitude des forêts, des montagnes, des déserts. Et si, par hasard, leur secret était découvert, les gens sains, normaux, les condamnaient à la torture et au bûcher. 
Ce qu’on appelle le mal, la pire forme du mal, avait d'ordinaire à sa source un certain intérêt, un certain goût pour les cadavres. L’homme pardonnait tout, les pires crimes mais jamais, il ne pardonnait l’amour désintéressé de la mort, la recherche de ses mystères. Sous ce rapport, notre époque, si libre de tout préjugé, ne se distingue pas beaucoup du Moyen Age. Avec cette différence, peut-être, que, plongés comme nous le sommes dans les questions pratiques, nous avons perdu le sens naturel du bien et du mal. Théoriquement, nous sommes même convaincus qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir de sorciers et de magiciens aujourd’hui. […]
Tchékhov, lui aussi, était un chercheur de trésors cachés, un sorcier, un magicien. C’est ce qui explique son goût tout particulier de la mort, de la décomposition, de la pourriture, de la désespérance.
Tchékhov n’est évidemment pas le seul qui ait pris la mort pour sujet de ses œuvres, mais il ne s’agit pas de sujet, il s’agit de la façon dont ce sujet est traité. Tchékhov le comprend parfaitement. 
« Dans toutes mes pensées, dans mes sentiments, dans mes conceptions des choses, il manque toujours un élément commun qui ferait de cela un tout. Chaque sentiment, chaque idée vit en moi séparément, et dans tous mes jugements sur la science, le théâtre, la littérature, mes élèves, ainsi que dans les tableaux que me peint mon imagination, l’esprit analytique le plus défié ne pourra découvrir ce qu’on appelle une idée générale, le dieu de l’homme vivant. Or, si cela manque, c’est qu’il n’y a rien. Tel est mon dénuement qu’une maladie grave, la peur de la mort, l’influence des événements et des hommes suffisent à bouleverser de fond en comble et à disperser au vent tout ce que je considérais jadis comme ma conception du monde et de l'existence, tout ce qui faisait la joie de ma vie et lui conférait une certaine signification. » P. 90 - 91


Cette lutte, chacun même de ses épisodes en particulier présente un intérêt passionnant du fait que, jusqu’ici, les représentant les plus marquants de la littérature ont toujours eu confiance dans le pouvoir magique des idées. De quoi la plupart des écrivains s’occupent-ils en effet ? Ils édifient des « conceptions générales », des vues d’ensemble sur l’univers et la vie, étant persuadés qu’ils travaillent ainsi à une oeuvre exceptionnellement importante, sacrée même. Aussi nombre d'écrivains se sentirent-ils profondément offensés par Tchékhov. Mais on ne le lui fit pas trop sentir, pour la raison d’abord qu’il était fort prudent et semblait, tout en luttant, rendre hommage à son adversaire et ensuite, parce qu’il est beaucoup pardonné aux hommes de talent. 


IV 

Le vieux professeur expose ses « nouvelles » pensées et déclaré qu'il ne peut admettre le pouvoir de l' « idée » et travailler consciencieusement à la réalisation de ce que les hommes considèrent comme le but suprême auquel leur destinée est d’obéir. Voilà en somme, le thème de 'Une Morne Histoire', « Que Dieu me juge ! Moi je n’ai pas le courage d’agir selon ma conscience. » C’est la seule réponse aux exigences de l’idée que Tchékhov trouve en son âme. Et cette attitude devient en lui une seconde nature. L’idée exige, l’homme admet le bien fondé de ses exigences et cependant, systématiquement, il ne les accomplit pas. Et à mesure que le temps passe, il se sent de moins en moins enclin à reconnaître les droits de l’idée. Celle-ci, dans 'Une Morne Histoire', juge encore l’homme et le torture avec cette cruauté impitoyable qui est le propre de tout ce qui est privé de vie et d'âme*. Pareil à une écharde étrangère et hostile à l’organisme elle pénètre profondément dans la peau et y accomplit impitoyablement sa haute mission, jusqu'au jour où l'homme prend enfin la ferme résolution de l’arracher de son corps, si douloureuse que soit cette opération difficile. 
Dans Ivanov déjà, le rôle de l’idée est changé : ce n’est plus elle qui poursuit Tchékhov, c’est Tchékhov maintenant qui la poursuit de son ironie et de son mépris. La voix de la nature vivante a pris le dessus sur les habitudes de la culture*. La lutte continue, il est vrai et parfois sans succès : Tchékhov connaît des revers. Cependant, son ancienne soumission n est plus et il s’émancipe peu à peu de ses préjugés. Il va de l’avant mais où va-t-il ? Aurait-il pu répondre à cette question ? Il préfère, en tout cas, la laisser sans réponse que d’accepter l’une des réponses traditionnelles. « Je sais parfaitement que je n’ai pas plus de six mois à vivre. Il semble donc, que je ne devrais songer qu’aux ténèbres de l’au-delà et aux visions qui visiteront mon sommeil d'outre-tombe. Mais je ne sais pourquoi, mon âme se refuse à penser à ces questions, bien que mon intelligence reconnaisse leur importance. »
A l’inverse de ce qui se passait autrefois, l’intelligence est respectueusement mise à la porte et ses droits passent à l' « âme », à ses obscures et vagues aspirations ; maintenant qu’il se trouve sur la limite fatale qui sépare l’homme du mystère éternel, Tchékhov a instinctivement plus confiance en ces aspirations qu'en la conscience claire et lumineuse qui détermine d’avance jusqu’aux perspectives d’outre-tombe. La philosophie scientifique ne va-t-elle pas protester ? Tchékhov ne sape-t-il pas ses bases les plus sacrées ? Mais Tchékhov est un homme anormal ; il a fait un effort et quelque chose s’est brisé en lui. On peut ne pas écouter ce qu’il dit mais, si vous tendez l’oreille à ses paroles, vous devez être prêt à tout. 
L’homme normal, quand bien même il serait le plus sublime et le plus nuageux des métaphysiciens, ajuste toujours ses théories aux besoins du moment : il ne détruit que pour reconstruire en utilisant les anciens matériaux. C’est pour cela qu’il ne souffre jamais du manque de matériaux. Soumis à la loi humaine fondamentale, depuis longtemps découverte et formulée par les sages, il sait se limiter et se contenter du modeste rôle de chercheur de formes. Avec le fer qu’il trouve dans la nature, il forge un glaive ou un soc de charrue, une lance ou une faucille**. Il ne lui vient même pas à l’esprit de créer « de rien ». Les personnages de Tchékhov, eux, gens anormaux par excellence, se trouvent placés dans la nécessité antinaturelle et par conséquent terrible, de créer ex nihilo. Ils n'ont devant eux nul espoir, nulle issue, nulle possibilité de faire quoi que ce soit. Et cependant ils vivent, ils ne meurent pas. […]

 

* « La voix de la nature vivante a pris le dessus sur les habitudes de la culture. » C'est une très belle phrase qui me fait penser à ma série de photos-portraits de femmes, prises lors de mes nombreuses expositions :  THE W.I.P. PHOTOS PROJECT (Women In Painting). Quand je présente mes œuvres, qui sont bien sûr remplies de vie et d'énergies diverses et sexuelles entre-autres, j'aime beaucoup demander à des amies ou des femmes qui passent devant mes peintures, de poser quelques instants. Justement, pour ajouter de la beauté à la beauté et de dynamiser ainsi le rapport de la peinture à celui du corps vivant, ému, et respirant. C'est un acte de sublimation de l'Art et de la Vie en réintégrant et fusionnant ainsi Nature et Culture.

** Glaner, chercher et trouver, telle est ma devise dans l'entièreté de mon travail. J'ajoute toujours comme le dit Chestov au sujet des personnages de Tchékhov, des hommes normaux, submergés dans des réalités matérielles surpuissantes et désespérantes souvent, ce que je trouve, dans ce que l'on pourrait appeler d'un certain concept : la réalité virtuelle (l'internet) de l'imaginaire réel de la Vie. 

Cela signifie-t-il que la nature se contredit ? Que la nature pervertit ses créatures ? N’est-il pas préférable d’admettre que l’idée même de perversion est d’origine purement humaine ? Il se peut que la nature soit beaucoup plus économe et plus sage que nos sages et il se peut que nous ayons appris bien davantage si, au lieu de partager les gens en deux catégories, ceux qui sont nécessaires et ceux qui sont de trop, ceux qui sont utiles et ceux qui sont nuisibles, les bons et les méchants, nous avions temporairement renoncé aux évaluations subjectives et montré un peu plus de confiance dans les créations de la nature. Pourquoi ces expressions : « mauvaises flammes », « chercheur de trésors cachés », « sorcier », « magicien »… ? Elles dressent, entre les hommes, des murailles que ne renverseront ni les arguments logiques ni même les coups de canon. J'ai peu d’espoir de convaincre par ces considérations ceux qui sont accoutumés à défendre les normes. Du reste, il n’est même pas nécessaire, probablement, que l’idée d’une différence essentielle entre le bien et le mal s’efface de l’esprit des hommes, de même qu’il n’est pas nécessaire que les enfants naissent avec l’expérience de la vie des adultes et que disparaissent ainsi les joues roses et les boucles blondes. En tout cas, la chose est impossible Le Monde est vieux déjà ; de nombreux peuples ont passé sur la surface de la Terre mais pour autant que nous puissions en juger d’après les traditions et les livres, le bien et le mal ont été de tout temps en dispute. Et de tout temps, le bien n’a pas craint la lumière, les bons ont vécu d’une vie sociale, en plein accord, tandis que le mal se dissimulait dans les ténèbres et que les méchants étaient toujours des solitaires, Et il ne peut en être autrement. […]
A tout ce que vous pourrez dire au héros de Tchékhov, il vous répondra toujours : « Personne ne peut rien m’apprendre. » Vous lui proposez une nouvelle conception de l’Univers mais dès vos premiers mots, il devine déjà qu’il ne s’agit que d’une tentative pour disposer dans un nouvel ordre les anciens matériaux : ce sont toujours les mêmes briques, les mêmes pierres. Et il se détourne de vous avec impatience, parfois même grossièrement. […]
L’auteur aurait pu évoquer, à ce propos, l’une des innombrables formules de la destinée humaine et des tâches immenses qui nous incombent sur terre et écarter, ainsi, un cas particulier difficile, insoluble. A côté d’Ivanov qui est en train de mourir, il aurait fallu placer un personnage jeune, plein de vie et d’espoir, qui eût introduit quelque lumière dans le tableau et adouci son amertume. Mais Tchékhov agit exactement à l’inverse : au lieu de donner à la jeunesse et à l’idée tout pouvoir sur la mort et la décomposition (ainsi qu’il est de règle dans les systèmes philosophiques et dans les œuvres d’art*), il installe démonstrativement au centre des événements cet être inutile et qui n’est plus qu’une ruine, Ivanov. P. 93 - 95


VI

En effet, 'La Salle n° 6' reçut, je crois, un excellent accueil, d’autant plus que le docteur mourait en beauté : il voyait, au dernier moment, un troupeau de rennes, etc… 
La composition du récit ne nous laisse nul doute à ce sujet : Tchékhov voulut céder, et il céda. Il ne put davantage supporter la désespérance, il sentit l’impossibilité de la création ex nihilo. Se frapper la tête contre les pierres, sans cesse, sans fin, c'est si épouvantable qu’il vaut encore mieux revenir à l’idéalisme*. Le beau proverbe russe se trouva justifié : ne jure pas que tu ne connaîtras jamais la besace du mendiant et la prison — Tchékhov rentra dans la famille des écrivains russes et se mit à chanter les louanges de l'idée. […]


*
Il est vrai qu'aujourd'hui, plus de cent cinquante ans après la mort de Tchékhov, même les idéalismes les plus certains, les plus acquis, ont pris du plomb dans l'aile et se sont effacés, délités, absorbés tous… : marxisme, religion, mysticisme, éveil spirituel, paganisme, animisme etc. dans la pensée matérialiste, bien ordinaire, de l'homo economicus et la Daft Punkisation (ou la Koonssisation) du Monde. Les Daft Punk, est un groupe de musique écoutable par tous mais totalement insipide et insignifiant ! Tout comme les œuvres de Koons et de bien d'autres artistes et d'autres écrivains d'ailleurs ! Nous sommes ainsi rendus aujourd'hui, soudainement, stupidement, dans un état de grande stupéfaction nihiliste et sombrissime et sans même nous en être rendu compte… Et nous sommes bien loin et même hors de portée du célèbre et célébrant Récits d'un pèlerin russe* et de sa très humble et magnifique Prière du cœur.
* Ouvrage de spiritualité, considéré comme un « des fleurons de la littérature russe orthodoxe populaire », qui a diffusé cette spiritualité et plus particulièrement, cette Prière du cœur (1870).

« Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur, par état pèlerin sans abri, de la plus basse condition, toujours errant de lieu en lieu. Pour avoir, j'ai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible, et c'est tout. »

Gontcharov espérait que le rapprochement entre la culture occidentale et la Russie rénoverait cette dernière, Oblomov, tel que le peint le romancier, n’est pas un homme fini, il n’est que paresseux, inerte et il manque d’initiative, mais s’il se réveillait Stolz, semble-t-il, ne pèserait pas lourd devant lui. Pour Laïevski, c’est tout autre chose : il est réveillé, lui et déjà depuis longtemps ; mais ce réveil ne lui a apporté rien de bon…« Il n’aime pas la nature et il n’a pas de Dieu ; toutes les fillettes trop confiantes qu'il a connues, il les a perdues, lui ou ceux de sa génération. Dans son propre jardin, il n’a pas planté un seul arbre de toute sa vie, il n’a pas fait pousser un seul brin d’herbe, vivant parmi les vivants il n’a jamais sauvé la moindre mouche, il n’a fait que détruire et mentir, toujours mentir. » P. 104 - 105


VII

Tchékhov est de tous nos écrivains celui dont la voix est la plus sourde, la plus douce. Toute l'énergie de ses héros est dirigée vers l'intérieur. Ils ne créent rien de visible ; il y a plus, même : ils détruisent tout ce qui est visible par leur inaction, par leur passivité extérieure. […]
De quoi nous parle-t-il ? De la mort ? De la vie ? Nous voilà de nouveau réduits à cette réponse : « Je ne sais pas », qui met en fureur les penseurs positivistes, mais se retrouve énigmatiquement dans tous les jugements des personnages de Tchékhov. C’est pour cela qu’ils se sentent, malgré tout, si proches de leur ennemie, la philosophie matérialiste, La réponse que celle-ci leur offre, ne leur impose pas, en effet l'obligation de s’y soumettre joyeusement : la philosophie matérialiste frappe douloureusement l’homme, elle l’écrase mais elle ne se dit pas « raisonnable » et ne prétend pas à la reconnaissance de l’homme. Elle n’a besoin de rien car elle est inanimée*. On peut l’accepter tout en la haïssant. Si l’homme parvient à la vaincre, il a raison ; s’il n’y parvient pas, 'vae victis'**. P. 110


* Cela est semblable pour l'Art Contemporain car la plupart des œuvres des artistes contemporains sont inanimées et elles n'ont besoin de rien, sinon d'énormément d'argent pour être signifiantes, valorisées, approuvées et même regardées. Seuls et uniquement leurs prix de vente prohibitifs, leurs valeurs marchandes sur le 'Marché de l'Art' (et souvent aussi, il faut bien l'avouer, leurs prix exorbitants de production !), leur donnent droit à figurer dans les Musées et entrer, ainsi, dans 'L'Histoire de l'Art'.
** « Malheur aux vaincus. » Cette phrase aurait été prononcée par le Gaulois Brennos, lors d'une victoire sur les Romains (IVe siècle av. J.-C.).

 

NOTES

- 3. Je vais citer textuellement les paroles de Svidrigaïlov : J’admets que seuls les malades aient des visions mais cela prouve, seulement, que seuls les malades peuvent avoir des visions, non qu’elles n’existent pas… Les visions sont, pour ainsi dire, des lambeaux, des fragments d’autres mondes, leur principe. L'homme bien portant n’a pas besoin d’elles, parce que l’homme bien portant est, avant tout, une créature terrestre* : il lui faut donc, pour la plénitude, pour l’ordre, vivre uniquement de la vie d’ici-bas. Mais dès qu’il tombe malade, dès que l’ordre terrestre, normal de son organisme est troublé, la possibilité d'un autre monde commence à se laisser entrevoir et plus il est malade, plus il a de points de contact avec cet autre Monde. » Svidrigaïlov en tire une déduction originale : « Et dit-il, pour conclure, quand cet homme meurt tout à fait, il passe directement dans l’autre Monde. »
- 8. reductio ad absurdum (Raisonnement par l’absurde) P. 120

 

* Soumission aux Nourritures Terrestres, de Gide mais pouvant, comme tout système, avoir ses limites. L'évocation, ici, de cette vérité que l'homme bien portant n'a nullement besoin de spiritualité, est totalement vraie et juste. Et ce n'est donc vraiment que lorsque l'on trébuche ou que l'on tombe malade, que l'on se rend compte de la puissance et des puissances énergétiques du Temps Long et des autres moyens de communication beaucoup plus énormes et puissants que ceux que de notre propre réalité nourrie de notre petit ego. Les états de transes extatiques et les voyages chamaniques en sont les exemples les plus frappants alors, quid de la pensée cosmique ?

 

– LIVRE : L’ENTRETIEN AVEC MOTOVILOV, SÉRAPHIM DE SAROV

J'ai beaucoup aimé lire ce petit livre qui est d'une simplicité émouvante. J'aime beaucoup les témoignages des mystiques car ceux-ci peuvent nous enseigner de suivre un chemin sur une voie véridique, véritable et transcendante. Nul ne sait vraiment quelle est la part, dans leurs témoignages, des influences fortes et prégnantes des époques durant lesquelles ils ont vécu et comment pourraient-ils ou sauraient-ils vivre aujourd'hui ? Dans quel Ermitage ? Et l'on peut penser ici, bien évidemment aussi au célèbre livre la Tentation de Saint Antoine de Flaubert. Mais dans ce livre-ci, il est plus question de pureté et de fusion avec le Christ que de tentations charnelles ; il est plus question de fusion spirituelle que de punir le corps et donc, il est plus question d'entrer dans la bonté et dans la lumière ! Et puis, de la partager, que de ne pas pêcher ! C'est la vie mes amis ! La Lumière et l'Art se partagent, il serait bon et même essentiel d'en prendre conscience !

 

PRÉFACE DE MICHEL EVDOKIMOV 

En Orient un fort accent est mis sur l'incarnation, c’est-à-dire sur la réalité du corps, dans ses multiples activités, appelé à la transfiguration, comme le corps glorieux de notre Seigneur nous en donne un avant-goût au soir de Pâques. 

Fils d’un entrepreneur qui avait commencé la construction d’une cathédrale et d’une mère profondément croyante, le jeune Prokhor - tel était son nom de baptême - Mochnine se donne à Dieu dès sa jeunesse. 

À dix-neuf ans il entre au monastère de Sarov, à trente-cinq ans il se retire dans un ermitage au fond de la forêt où il mène une vie « angélique » : « Je ne croyais vraiment pas vivre sur la terre, tellement mon âme était remplie de joie. » 

À cet « homme céleste et ange terrestre », il a été donné de goûter, ici-bas, la joie de ceux qui ont part au Royaume, joie qui le soutient durant l'âpre combat mené contre l’angoisse de la solitude, l’emprise des tentations, l’assaut des démons dont il dira laconiquement, plus tard « Ils sont hideux. » 

Au sommet de cet héroïque exploit qui dure plusieurs années, il passe mille jours sur un rocher, en maintenant sans relâche la « prière du cœur », centrée sur le nom et sur la présence de Jésus. […]

Dans la forêt Saint-Séraphin s’était lié d’amitié avec toutes sortes de bêtes sauvages, en particulier un ours, qui ne lui firent jamais aucun mal. De l’homme pécheur émane une odeur de mort qui excite chez les animaux leur propre instinct de mort*. 

Mais celui qui, par ses prières et son ascèse, a dépassé, par la grâce du Seigneur, l’angoisse primordiale, est délivré de cette odeur de mort. II revient, alors, à l'état paradisiaque,  l'état « naturel » de l’homme d’avant la chute, celui d’Adam, qui était lié, sans confrontation aucune, avec toutes les bêtes, auxquelles il devait donner un nom. 

[…]
Lorsqu’il guérissait des malades, parfois incurables, il disait que lui n’y était pour tien mais qu’il s’était contenté de prier et que Dieu, seul, pouvait donner la santé. 

Lorsque quelqu’un s’adressait à lui en confession, avant de répondre, il réduisait au silence toutes ses voix intérieures et exprimait la première pensée qui lui venait, ne doutant pas qu’elle était inspirée par l’Esprit Saint. S’il attendait trop, disait-il, il risquait de faire intervenir sa propre manière de voir les choses, donc sujette à caution. Tous sont coupables pour tous. Les longs catalogues de fautes ne l'intéressaient pas mais un profond repentir et l’humilité de la part du pénitent. 

Enfin, lorsqu’il prophétisait, on le sentait mû par l’Esprit de Dieu, à l’instar des grands voyants de l’Ancien Testament. « Nous attirons, contre nous, la colère de Dieu », disait-il profondément moisé. Il voyait un temps de détresse, inconnue jusque-là, dans l’histoire de l’Humanité, où les anges n’auraient pas le temps de ramasser les âmes sur terre. Et un siècle plus tard, éclatait la révolution. […]

La joie pascale de Saint-Séraphin, voilà la réponse, peut-être la seule, à la culture moderne sécularisée en quête de sens, aux philosophes de l’absurde ou du nihilisme, du mal de vivre du désespoir. Cette jubilation pascale éclatait lorsque saint Séraphin accueillait chaque visiteur par ces mots : « Ma joie ! Le Christ est ressuscité ! » C'est-à-dire : en chacun réside une force de résurrection. Le reste est silence.  P.  7 - 15


L'ENTRETIEN AVEC MOTOVILOV 

Prologue

C’était un jeudi. Le jour était gris. La neige recouvrait la terre de plus de quinze centimètres. 
Une épaisse poudre blanche tombait, encore, quand le Père Séraphin commença de s'entretenir avec moi. 
Nous étions dans une clairière, près de son petit ermitage, a un endroit où la montagne descend jusqu’aux bords de la rivière Sarowka. 
II me fit asseoir sur un tronc d'arbre qu’il venait d’abattre et s’accroupit face à moi. P. 19

Ill 

« Que voulez-vous dire par "l'acquisition" ? lui demandai-je alors. Je ne comprends pas bien ce terme. 

- L'acquisition est comme un achat. Vous comprenez ce que veut dire acquérir de l’argent ? Eh bien, c’est la même chose pour l'acquisition de l’Esprit Saint ! 

« Vous savez ce que veut dire acquérir dans ce monde : vous comprenez que, pour tout un chacun, le but de la vie laïque est d’acquérir de l’argent, de s’enrichir et, outre cela, pour la noblesse, d’obtenir les honneurs, distinctions et autres récompenses pour services rendus à l’État. 

« Eh bien, en ce cas, vous pouvez comprendre que l’acquisition du Saint-Esprit de Dieu constitue, elle aussi, un capital : mais un capital éternel et plein de grâce - même s’il est obtenu par des voies semblables à celles par lesquelles les capitaux terrestres sont amassés. 

« Dieu le Verbe, notre Seigneur Dieu-homme le Christ Jésus, compare notre vie à un marché et notre activité sur cette Terre à un commerce. Il nous dit à tous : "Négociez Jusqu’à mon avènement en rachetant le temps car les jours sont incertains…" Gagnez du temps pour l’acquisition des biens célestes, en utilisant les biens terrestres - ceux-ci étant représentés par les vertus pratiquées au nom du Christ, qui nous apportent la grâce de l’Esprit Saint. 

« Dans la parabole des vierges sages et des folles, quand ces dernières manquent d’huile, il faut aller en acheter au marché. Or, quand elles en ont acheté, les portes de la chambre nuptiale sont déjà fermées et elles ne peuvent y entrer. 

« Certains disent que le manque d’huile chez les vierges folles symbolise l'insuffisance de leurs bonnes actions. Mais cette explication n'est pas entièrement juste : quelle insuffisance de bonnes œuvres pourrait-on leur reprocher ? Même si elles sont folles, elles sont pourtant nommées vierges. Or, la virginité est la plus haute vertu : c’est un état qui égale celui des anges et pourrait, à lui seul, remplacer toutes les autres vertus. 

« Quant à moi, humble Séraphin, je pense que ce qui leur manquait, c’est précisément la grâce de l’Esprit de Dieu. Attentives aux vertus, ces vierges, dans leur déraison spirituelle, ne croyaient qu’en cette pratique : "Ayant fait une bonne action, pensaient-elles, nous avons fait, par cela même, l’œuvre de Dieu." Quant à la grâce du Saint-Esprit, elles ne se souciaient pas de l’obtenir.

« C’est de ce mode de vie, uniquement fondé sur la pratique des vertus, sans avoir examiné minutieusement si elles rapportent la grâce de l’Esprit Saint - et combien exactement - qu’il a  été dit dans les écritures : "Certaines voies paraissent être bonnes au commencement mais leurs fins conduisent dans les abîmes infernaux". » P 27 - 29 

IV 

« Vous considérez comme un grand bonheur, ami de Dieu, de pouvoir vous entretenir avec moi, car vous êtes convaincu que le pauvre Séraphim n’est pas tout à fait dépourvu de grâce. Que dirions-nous, alors, de la joie de s’entretenir avec le Seigneur Dieu Lui-même, source inépuisable des grâces célestes et des biens terrestres !  […]

« L’âme parle et s’exprime par des mots lorsqu’elle est en prière. Mais lorsque descend l’Esprit Saint, il convient d’être absolument silencieux, d’écouter attentivement et de s'instruire de ses paroles de la vie éternelle qu’Il veut bien vous annoncer. Il convient d’être pleinement éveillé dans son âme, dans son esprit et dans la pureté de son corps. 

C'est pourquoi, au mont Horeb, il fut dit aux Hébreux de ne pas toucher leurs femmes pendant trois jours avant l’apparition de Dieu au Mont Sinaï : "Car notre Dieu est un feu qui dévore toute impureté" - et aucune impureté de corps ou d’esprit ne doit entrer en contact avec Lui. » P. 37 - 38 

IV

« Mon père, dis-je, vous répétez sans cesse que l’acquisition de la grâce de l’Esprit Saint est le but de la vie chrétienne. Mais cette grâce, comment puis-je la reconnaître, par quel signe ? Les bonnes actions sont reconnaissables, certes mais l'Esprit Saint, Lui, comment peut-on Le voir ? Comment pourrai-je savoir s'Il est, ou non, avec moi ? 

- Dans les temps actuels, répondit le staretz*, du fait du refroidissement de la foi en notre Seigneur Jésus-Christ, de notre manque d’attention à l'action en nous de sa divine Providence et de la perte du contact de l'homme avec Dieu, nous en sommes arrivés à un tel état que notre existence est bien éloignée de la vraie vie chrétienne ! […]

* staretz : patriarche d'un monastère orthodoxe russe

« Et pourtant, il n’y a vraiment rien là d’incompréhensible. Notre incompréhension vient seulement de ce que nous nous sommes éloignés de la simplicité du savoir des premiers chrétiens. Sous prétexte de nous instruire, nous sommes entrés dans les ténèbres de l’ignorance. […]

« Moïse a vu Dieu et tout le peuple quand il a eu la grâce de recevoir les Tables de la Loi sur la montagne du Sinaï. La colonne de nuages et de feu - c’est-à-dire la grâce manifeste de l'Esprit Saint -, servait de guide au peuple de Dieu dans le désert. Les hommes voyaient Dieu et la grâce de son Esprit Saint, non pas dans leur sommeil ou en rêve, ou dans un état d'exaltation - ce qui est le fruit d’une imagination malade - mais vraiment, en toute réalité. P. 47 - 49

« C’est à cause de ce don surnaturel de la grâce divine du souffle de vie qu’Adam a pu comprendre et voir Dieu lorsqu'Il se promenait au Paradis. 

« Le Verbe de Dieu lui a été intelligible, de même que la conversation des anges et que le langage de toutes les bêtes, oiseaux et reptiles, vivant sur la Terre. Toutes ces choses qui, à présent, nous sont cachées, à nous pécheurs, tout cela était clair et compréhensible à Adam avant sa chute. P. 53


VII

« Mais quand, exalté par la Sagesse divine - qui, par toutes les voies, recherche notre Salut -, un homme décide de se tourner vers Dieu et de tenter d’obtenir le Salut éternel, il lui faut, à l'écoute de la Sagesse, pratiquer un vrai repentir et des vertus opposées aux péchés commis. Par la pratique des vertus au nom du Christ, il parviendra à acquérir l’Esprit Saint, qui agit en nous et y prépare le Royaume de Dieu. La parole de Dieu ne le dit pas en vain : "Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous, on l'acquiert par la violence de l'effort". P. 61

IX

« Mais, demandais-je, petit père Séraphin, de quelle manière puis-je reconnaître si je me trouve vraiment dans la grâce de l'Esprit Saint ? 

Ami de Dieu, répondit-il, c’est fort simple. Dieu lui-même l'a dit : "Tout est simple pour celui qui acquiert la Sagesse". P. 71

- Je voudrais, lui dis-je, pouvoir le comprendre mieux encore. » 

-Alors le Père Séraphin me serra fortement les épaules et dit :

« Vois ! Nous sommes, en cet instant même, tous les deux dans la plénitude de l’Esprit Saint ! Pourquoi ne me regardes-tu pas ? 

- Petit père, lui dis-je, Je n'y arrive pas ! Des éclairs jaillissent de vos yeux ! Votre visage est plus resplendissant que le soleil ! Les yeux me brûlent comme une fournaise ! 

- N'ayez pas peur, dit le Père Séraphin. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi. Vous aussi, vous êtes à présent dans la plénitude de l’Esprit Saint. S’il en était autrement, vous n’auriez pas pu me voir ainsi ». P. 73

Après ces mots, je regardai son visage et je fus envahi d’une peur surnaturelle plus grande encore. 

Représentez-vous le visage d'un homme qui vous parle au milieu d’un soleil, dans l’éclat le plus éblouissant des rayons de midi. 

Vous voyez les mouvements de ses lèvres et l’expression changeante de ses yeux. Vous entendez sa voix. Vous sentez des mains qui vous serrent les épaules. 

Mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre. Seulement une éclatante lumière qui se diffuse alentour sur plusieurs mètres de distance, illuminant la neige qui couvre la prairie comme celle qui tombe sur nos épaules, le grand staretz et moi-même. 

Qui pourrait imaginer mon état en cet instant-là ! P. 75


ÉPILOGUE 

Pendant toute la durée de cet entretien, depuis le moment où le visage du Père Séraphin s’est illuminé, cette vision n’a pas changé. 

Depuis le commenceraient du récit jusqu’à la fin, le staretz est toujours resté dans la même position. 

J’ai vu, de mes propres yeux, le rayonnement de lumière* ineffable dont il était la source. 

Je pourrais le certifier sous la foi du serment. 

Nicolas Motovilov, novembre 1831. P. 95


* Il est des Être et des Lieux Saints qui rayonnent depuis des kilomètres à la ronde (lire aussi l'extrait page # de l'Abhayadatta) ! Il me faut donc, nécessairement et impérativement peindre CETTE LUMIÈRE ! Certains artistes s'y sont essayés, parfois et même, bien trop souvent, de manière un peu kitch, redondante, surannée ! Je pense particulièrement au XIXe siècle français avec Odilon Redon, Gustave Moreau, Gustave Doré ou même William Blake dont Allen Ginsberg était tellement fan de ! Il est vrai que, quand on touche à ce sujet et que l'on veut parler et décrire ces expériences mystiques, lumineuses, cosmiques, annihilatrice de l'ego, chamaniques ou extatiques... les artistes occidentaux tombent souvent dans une espèce d'imagerie d'Épinal, assez mièvre et illustrative mais dont l'esthétique descriptive n'a rien à voir avec les puissances vitales de telles expériences fusionnelles et révélatrices. Sauf, peut-être, durant notre moyen âge avec les superbes et stupéfiants dessins des manuscrits illustrés et ceux de mystiques comme Hildegarde Von Bingen ou autres… Et puis, bien sûr, sans oublier, les dessins d'Antonin Artaud, les peintures de Séraphine de Senlis (nom prédestiné à peindre avec des couleurs mystiques) ou aussi, bien sûr, tous les artistes bien ou mal nommés et placés dans la catégorie de l'Art Brut ! Et n'oublions cependant pas Turner, qui a peint les cieux, les mers et le soleil dans ses espaces éthérés et sensuels ; maelstroms colorés, émouvants et spirituels. J'ai eu la chance de voir une très belle exposition de ces œuvres, cet été à la Foundation Gianadda de Martigny, en Suisse et j'ai particulièrement apprécié ses petites gouaches, plus que ses peintures car elles possèdent la qualité impressionnante d'un jet et d'un geste créatif définitif, intime et serein, l'essentiel de l'âme humaine : VOICI LA LUMIÈRE !
Donc, par rapport à la peinture occidentale que l'on peut découvrir dans les musées Européens aujourd'hui, je trouve personnellement esthétiquement et même conceptuellement, beaucoup plus simples et compréhensifs : les Sand Paintings des Indiens Navajos, les Song Lines des Aborigènes australiens ainsi que les scènes sacrificielles hindous, toltèques ou mayas…


– ARTICLE : LA FIN DU SUBLIME ? CHRONIQUE « PHILOSOPHIQUES » PAR ANNE DUFOURMANTELLE, PHILOSOPHE ET PSYCHANALYSTE, LIBÉRATION LE 9 JUIN 2016

 

Dans nos sociétés agitées par les pulsions, la sublimation semble en voie de disparition, au profit du déni et du passage à l’acte.

La sublimation a vécu. La pulsion a trouvé un regain de toute-puissance dans un Monde qui ne supporte aucune limite pour la satisfaire. Immédiateté, vitesse, fluidité appellent une société sans frustration ni délai. Que ce soit dans l’espace public (les actualités, les faits divers, la pornographie normative, les attitudes «décomplexées») ou sur le divan (patient déprimé, désaxé, agité par les pulsions qui ne trouvent pas une voie féconde en lui, déversées dans ses «humeurs» ou refoulées dans le meilleur des cas jusqu’au retour plus ou moins violent de ce refoulé), la société post-industrielle et post-traumatique de l’après-guerre admet mal qu’on «sublime». Tout ce qui attente à l’envie immédiate est perçu comme un obstacle. Il faut au sujet narcissique un champ opératoire simple et direct à ses pulsions sinon, il se déprime. La frustration n’est plus supportable, trouvons-lui donc sans cesse de nouveaux objets à ses appétits. L’abstraction, le style, la précision sont passés à l’ennemi, toutes ces choses nous «ralentissent». On ne possède pas un livre, ce n’est ni un investissement ni un instrument ; la lecture prend du temps et ne produit rien d’autre qu’une capacité accrue à rêver et à penser. On lui préférera des bribes de textes glanés sur le Net qui livreront, le plus vite possible l’information ad hoc. L’absence de style, dans les productions culturelles, est aussi préoccupante que le sont les vies sous pression, moroses et fonctionnelles - tellement plus nombreuses que des vies habitées, voulues.
Freud définit la sublimation pour la première fois en 1905 pour rendre compte de ce qui nous porte à créer spirituellement et artistiquement, sans que cette activité n'ait de rapport apparent avec la sexualité. Il fait l'hypothèse que la pulsion se déplace vers un but non sexuel. Autrement dit, il s'agit d'un processus inconscient de conversion de l'énergie - la libido. «La sublimation comprend un jugement de valeur. […] Le but de la pulsion est dévié : à la différence du symptôme, loin d'impliquer angoisse et culpabilité, elle est associée à une satisfaction esthétique, intellectuelle et sociale.» A la fonction cathartique de l'acte de création s'ajoute un bénéfice narcissique. Attendre, imaginer, espérer, c'est faire face au chaos de nos envies et de nos tourments en leur donnant un ordre symbolique. Longtemps, le sexe, la mort et leurs diverses conjugaisons mais aussi l'extase, l'abandon mystique, l'effroi ont été des portes que l'on savait ouvertes sur des abîmes sans quoi l'humain serait réduit à une animalité de confort. Pour mettre au secret ce que dans des temps anciens on appelait l'hubris, c'est-à-dire «l'excès», la vie pulsionnelle non refrénée, meurtre compris, il y avait ce couple : refoulement et sublimation, qui se passait de notre consentement comme de notre volonté.

Ce que Freud a posé, c'est que la sublimation n'était pas l'envers de la répression mais un agir, presque un instinct de beauté. Oui Freud, en explorant cette capacité de l'être humain, a fait une trouvaille géniale quand il désigne dans la sublimation non une propension au fantasme, ni bovarysme de l'esprit mais un des destins de la pulsion. La pulsion a un autre talent : elle invente, elle propose, elle trace des arabesques là où tout est muré. C'est l'anamorphose qui révèle dans l'ombre portée du crâne, des paysages. C'est le délire du fou qui révèle une vérité enfouie, inaudible. La question du délire est intéressante, d'ailleurs, pour qui s'intéresse à la psychiatrie. Car le délire, aussi, est une forme de sublimation. En ce sens, les délires pauvres ou empêchés par les médicaments disent bien notre forme de puritanisme. Car la pulsion de sublimation est aussi épocale. Tel l'art zen du tir à l'arc ou l'art du désordre dans le jardin anglais, elle appelle chez le sujet un consentement à se passer de l'immédiat pour la beauté du geste. Citons quelques exemples de ses conquêtes : l'art baroque, le trait d'esprit, l'équation mathématique, le pas de danse, la corrida. La sublimation, pour Freud, était la clé du processus de symbolisation. Elle articulait pulsion et langage, affects et valeur. La sublimation ne nie pas la réalité, elle en reconnaît la contrainte mais elle passe outre et au passage, elle invente un langage. Freud aimait citer ce mot de Pierre-François Lacenaire qui, appelé à être guillotiné à l'aube, s'était écrié en trébuchant sur un pavé de la cour : « Voilà une semaine qui commence mal. » Et Freud de conclure avec humour : voilà le parfait dépassement de la névrose ! Sublimer n'est pas éviter la mort mais faire un dernier tableau avant la mort dans le dos. Le réel n'est pas nié, ni même évité, il est surmonté. Qu'a donc la sublimation de si dangereux pour être dans une si mauvaise passe ? Le couple refoulement-sublimation, qui caractérisait le XXe siècle, est-il en train d'être remplacé par le déni et le passage à l'acte ? Un Monde qui parvient à sublimer est un Monde qui prend une forme qui n'est pas informe, comme l'actuelle confusion générale destine le nôtre à l'être.

 

– LIVRE : ÔDE AU VENT D'OUEST, ADONAÏS ET AUTRES POÈMES, PERCY BYSSHE SHELLEY

 

ENTRELACS, COÏNCIDENCES  ET CORRESPONDANCES

Je ne me rappelle plus comment, ni pourquoi, j'avais acheté ce petit livre mais je ne le regrette pas, puisque les poèmes de Shelley dégagent, un peu, comme ceux de Leconte De Lisle (avec beaucoup moins de références culturelles cependant !) et dont j'ai précédemment parlé ; une évidence, une pureté. Ils coulent de source pourrait-on dire, belle métaphore de ces poèmes, si inspirés par l'amour et les souvenirs de sa femme, Mary et de son ami le poète Keats, mort, disparu très jeune dans un naufrage en Italie. Ses écrits sont aussi emplis de son enchantement émerveillé et immodéré devant la Nature. 
Il se trouve que passe actuellement, à la télévision, le très beau film éponyme sur sa femme Mary Shelley (2017), celle qui écrivit à dix-huit ans seulement, l'incroyable et étonnant Frankenstein ou le Prométhée moderne. Toutes ces petites coïncidences quotidiennes, fortuites et gratuites, puisque je lis en ce moment même, le livre de son mari Shelley… nous rassurent parfois, dans le sens d'un partage d'informations culturelles nous faisant espérer de redonner un petit semblant d'ordre, de sens, de beauté et d'irrationnel', à une société semblant partir en sucette et en décrépitude et ceci dans un bordel incalculable et tintamarresque… 

 

ADONAIS, UNE ÉLÉGIE SUR LA MORT DE JOHN KEATS, AUTEUR D’ENDYMON, HYPERION, ETC.

VII

Vers cette haute Capitale où Mort, en reine, 
Tient sa cour blafarde dans la beauté et le déclin, 
Il est allé ; et s’est, au prix du souffle le plus pur, 
Acquis une tombe parmi les éternels. - Va-t’en ! 
Hâte-toi, tant que la voûte du jour bleu d’Italie 
Demeure le juste toit de sa dépouille !, tant qu’il repose
Encore, comme couché dans un sommeil baigné de rosée ; 
Ne le réveille pas !, sans doute prend-il son content 
De repos profond et liquide, oublieux de tout mal. P. 23


XVIII

Ah, pauvre de moi ! L’hiver est venu et parti,
Mais le chagrin revient avec l’an qui renaît ; 
Souffles d’air et cours d’eau retrouvent leur accent joyeux ;
Fourmis, abeilles, hirondelles réapparaissent 
Et des saisons mortes le char s’orne de feuilles et de fleurs nouvelles ; 
Voici que dans tous les fourrés les oiseaux amoureux s'accouplent,
Et dans les champs et les taillis, vont bâtir leurs foyers de mousse ;
Et que le lézard vert et le serpent doré,
Comme des flammes libérées, de leur torpeur s’éveillent. P. 31 


XXIX 

« Le soleil paraît, et les reptiles prolifèrent ; 
Il se couche, et tout insecte éphémère 
Est alors absorbé dans la mort ignorante de l’aube, 
Tandis que se réveillent les astres immortels ; 
Il en va ainsi dans le monde des hommes vivants : 
Un esprit divin prend son essor, en son plaisir 
Mettant la terre à nu et éclipsant le ciel, et quand 
Il sombre, les essaims qui tamisaient ou partageaient sa lumière 
Laissent à ses lampes-sœurs l’affreuse nuit de l’âme. » P. 41


XXXII 

Esprit pareil au léopard, superbe et prompt - 
Amour masqué dans la désolation ; - Puissance 
Ceinte de faiblesse ; - il peut à peine soulever 
La charge accablante de l’heure ; 
C’est une lampe qui meurt, une averse qui tombe, 
Une houle qui se brise ; - à l’instant même où nous parlons 
N’est-elle pas brisée ? - Sur la fleur qui se fane 
Le soleil assassin sourit étincelant : sur une joue
Le sang de la vie parfois s’embrase, tandis que le cœur se rompt. P. 43


LII

L’Un demeure, le multiple change et passe ;
La lumière du Ciel brille à jamais, les ombres de la Terre fuient ;
La Vie, comme un dôme de verre multicolore, 
Teinte le blanc rayonnement de l’Éternité, 
Jusqu’à ce que la Mort le piétine en morceaux. - Meurs, 
Si tu veux être avec cela que tu recherches ! 
Suis-le là où tout a fui ! - le ciel d’azur de Rome, 
Les fleurs, les ruines, les statues, la musique, les mots, sont faibles 
Pour dire l’exacte vérité de la gloire par eux transfusée. […]


LIV

Cette Lumière dont le sourire enflamme l'Univers, 
Cette Beauté en laquelle toute chose œuvre et se meut. 
Cette Bénédiction que l’éclipse maudite 
De la naissance ne saurait éteindre, cet Amour nourricier 
Qui, à travers le réseau de l’Être aveuglément tissé 
Par l’homme, par la bête, la terre, l’air et la mer, 
Brûle d’un éclat vif ou pâle, miroirs qu’ils sont, chacun,
Du feu dont tous sont altérés ; le voilà qui sur moi rayonne, 
Consumant les derniers nuages de la froide mortalité. P. 58 - 59 



FRAGMENT SUR KEATS QUI DÉSIRA QUE SUR SA TOMBE FÛT INSCRIT :

« Ci-gît Un dont le nom fut écrit sur de l’eau*. » 
Mais, avant que s’élevât le souffle qui pourrait l’effacer, 
La Mort, en repentir de ce meurtre cruel, 
La Mort, hiver immortalisant, se jeta 
Par le travers du flot, et le torrent vierge du temps déploya 
Un rouleau de cristal, blasonnant le nom D’Adonaïs. P. 63

* Réf. Livre Ecrire sur l'eau: L'esthétique de John Cage



FRAGMENT 

NE RÉVEILLE POINT LE SERPENT 

Ne réveille point le serpent - de peur 
Qu’il ne sache quel chemin prendre, -
Laisse-le ramper, lui qui dort encore 
À travers l’herbe haute de la prairie ! 
Pas une abeille ne l’entendra se faufiler, 
Pas une éphémère ne s’éveillera 
Du berceau de sa campanule agitée, 
Ni la lumière des étoiles tandis qu’il ira sinuant 
À travers l’herbe en un silencieux glissement. P. 85



AUTRES POÈMES 


L'HIVER ET L'ÉTÉ

C’était par un après-midi clair et joyeux,
Vers la fin de juin, mois du soleil radieux, 
Lorsque le vent du nord assemble en foules 
Les montagnes flottantes des nuages d’argent 
Venant de l’horizon - et que le ciel immaculé
S’ouvre au-delà comme l’éternité. 
Toutes choses sous le soleil se réjouissaient ; les herbes,
La rivière, les champs de blé, les roseau ; 
Les feuilles de saule étincelant dans la brise légère, 
Et le feuillage ferme des arbres les plus hauts. 

C’était un de ces hivers où les oiseaux meurent 
Au fond des vastes forets ; où les poissons reposent 
Figés dans la glace diaphane qui,
Même de la boue envasant les lacs tièdes, 
Fait un bloc crevassé aussi dur que la brique ; 
Où, entourés de leur progéniture, les nantis 
Auprès de grands feux se rassemblent, et pourtant ont froid ;
Temps du malheur, hélas, pour le vieux mendiant sans foyer ! P. 93


ORPHÉE 

[…]
'Le Chœur'. Chante-t-il encore ? 
Je croyais que, de rage, il avait jeté sa harpe 
Lorsqu’il avait perdu Eurydice. […]

Et, sauvage, hurla : « Là où elle est, règne l'obscurité ! » […]

Mais c’est là du passé. Au retour des Enfers terribles, 
Il choisit un siège solitaire de pierre non taillée. 
Noircie de lichens, dans une plaine sans herbe. 
Alors, de la source profonde et débordante 
D’un chagrin éternel, étreignant à jamais, 
Jaillirent vers le ciel les accents d’un chant rageur. 
C’est comme une cataracte puissante qui sépare 
Deux roches sœurs de ses rapides violents 
Et se jette, dans le vacarme d’un grondement horrible,
En bas d’un précipice ; d’une source perpétuelle 
Elle coule et tombe sans cesse et fend l’air
D’un grondement énorme et furieux, mais d'une harmonie sans pareille
Et, en tombant, projette une gerbe d’écume
Que le soleil revêt des teintes de la lumière d'Iris. 
Ainsi le torrent tempétueux de son chagrin 
Est revêtu des sons les plus exquis et des mots variés 
De la poésie. À la différence de toutes les œuvres humaines, 
Jamais là de relâchement et, en toutes les variations,
Sagesse et beauté jointes au don divin 
De la puissante poésie demeurent ensemble, 
Se mêlant en un doux accord. […] P. 101


L’AZIOLA 

« N’entends-tu pas l’Aziola crier ? 
M’est idée qu’elle doit être près », 
Dit Mary, alors que nous étions assis 
Dans la pénombre, avant que les étoiles s’allument, ou qu’on apporte les bougies ;
Et moi, qui croyais 
Que cette Aziola était une femme assommante,
Je demandai: « Qui est Aziola? » Combien ravi 
Je me sentis d’apprendre que ce n’était rien d’humain, 
Que nul sarcasme à mon égard n'était à craindre ou à haïr ;  
Et Mary déchiffra mon âme, 
Et rit, et dit: « Ne t’inquiète donc pas ; Ce n’est qu’une petite chouette duveteuse.* »

 

* J'aime beaucoup ce petit poème où il est question d'amour, de l'émerveillement devant les bruits des animaux vivant dans notre entourage, d'une certaine jalousie et paranoïa de l'homme envers la sensualité des voix féminines envoutantes, sensuelles, magiques et enveloppantes : comme celles des sirènes entrainant Ulysse dans les affres d'un désir insondable et insoutenable, puisqu'il dût se faire enchainé au mât, pour les entendre mais ne pas y céder sexuellement… Et finalement, cette scène en forêt, en pleine nature d'un 'ménage à trois', ressemble parfaitement à la découverte du hibou majestueux, que nous a décrite Marguerite Yourcenar, tout au début de cette page. 
Vivant alors dans ma ferme, il y a bien longtemps, je me rappelle aussi, aujourd'hui encore, les petits cris des chouettes, boulverseuses d'âmes, sortant de la forêt au crépuscule et hululant doucement, presque intimement, pour aller chasser leurs proies… Avec quelle magie, quelle envoûtement, quelle douceur ! 

II

Triste Aziola ! Plus d’un soir 
J’avais entendu ta musique 
Dans les bois, près des ruisseaux, dans la prairie, au flanc de la colline, 
Dans les champs et les vastes marais,  -
Telle que ni voix, ni luth, ni vent, ni oiseau, 
N’ont jamais remué l’âme ; 
D'une douceur incomparable à celle d’eux tous. 
Triste Aziola !, de ce moment 
Je t’ai aimée, toi et ton triste cri. P. 107

 
À…




Lorsque de la passion l’extase est du passé,
Si la tendresse et la fidélité pouvaient durer,
Ou vivre, tandis que tous les sentiments violents séjournent 
Dans les profondeurs sombres d’un sommeil mortel, 
Je n’irais pas pleurer, je n’irais pas pleurer ! 


II

Ce serait assez de sentir, de voir 
Tes doux yeux poser un regard tendre, 
Et de rêver le reste - et de brûler et d’être 
Le secret aliment de feux inaperçus, 
Si seulement tu pouvais être comme tu as été. 


III

Après le sommeil de l’année 
Les violettes des bois reparaissent ; 
Toutes choses revivent dans les prés ou les bosquets,
Dans le ciel et la mer, sauf deux, qui meuvent 
Et forment toutes les autres, la vie et l’amour. P. 111


À JANE : LES ÉTOILES AIGUËS SCINTILLAIENT 


I

Les étoiles aiguës scintillaient 
Et la lune blonde parmi elles se levait, 
Chère Jane ! 
La guitare tintait 
Mais douces n’étaient les notes tant que tu ne les chantais 
De nouveau.


II

Comme la soyeuse splendeur de la lune 
Sur la pâle et froide lumière du Ciel étoilé 
Se projette, 
Ainsi ta voix tendre entre toutes 
Aux cordes sans âme avait alors donné 
La sienne. 


III

Les étoiles s’éveilleront 
Bien que la lune dorme une pleine heure plus tard, 
Cette nuit ; 
Nulle feuille ne s’agitera 
Tandis que les gouttes de rosée de ta mélodie sèmeront 
Le ravissement. 


IV 

Même si l’accompagnement domine, 
Chante à nouveau, de ta chère voix révélant
Une tessiture 
D’un monde éloigné du nôtre, 
Où la musique, le clair de lune et le sentiment 
Font un. P. 139


« NOUS NE NOUS RETROUVONS PAS TELS QUE NOUS NOUS SÉPARÂMES »



Nous ne nous retrouvons pas tels que nous nous séparâmes, 
Nous sentons plus de choses qu’il n’est visible à tous ; 
Mon sein abrite un cœur fort lourd 
Et le tien est pour moi rempli d’indécision : - 
Un seul instant a enchaîné les êtres libres. 


II

Cet instant s’en est allé à jamais, 
Tel l’éclair qui, sitôt jailli, est mort, 
Tel un flocon de neige sur la rivière - 
Tel un rayon de soleil sur la mer, 
Que cachent les noires ombres. 


III

Cet instant dans le cours du temps fut élu 
Comme le premier d’une vie de souffrance ; 
La coupe de sa joie fut mêlée 
- Illusion trop douce bien que vaine ! 
Trop douce pour être de nouveau mienne. 


IV

Douces lèvres, mon cœur eût-il su cacher 
Que sa vie fut par vous écrasée, 
Vous n’eussiez pas alors interdit 
La mort qu’un cœur si sincère 
Cherchait dans le goût de sel de votre rosée. P. 141


UNE CHANSON 

Hello, l’alouette et la chouette ! 
L'une vole au matin, l’autre berce la nuit : -
Seul le rossignol, pauvre âme aimante, 
Chante comme le fou dans le noir et dans la lumière. 

Une oiselle en veuvage pleurait son amour 
Sur un rameau d’hiver ; 
Le vent glacé au-dessus d’elle glissait, 
Le ruisseau glacial en dessous. 

Il n'y avait point de feuilles sur la forêt nue,
Ni de fleurs sur le sol, 
Et peu d’agitation dans l’air,
Hormis le bruit de la roue du moulin. P. 153

 

– LIVRE : LA VIE MERVEILLEUSE DE 84 GRANDS SAGES DE L’INDE ANCIENNE, ABHAYADATTA

Ce petit livre écrit par le maître indien Abbayadatta, est intéressant pour ses anecdotes et ses conseils spirituels des grands sages boudhistes de l'Inde ancienne (VII-XIIe siècles). Les textes sont formatés tous de la même manière et on se lasse un peu de cette répétition formelle, un peu comme celle des copistes du moyen âge ; il n'en reste pas moins en mémoire des choses importantes à savoir quand à l'éveil spirituel et à l'attitude à tenir devant la vie et ses adversités successives et inévitables à tous, grandes leçons de sagesse à apprendre donc de ses 84 Grands Sages Hindous.

LE GURU KAMKARIPA 

Originaire du pays de Magadhura, il appartenait à une caste populaire. Ce chef de famille du Magadhura avait une femme de la même caste que la sienne. Il goûtait les joies de la vie de famille et son esprit n’était pas du tout tourné vers la doctrine vertueuse de la voie libératrice. Il ne se préoccupait que des choses de ce Monde. 
Un jour, le karma des composés atteignit son épouse et elle mourut. Notre homme, ne pouvant se séparer du corps de son aimée, restait auprès du cadavre dans le cimetière. 
Survint, en ce lieu, un yogui à l’excellente compréhension qui, le voyant là, lui dit :
- « Que fais-tu là, dans ce cimetière ? » 
Le chef de famille lui répondit :
- « Yogui, ne vois-tu pas mon état ? Je suis devenu comme l’aveugle à qui l’on aurait arraché les yeux. Mon bonheur a pris fin avec la mort de ma femme bien-aimée. Existe-t-il quelqu’un de plus malheureux que moi en ce Monde ? » 
Le yogui s’adressa alors ainsi au chef de famille :
- « L’aboutissement de la naissance est la mort. Toutes choses composées sont impermanentes. Tout ce qui est du Samsara est souffrance. Ne t’affliges-tu pas de cette souffrance du Samsara ? Â quoi bon garder un cadavre semblable à une pierre ? Rejette plutôt la souffrance en pratiquant la Doctrine. » […]
Le Maître lui donna l’initiation et lui expliqua les enseignements concernant l’absence d’ego. Le chef de famille s’enquit alors :
- « Comment faut-il méditer ? »
- « Rejette la préoccupation de ta femme morte et médite l'épouse de l’absence d’ego dans l’union de la félicité et de la vacuité, » lui dit le yogui, l’établissant ainsi dans la méditation. P. 39 - 40


LE GURU KHADGAPA

Le yogui conféra les initiations et les enseignements au voleur puis il lui dit :
- « Dans le Magadha se trouve un Stupa avec un temple à l'intérieur duquel demeure Tchenrézi à la grande bénédiction. Tu en feras le tour nuit et jour, sans jamais te reposer par terre durant vingt et un jours. Tu verras alors surgir de sous ses pieds un serpent. Saisis-le par la tête sans en être effrayé et tu obtiendras les pouvoirs », expliqua-t-il et il l’installa dans la pratique. 
Le voleur suivit à la lettre les instructions du yogui et, après vingt et un jours d’une telle pratique, un grand serpent noir surgit de sous les pieds de Tchenrézi. Le voleur le saisit par la tête et le serpent se transforma en épée. Il tenait à la main l’épée flamboyante de la sagesse transcendantale. P. 66


LE GURU NAGARJUNA 

Aussi, il confia le gouvernement du royaume à son fils Tsindhikumara et se rendit, en compagnie d’une faible escorte, sur la glorieuse montagne pour y rencontrer son Maître. Ce dernier lui demanda :
- « Fils, quelle est la raison de ta venue ? » 
Le roi répondit :
- « La bonne fortune des êtres ainsi que la mienne propre sont-elles en train de s’achever maintenant ? La doctrine du Bouddha est-elle en train de décliner ? Les forces noires sont-elles victorieuses ? Les démons, semblables à des nuages de pluie, voilent-ils la grande compassion blanche de la lune ? Ou bien est-ce le signe que le sort de tous les composés va atteindre le Saint Lama semblable au Dorjé ? Devant tous ces mauvais signes, je suis venu. Accordez-moi vos vagues de dons et considérez-moi avec bienveillance. »
Le Lama lui répondit :
- « Tout ce qui est né doit mourir ; les composés se désagrègent. Tout ce qui s'accumule doit disparaître. L’aboutissement de tous les composés est l’impermanence. Pourquoi s'en attrister ? Retourne à ta pratique de la Prise de Substance. »
- « Je veux m’y exercer si le Maître demeure, sinon, je n’en ai pas besoin, » répliqua-t-il et il resta là. P. 70 - 71


LE GURU KAHANAPA 

Atsarya Kahanapa est le nom sanscrit du Maître Napo Tchépa. Originaire d’une famille de scribes, il vivait au pays de Somapuri et eut Dzalendharapa pour Lama. 
Il était moine au monastère de Somapuri, construit par le roi Devapala et reçut des initiations de son Maître. Ayant ainsi obtenu les enseignements de Guépa Dorjé, il les avait mis en pratique durant douze années lorsqu’un jour, la Terre se mit à trembler. Il eut la vision déités du Mandala de Guépa Dorjé et fut empli de foi. Une Dakkini* lui dit :
- « Noble fils, ne considère pas ce signe comme un signe de réalisation éminente. La vérité est au-delà de toute conceptualisation**. » 
Au même moment, il posa le pied sur une pierre qui se trouvait là et la marqua de son empreinte. Le Maître s’en enorgueillit et pensa :
- « J’ai obtenu tous les pouvoirs. »
Aussitôt, la Dakkini disparut. Elle revint à nouveau, alors que les pieds du Maître le portaient une coudée au-dessus du sol. L’orgueil l’emplit de plus belle et la Dakkini l’abandonna encore. 
Puis l’on vit dans le ciel sept parasols et sept Damarus qui résonnaient d’eux-mêmes. Pensant une fois encore qu’il avait maintenant acquis les pouvoirs, il annonça à tous ses élèves :
- « Je m’en vais au pays des Rakshaças car j’ai obtenu la réalisation. » 

Trois mille disciples lui firent escorte jusqu’à la mer où il prit congé d’eux. Il marcha sur l’océan sans s'y enfoncer. De nouveau, cette pensée lui vint :
« - Même mon Lama n’a pas un tel pouvoir ! »
Comme il débordait d’orgueil, ses pouvoirs l’abandonnèrent une fois de plus et il s’enfonça dans l’eau. Les vagues l’entraînèrent vers la rive ; de désespoir il regardait vers le ciel quand il y vit son Lama Dzalendharapa qui l’interpella :
« Où vas-tu, Kahanapa ? Tu sembles en bien mauvaise posture. »
« - J’étais en route pour aller accomplir le bien des êtres dans le pays des Rakshaças de Lankapuri, quand l’orgueilleuse pensée de la supériorité de mes pouvoirs sur ceux de mon Lama naquit en moi. Aussitôt, mes pouvoirs s'affaiblirent et je m’enfonçai dans l'eau. »
Le Lama lui enjoignit :
« Voilà ce qu’il te faut faire dès maintenant : dans mon propre pays de Salaputra, vit le roi religieux Dharmapala. Et il y a aussi un tisserand qui est mon disciple ; vas le trouver et fais tout ce qu’il te dira. » […]

Il parvint chez un tisserand habitant aux confins de la ville. Là, il vit que le fil interrompu se prolongeait spontanément de lui-même et il sut que sa quête s’achevait là. Il se prosterna et tourna respectueusement autour du tisserand. Ce dernier interrogea :
- « Consentez-vous à m’obéir ? » 
- Oui, fut la réponse de Kahanapa. 
Tous deux partirent alors pour un cimetière où ils trouvèrent un cadavre humain. 
- « Es-tu capable de manger sa chair ? Fais-le si tu peux », dit le tisserand. 
Kahanapa sortit un couteau et s’apprêtait à découper le corps lorsque le tisserand, lui ordonnant de s’arrêter, se transforma lui-même en loup et dévora la chair. Il dit :
- « C’est ainsi qu’il faut d’abord se transformer pour manger la chair***. » P. 72 - 74

 

* Une Dakini est une divinité féminine du bouddhisme vajrayāna ou un « démon-femelle » dans l'hindouisme, importante dans les pratiques tantriques du bouddhisme tibétain. 
** La vraie réalisation est bien au-delà de sa réalisation propre, du but même, il faut être fusionnel avec le chemin et puis soudain, après l'avoir suivie pendant des années, ce chemin, lui-même, disparaît et la réalisation elle-même aussi, alors, il n'y a plus que le Vide, qui est une réalisation ainsi que le Plein, pour les pensées hindoues : rien n'est acquis et il faut toujours être en mouvement perpétuel…
*** Transformation et adaptation importantes et essentielles, pour quiconque souhaite réaliser quoi que ce soit de véritable et de fondamental. Il faut s'adapter, se transmuer en l'objet que l'on doit détruire, manger ou baiser.

LE GURU KARNARIPA 

Karnaripa était sur le point de s’élever en l'air. Il s’adressa à une femme qui le suivait pour lui rendre hommage et le servir depuis longtemps déjà :
- « Pourquoi m’honores-tu ainsi depuis tout ce temps ? »
Elle répondit :
- « Je désire votre œil auquel je me suis attachée. Je n'ai besoin de rien d’autre. »
Le Maître sortit son œil droit de l’orbite et le lui donna. On le connut partout sous le nom de Arya Deva à l’œil unique. P. 79

LE GURU NAROPA 

Il est originaire d’une famille de vendeurs de bière. Après s’en être séparé et alors qu’à Salaputra, dans l’Inde orientale, il vendait le bois qu’il avait ramassé, il entendit parler de l’existence, à Bikshunagar, du Grand Sage Tilopa.
Il vendit une charge de bois pour une peau de cervidé Kinassari puis, ayant ainsi pris l’apparence d’un yogui, il se mit à la recherche de Tilopa et parvint à Bikshunaguar. Là, il interrogea les gens mais on lui  répondit que le Maître était parti ; Naropa le chercha par tout le Pays mais en vain. 
Longtemps après, il advint un jour qu’il le rencontra en chemin. Il le salua, fît le tour du Maître et s’enquit de sa santé. Tilopa répondit : 
« Je ne suis pas ton Lama et tu n’es pas mon disciple » et, de colère, il le frappa. […]

Il acquit les pouvoirs au bout de six mois et son nom de Naropa se répandit dans toutes les directions. Tandis qu’on venait de tous côtés pour l’honorer, tous pouvaient contempler la lumière émise de son cœur. Cette lumière était visible, jusqu’à une distance d’un mois de voyage. 
Il accomplit le bien d’un nombre incalculable de disciples puis, se rendit au paradis de Khatché dans cette même incarnation. Ainsi se termine l’histoire du Guru Naropa*. P. 84 - 86


*
Aujourd'hui, cela semble être la fin de tous ces êtres lumineux, radiants et irradiants qu'ont été les Saints et les Saintes, le Christ, les Saintes-Vierges et les Bouddhas. Nous sommes entrés, tous et toutes, dans l'ère des ténèbres et des trous noirs qui absorbent et subtilisent toutes les énergies… Triste époque et bien triste période cosmique ! C’est le dernier des quatre Kalpas hindou, le Kali Yuga. (Les hindous croient que la civilisation humaine dégénère spirituellement au cours du Kali Yuga, qui est dénommé « l'âge noir » car, durant cette période, les gens sont aussi éloignés que possible des dieux. Réf. Wiki)

LE GURU SHALIPA 

Le moine poursuivit :
- « Je détiens un enseignement et des récitations de mantras utiles contre cette peur. Mais il faut, d’abord, te conférer l'initiation. » 
Shalipa en fit, alors, la requête en présentant nombre d'offrandes au moine, tels que de l’or et de l’argent. L’enseignement rejetant la frayeur par la frayeur, fut, ainsi, décrit :
- « Toi qui n’as pas peur des ennemis, si pourtant tu crains les loups, médite en considérant, nuit et jour, tous les sons du Monde comme identiques et les hurlements des loups comme absorbés dans cette identité. Construis-toi une demeure dans ce cimetière pour y vivre. »

Shalipa médita de cette manière et, absorbé dans l'identité des sons et de la vacuité, il rejeta sa peur des loups. La crainte s'en fut d’elle-même et il demeura neuf ans à méditer, goûtant la grande félicité où toute peur est absente. Les souillures de son corps et de son esprit s’étant purifiées, il acquit les pouvoirs du Mahamudra. P. 88


LE GURU TILOPA 

Au pays de Bikshunagara, vivait un Grand Sage nommé Tilopa. Le roi lui présentait des offrandes et il jouissait quotidiennement de cinq cents « sho » (unité de poids indienne) d’or. Alors qu’il passait ainsi son temps, l'esprit distrait, à prêcher la Doctrine à de nombreux disciples, cette pensée vint le tourmenter : une telle existence n’a aucun sens. Que faire ?  

Il essaya de s’en aller mais sans parvenir à se débarrasser de ses suivants. Le maître quitta alors ses vêtements religieux et revêtit un habit rapiécé. Il laissa une lettre chez lui, qui disait en substance : 
Je ne reviendrai pas, aussi n'essayez pas de me rechercher. 
La nuit venue, il prit la fuite et parvint au cimetière de la ville de Kantsira. Il vécut ainsi d’aumônes tout en pratiquant et, un jour, rencontra Naropa. Ce fut désormais ce dernier qui mendia la nourriture à son intention et le servit durant sa pratique.
Au bout de dix années, toutes souillures purifiées, il obtint les pouvoirs du Mahamudra. Il se rendit dans les royaumes célestes où les dieux le nourrirent et l’honorèrent. Obtenant les pouvoirs du corps, de la parole et de l’esprit, la renommée de Tilopa se répandit dans toutes les directions. P. 89


LE GURU KALAPA 

Kalapa signifie « le fou ». Originaire du pays de Radzapura, il eut pour Lama un yogui dont l’esprit était parfaitement entraîné. […]

Le yogui lui fit part de son acceptation et lui transmit l'initiation de Démtcho ; puis il lui fit méditer la signification du développement et de la résorption.
Dans la compréhension des unions de ces deux phases, il abandonna alors la conception dualiste du moi et d’autrui et adopta un comportement de complète spontanéité. Tous les gens de Radzapura dirent alors de lui : 
- « C’est un fou. » 
Il leur répondit :
- « La saisie d’un moi entraîne le concept d’autrui. Cette dualité nous conduit à chérir une nature propre. Si le sage le comprend, dans l’ensemble des déités de la conceptualisation et dans la lettre A, comme l’arc-en-ciel s’évanouit dans l’azur, se dissolvent naissance, cessation et essence propre. Moi le fou, le moi ne gouverne pas mes actions*. L’action spontanée dans la non-dualité est félicité, la réalisation de l’incessante clarté est félicité, la méditation des six consciences (des objets des sens) est félicité, le fruit de l’absence de quête et de réalisation est félicité**. » 

Ayant prononcé ces paroles, il s’éleva dans le ciel d’une hauteur de sept arbres Tala et il accomplit divers miracles. P. 103


* Commentaire sur la sagesse des fous : « Moi le fou, le moi ne gouverne pas mes actions ! » Cette phrase serait parfaitement applicable aux artistes véritables car, chez moi non plus, le Moi ne gouverne pas mes actions mais c'est bien comme il est dit, si sagement, dans ce texte : l'action spontanée ainsi que toutes les choses susnommées qui fondent la réalisation de l'âme des artistes...

** UNION DES PHASES DE DÉVELOPPEMENT ET DE RÉSORPTION !

Il s’agit des deux phases essentielles du processus de méditation. Tout d’abord, le processus de développement où le disciple, par son identification à la déité de pratique, acquiert les vertus mêmes de celle-ci. 
Après avoir purifié sa forme ordinaire, il purifie aussi l'attachement à toute forme aussi pure soit-elle dans le processus de résorption où toute manifestation se résorbe dans la vacuité qui la fonde. 
Méditer dans l'union de ces deux phases est une caractéristique du Bouddhisme tantrique. 
Dans les techniques de méditation du processus de développement-résorption, le méditant procède à la transmutation du Monde sensible dans ses trois manifestations : physique, verbale et mentale ; celui-ci devient la propre activité physique, verbale et mentale de la divinité pratiquée. 
Cette divinité, dont l’essence d’union de clarté-vacuité n'est jamais perdue de vue, s’absorbe ultimement dans la vacuité dont la lettre A est le symbole. Glossaire explicatif. P. 275


LE GURU KUTSIPA 

Ce nom signifie « celui qui a un goitre à la nuque ». Originaire du pays de Kahari de caste populaire, il gagnait sa vie en travaillant dans les champs. […]

Nagarjuna lui conféra l’initiation de Sangawa Ndupa puis lui donna l'enseignement du développement et de la résorption, sous la forme particulière prenant la souffrance pour voie. Pour la visualisation du processus de développement, il lui demanda d'imaginer son goitre comme grossissant de plus en plus. Il suivit ces conseils et son goitre se mit à grossir considérablement. Il demeurait dans la peine quand le Maître revint le voir et lui demanda :
- « Te sens-tu bien ? »
- « Je souffre énormément », répondit-il. 
Concernant l’objet du processus de résorption, le Maître recommanda :
- « Rassembles-y maintenant tous les dharmas* ». 

Il fit ainsi et son goitre ayant complètement disparu, il se sentit heureux. Le Maître revint le voir et lui demanda : 
- « Te sens-tu bien maintenant ? » 
- « Oui, très bien », fut la réponse. 

Nagarjuna lui donna, alors, cet enseignement :
Bonheur et souffrance proviennent de la croyance en l'existence ou la non-existence. Si l’on se libère de ces conceptions extrêmes, comment souffrance et bonheur existeraient-ils ? Les dharmas sont vacuité de par leur essence propre, expliqua-t-il. 
Pénétré du sens de ce discours, le disciple obtint les pouvoirs du Mahamudra libre de toute représentation. Il accomplit le bien des êtres en des lieux comme Kahari durant sept cents ans, puis celui que l’on connut alors sous le nom de Kutsipa s’en fut au paradis de Khatché en compagnie de sept cents disciples. Ici, s’achève l’histoire du Guru Kutsipa. 

* Il s’agit ici de réaliser le caractère de vacuité dépourvue de toute nature propre et indépendante de tous les dharmas. Le Maître lui enjoint de voir tous les dharmas se résorber dans son goitre assimilé à la vacuité selon l’image d’une cavité. P. 125

 

LE GURU DHAMAPA 


Dhamapa signifie « celui qui a obtenu la sagesse par une écoute attentive ». […]
Le yogui acquiesça et lui donna une initiation aux puissantes vagues de dons ; puis, il lui transmit l’enseignement suivant qui voyait l’unique dans le multiple : « L’orfèvre mêle intimement diverses poudres précieuses. Toi aussi, fonds les différents enseignements que tu reçois dans la sphère de l’esprit même*. » P. 126


*
Très belle métaphore pouvant s'appliquer exactement et parfaitement aussi à la pratique de l'Art ! Il faut fusionner l’unique dans le multiple pour sortir absolument de l'ego, qui est uniquement et intrinsèquement auto-contemplatif.

LE GURU DZALENDHARA 

Il entendit la voix d’une Dakkini venant du ciel :
- Noble fils, tourne ton esprit vers la signification essentielle. […]

Puis elle répéta son enseignement dans les vers suivants :

-Tous les dharmas, sans exception, de l’intérieur et de l’extérieur se résument dans les trois, corps, parole et esprit. Les deux canaux de droite et de gauche se résument, eux-mêmes, dans le canal médian Awadhuti qui, à son tour, se fond dans l’ouverture de Brahma où, dans le parfait yoga, la vacuité est aussi sublime félicité. Recherche l'union de la félicité et de la vacuité. P. 152

LE GURU LUTSIKA 

Ce nom signifie « celui qui, affligé, demeure solitaire ». Un brahmane de la région orientale de Bhagalana s’attristait de la mort des autres. Son esprit s’était alors détourné de la Roue et il était parti dans un endroit désert. Là, il se mit à désirer pratiquer le Dharma mais, comme il ne connaissait pas les enseignements, il espérait ardemment la rencontre d’un Lama. 
Un jour, un yogui vint à passer par là ; tout joyeux, notre homme se prosterna à ses pieds. Le yogui s’enquit de ses motifs et il répondit :
- « Mon esprit ayant rejeté la Roue de l’existence, je voulais pratiquer le Dharma mais n’avais point encore trouvé de Lama capable de me le transmettre. Je profite maintenant de cette rencontre pour vous en faire la requête. »
Le yogui lui conféra l’initiation de Démtcho et lui donna l’enseignement concernant le développement et la résorption. Le brahmane le médita avec zèle et, au terme de douze années, ayant établi l’union des phases du développement et de la résorption, il obtint la réalisation et devint connu sous le nom de Lutsika. Il déclara :
— « Ne pas voir de différence entre la Roue et le Nirvana, voilà qui est la grande félicité de la libération. Si l'on tient la Roue pour inférieure, parvenir au fruit est difficile*. » P. 175 - 177


* Ce très bon conseil du Lama Lutsika, pourrait s'appliquer également parfaitement aux choix des thèmes choisis puis développés par un artiste. En tout cas, pour ma part, c'est ce que je fais : je mélange les sacrés et les profanes, les exaltations mystiques et les jouissances corporelles sur le même plan tout en ayant les mêmes importances. C'est, sans aucun doute, ce qui doit déranger, si profondément, les spectateurs devant mes tableaux car, pour eux, la beauté ne peut pas être sale, obscène ou impure alors que, véritablement, la Vie est belle et profondément spirituelle dans tout son entièreté !

LE GURU MANIBHADRA 

C’est l'histoire de la yoguini Bhahuri. Dans une ville appelée Agtsé, habitait un riche chef de famille qui avait une fille de treize ans. Il l’envoya comme épouse dans la maison d’un mari de même caste que la sienne. 
Un jour que la jeune fille était chez ses parents, le Lama Kukkuripa vint à passer qui lui demanda de quoi se nourrir. La jeune fille lui dit : 
- « Comment toi qui as si belle apparence, peux-tu te satisfaire de nourriture mendiée et de vêtements rapiécés ? Marie-toi plutôt dans une caste semblable à la tienne. » 
- « Je crains la Roue de l’existence et je m’applique à réaliser la suprême félicité de la libération. Si on gaspille, maintenant cette précieuse incarnation humaine, comment pourrait-on espérer retrouver une telle chance dans le futur ? Si l’on enfouit ce précieux joyau dans l’impureté d’une vie de famille, les besoins et les désirs resteront insatisfaits et maints tourments se présenteront. C’est après avoir compris cela que j’ai rejeté la vie de famille, » expliqua-t-il. 
La jeune fille eut foi en lui et lui donna une importante quantité de nourriture. Elle lui demanda alors un moyen pour atteindre la libération. 
- « J'habite dans un cimetière, viens donc chez moi si tu le désires, » répondit-il.
Toute occupée de cette pensée, elle s’enfuit de chez elle le soir venu. 

Le Lama, constatant que son esprit était suffisamment mûr, lui conféra l'initiation de Démtcho et lui transmit l’enseignement des phases du développement et de la résorption. Elle demeura sept jours dans cet endroit, pratiquant la méditation avant de rentrer auprès de ses parents qui la grondèrent et la frappèrent.
- « Dans tous les univers, il n'y a pas un seul être qui n’ait été mon père ou ma mère. Quelle que puisse être l’importance de la caste ou de la lignée, elles ne contribuent pas à la libération de la Roue. Moi, je m’efforce de réaliser la libération en m’appuyant sur le Lama. Frappez-moi mais je suivrai la voie, » dit-elle.
Ce discours étonna ses parents mais ils n’en montrèrent rien. Elle demeura un an à méditer les enseignements du Lama en ayant abandonné toutes les actions de ce Monde. Son mari vint alors la chercher et ils vécurent en harmonie. Un fils et une fille leur naquirent, Tous s’émerveillaient de la ressemblance de leurs enfants et du fait qu’ils étaient issus de si noble famille. 

Douze années s’étaient écoulées depuis sa rencontre avec le Lama. Un jour qu’elle était allée puiser de l’eau, elle trébucha sur un morceau de bois et son pot à eau se brisa en tombant sur le sol. Elle resta là, considérant sa cruche en morceaux jusqu’à la moitié du jour.
Comme on ne la voyait pas rentrer, on partit à sa recherche et on la trouva regardant le pot de terre brisé. Elle n’écouta rien de ce qu’on put lui dire et chacun se demandait si un mauvais esprit ne s’était pas emparé d’elle lorsque, au coucher du soleil, elle fit cette déclaration :
- « Quand se brise le pot de terre du corps des êtres, comment ceux-ci pourraient-ils encore rentrer chez eux ? Ma poterie aujourd’hui s’est brisée et, sans plus retourner dans la maison de la Roue, je m’en vais vers la grande béatitude. Oh, comme le Lama est merveilleux ! Celui qui aspire au bonheur devra s’y appuyer. » 

Sur ces mots, elle s’éleva dans le ciel et, durant vingt et un jours, elle donna des enseignements aux habitants d'Agtsé avant de s’en aller vers le paradis de Khatché. Ici prend fin le récit de la vie du Guru Manibhadra. P. 193 - 195

LE GURU UPANAHA 

Ce nom signifie « l’homme aux souliers à grelot ». Au pays de Sendhonagara habitait un homme de caste populaire qui portait des souliers à grelot. […]

Le Lama lui expliqua les maux de la Roue de l’existence et les bienfaits immenses de la libération. Libre désormais de toute attirance envers la Roue, l’homme demanda au Lama une méthode pour s’en libérer. Celui-ci lui conféra une initiation aux puissantes vagues de dons puis, lui donna l’enseignement essentiel qui prenait l’attachement pour voie :
- « Médite que ce son agréable qui se fait entendre lorsque l’on marche ou court avec des grelots aux pieds, n’est que Son pur à la résonance indifférenciée de la vacuité. » P. 228

LE GURU LAKSHMINKARA 

Dans la ville de Sambhola, au pays de Ugyen, vivait la sœur du roi Indrabhuti qui régnait sur deux cent cinquante mille sujets. Dès son plus jeune âge, elle avait possédé de nombreuses vertus car elle appartenait à une lignée religieuse. Elle avait reçu de nombreux enseignements du sage Labapa et d’autres, et connaissait un grand nombre de Tantras. […]
C’est alors qu’un parti de serviteurs du roi, revenant de la chasse, se présentèrent à elle. Elle leur demanda :
« Qu’est-ce que tout ceci ? Pourquoi avez-vous tué ? D'où venez-vous et où allez-vous ainsi ? »
- « Nous revenons de la chasse et c’est votre futur époux, le roi lui-même, qui nous l'a ordonné, » répondirent-ils.
Alors elle fut écœurée, comme on a la nausée quand on vous parle de nourriture alors qu’on vient tout juste de souper. Elle pensa :
- « pourquoi mon frère, qui est un roi du Dharma, m’a t-il envoyée dans ce pays de barbares ? » 
Et elle s’évanouit. En reprenant connaissance, elle procéda à la distribution de toutes les richesses qu’elle avait apportées entre les habitants de la cité ; elle fit don de tous ses bijoux à ses suivantes en les renvoyant chez elles. Puis elle ordonna qu’on ne la dérangeât point de dix jours. Elle profita de ce délai pour s’enduire le corps de charbon et d’huile de sésame, laissa tomber ses cheveux et se mit toute nue, se donnant l’apparence d’une folle*. Elle demeura en cet état sans que pourtant son esprit ne fut distrait de la contemplation du sens profond. […]

Un jour, le roi Dzalendra, en compagnie de sa suite, s’était rendu à la chasse. Ne s’apercevant pas de l’heure tardive, il s’était légèrement assoupi ; au réveil, il s’égara et, n’osant rentrer de nuit ni ne sachant où dormir, il parvint à la grotte de Lakshminkara. 
Se demandant ce que pouvait bien faire cette folle, il regarda à l’intérieur. Il la vit le corps étincelant de lumière et entourée d’innombrables jeunes filles divines qui lui faisaient offrande. 
Le roi, empli de foi, demeura là toute la nuit. Il rentra ensuite chez lui ; retournant plus tard auprès d’elle, il se prosterna à ses pieds. Elle lui demanda :
- « Pourquoi donc te prosternes-tu devant une femme comme moi ? »
- « Tu détiens les vertus, je te supplie de bien vouloir me donner un enseignement essentiel. » 
Elle lui parla de la souffrance de tous les êtres qui demeurent dans le Samsara, ajouta qu’il n’y avait nul bonheur et que même les êtres supérieurs tels les hommes et les dieux étaient soumis à la naissance, à la vieillesse, à la maladie et à la mort. 
- « Quant aux mauvais états, ils sont la souffrance même ; les êtres s’entre-dévorent, sont en proie à la faim, à un froid ou une chaleur extrêmes et à bien d'autres souffrances indicibles. Aussi, roi, recherche la grande félicité de la libération. Je ne deviendrai pas ton maître, mais ton propre serviteur chargé du nettoyage, et qui a obtenu la libération, le sera, » ajouta t-elle. 
Le roi dit : 
- « Comment le reconnaîtrai-je au milieu de tous mes serviteurs ? » 
- « Il y en a un qui après avoir accompli sa tâche de balayeur s’emploie à nourrir les êtres vivants. Tu le reconnaîtras à cette action. » P. 235 - 237


* Il est vrai qu'il y a quelque chose de terrifiant et d'insupportable dans le déroulement de la Vie de tous les êtres… Et se dénuder, s'enduire le corps d'huile et de cendres est peut-être une des solutions les plus normales et les plus saines pour supporter ce Monde si insupportable ? Les Yogis et les Sâdhus Hindous ont peut-être raison d'agir ainsi ? Mais faites bien attention à ne pas faire cela, ici même, en France, pays des lumières et de la raison ; pour ne pas finir, directement, dans un Hôpital Psychiatrique ! Car ici, les plaisirs et les douleurs sont tellement normés et encadrés, réduits et formatés, qu'ils disparaissent et que vraiment plus rien, sauf et seuls persistent, les traces, les scories et les résidus profonds et lointains, les réminiscences de ses sentiments désespérés ou même jouissifs. Tout est contraint à ne pas pouvoir surgir et fleurir pleinement comme la fleur ou l'arbre ; pour s'exprimer, s'épanouir ou même naître ! Et la Vie disparait ainsi et puis plus rien, aucune chose, aucun amour, d'essentiel et de saint, ne sont présents ni visibles !


La jouissance, c'est comme la douleur, personne ne peut y échapper ! 

Puissance du geste érotique extatique de la femme dans l'orgasme : christique, ostentatoire, insoumis, immoral, barbare, enfantin, chamanique, théâtral, mystique, contagieux, profond, jouissif, ludique, éternel, mystérieux etc., etc.


- LE SAMEDI 8 JUILLET 2023, QUELQUES PENSÉES ÉPARSES, COMME ÇA :


Volonté à la fois ascétique et féroce de déconstruire quelque chose qui ne me convient pas du tout dans notre Occident capitaliste afin d'entrer, par et avec mon Art, dans un Univers plus ouvert, plus humain et même beaucoup plus 'lumineux' !

Suite aux terribles et innombrables mises à feu et saccages dans les Villes et les Banlieues en France, après le terrible meurtre d'un conducteur par la police, tué, assassiné, d'une balle dans la tête, aujourd'hui, en réaction à cette bavure policière, c'est : « Je brûle, donc je suis ! ». Après le si fameux « Je pense, donc je suis » de Descartes ou le mantra catholique : « Je prie, donc je suis » ou même, le non moins célèbre, depuis l'après-Guerre : « Je consomme, donc je suis » ! Nous en sommes donc réduit, aujourd'hui, à une espèce de pensée primale, apocalyptique et presque rituelle du « Je brûle, donc je suis ! » Le questionnement devant toutes ces désolations, tous ces magasins incendiés et pillés, serait de s'interroger sur le profond désespoir de nos contemporains, une désespérance métaphysique induite par les normes et codes de consommations imposées par des systèmes de marketing débridés et débiles. Sommes-nous à ce point et bien même largement, au-delà de ce terrible fait divers ; frustrés et désespérés de ne pas pouvoir porter des baskets Nike ? De ne pas s'asperger du parfum Chanel #5 ou de ne pas posséder le dernier iPhone, ni d'avoir des sacs Vuitton ? Tous ces objets de luxe que les pilleurs vont voler avidement, quand ce n'est pas de la nourriture, bien sûr nécessaire, en bandes organisées et avec grande fierté, dans ces magasins ostentatoires, superfétatoires et totalement inutiles au Monde ? Question restant pleinement ouverte et à laquelle personne ne semble pouvoir donner de réponse sage et intelligente, ni de sens véritable. Je pense qu'il ne faut guère prendre parti pris devant ces faits de sociétés désespérants. C'est une réalité qu'il nous faut bien accepter et subir… Tout autant que les sécheresses et les orages terribles qui nous frappent et nous assaillent de plein fouet avec le réchauffement climatique dont nous savons, pour celui-ci, parfaitement la cause ! Alors nous restons donc stupéfaits et horrifiés… Mais que faire vraiment et qu'en penser ?

 

– LIVRE : CATHERINE DE SIENNE, LE FEU DE LA SAINTETÉ, CHRISTIANE RÀNCÉ

 

En 1932, André Suarès la décrit en «sainte terrible» au terme du Voyage du Condottière: « Sainte Catherine est sans cesse en extase ou en syncope ; ou bien, comme une petite fille despotique commande aux jeux des autres enfants, elle donne des ordres aux papes et aux rois : elle meut les républiques ; elle absout ou condamne les puissants de la terre ; elle vit sans manger ni boire ; elle ne quitte pas Jésus : il est toujours avec elle, dans sa cellule. » […]

« L'âme, dépouillée de toute sa volonté propre et de la volonté de Dieu, est très agréable à Dieu. Elle ressemble à un cheval fougueux qui court de grâce en grâce, de vertu en vertu, sans qu’aucun frein ne le retienne. » Catherine, impossible de ne pas la voir marcher sur un champ de fleurs inondé du sang du condamné à mort qu’elle avait converti et dont elle recueillit la tête tranchée ou constellée du pus des pestiférés qu’elle guérissait par foi. […]

La « Jeanne d’Arc de la papauté » panse et prie. Où sont plaies, elle surgit, dans les hôpitaux, près des bûchers, au sein de l’Eglise même - en Avignon puis à Rome. Catherine rassemble et inspire parce qu’elle a de l'ambition pour Dieu. « Je suis faite de feu », confessait-elle à Raymond de Capoue. Ce feu, aujourd’hui encore, c’est lui qui nous étonne, nous transporte ou nous oblige à douter de nos doutes. Ce feu, est-ce lui qui désigne Catherine comme une lumière pour tous les temps ? Georges Bernanos a raison de dire : «On pense qu’un Benoît, qu’un Dominique, qu’un Ignace nous sont plus proches qu’un Jean de la Croix ou qu’une Catherine de Sienne, parce qu’ils sont aussi des législateurs et des conquérants. Il est vrai qu’ils, nous donnent, ainsi, des leçons que la prudence humaine peut entendre. Mais que cette vue est courte ! L’ambitieux qui rêverait de trouver, ici, une méthode et des recettes originales perdrait son temps. La sainteté n'a pas de formules ou pour mieux dire, elle les a toutes. Elle rassemble et exalte toutes les puissances, elle réalise la concentration horizontale des plus hautes facultés de l’homme. » P. 9 - 12

Le Dialogue 

En octobre 1378 - elle a trente et un ans -, Catherine, en donnant la parole à Dieu, dicte Le Dialogue à ses secrétaires. Selon Raymond de Capoue, son confesseur, il lui fallut six jours pour énoncer l’ensemble, dans un état d’extase presque permanent. Il s’agit, en fait, d’un traité d’initiation spirituelle dont elle précise l’esprit : « mieux connaître la bonté de Dieu même, parce que, après la connaissance, suit l'amour » ou plutôt d’un testament spirituel, puisque Catherine est presque parvenue au terme de sa vie. Elle n’a pas deux ans à vivre. […]

Dans sa vision, l’âme est une cité, comme Sienne, splendide et ciselée. Elle a des portes - que des ennemis menacent - et des clés - pour la protéger. L’Église est un jardin, un verger originel où la ronce menace la rose, où l’arbre de vie, lourd de fruits, ruisselle du sang de l’agneau. Catherine, en écrivant, reverdit le Verbe et cet arrière-pays de l'âme de son ardeur dans la foi. P. 35

VI. Comment tout acte vertueux et tout mal ne peuvent s’accomplir qu’au moyen du prochain. 

Ô misérable cruauté ! Tu ne bénéficieras pas de ma miséricorde si tu ne te changes pas en pitié et en bienveillance pour le prochain ! 
Parfois il enfante des injures, souvent suivies d’homicide. Parfois il enfante dans son prochain l’impudicité qui va le muer en bête immonde et puante. Ce n’est pas alors une, deux personnes seulement qu’il empoisonne : tous ceux qui rapprochent avec amour en demeurent empestés. 
Où s’enfante l’orgueil ? Dans le prochain, uniquement. C’est pour se faire un renom, c’est pour se faire croire meilleur, qu’il méprise. S’il détient le pouvoir, il enfante l’injustice et la cruauté; il se fait revendeur de la chair des hommes. P. 40

XXVL. Comment ce pont béni a trois marches qui signifient les trois puissances de l'âme. Comment, bien que si haut élevé, il ne cesse pas de toucher terre. Explication de ces paroles du Christ: « Je serai élevé en haut et j’attirerai toute chose à moi. » 

La seconde manière de l'entendre découle de ce principe: toute chose est créée pour servir à l’homme*. Les choses créées sont faites pour servir l’homme, pour subvenir aux besoins des créatures et non pas les créatures pour les choses… Les créatures sont faites pour moi, pour qu’elles me servent de tout leur cœur et de tout leur amour. Tu vois, ainsi, qu'une fois l'homme attiré, tout est attiré puisque chaque chose est faite pour lui Il fallait donc que le pont fût élevé en haut et qu’il eût des marches afin qu’on pût l’atteindre plus facilement.» P. 46

 

* Commenter éventuellement ce point plus que discutable de la Bible mais j'en ai déjà beaucoup parlé dans des Notes précédentes !

LXXXVIII. Les cinq variétés de larmes.

Je te parierai des larmes de feu, sans que les yeux pleurent et qui consolent ceux qui, souvent, désirent les larmes et ne peuvent les obtenir. Je veux que tu saches que toutes ces variétés peuvent se rencontrer dans une âme, si celle-ci passe de la crainte et de l’amour imparfait à la charité parfaite et à l’état d’union. Je vais te parler de ces larmes. P. 54 

CXXXVIII. Comment tout ce que Dieu permet n’arrive que pour notre bien et notre salut. Combien sont aveuglés et abusés ceux qui pensent le contraire. 


Voilà comment agissent ceux qui, aveugles pour avoir perdu la lumière de la raison, ne tâtent qu’avec la main. Les plaisirs du Monde leur semblent bons mais, parce qu’ils ne voient pas, ils ne se méfient pas de ce Monde qui est une étoffe remplie d’épines, de misères, de grandes peines, tellement que le cœur qui en jouit loin de moi devient vite insupportable à lui-même. De même, pour la bouche du désir qui les aime d’une manière désordonnée : ils lui semblent doux et agréables parce qu’elle ne voit pas la bête immonde qui les souille et rend impure l’âme, l’éloigne de son originelle ressemblance et la prive de la vie de la grâce. Tarde-t-elle à aller la purifier dans le sang avec la lumière de la très sainte foi ? Elle en reçoit la mort éternelle. […]
C’est avec grande patience que je les suppose et que je les conserve parce que je les ai aimés sans être aimés d’eux. Toujours ils me poursuivent avec leurs impatiences, leur haine et leur infidélité. Ils se sont mis à vouloir scruter, avec leurs yeux aveugles, mes desseins tout pétris de justice et d’amour. Mais ils voient ce qui l’est point parce que, celui qui ne se connaît pas lui-même, ne peut connaître en vérité ni moi ni mes justes actions. P 64 - 65 

CXLIV. De la providence de Dieu envers ceux qui n’ont encore qu’un amour imparfait.

Sitôt les portes ouvertes, voici s’ouvrir les guichets des sens qui sont des instruments reliés à l’âme. Tu vois donc comment les désirs déréglés de l'homme qui a ouvert ses portes vont répondre avec ces organes : tous les sons, c’est-à-dire toutes ses actions, seront altérés et mauvais. L’œil n’offre plus que de la mort puisqu’il s’est mis à regarder les choses mortes d’une manière déréglée, ce qu’il ne doit pas. Avec sa légèreté, sa coquetterie, avec ses œillades malhonnêtes il sera une cause de mort pour lui-même et pour les autres. Malheur à toi ! Ce que je t’ai donné, pour qu’en regardant le ciel et la beauté de ma créature, tu te sentes attiré vers moi et mes mystères, ne te sert qu’à regarder l’immondice et c’est ainsi que tu n'en retires que la mort. P. 66 - 67

CL. Des maux qui découlent de la possession ou du désir des richesses. 

Hélas ! Regarde, ma très chère enfant, la honte de ces misérables hommes avides de richesses et qui méprisent cette connaissance que la nature elle-même leur offre pour qu’ils s’élancent vers le suprême et éternel bien ! Les philosophes ne la méprisaient pas qui, pour amour de la science, repoussaient les richesses comme un empêchement ! Mais les avides font un dieu des richesses. La preuve en est que leurs lamentations éclatent quand ils les perdent et non point quand ils me perdent, moi, l’éternelle et suprême richesse. Or, tu peux observer que tous les maux sortent de ce désir déréglé, de cette volonté de richesse. […]
Incapables de voir que ce n’est pas leur vertu qui les leur a fait acquérir et posséder mais que c’est de moi, seul, qu’ils les tiennent, toute leur confiance repose, désormais, sur eux et non plus sur moi. Mais cette confiance est vaine : parfois, ils perdent ces biens pendant qu’ils vivent (ainsi l’exige ma providence et leur salut), parfois c'est la mort qui les leur fait abandonner. C’est alors, qu’ils connaissent combien elles appauvrissent et tuent les âmes ! L'homme devient cruel pour lui-même, elles le privent de la dignité de l’infini et le rendent fini : son désir, qui devrait être uni à moi, bien infini, il l’a uni aux choses finies. Il ne sait plus ni goûter ni savourer la vertu, il n’apprécie plus le parfum de la pauvreté, il perd la maîtrise de soi-même. Il devient insatiable parce qu’il n’aime que ce qui est moins que lui. Toutes les choses créées sont faites pour l'homme pour qu’elles le servent et non point pour qu’il devienne leur esclave. L’homme ne doit servir que moi : sa fin.
À combien de périls, à combien d’épreuves pénibles se soumettent les hommes, aussi bien sur terre que sur mer, pour acquérir de grandes richesses, pour revenir chez eux et jouir des plaisirs et des honneurs ! Mais comme ils se soucient peu d’acquérir la vertu, de supporter la souffrance, véritables richesses de l’âme ! Ils ont noyé dans les richesses leur cœur et leur volonté qui ne devraient servir que moi, et leurs gains illicites chargent leur conscience. Vois la misère de ces esclaves : ce qu’ils servent n’est point stable mais changeant. Riches aujourd’hui, demain ils sont pauvres ; aujourd'hui au pinacle, demain dans la poussière ; craints et honorés, les voici devenus la risée du Monde parce qu’ils ont perdu leurs biens, les voici impitoyablement couverts de honte et de reproches puisque ce sont les richesses qui les faisaient aimer et non leurs vertus. S’ils s’étaient fait aimer pour leurs vertus, ni le respect ni l'amour ne leur seraient enlevés : ce sont les biens temporels qu'ils auraient perdus mais non point les biens spirituels. Oh, que ces poids sont lourds dans leur conscience ! Si lourds qu’ils ne peuvent ni courir en cette vie ni passer par la porte étroite. Ma vérité a dit : qu’« il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans la vie éternelle ». P. 68 - 70

Lettres 

Ces lettres s'adressent à des princes et des valets, des religieux et des prostituées, des rois et des pontifes. Elles révèlent son désir d’obéissance absolue à Jésus-Christ et l’imitation de Jésus qu’elle prône en se baignant dans le sang de l’Agneau, ce sang versé pour nous. A la lire, en écho, revient la phrase de Hadewijch d’Anvers : « Je souffre, je tends au-dessus de moi-même, j’allaite avec mon sang ce qui naît en moi. »
Surtout, elles mettent en avant l’amour que Catherine avait des hommes et des femmes, ses prochains, ses enfants et particulièrement, de ceux qui l'avaient entourée et suivie sur son chemin, d’un hôpital à l’autre, d’un pestiféré à un mourant, ou de Sienne en Avignon, eux : sa « famille » sa « belle brigade » et qui l’appelaient « Maman ». P. 74

La mort de sainte Catherine 

Ayant été cette très fidèle épouse de Jésus-Christ, gisante pendant huit semaines sans pouvoir se dresser, affligée d'innombrables et indicibles douleurs, elle en vint au point de ressembler à la peinture d’un cadavre. Je parle du buste et des membres mais non pas du visage qui, jusqu’au moment de la sépulture, demeura angélique et empreint d’une grande dévotion. Plusieurs jours avant sa mort, son corps était devenu tellement inerte, particulièrement depuis la ceinture jusqu’aux pieds, qu’elle ne pouvait plus se retourner toute seule. […]
Manifestement elle subissait un grand siège de la part des démons. Elle soutint ce cruel combat pendant plus d’une heure et demie faisant de mystérieux mouvements avec les yeux et tout le visage. La moitié de ce temps de douleur se passa dans le silence. C’est alors qu’elle commença à parler et à dire; « Peccavi Domine, miserere mei. » Elle répéta ses mots près de soixante fois. Chaque fois elle levait un bras et le laissait retomber en frappant le lit sur lequel elle était étendue.  Enfin elle changea et prononça plusieurs fois « Dieu, aie pitié de moi, ne permets pas que je t’oublie. » Parfois elle disait aussi : « Dieu, viens à mon secours ! Seigneur, dépêche-toi de m’aider. » Ce disant elle n’agitait plus le bras. Elle varia ainsi plusieurs fois ses paroles qui toutes étaient remplies de piété et d’humilité. Parfois, avec une sainte audace et comme une réponse, elle dit: « Vaine gloire non mais véritable gloire dans le Christ crucifié. »
Le temps que j'ai dit s'étant écoulé, brusquement, tout son visage se transfigura et de sombre et ténébreux qu’il était, il devint tellement angélique, tellement joyeux, empreint d’une si agréable sérénité, que le regarder était joie. Ses yeux qui, peu d’instants avant, semblaient tristes et éteints, s’éclairaient maintenant, brillants et Joyeux. Il semblait vraiment qu'elle fût enfin sortie de quelque abîme, ce qui adoucissait un peu la douleur de tous ses fils qui, le cœur brisé, l’entouraient, affligés comme chacun peut le penser. Mais chacun la jugea à ce moment libérée miraculeusement de toute infirmité. […] 

Elle parvint ainsi à la fin tant désirée, toujours en priant. Elle disait : « Seigneur, tu m’appelles pour que je vienne à toi et moi, je viens à toi, non certes à cause de mes mérites mais seulement grâce à ta miséricorde. C’est elle que je te demande au nom du sang très doux de ton fils. Elle s’écria plusieurs fois : « Du sang, du sang. » puis, en disant d'une manière très douce : « Père, dans tes mains je remets mon âme et mon esprit », inclinato capite, emisit spiritum. 
C’était le dimanche, jour de Saint Pierre, martyr de son ordre, aux environs de l’heure de sixte. Et nous gardâmes ce précieux corps jusqu’au soir du mardi. Il était si clair, si plein de grâce, si angélique, si parfumé* ; ses bras, ses mains, ses doigts, ses pieds, son cou et tous ses membres étaient si souples qu’il semblait, qu’à l’instant seulement, cette âme sainte en fut sortie. 
Deo gratias
Amen 

D’après Barduccio Canigiani, in Le Livre des dialogues. P. 88


* Cette description de la mort et de la conservation du cadavre de Sainte Catherine de Sienne, me fait fortement penser à l'épisode de la toute fin du très beau roman qui est à lire absolument : La Guerre de la fin du Monde, de Mario Vargas Llosa dans lequel, quand le Conseiller, le prophète mystique, décéda, lui aussi après n'avoir rien mangé pendant des mois, son cadavre, après sa mort, se conserva et était lumineux similairement et dont même la merde, sentait la rose !

À propos de ce livre : « Au début des années 1890, les paysans pauvres du Nordeste brésilien mènent des vies difficiles, entre famine, sécheresses et bandits. C'est alors que le Conseiller, un mystique itinérant qui parcourt depuis plusieurs décennies le Nordeste, converge avec ses fidèles, toujours plus nombreux, sur Canudos. Sur ces terres qu'ils s'approprient, le but est de bâtir une nouvelle Jérusalem, enclave contre la fin du Monde, que le Conseiller prédit pour 1900. Peu à peu, paysans, bergers, boutiquiers, cangaçeiros repentis, toute la 'lie' du Nordeste converge vers le Conseiller, perçu comme un véritable saint. Et chacun semble pouvoir trouver, dans cette communauté chrétienne, la rédemption, l'espoir et une dignité nouvelle. » Réf. Wiki

Revenons au livre : il est très émouvant de lire cette superbe description des souffrances corporelles et puis, de la mort de Sainte Catherine, surtout et particulièrement aujourd'hui, sept siècles plus tard… Car, aujourd'hui les corps et les cadavres, on les jette à la poubelle, tout simplement ! À voir come référence, ce qui c'est passé récemment avec l'épidémie du COVID (2021 - 2023) ! Alors, je ne crois pas que, qui que ce soit, décrirait ou pourrait décrire une telle scène d'agonie avec autant de justesse, de compassion, de tendresse, d'humanité et d'amour. Pour la vie et pour l'amour et pour la finalité et la survie du corps dans l'au-delà, dans l'après-vie… Nous ne sommes pas dans cette description dans la rationalité et la matérialité du corps et de la chair seuls et uniquement mais intensément, dans le lien fusionnel, indestructible et fondamental entre le Corps, l'Âme et l'Esprit, qui sont réunis, soudés, unis dans l'expérience mystique débordante et englobante de la mort.


– LIVRE : POST-SCRIPTUM DE MA VIE (I860), VICTOR HUGO

Il serait bien trop prétentieux de parler de ce petit livre, le dernier écrit par Victor Hugo car il y parle de toutes les choses importantes et essentielles à la Vie et je ne peux juste que copier-coller ces beaux extraits emprunts de sagesse, de justesse et de vie cosmique ; sans trop y ajouter de notes inutiles car tout est là ! Un grand merci à cet immense écrivain pour ces bons conseils de sagesse, je passe le témoin.

AVANT-PROPOS PAR FRANÇOIS L'YONNET


« Peu à peu l’horizon s’élève et la méditation devient contemplation puis il se trouble et la contemplation devient vision. » Victor Hugo, P 5 

II faut dire que la philosophie hugolienne est assez singulière. Elle ne procède pas par concept, comme le font d’ordinaire les philosophes mais par images, par de longues coulées imaginées… Elles jaillissent des profondeurs de l’esprit, tumultueuses et fulgurantes, s’entrechoquent, s'opposent, s’appellent, fusionnent parfois. L’auteur ne démontre pas, il montre, il fait voir. C’est une pensée picturale. Une pensée au pinceau. II dresse un tableau, celui de l’humanité prise dans le tout, entre ciel et terre et allant de l'avant, toujours plus loin. Il croit en l’humanité comme il croit en la science. « Pour bien voir l’homme, il faut regarder la nature ; pour bien voir la nature et l’homme, il faut contempler l'infini. » Sa religion est cosmique. P. 7


POST-SCRIPTUM DE MA VIE


Comme l’antique Jupiter d'Égine a trois yeux, le poète a un triple regard, l'observation, l'imagination, l'intuition. L'observation s'applique plus spécialement à l'humanité, l'imagination à la nature, l'intuition au surnaturalisme*. Par l’observation, le poète est philosophe et peut être législateur ; par l'imagination, il est mage, et créateur ; par l’intuition, il est prêtre et peut être révélateur. Révélateur de faits, il est prophète ; révélateur d'idées, il est apôtre. - Dans le premier cas, Isaïe ; dans le second cas, Saint Paul. P. 9

* Surnaturalisme, doctrine philosophique qui admet l'existence de phénomènes surnaturels.

Cette triple puissance inhérente au génie, c'est-à-dire à l'intelligence humaine sublimée, par la plus naturelle des illusions d’optique, l’a transférée à Dieu. De là, le trimourti, qui a précédé le triagme qui a précédé la triade, qui a précédé la trinité. De là l'immémorial et universel triangle mystique adoré à Delphes, à Saropta, à Teglath-Phalazar, gravé dans la grande syringe, sculpté il y a quatre mille ans au fond de l'Inde dans ces effrayants dedans de montagnes creusés en pagodes et qu'on retrouve à Palaquè, après l’avoir constaté à Bénarès. Mais, les fondateurs de religions ont erré, l’analogie n'est pas toujours la logique, le génie peut être trinité, sans que Dieu ait à subir cette limitation. Bossuet se trompe, l'homme seul est grand. Dieu n'est pas grand, il est infini. Le grand suppose une mesure possible. Premier, second, troisième, l’illimité ne connaît pas cela. L’absolu n’est pas plus borné par le nombre que par l’étendue. Intelligence, puissance, amour, intuition, imagination, observation : ce n’est pas Dieu, c'est l'homme. Dieu est cela et le reste. Dieu a une quantité infinie de facultés infinies. Vous êtes étranges de compter Dieu sur vos doigts. Philosophiquement et scientifiquement, on peut dire que, qui croit à la Trinité ne croit pas en Dieu. […]

Chose inouïe, c’est au dedans de soi qu’il faut regarder le dehors. Le profond miroir sombre est au fond de l’homme. Là est le clair-obscur terrible. La chose réfléchie par l’âme est plus vertigineuse que vue directement*. C’est plus que l’image, c’est le simulacre et dans les simulacres il y a du spectre. Ce reflet compliqué de l’Ombre, c’est pour le réel une augmentation**. En nous penchant sur ce puits, notre esprit, nous y apercevons à une distance d’abîme, dans un cercle étroit, le Monde immense. Le Monde, ainsi vu, est surnaturel en même temps qu'humain, vrai en même temps que divin. Notre conscience semble apostée dans cette obscurité pour donner l’explication. P. 9 - 11


*
L'idée du vertige ressenti lors de la plongée vertigineuse dans les réalités si profondes de l'âme et de l'esprit au sens vrai et strict du terme. 
** Développer l'idée du sur-réel présent dans l'Art ainsi que la présence de l'irrationnel (augmentation et transformation du ou des réels) dans mes peintures.

 

Tout à la fois ne nous est pas possible. L’incommensurable synthèse cosmique nous surcharge et nous accable. […]
Qu’est-ce que l’humanité ? C’est la partie de la nature insérée dans notre organisme. Et qu'est-ce que le surnaturalisme ? C’est la partie de la nature qui échappe à nos organes. Le surnaturalisme, c’est la nature trop loin. 
Entre l'observation qui regarde l'homme et l'intuition qui regarde le surnaturalisme, il y a la même différence qu'entre scruter et sonder. 
Mais expliquer la nature, ce n’est point la limiter ; classification et négation, c’est-deux. Il ne faut ni trop de Oui ni trop de Non. L’idolâtrie est la force centripète ; le nihilisme est la force centrifuge. L’équilibre entre ces deux forces, c'est la philosophie. 
Chose bizarre, l’idolâtrie et le nihilisme s’entendent sur un point : la limitation de la nature. P 12 - 13

Ne leur apportez pas de lumière nouvelle, leur Dieu est bâclé. Elles ont créé Dieu. Elles n'en veulent pas d’autre. Toute religion est l’abbé Vertot. C’est trop tard, mon Dieu est fait. De là, un résultat singulier. Dans les religions, ce qui fait défaut, c’est l’essence même de la foi, c’est le sentiment de l’infini. Ce qui manque aux religions, c'est la religion. L’illimité est toute la religion. La foi, c’est l'indéfini dans l’infini. Or, insistons-y, dans l'humanité telle qu’elle est encore, le caractère des religions, c’est l’absence d’infini. Elles parlent du ciel mais elles en font un temple, un palais, une cité. P. 14

C’est qu'un Dieu fini, c'est un Dieu commode. Le rayonnant en tous sens n'est point facile à manier. Mettez donc le soleil dans un ostensoir. P. 16

L’inquisition mit Tomaso Campanella en prison pendant vingt-sept ans et l’appliqua à la question sept fois et chaque fois, la torture dura vingt-quatre heures. Quel était son attentat ? Avoir affirmé que le nombre des étoiles est infini. Ainsi les religions en viennent à ceci que, devant-elles, l’infini est un crime. 
Aux yeux du nihilisme, l’infini n'est pas criminel, il est ridicule. On a entendu tout récemment en pleine académie savante cette parole caractéristique : « Arrêtons-nous, car nous tomberions dans les puérilités de l’infini. » Et cette autre : « Ceci n'est pas sérieux, c’est de la religion. » Et cette autre « Les penseurs rejettent le surnaturalisme. » P. 18

L’âme dans l’homme est une inquiétude ; l’infini hors de l'homme est un appel. L’infini s’ouvre, l’âme entre. Entrer, c’est marcher ; entrer, c'est voler ; entrer, c’est planer. Qu'est-ce cela ? C’est du désordre. Demandez à la cage ce quelle pense de l’aile. La cage répondra : l’aile, c’est la rébellion. P. 20

Je plains les affirmateurs contre l'inconnu (Cuvier). Il leur arrive de ces aventures. 

La nature existe seule et contient tout. Tout Est. Il y a la partie de la nature que nous percevons et il y a la partie de la nature que nous ne percevons pas. Pan a un côté visible et un côté invisible. P. 23

Vous n’avez pas voulu voir le visage de l'inconnu, vous verrez son masque. Magie noire et blanche, sorcellerie, chiromancie, cartomancie, nécromancie, tout cela n'est pas autre chose que de la science dévoyée, tombée en chimère par défaut de responsabilité. Ce qu'on rejette injustement, hors de la pensée, se réfugie dans le rêve*. De ce qu'un fait vous semble étrange, vous concluez qu’il n'est pas. C’est hardi. Les mandarins, seuls, ont de ces vaillances-là. Mais toute la science commence par être étrange. La science est successive. Elle va d’une merveille à l’autre. Elle monte à l'échelle. La science d’aujourd’hui semblerait extravagante à la science d’autrefois. Ptolémée croirait Newton fou. P. 26

 

* Oui, les choses enfouies, cachées, méprisées, interdites, immorales selon la ou les religions et morales de certaines époques de l'histoire de l'humanité sont toujours limitatives et non englobantes. Et toutes ses énergies et savoirs puissants, sauvages et salutaires ressortent dans les rêves individuels (sexualité et désirs) ou dans l'inconscient collectif : constructions de Temples, de Pyramides, de Sanctuaires ou de Cathédrales ! Et puis bien entendu dans l'art individuel des artistes libres, furieux et non conventionnels !

Somme toute, qu'on le sache, science et religion sont deux mots identiques ; les savants ne sen doutent pas, les religieux non plus. Ces deux mots expriment les
deux versants du même fait, qui est l’infini. La Religion-Science, c'est l’avenir de l’âme Humaine. P. 29

L'observation donne Sedaine. L'observation plus l'imagination, donne Molière. L'observation plus l'imagination, plus l'intuition, donne Shakespeare. Pour monter sur la plate-forme d’EIseneur pour voir le fantôme, il faut l'intuition. P. 30

Nous l’avons rappelé, vingt-sept années de cachot, sept fois vingt-quatre heures de brodequin et de chevalet n'ébranlèrent point Campanella. L’intuition fut plus forte que la torture. Aux trois facultés signalées plus haut et dont nous avons indiqué d’abord l’accouplement puis, le groupe, correspondent trois familles d’esprit : les moralistes, limités à l’homme, les philosophes, qui combinent l’homme avec le monde sensible, les génies, qui voient tout. 
Pour comprendre ce qui manque à Molière, il faut lire Shakespeare. Pour comprendre ce qui manque à Sedaine, à l’abbé Prévost, à Marivaux, à Le Sage, à La Bruyère, il faut lire Molière.
En art comme en toute chose, une certaine nuance - un abîme - sépare l’excellence de la grandeur. À la Trippenhausen d’Amsterdam, vous voyez, en entrant, un vaste tableau d'un maître dont le nom m’échappe, c’est excellent. Vous applaudissez. Tournez-vous, voici la Ronde de nuit, c’est Rembrandt. Vous poussez un cri. Le grand est là. L’excellent s’évanouit. Vous ne pouvez même plus regarder l’autre peinture. Le grand, dans les arts, ne s’obtient qu'au prix dune certaine aventure. L’idéal conquit est un prix d’audace. Qui ne risque rien n'a rien. Le génie est un héros. P. 34 - 35

Pour bien voir l’homme, il faut regarder la nature ; pour bien voir la nature et l'homme, il faut contempler l’infini. Rien n'est le détail, tout est l’ensemble. À qui n’interroge pas tout, rien ne se révèle*. P. 36 


*
Très belles et très inspirantes phrases, Il faut être toujours curieux et aller chercher partout pour voir et découvrir le fond même des choses et de l'ensemble de la Vie : « Il faut chercher mon vieux ! » (réf. J-L Godard dans Prénom Carmen…)

Mais prendre pour Dieu l’homme, c’est la même méprise que prendre pour univers la terre. Vous mettez le grain de cendre si près de votre prunelle qu’il vous éclipse L'infini. 
Les choses sont les pores par où sort Dieu. L’univers le transpire. Toutes les profondeurs le font paraître à toutes les surfaces. Quiconque médite voit le créateur perler sur la création. La religion est la mystérieuse sueur de l'infini. La nature sécrète la notion de Dieu. Contempler est une révélation, souffrir en est une autre. Dieu tombe goutte à goutte du ciel, et larme à larme de nos yeux. À quoi bon s’il n’était pas là comme fin ?
Fin, c'est-à-dire but. 
On croit que fin signifie mort. Erreur. Fin signifie vie. 
L’existence terrestre n'est autre chose que la lente croissance de l'être humain vers cet épanouissement de l’âme que nous appelons la mort. C’est dans le sépulcre que la fleur de la vie s’ouvre. P. 37 - 38

Voici le vrai nom de l’Être : Tout Un. Le labyrinthe de l’immanence universelle a un réseau double, l’abstrait, le concret mais ce réseau double est en perpétuelle transfusion ; l’abstraction - se concrète, la réalité s’abstrait, le palpable devient invisible, l’invisible devient palpable, ce qu’on ne peut que penser naît de ce qu’on touche et de ce qu’on voit, ce qui végète se complique de ce qui arrive, l'incident s’enchevêtre au permanent ; il y a de la destinée dans l’arbre, il y a de la sève dans la passion ; il est probable que la lumière pense. Le Monde est une pile de Volta et en même temps est un esprit ; le Nil et l’Ens s’abordent et s’accouplent ; de l’immatériel au matériel la fécondation est possible ; ce sont les deux sexes de l’infini ; il n y a pas de frontières ; tout s’amalgame et s’aime ; flux et reflux du prodige dans le prodige ; mystère, énormité, vie.
Ô destinée ! Ô création ! 
La mère pleure, l’enviant crie, la bête fauve gémit ou rugit, ce qui est gémir, l’arbre frissonne, l’herbe frémit, la nuée gronde, le mont tressaille, la forêt murmure, le vent se lamente, la source larmoie, la mer sanglote, l’oiseau chante. On naît, c'est pour souffrir ; on vit, c'est pour souffrir ; on aime, c’est pour souffrir ; on travaille, c’est pour souffrir ; on est beau, c’est pour souffrir ; on est juste, c’est pour souffrir ; on est grand, c'est pour souffrir. La volonté aboutit à un ajournement, l’utopie ; la science aboutit à un doute, l'hypothèse. […]
De jouissance point et pour personne. La tyrannie est lourde aux tyrans ; la bonté est amère aux bons. L’ingratitude, quel fond de calice ! Aucune chose ne s’ajuste à nous ; on n’entre jamais tout à fait dans la place où l’on est ; on ne reconnaît son moule dans aucun des creux de la vie ; on a toujours du trop ou du moins ; toute patrie est un exil, tout exil est une patrie ; ailleurs semble toujours préféré à Ici ; nos plus grandes plénitudes sont le vide. Une seule sérénité est possible, celle de la conscience. Il y a du nuage sur tout le reste. Obscurité majestueuse ! Et pourquoi s’étonner et se plaindre et que demandez vous, mourir étant dû à l’homme ! 
Qu’est-ce qu’il vous faut donc ? P 40 - 41 

L’héroïsme est une affirmation religieuse. Quiconque se dévoue prouve l'éternité. Aucune chose finie n'a en elle l’explication du sacrifice. 

L’essai de comprendre, c’est là toute la philosophie. La création est un palimpseste à travers lequel on déchiffre Dieu. Le grand obscur se dérobe mais veut être poursuivi. L'énigme, cette Galatée formidable, fuit sous les prodigieux branchages de la vie universelle mais elle vous regarde et désire être vue. Ce sublime désir de l’impénétrable, être pénétré, fait éclore en vous la prière.* P. 45 - 46


* Notes sur les rapports du public avec mon travail, enchevêtrements, désirs, fusion… et la prière bien évidement !

Les apocalypses viennent de là. Vous pouvez retrancher ceci au philosophe mais vous ne le retrancherez pas au poète. Depuis Job jusqu'à Voltaire, tout poète a sa part de vision. Une certaine grandeur sidérale est attachée à cette folie. Dans cette démence auguste, il y a de la révélation. Être ce visionnaire possible et cependant rester le sage, c’est à cette faculté surhumaine qu’on reconnaît les suprêmes esprits. P. 47

Et l’on peut affirmer que c'est Shakespeare qui parle quand Hamlet dit : - « Horatio, il y a sur la terre et dans le ciel plus de choses que votre philosophie n'en a rêvé. » […]

Ô vous que j’aime, ne vous affligez pas de ce cri que je pousse vers l’attente suprême, ne vous attristez pas de cette impatience car j’ai la foi que c’est dans l’infini qu’est le grand rendez-vous. Je vous y retrouverai sublimes et vous m’y reverrez meilleur. Et nous nous y aimerons comme sur la terre et en même temps comme au ciel, avec le redoublement mystérieux de immensité. La vie n'est qu'une occasion de rencontres ; c’est après la vie qu'est la jonction. Les corps nom que l’embrassement, les âmes ont l'étreinte. Vous figurez-vous, ô mes bien-aimés, ce divin baiser de l’azur quand il n’y a plus dans le moi que de la lumière ! […]
Point de relâche, faisons selon nos forces, et au-delà de nos forces. Où y a-t-il un devoir ? Où y a-t-il une lutte ? Où y a-t-il un exil ? Où y a-t-il une douleur ? Courons-y. Aimer, c'est donner ; aimons. Soyons de profondes bonnes volontés. Songeons à cet immense bien qui nous attend, la mort. P. 48 - 50


– LIVRE : RÂDHÂ AU LOTUS, TARA SHANKAR BANERJI, RÂI KAMAL

Très beau petit livre de nouvelles bengalaises.

Un long moment passa. « Qu’il en soit ainsi, belle-sœur, dit Kamal. Tu as raison si ton moi veut se noyer aux pieds de l’Image, il faut le faire pour de bon. Pourquoi appeler les amis et leur tendre la main pour qu’ils me repêchent ? Tu as raison. » « A partir d’aujourd’hui, ma langue est coupée », dit Kâdou. 
Ce jour marqua le début d’un nouveau chapitre dans la vie de Kamal. Elle se voua complètement au culte de l’Image. Même Kâdou fut effrayée de la conduite de KamaL 
Elle lui dit un jour : « Est-ce que je peux te dire une chose ? 
- Quoi ? 
- Tu ne te fâcheras pas ? »
Kamal ne répondit pas, elle se contenta de sourire.
Kâdou prit ce sourire pour une réponse et, pleine d’espoir, elle lui dit : « Abandonne cette voie. Tu deviendras folle. »
- Le visage de Kamal pâlit. « Ne détruis pas la maison de mon espoir. » P. 97


– CITATION DE D.H. LAWRENCE (source inconnue)

« Nous avons presque entièrement perdu la conscience sensuelle ou conscience des sens et la connaissance des sens des anciens, qui étaient très développées et complexes. Il s'agissait d'une connaissance très profonde à laquelle on accédait directement, par l'instinct et l'intuition, comme nous le disons et non par la raison. Ce n'est qu'en saisissant un peu le fonctionnement de l'esprit des anciens que nous pouvons apprécier la "magie" du Monde dans lequel ils vivaient. Les hommes sont bien plus idiots aujourd'hui car ils se dépouillent de leurs réactions émotionnelles et imaginatives et ne ressentent plus rien. Le prix à payer est l'ennui et la mort. Nos processus de pensée sans âme ne sont plus une vie pour nous. »


– ÉMISSION DE RADIO : LA LUMIÈRE ET LA COULEUR SELON CHAGALL, PAR VÉRONIQUE VILA, CAMILLE RENARD , FRANCE CUTURE, 31 MARS 2020

« Celui qui possède la couleur crée une seule religion, la religion de l'amour et de l'humanisme. » Il y a 35 ans mourait le peintre Marc Chagall. Ecoutez-le, depuis une Provence lumineuse, parler de sa découverte de la couleur, à son arrivée en France, en 1910, le jeune peintre russe (de l'actuelle Biélorussie), vient chercher, en France, la couleur et la lumière. À Nice, en 1952, entouré de la lumière provençale, il revient sur la constitution de son style onirique et coloré. 

« Depuis ma naissance, je regardais tout le temps le ciel, les nuages… Je regardais toujours, par la fenêtre, les nuages. Et c’est peut-être pour ça que j’étais attiré vers les vitraux, parce que c’est de la fenêtre que la couleur est venue. Il me semble toujours que quelque chose de divin vient de la fenêtre. C’est pour ça que j’ai tant de fenêtres dans mes tableaux. Je suis arrivé de ma Ville natale de Vitebsk, en France avec un seul but : voir une couleur, nouvelle, inconnue. Une couleur qui serait comme un rayon de liberté, source et fondement de l'Art. J'aurais pu rester dans ma pauvre ville natale, sans droit sous le Tsar. Je me serai noyé dans mes marrons et mes gris. Couleurs qui n'auraient rien à voir, en général, avec les marrons et les gris de Daumier ou de Corot. La couleur d'un Le Nain ou d'un Chardin me semble hautement pure. Et ce qui fut plus essentiel encore, fut de découvrir, en quoi consistait cette pureté de la couleur. C'est d'apercevoir les tons justes, telle une règle d'or en musique, qui servirait de clé au développement de ta propre personnalité la plus absolue, dans sa diversité nationale et internationale. Presque toute ma vie s'est passée, ici, sur la Terre de France mais, je n'ai rien renié. Ici, dans le midi, j'ai vu pour la première fois les fleurs. Il m'a semblé qu'elles ont transformé ma palette. Que veut dire, aujourd'hui, la couleur de l'âme ou sa vérité colorée ? Mais toutefois, il n'y a pas de meilleurs endroits qu'en France, pour parler de cela. Je peux sortir en plein champ, parler des problèmes de l'Art, de la liberté, de la poésie, des couleurs et des lignes, des zigzags et des courbes de ton propre esprit. Quelque chose, dans cette nature, prête l'oreille et comme un lointain écho, te répond. Ainsi, la France devient comme tel un temple où ses créateurs créent, chacun, leur religion. Mais celui qui possède la couleur, créer une seule religion, la religion de l'amour et de l'humanisme. » 

 

– DEUX LIVRES DE JACK LONDON : UNE FEMME DE CRAN ET AUTRES NOUVELLES

Je dois bien avouer ma méconnaissance totale de l'œuvre de London, que j'ai dû lire étant enfant mais que je n'avais pas relu depuis. Récemment, une connaissance étant venue à l'atelier m'en avait recommandé la lecture et j'ai acheté ces deux petits recueils de nouvelles. J'ai lu les premières, comme des récits d'aventure dans le Grand Nord, passionnants mais sans trop y trouver que des actes héroïques et aventureux 'into the wild' mais que j'ai pensé, sans vraie grande profondeur, ni correspondance avec mes préoccupations intimes d'artiste. Et puis, j'y ai cependant souligné quelques phrases et extraits au fur et à mesure de la lecture et des substantifiques pensées et réflexions, surgirent et affleurèrent à ma conscience ; ainsi, comme un état d'âme qui reviendrait de loin (peut-être des réminiscences de l'époque où j'élevais des chevaux et vivait tout seul dans ma ferme, 100 % dans la nature !), un état d'être avec des règles de vies puissantes et évidentes, des conseils de vie aussi, des bribes de sagesse, presque… et même tout à fait exactes et profondes et qui enrichissent notre manière de voir et d'accompagner l'ensemble de notre vie. De la naissance à la mort ; des périodes de la jeunesse, à la maturité et à la vieillesse et toutes les rencontres avec le Vivant, qui est toujours présent, dans ces récits, non pas magnifié, choséifié, quantifié mais décrit sans masques et sans fioritures, présent, tout bonnement dans ses dimensions inviolables et inaltérées. Ça se passe dans les années 1890, lors la rué vers l'or dans le Klondike (au Canada dans le Yukon) et beaucoup de films westerns en ont été inspirés. C'était alors, en quelque sorte une époque charnière, comme l'est en quelque sorte, la nôtre aujourd'hui. Pour London, c'était bien sûr les Peuples et les Culture des Amérindiens qui disparaissaient, vitesse grand V, devant ses yeux et pour nous ; alors que la plupart des amérindiens ont disparu et que seuls, quelques-uns, quelques tribus ont survécu, vaille que vaille et bien 'amochés' ; c'est, aujourd'hui, l'ensemble de toute la Nature avec un grand N et de toutes les Cultures Indigènes, qui disparaissent. Et tout est pollué et abimé dans son entièreté, sa globalité, le Monde étouffe sous l'ignominie et la rapacité de l'homme (sans grand H, bien évidemment). La liste et les inventaires seraient trop longs et inappropriés à faire ici. Voici donc, quelques petits extraits choisis de ces touchantes nouvelles, nous inspirant, pour changer nos manières de vivre et de mourir où les deux à la fois, dignement et sans faire trop de bruit. Il faut, parfois, se contenter mais pleinement, du Silence et de la Beauté accompagnatrice de la Nature ! 

KEESH, FILS DE KEESH

« […] Depuis que tu as abandonné le Corbeau pour adorer le Loup, tu crains le sang et tu communiques cette peur à ton peuple. Ce n’est pas bon. Car, note bien, lorsque j’étais un enfant de l'âge de Kitz-noo, il n'y avait aucun Blanc à travers tout le pays. Mais les Blancs sont arrivés les uns après les autres et maintenant on ne les compte plus. Et c’est une race qui s’agite sans cesse et ne se satisfait jamais de se reposer près du feu le ventre plein en attendant que le lendemain leur apporte sa part de nourriture. On dirait qu’une malédiction les accable et qu’ils ne peuvent s’en libérer que par le labeur et les épreuves.* » P. 36, 37


* Belle description de l'envahissement des américains blancs, s'étant déroulé donc, selon ce témoignage, en moins d'une génération et pendant ce tout petit laps de temps, ils ont pu tout domestiquer, tout exploiter et tout détruire. On pense, bien sûr, cinq cents ans plus tôt, à son équivalence lors des conquêtes espagnoles dans les Amériques Centrale et du Sud, en peut-être même moins de temps que ça pour certains endroits… Il semble vrai qu'une espèce de malédiction accable l'Occident, qui semble toujours être systématiquement et mécaniquement, dans un déséquilibre perpétuel et que ses individus, ne peuvent plus, effectivement, se reposer tranquillement autour du feu !

OÙ BIFURQUE LA PISTE 

- « Enfer et damnation ! » L’imprécation vint lentement aux lèvres de Hitchcock avant d'éclater d’une manière qui trahissait la stupéfaction et la sympathie. 
« De sorte que nous sommes au point où bifurque la piste, toi et moi, reprit-elle calmement et je suis venue pour qu’on puisse se voir encore une fois, une dernière fois. » 
Elle était issue d’une lignée primitive, et primitives avaient été son existence et ses traditions. Aussi envisageait-elle la vie avec stoïcisme et considérait-elle le sacrifice comme faisant partie de l’ordre naturel des choses. Les puissances qui régissent le jour et la nuit, la crue et le gel, l’éclosion des bourgeons et le dessèchement des feuilles, étaient courroucées et exigeaient un acte propitiatoire*. Elles réclamaient celui-ci de multiples façons : la mort dans l'eau funeste à travers la traîtresse croûte de glace, sous la patte du grizzly ou suite à la maladie débilitante qui s’abat sur un homme dans sa cabane et le fait tousser jusqu’à ce qu’il exhale son dernier souffle par la bouche et les narines. Les puissances recevaient pareillement les sacrifices*. C’était une seule et même chose. Le sorcier connaissait intimement les pensées de ces puissances et choisissait de manière infaillible. C’était parfaitement naturel. La mort survenait de multiples manières et pourtant tout cela était la même chose au bout du compte : la manifestation d’une volonté toute-puissante et impénétrable**. P. 60  


*
Tous les peuples premiers, les peuples racines, aux croyances animistes 'pré-religieuses', savaient que tout était lié à tout. Ils avaient pour cela, des rites, des prières, des totems et des rituels propiatoires dont les dernières scories ; on peut penser en Europe, aux dieux grecs etc... ont été figées et syncrétisées dans les nouvelles religions monothéistes mais dont l'énergie primaire et essentielle, avait disparue… Car il était alors besoin d'intermédiaires et d'architectures imposantes : églises, temples, monastères etc. pour finalement et ultimement arriver à communiquer avec Dieu ! Or, les puissances de la Nature ne demandent que l'éveil à celle-ci, un peu comme le Buddha...
** L'esprit Wakan Tanka*, le Grand Esprit, est effectivement présent, uniformément, dans toutes les tribus des peuples amérindiens. C'est une présence qui est mystérieuse mais bien réelle et que, seuls les chamans, pouvaient rencontrer et en dévoiler les mystères, lors des transes chamaniques, omniprésentes également, dans toutes ces cultures amérindiennes. 
* Son sens est proche de « Grand Mystère », Wakan Tanka faisait référence à une organisation d'entités sacrées dont les desseins étaient mystérieux, d'où le sens de « Grand Mystère ». Il est compris comme le pouvoir ou le sacré qui réside en tout, rappelant les notions animistes ou panthéistes. (Réf. Wiki)

UNE FEMME DE CRAN

« La Vie est une chose étrange. J’ai beaucoup réfléchi et longuement médité sur ce sujet et chaque jour, son étrangeté ne diminue pas mais s’accroît. Pourquoi cette soif de Vie ? C’est un jeu auquel personne ne gagne. Vivre, c’est peiner et souffrir, jusqu’à ce que la Vieillesse s’attaque sournoisement à nous et que nous laissions tomber nos mains sur les cendres froides de feux éteints, la Vie est dure. C’est dans la douleur que le bébé aspire sa première bouffée d’air, dans la douleur que le vieillard exhale le dernier soupir et chaque jour est rempli de souffrance et de malheur. Et pourtant l’homme titubant, avance vers les bras ouverts de la Mort sans cesser de regarder en arrière et de lutter jusqu’au dernier instant. La Mort est douce. C’est la Vie et les choses de la Vie qui font mal. Et pourtant, nous aimons la Vie et haïssons la Mort. C’est vraiment étrange. P. 97

LA LOI DE LA VIE 

Qu’était-ce donc ? Oh, les hommes en train d'arrimer le chargement des traîneaux et de serrer les sangles. Il écoutait, lui, qui bientôt n’écouterait plus. Les coups de fouet fusaient et cinglaient les chiens. Quels gémissements ! Comme ils détestent le labeur de la piste ! Les voilà partis ! L’un après l’autre, les traîneaux s’ébrouaient et plongeaient lentement dans le silence. Les voilà partis. Ils étaient sortis de sa vie et il se retrouvait, maintenant, seul face à la cruauté des derniers instants. Non ! La neige craqua sous un mocassin ; un homme se tenait à côté de lui, une main se posait doucement sur sa tête. Son fils était bon de faire cela. Il se rappela d’autres vieillards dont les fils ne s’étaient pas attardés ainsi. Mais son fils l’avait fait. II s’égara dans ses souvenirs jusqu’à ce que la voix du jeune homme le ramène au présent. 
« Est-ce que c’est bon pour toi ? » demanda-t-il. 
Et le vieil homme répondit : « C’est bon*
- Il y a du bois à côté de toi, continua le jeune homme et le feu flambe. La matinée est grise et le froid s’est adouci. Il va bientôt neiger. Il se met à neiger. P. 109

 

* Cette scène est très émouvante et doit tous nous toucher au plus profond de nous-mêmes car nous avons tous accompagné nos ainés ou nos amis à l'approche de leur mort et en avons-nous fait assez pour les soulager lors des derniers instants et puis après ? Avons-nous laissé assez de fagots de bois pour le feu ? Il faut être là, présent, autant que l'on peut !

La mesure de sa vie se confondait, maintenant, avec une poignée de fagots. Un par un, ils iraient alimenter le feu et de même, pas à pas, la Mort s’approcherait de lui. Une fois que le dernier morceau aurait fini de dégager sa chaleur, le gel commencerait à reprendre vigueur. Ses pieds céderaient d’abord, puis ses mains, et l'engourdissement gagnerait lentement le corps tout entier. Sa tête tomberait en avant sur ses genoux et alors, le temps du repos serait venu. C’était facile. Tout homme doit mourir*. P. 110


* Oui, bien sûr mais c'est bien plus facile à dire qu'à faire car on s'accroche tous à la vie. Toutes ces descriptions du vieil homme laissé à l'abandon, seul dans la forêt, n'est pas sans rappeler cette belle scène similaire dans le film japonais : La Ballade de Narayama, dans lequel le fils emmène aussi sa mère sur la montagne des ancêtres, afin qu'elle ne soit plus une bouche à nourrir pour la collectivité, film très émouvant, comme ses scènes avec le vieil indien, aveugle, isolé, au coin du feu pour lequel, il n'a que quelques branches pour l'alimenter et se défendre des loups qui le guettent et l'achèveront…

Koskoosh remit un morceau de bois dans le feu et se remémora un passé plus ancien encore. C’était au temps de la Grande Famine, lorsque les vieillards étaient blottis, le ventre vide, près du feu et que s’échappaient de leurs lèvres, de vagues traditions des jours anciens où le Yukon avait coulé entièrement libre pendant trois hivers puis, était resté pris par les glaces pendant trois étés. C’était au cours de cette famine qu’il avait perdu sa mère. Pendant l’été, la montaison des saumons n’avait pas eu lieu et la tribu attendait l’hiver et l’arrivée des caribous. L’hiver était venu mais pas les caribous. On n’avait jamais rien vu de tel, même de toute l’existence des plus âgés. Et cela faisait maintenant sept ans que les caribous ne venaient toujours pas ; les lièvres ne s’étaient pas reproduits et les chiens n’étaient que des paquets d’os. Et dans cette interminable obscurité, les enfants gémissaient et mouraient, ainsi que les femmes et les vieillards. Moins d’un membre de la tribu sur dix était encore là pour voir le soleil revenir au printemps. Ça, c’était une famine ! P. 114

Si seulement Sit-cum-to-ha s’était souvenue de son grand-père et en avait ramassé une plus grosse brassée, ses dernières heures auraient été plus longues. C’eût été facile. Mais elle avait toujours été une enfant négligente et elle avait cessé d’honorer ses ancêtres depuis le moment où le Castor, fils du fils de Zing-ha, avait jeté les yeux sur elle. Mais qu’importait ? N’avait-il pas fait de même dans l’ardeur de son jeune âge ? Il écouta un moment le silence*. Peut-être que le cœur de son fils s’adoucirait et qu’il reviendrait avec les chiens chercher son vieux père, pour l’emmener avec la tribu là, où abondent les caribous bien gras ? P. 118

Un museau froid lui pressa la joue et à ce contact, son âme revint brutalement au présent. Sa main plongea dans le feu et en retira un tison brûlant. Vaincue pour l’heure par sa peur ancestrale de l’homme, la brute recula en lançant un appel prolongé à ses semblables. Ils y répondirent avec avidité et bientôt un cercle de bêtes grises aux mâchoires écumantes se tapit tout autour. Le vieil homme entendit se rétrécir ce cercle. II fit tournoyer son tison et les reniflements se muèrent en grondements mais les brutes haletantes refusèrent de se disperser. Voici que l'une se faufilait en avançant le poitrail et bientôt, l'arrière-train puis, une deuxième et une troisième ; aucune ne reculait. À quoi bon s’accrocher à la vie ? se demanda-t-il, avant de laisser tomber dans la neige son bâton enflammé, qui grésilla et s’éteignit. Le cercle des bêtes grogna, hésitant mais sans céder d’un pouce. Une fois encore, le dernier combat du vieil orignal repassa devant les yeux de Koskoosh et il laissa retomber sa tête sur ses genoux avec lassitude. Qu’importait après tout ? N’était-ce pas la loi de la vie* ? P. 120


* Il y a cette réflexion sur l'instant de la mort qui serait, à la fois, la présence ultime et l'absence ultime, une espèce de feu d'artifice, d'arc-en-ciel et de vide abyssale ; peut-être, le plus grand paradoxe du vivant ? Quelque chose d'étonnamment beau, étourdissant, éblouissant, innommable, sublime et apeurant et terrifiant à la fois, du moins, c'est ainsi que je l'imagine… Et n'est-ce pas la loi de la Vie ?

 

– LIVRE : LA PISTE DES SOLEILS ET AUTRES NOUVELLES

LA PISTE DES SOLEILS

« Cette gravure, que signifie-t-elle ? Je ne comprends pas*. » 
Je regardai la gravure. Un homme, de visage absurdement méchant, la main droite pressée dramatiquement sur son cœur, tombait à la renverse sur le parquet. Lui faisant face, il y avait un homme tenant un revolver fumant, son visage était un mélange d’ange et d’Adonis. 
« Un homme est en train de tuer l’autre homme dis-je, conscient de mon propre embarras et de ma pauvre explication. 
- Pourquoi ? dit Sitka Charley (un amérindien).
- Je ne sais pas, avouais-je. 
- Cette gravure n’est qu’une fin, dit-il, elle n'a pas de commencement.  
- C'est la vie, dis-je. 
- La vie a un commencement**», fut son objection.
Pour le moment, je n'avais rien à dire ; mais ses yeux rencontrèrent la gravure suivante, une photographie d’un tableau quelconque Léda et le Cygne
« Cette gravure, dit-il, na pas de commencement, elle n’a pas de fin. Je ne comprends pas les gravures. » […]

 

* Il est bien sûr question, ici, du rapport que nous entretenons à l'image, selon que l'on vienne d'une culture ou d'une autre car cette lecture n'est pas universelle et les codes esthétiques ou signifiants, varient bien au-delà de ce que l'on pourrait le croire ou même le penser. Pour les occidentaux, la lecture d'une peinture semble évidente, elle décrit une scène, un paysage, un évènement mais pour un amérindien, par exemple, dans cette nouvelle, c'est juste quelque chose de figé et qui ne s'inscrit aucunement dans le flux de la vie. Arrêt sur le temps, ce n'est pas une image inscrite dans le flux vital mais un arrêt sur une image morte. 
** Quid du commencement ? Oui, où est le point Bindu ? Il manque donc, selon les dires de Sitka Charley, beaucoup de choses à l'Art Occidental qui est très limitatif et je ne peux qu'abonder dans son sens : où donc sont le commencement et la fin de cette histoire décrite ?

- Ce n’est pas la vie, dit-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Dans la vie, la petite fille meurt ou guérit. Quelle chose arrive dans la vie ? Dans les gravures, rien n’arrive. Non, je ne comprends pas les gravures.* » 
Il était certainement déçu. C’était son désir de comprendre tout ce que l’homme blanc comprenait et cette fois-ci, il n'y arrivait pas. Je sentis, aussi, qu'il y avait du dépit dans son attitude. Il ne pouvait manquer de me forcer à lui montrer où était la sagesse des gravures. Il avait un pouvoir remarquable de voir tout en images ; je le savais, depuis longtemps. Il voyait la vie en images, sentait en images** et pourtant, il ne comprenait pas des images qui avaient été vues par les yeux des autres et exprimées par eux sur une toile, avec de la couleur et des lignes. P. 11 - 13

"Moi aussi j'ai vu maintes images de la vie, dit-il, des images qui n'étaient pas peintes mais vues avec les yeux. […] J'ai vu beaucoup de fragments de vie, sans commencement, sans fin, impossibles à comprendre." P. 16


*
Il y a, bien sûr, pour les gens vivant dans la 'Vraie Vie', de la partialité et de la fragmentarité dans les images peintes, qui seraient non véritables et donc, fausses et mensongères puisque bien sûr, elles figent et cristallisent le temps à un instant donné T et de plus, en seulement deux dimensions plates, l'imaginaire encodée collectivement, faisant le reste. Alors que, paradoxalement, le cinéma, lui, a rouvert la dimension magique du Temps ! Je me permets, pour illustrer ce propos plus en détail, de citer cette anecdote vécue et décrite par le peintre George Catlin dans North American Indians, que je cite dans mon texte Influences II - Amériques

Il décida de peindre le portrait du chef Sioux Mah-to-chee-ga (Petit Ours) de profil et que ses congénères se raillèrent de l'artiste et du chef, parce qu'il lui manquait, de fait, la moitié de sa personne et qu'il était seulement un demi homme ! :

« Toute la tribu me considéra comme un "bon à rien". C'est la dernière peinture que j'ai peinte chez les Sioux et la dernière assurément, que je peindrai dans cette région ! Tellement énorme et alarmante avait été leur réaction à ce sujet, qu'on emballa au plus vite et dans la peur, tous mes pinceaux et que j'embarquais, dès le lendemain, sur un bateau à vapeur pour les sources du Missouri, très soulagé d'en être sorti vivant ! »

Tant il est vrai, l'Occidental ne s'en rend plus tellement compte, que toutes les peintures présentées dans les Musées ne sont que des conventions visuelles, esthétiques, religieuses, morales et sociales d'une partie du Monde et datées temporellement, ne disant pas grand chose aux autres parties du Monde… C'est, de facto, ce système de la peinture fenêtre, que je critique, décrie et conspue depuis des années…

** Il est vrai que certains êtres, comme certains artistes pensent et agissent dans et avec l'image plus que dans la pensée structurante et rationnelle. Peut-être que, sans aucun doute, l'image est beaucoup plus proche de la vie et de l'émotion que la pensée et le récit narratif ! Je me souviens d'avoir vue, lors d'une émission de TV, un écrivain français, célèbre ou pas, bien sûr de lui-même et des siècles de littérature française le poussant au cul… argumenter face à une actrice du porno Katsumi (livre : Ne dis pas que tu aimes ça, Céline Tran) pour lui affirmer mordicus, que le texte était beaucoup plus puissant et plus prégnant et fort érotiquement, que l'image ou le geste érotique ! donc que la pornographie en général… Et juste de voir la sémillante et frêle Katsumi face à lui, on avait tous compris, combien cette idée et cette pensée était complètement fausse et erronée. Moi qui suis artiste utilisant l'image au quotidien, je me permets de vous le dire et de vous l'affirmer ! L'IMAGE DOMINE LE VERBE, seuls les monothéistes en doutent mais les anciens sages, les animistes et les chamanes, le savent depuis toujours !

L’IMPRÉVU 

C’est chose facile que de voir ce qui saute aux yeux, de faire ce qui est prévu. La tendance de la vie individuelle est plutôt statique que dynamique* ; cette tendance devient propulsion grâce à la civilisation où on ne voit que ce qui est évident, où l’imprévu arrive rarement. Lorsque l’inattendu arrive cependant et qu’il amène de graves conséquences, les faibles succombent. Ils ne discernent pas ce qui nest pas facile à voir, ils ne peuvent pas agir contre l’inattendu, incapables qu’ils sont d’ajuster leurs vies bien réglées dans des ornières nouvelles et étranges. Bref lorsqu’ils arrivent au bout de leur ornière, ils meurent**. 
D'autre part, il y a des hommes qui s’arrangent à survivre, des individus entraînés qui échappent à la règle de l'évidence et de ce qui est prévu et qui ajustent leurs vies à toutes les règles étranges qu'elles peuvent rencontrer ou auxquelles elles sont forcées de s’assujettir. P. 45


* Il est vrai que notre quotidien est réglé par les répétitions de jours se succédant aux jours et des nuits aux nuits, parfois l'imprévu et l'inattendu arrivent, comme dans cette nouvelle où un mineur entre brusquement dans la cabane des chercheurs d'or et essaye de tuer tout le monde avec son fusil…
** C'est sans doute un des rôles principaux des artistes, d'aider les autres, non pas à sortir de leurs ornières, ce qui serait bien prétentieux mais, d'au moins les décrire ces ornières. Et puis aussi d'imaginer d'autres pistes, d'autres largeurs de chemins : des minuscules, de la taille d'un cheveu aux voies ayant la largeur des fleuves puissants et destructeurs. Le chemin ayant la dimension du cheveu est aussi destructeur et rénovateur mais seulement spirituellement. 
Il me revient un souvenir d'un jour de printemps à Montréal, au bord de la rivière, quand la glace craquait et cédait à la débâcle libératrice, sur le Saint-Laurent, chantant comme seules les rivières chantent le printemps en embarquant ces multitudes de glaçons à la mer et aux Baleines…

Tout à coup le silence fut déchiré par un bruit aigu, métallique. Elle cria, regardant du côté de la table : l’assiette était tombée. Hans soupira comme s’il sortait du sommeil. Le bruit de l’assiette les avait rappelés à la vie, dans un Monde nouveau. La cabine contenait ce Monde nouveau dans lequel il leur fallait vivre et se mouvoir : l'ancienne cabine avait disparu pour toujours. L’horizon de la vie était tout à fait renouvelé et étranger. L’imprévu avait jeté son sortilège sur la face des choses, changeant la perspective, jouant et jonglant avec la valeur des choses et mêlant la réalité et l’impossible en une confusion embarrassante*. P. 60


*
Il serait peut-être important que l'Art puisse jouer ce rôle de débourgeoisement, de déssillement, pour créer un nouveau mélange de "la réalité et de l’impossible" par sa force et sa présence cohésive, pour faire une espèce de dynamitage de l'esprit rationnel, en insufflant cette confusion et ce désordre, à qui de droit ! Un peu de folies jubilatoires et même, parfois, tragiques... À l'ombre des jeunes filles en fleurs…

– INTERVIEW TV | MARGUERITE YOURCENAR ET LE FÉMINISME | RÉSEAU DES MAISONS D'ÉCRIVAIN ET PATRIMOINE LITTÉRAIRE | 25/05/2023

 

Lors d’une interview en 1981, Marguerite Yourcenar face aux Mouvements Féministes (1981), Marguerite Yourcenar nous livre son avis sur le féminisme, dans un contexte bien éloigné d’aujourd’hui, où les combats militants se font face, Marguerite Yourcenar s’oppose au féminisme qui pense la femme en opposition de l’homme. Elle pense que les femmes sont prisonnières des circonstances sociales.
L’auteure nous rappelle d’abord qu’une femme est avant tout un être humain, et que la femme se comporte et vit de la même manière qu’un homme.
Elle explique que les femmes ont été désavantagées d’un point de vue légal pendant des siècles mais qu’elles ont tout de même joué un « rôle formidable », elle pouvait diriger les familles, les commerces d’un point de vue plus oral, mais à l’écrit le chef de famille restait l’homme. Elles encourageaient les écrivains et faisaient en quelque sorte les académiciens.
Elle explique être pour l’égalité salariale et pour la liberté féminine, mais elle n’appréciait pas l’opposition faite avec les hommes dans le féminisme. Dans l’interview, l’auteure s’oppose au féminisme qui pense la femme en opposition à l’homme en prônant l’idée d’une « fraternité humaine » proche d’un humanisme inter-sexe qui s’affranchit des logiques de groupe. Les femmes doivent se libérer de leur conditionnement, sans pour autant aspirer à ressembler aux hommes, qui ont une grande pression sur leurs épaules.
Elle fait remarquer les incohérences sur le féminisme dans la presse :

« On est un petit peu sidéré quand on voit certaines revues féminines. On voit un article brûlant en première page, nous disant que la condition des femmes est atroce, qu’elle devrait s’élever à une condition, à celle de l’homme et surtout ceci et surtout cela. On tourne la page et on voit sur un magnifique papier glacé une image de cosmétique, de soutien-gorge, de souliers à hauts talons et toute espèce de choses qui appartiennent au vieil arsenal de la femme objet. »
« J'ai de fortes objections au féminisme tel qu'il se présente aujourd'hui. La plupart du temps, il est agressif et ce n'est pas par l'agression qu'on parvient durablement à quelque chose. » 

« Ce qui m’inquiète dans le féminisme de nos jours, avec lequel je suis tout à fait d’accord quand il s’agit d’égalité des salaires à mérite égal, c’est l’élément de revendication contre l’homme, une tendance à se dresser contre lui qui ne me paraît pas naturelle et nécessaire et qui tend à établir des ghettos. Des ghettos, on en a déjà assez. » 

« Je crois d’ailleurs que l’amitié, comme l’amour dont elle participe, demande presque autant d’art qu’une figure de danse réussie. Il y faut beaucoup d’élan et beaucoup de retenue, beaucoup d’échanges de paroles et beaucoup de silences. Et surtout, beaucoup de respect. Par respect, j’entends le sentiment de la liberté d’autrui, de la dignité d’autrui, l’acceptation sans illusions mais aussi, sans la moindre hostilité ou le moindre dédain d’un être tel qu’il est. Il y faut aussi (ce qui n’est peut-être pas absolument nécessaire à l’amour et encore, qu’en sais-je ?) une certaine réciprocité. Dès qu’il y a sympathie (ce mot si beau qui veut dire "sentir avec"...) commencent à la fois l’amour et la bonté. » Marguerite Yourcenar
 

 

– ÉMISSION RADIO | AU MUSÉE DU QUAI BRANLY, PLONGÉE HALLUCINATOIRE DANS LES ARTS DE L'AYAHUASCA | LE GRAND TOUR | FRANCE CULTURE | 11.12.2023

 

Dans ce nouvel épisode, Marie Sorbier est à Paris pour nous faire visiter la nouvelle exposition du Quai Branly "Visions chamaniques - Arts de l'ayahuasca en Amazonie péruvienne" consacrée à ce breuvage hallucinogène et à l'iconographie qu'il a engendré.

Après nous avoir fait assister au Festival International du Film de la Mer Rouge à Djeddah en Arabie-Saoudite, Marie Sorbier est de retour en France et fait escale au Musée du Quai Branly pour nous faire visiter l'exposition Visions chamaniques - Arts de l'ayahuasca en Amazonie péruvienne. Présentée jusqu'en mai prochain, cette dernière traite des représentations artistiques et artisanales des cultures amazoniennes en lien avec la prise d'ayahuasca, ce célèbre breuvage hallucinogène d'Amérique du Sud signifiant littéralement "liane des morts" en quechua et qui s'obtient grâce au mélange d'une liane avec une autre plante.

Devenue célèbre en Occident grâce son utilisation par des artistes au milieu du 20e siècle, notamment ceux de la Beat Generation, l'ayahuasca est avant tout un breuvage chamanique utilisé de manière rituelle depuis des millénaires par de nombreuses tribus amazoniennes. Et cette utilisation a profondément influencé les représentations artistiques et culturelles des sociétés concernées par son usage, comme l'explique l'anthropologue David Dupuis, Commissaire de cette exposition : "La première intention de l'exposition, c'est d'explorer la relation entre images mentales, hallucinogènes et représentations iconographiques à partir du cas de l'ayahuasca. (...) Il y a beaucoup d'ethnologues qui ont travaillé en Amazonie et qui ont interrogé des peuples qui faisaient usage de l'ayahuasca sur l'origine des motifs qu'ils reproduisaient sur leurs objets ou leur corps. Parfois les autochtones répondaient que c'était simplement des motifs qui étaient perçus au cours de l'expérience visionnaire suscitée par l'Ayahuasca. Ça a retenu l'attention de plusieurs chercheurs, notamment parce que c'est assez contrintuitif pour les anthropologues qui pensaient que l'expérience hallucinogène était façonnée par la culture. Et là, les autochtones nous disent qu'en fait, c'est l'expérience visionnaire qui est à l'origine de formes culturelles et notamment artistiques."

Dans cet épisode, Marie Sorbier rencontre aussi le réalisateur de cinéma Jan Kounen qui a consacré à ce sujet plusieurs livres ainsi que des films projetés dans l'exposition. Cela fait en effet plus de 25 ans qu'il se rend régulièrement en Amazonie pour rencontrer les Indiens : "Au début, je suis parti un peu en me disant : je veux voir ce qu'il y a derrière le voile de la réalité. Est-ce qu'il y a autre chose qu'il faut percevoir différemment ? Et puis il y a quelque chose qui s'était rééquilibré en moi. En fait, j'ai compris que ce n'est pas un outil pour aller visiter le monde de la conscience ou d'autres réalités, mais un outil pour mieux vivre, comprendre et lire autrement sa part émotionnelle, sa part sentimentale, son histoire, les choses difficiles qu'on porte tout le temps. Pas de psychanalyse mais une mise à nu de l'être. C'est comme si on était mis en morceaux et recomposés."

 

– ARTICLE : ARCHAEO - HISTORIES, TWITTER

Les enterrements dans le ciel (enterrements célestes) sont les rites funéraires de prédilection des Tibétains. Après la mort d'un membre de la communauté, le corps est découpé en morceaux par un Maître de l'enterrement, puis transporté vers un site choisi, généralement dans une zone d'altitude. En effet, le cadavre est censé être mangé par les vautours, qui ont tendance à se rassembler en altitude. Une fois que les vautours ont dévoré le corps, la croyance veut qu'ils l'emportent dans les cieux où l'âme de la personne décédée demeure jusqu'à ce qu'elle soit prête pour sa prochaine réincarnation. On pense que cette pratique existe depuis 11 000 ans mais il existe peu de preuves écrites ou physiques du fait que les dépouilles sont ingérées par les vautours ou d'autres animaux. Pour les Tibétains, l'enterrement dans le ciel a des fonctions à la fois pratiques et spirituelles. Souvent, le sol est gelé et il est difficile de creuser des tombes, ce qui fait de l'enterrement dans le ciel une alternative intéressante. En outre, certaines des valeurs centrales de la culture tibétaine tournent autour de l'humilité, de la générosité et du respect de la nature. Les enterrements dans le ciel permettent de rendre les corps physiques des Tibétains à la terre d'une manière qui fournit généreusement un repas aux vautours et qui perturbe très peu la terre. En raison de leur croyance en la réincarnation, les Tibétains considèrent la mort comme une transition plutôt que comme une fin. Ils pensent que l'âme quitte le corps à l'instant même de la mort, ce qui laisse très peu de place à l'attachement au corps physique après la mort. En fait, pour que l'âme de la personne puisse passer facilement à sa prochaine vie, les Tibétains pensent qu'il ne doit rester aucune trace du corps physique après la mort, ce qui constitue un autre avantage de cette pratique.


– ARTICLE : À PROPOS DES MORTS PLACÉS SUR DES ÉCHAFAUDAGE CHEZ LES INDIENS SIOUX

La culture indienne, comme celle du grand guerrier Crazy Horse, croyait en la possibilité d'allonger les défunts sur des échafaudages et de les envelopper dans des couvertures de bison. Ils étaient ainsi exposés aux éléments et rendus à la nature en l'espace d'un an ou deux (réf. peintures de Georges Catlin des plateformes Sioux). Ils revenaient, ensuite, sous forme d'herbe à bison et étaient mangés par les bisons qui étaient, à leur tour, mangés par les Sioux, bouclant ainsi le cycle. Contrairement à la croyance anglo-saxonne qui veut que l'enterrement dans un cercueil en métal prévienne le pourrissement du corps à plus long terme. J'ai lu cela dans le livre de Stephen Ambrose sur Custer et Crazy Horse.

 

IMAGES ORGASMIQUES / ORGASMICS IMAGES

 

– ARTICLE : « QU’EST-CE QUE L’ACTE DE CRÉATION ? » EXTRAIT DE LA CONFÉRENCE DE GILLES DELEUZE, MARDIS DE LA FONDATION FEMIS, 17 MAI 1987

Pour le philosophe Gilles Deleuze (1925-1995), l’œuvre d’art est irréductible au champ de la communication et constitue un moyen de s’opposer aux injonctions du pouvoir. Créer, c’est résister à ce qui entend contrôler nos vies.
 
La communication, c’est la transmission et la propagation d’une information. Or, une information, c’est quoi ? Ce n’est pas très compliqué, tout le monde le sait : une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censés devoir croire. En d’autres termes : informer c’est faire circuler un mot d’ordre. Les déclarations de police sont dites, à juste titre, des communiqués ; on nous communique de l’information, c’est-à-dire, on nous dit ce que nous sommes censés être en état ou devoir croire, ce que nous sommes tenus de croire. Ou même pas de croire mais de faire comme si l’on croyait, on ne nous demande pas de croire, on nous demande de nous comporter comme si nous le croyions. (…) Ce qui revient à dire que l’information, c’est exactement le système du contrôle. (…)

Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun. L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Alors là, oui. Elle a quelque chose à faire avec l’information et la communication, oui, à titre d’acte de résistance. Quel est ce rapport mystérieux entre une œuvre d’art et un acte de résistance alors même, que les hommes qui résistent n’ont ni le temps ni parfois la culture nécessaire, pour avoir le moindre rapport avec l’Art ? Je ne sais pas. Malraux développe un bon concept philosophique. Il dit une chose très simple sur l’Art : « C’est la seule chose qui résiste à la mort. » (…) Oui, sans doute, il suffit de voir une statuette de trois mille ans avant notre ère pour trouver que la réponse de Malraux est une plutôt bonne réponse. Alors, on pourrait dire, oui, l’art c’est ce qui résiste. Tout acte de résistance n’est pas une œuvre d’art, bien que, d’une certaine manière, il le soit. Toute œuvre d’art n’est pas un acte de résistance et pourtant, d’une certaine manière, elle l’est… (…) L’acte de résistance, il me semble, a ces deux faces : seul il résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes.

Et quel rapport y a t-il entre la lutte des hommes et l’œuvre d’art ?

Le rapport le plus étroit et pour moi le plus mystérieux. Exactement ce que Paul Klee voulait dire quand il disait : « Vous savez, le peuple manque. » (…) Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore.

 

Jean-Pierre Sergent, Besançon, le 31 décembre 2023


– AUTRES LIVRES LUS EN 2023

- JULES MICHELET, JEANNE D'ARC, (à scanner et commenter)

- TAÏPI, HERMAN MELVILLE (à scanner et commenter)

- LA MORT DE BALZAC, OCTAVE MIRBEAU, (à scanner et commenter)

- LES TÊTES INTERVERTIES, LÉGENDE HINDOUE, THOMAS MANN (Très beau livre à scanner et commenter)

- PARTITION ROUGE, POÈMES ET CHANTS DES INDIENS D’AMÉRIQUE DU NORD, Jacques Roubaud et Florence Delay (Très beau livre à scanner et commenter)

- MAYA, OU LE RÊVE COSMIQUE DANS LA MYTHOLOGIE HINDOUE, HEINRICH ZIMMER (Très beau livre à scanner et commenter)

- LA LEÇON INTERROMPUE, HERMANN HESSE (très beau livre à scanner et commenter éventuellement)

- LE BAMBOU NAIN, KAFÛ (pas fini > page 70) 

- L’OISEAU BLANC, CONTE BLEU, DENIS DIDEROT (pas fini > page 78)

- LA PETITE GARE, IOURI KAZAKOV (très beau livre de nouvelles)

- DE LA RUSSIE AU TIBET, ROBERT BYRON (beau livre mais moins passionnant que la Route d'Oxiane, citer quelques passages)

- L'ART DU CALME INTÉRIEUR, ECKART TOLLE ?

- LE CONVIVE DE PIERRE ET AUTRES SCÈNES DRAMATIQUES, POUTCHKINE

- MARGUERITE YOURCENAR : LES SONGES ET LES SORTS (intéressant), LES YEUX OUVERTS, (à scanner et commenter), SOUS BÉNÉFICE D'INVENTAIRE (livre très intéressant dans lequel elle parle des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, des habitants successifs du château de Chenonceaux, des Prisons imaginaires de Piranèse et des auteurs Selma Lagerlöf, conteuse épique de la Suède du XIXᵉ siècle, de l'énigmatique poète grec Constantin Cavafy ainsi que des œuvres de Thomas Mann...) (à scanner éventuellement et commenter ?)

- LE COUP DE PISTOLET ET AUTRES RÉCITS DE FEU IVAN PÉTROVITCH BIELKINE, LA DAME DE PIQUE ET AUTRES NOUVELLES, ALEXANDRE POUCHKINE

- LA VENGEANCE D'UNE FEMME, JULES BARBEY D'AUREVILLY

- SA VIE EST PASSÉE DANS LA VÔTRE, LETTRES SUR LE DEUIL, RAINER MARIA RILKE (beau livre)

- JOURNAL 1952-1962, ALLEN GINSBERG (beau livre mais beaucoup moins passionnant et instructif que Les Carnets Indiens)