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Jean-Pierre Sergent

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Cette page est consacrée aux transcriptions de différents entretiens filmés en 2020 et 2021

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INTERVIEW-DISCUSSION ENTRE JEAN-PIERRE SERGENT ET THIERRY SAVATIER (5ème entretien) | 2 JUILLET 2021 | MUSÉE DES BEAUX-ARTS ET D'ARCHÉOLOGIE DE BESANÇON EN COLLABORATION AVEC LE MAGAZINE LUXURY SPLASH OF ART DE LONDRES | 3 PARTIES | Télécharger le PDF

L'artiste Jean-Pierre Sergent et l'historien d'Art et spécialiste mondial du travail de Gustave Courbet Thierry Savatier, échangent au sujet des grandes installations murales de l'artiste exposées depuis septembre 2019 au musée des beaux-arts et d'archéologie de Besançon, au sujet de l'implantation physique de l'œuvre, de l'art pariétal, de cette œuvre 'hors-norme' et de l'ensauvagement nécessaire dans l'Art et dans la création en général. La transcription a été publiée dans Luxury Splash of Art Magazine de Londres, le 23.10.2021 par Agnieszka Kowalczewska. L'équipe du tournage : Lionel Georges, Christine Chatelet et Louise Prevel.


PARTIE 1 | Voir la vidéo

Jean-Pierre Sergent : Bonjour, bonjour à tous. Nous sommes le 2 Juillet 2021 au Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon qui est un des plus vieux musées de France et j’ai le grand plaisir d'accueillir mon ami Thierry Savatier, qui est un ami très proche, avec lequel on a déjà fait plusieurs entretiens vidéos ; ce sera la cinquième vidéo aujourd'hui.
 
Thierry Savatier : Oui.

JPS : Donc, c'est vraiment un grand honneur de t'accueillir ici, dans ce musée et devant mes grandes installations murales qui sont exposées depuis près de deux années maintenant et cet entretien sera en collaboration avec un magazine d'art anglais qui s'appelle ‘Luxury Splash of Art’ et on aura quelques questions d’Agnieszka et de Kamila, les transcriptions seront publiées dans le magazine fin août. Alors Thierry, Agnieszka me demandait : "Qu'est-ce qui t'a attiré, qu'est-ce qui t'a poussé à regarder mon œuvre et à en parler avec tant d'attention ? Qu'est-ce qui t'intéresse vraiment dans mon travail ?"

TS : Nous remontons 15 ans en arrière, le jour où mon amie Frédérique Thomas-Maurin qui dirigeait à l'époque le Musée Gustave Courbet à Ornans, nous a présentés et évidemment, j’étais curieux de voir ton œuvre, de voir ce que tu faisais, et je suis allé visiter ton atelier et finalement les historiens de l'Art sont tellement habitués à voir des œuvres, anciennes ou contemporaines, que l’on finit par avoir une sorte de sixième sens, qui nous permet de dire :  là, je suis sensible à cette œuvre ou je suis totalement insensible ou j'ai à faire à un artiste majeur et lorsque j'ai vu tes œuvres dans ton atelier, j'ai eu ce sentiment d'avoir à faire à un artiste majeur. C'est-à-dire, non seulement par l'aspect esthétique mais aussi parce qu’il y avait, je m'en suis rendu compte tout de suite, une démarche intellectuelle qui conduisait complètement cette création et ça m’a beaucoup intéressé.

JPS : Merci, c'est toujours un plaisir de faire nos entretiens. Donc, on voulait parler de l'implantation physique de l’œuvre parce que quand même, c'est une œuvre qui fait quatre-vingt mètres carrés ; ici, on a une partie dans cet escalier nord et de l'autre côté, dans l’escalier sud, il y a une deuxième partie. Donc les gens peuvent découvrir ça, se promener et déambuler avec leur corps. Ce qui est important, ce dont on a souvent parlé aussi, dans nos vidéos, dans nos entretiens, c'est le rapport du corps, à la peinture. Et ici, on a la chance d'être dans un escalier qui nous élève, en quelque sorte, le corps et l'esprit, par là même et je pense que ça fonctionne bien. Il y a aussi ce rapport de verticalité, puisque l'exposition s'intitule "Les Quatre piliers du ciel" donc, on est un peu dans les Axis Mundi que connaissent toutes les sociétés traditionnelles. Pour moi, de faire cette installation, c’était pour révéler un peu quelque chose de spirituel et d'élévateur. Est-ce que l'Art, aujourd'hui, peut encore avoir cette valeur et cette fonction là ? Est-ce que l'on peut encore parler du cosmos et de tout ça ? Donc, peut-être que tu pourrais nous en parler un peu ?

TS : Je dirais qu'il y a deux aspects, dans cette installation, qui sont tout à fait intéressants. Le premier aspect, c'est le titre "Les Quatre piliers du ciel" ; effectivement, ça invite à penser à la verticalité, ça invite, aussi à penser à la spiritualité qui, évidemment, ne se confond en aucun cas avec la religion mais qui est une relation avec ce qui nous dépasse ; alors ensuite, on peut appeler ça : ‘Dieu', 'Grand Architecte’... tout ce qu'on voudra, ça n'a aucune importance. Ce qui est important, c'est cette notion de relation avec ce qui nous dépasse. Et, effectivement, on a là, comme tu le rappelais, par l'escalier qu'il nous faut monter, par le regard que l'on va porter sur cette installation, cette invitation à la spiritualité. Et puis, il y a un autre aspect de l'installation qui est intéressant, c'est que les œuvres sont plaquées au mur, sans cadre ! Le cadre finalement, c'est quelque chose qui est supposé embellir mais qui souvent limite ; tandis qu'ici le contact est directement sur le mur et ça me rappelle tout à fait ce que Picasso avait voulu pour son exposition du Palais des Papes en 1971, quand il a vu les œuvres accrochées, il a fait enlever tous les cadres, il voulait que les toiles soient directement plaquées sur la pierre du Palais des Papes et ça avait donné un effet tout-à-fait étonnant. Je trouve qu'on a la même chose ici. Est-ce-que c'est, pour toi, un rappel de ce que sont par exemple les œuvres pariétales, je pense aux grottes préhistoriques comme celles d'Angles-sur-l'Anglin à côté de Poitiers ou de Lascaux bien évidemment ?

JPS : Oui, tout à fait. C’est en visitant la grotte du Pech Merle que j'ai eu cette révélation ; non seulement sur la dimension de l’œuvre mais également sur la stratification de mes œuvres… Parce que, comme on peut le voir ici, je travaille toujours en accumulant plusieurs couches d'images successivement. En général, il y a 3 images, mais il peut y en avoir 4 ou 5, c'est ce qu'on appelle le layering en anglais. C’est-à-dire, que ce qui est important aussi, c'est de sortir de l’œuvre individuelle, unique, faite par un seul artiste pour entrer dans une espèce d’œuvre collective, puisque l’on sait que les œuvres pariétales ont été retravaillées au cours de millénaires successifs donc, ce ne sont pas forcément les mêmes individus ou ce sont plusieurs individus en même temps, le temps se dilate un peu dans l'art pariétal et j'espère que c'est ce que l’on retrouve un peu dans mes œuvres. Je veux un peu dilater le temps pour que l'on puisse accéder, justement, à cette verticalité et à cette "pré-éternité"… C’est un peu prétentieux... Mais oui, je veux faire une œuvre qui s'inscrive dans l'histoire de l’Humanité, bien sûr. 

TS : Cette dilatation du temps, on la voit quand on observe les œuvres, par notamment la superposition des strates de différents graphismes qui appartiennent, souvent, à des époques différentes, à des cultures différentes, ça correspond tout-à-fait à la dilatation du temps. Et ce qui m'avait frappé la première fois que j'ai vu ces œuvres et ça continue de me frapper au fur et à mesure, que depuis les années que nous nous connaissons, je vois tes nouvelles œuvres, je vois toute cette évolution ; c'est que pour appréhender en particulier tes œuvres sur Plexiglas, il faut absolument abdiquer tous les préjugés que nous avons et dont nous avons hérité par notre éducation. Nous sommes marqués en Occident par, à la fois la philosophie platonicienne et le judéo-christianisme avec, nécessairement, ces valeurs binaires qui forgent notre jugement donc, le bien - le mal, le noir - le blanc, le primitif - le civilisé, etc... Et en fait, on s'aperçoit que pour appréhender tes œuvres, il faut surtout commencer par oublier tout ça et appréhender chaque oeuvre avec un regard neuf, ça demande un effort mais c'est cela, aussi, qui est passionnant. 

JPS : Oui, je te remercie, c'est exactement ça, ce que je veux faire, c’est sortir des normes, bien évidemment. Après, jusqu'à quel point l'artiste, dans sa vie personnelle, peut être hors normes ? Ça pose question ? C'est vrai que c'est un peu difficile. Je vais citer une phrase d'André Malraux dans Le Miroir des limbes : "Le temps de l'Art ne coïncide pas avec celui des vivants." En quelque sorte, le temps des vivants ne correspond pas avec celui de l’Art et c'est vrai qu’en tant qu'artiste et en essayant de faire une œuvre un peu créatrice et un peu hors normes, comme on l’a dit, c'est un peu pénible, parfois, parce-que le public ne suit pas. Il y a toujours ce problème de rapport au public. Est-ce qu’un artiste peut exister sans public ? Heureusement, mon travail est montré ici, donc, peut-être que ça bougera un peu les lignes, comme on dit mais ça crée quand même une souffrance, parce-que l’on n'est plus du tout intégré dans le flux de nos contemporains.

TS : Oui, l'artiste a besoin d'un public c'est vrai mais l'artiste est aussi conscient d'être parfois en avance sur son temps, quand, par exemple, Picasso peint ‘La grande pisseuse’ qui se trouve, aujourd'hui, au Centre Pompidou et qu'il le propose à Daniel-Henry Kahnweiler, son galeriste, il est effrayé. Il dit non, ça ça va être difficile à vendre, vu le thème bien entendu et Picasso ne s’en offusque pas du tout et lui répond : "Oui, sans doute, ils comprendront dans 30 ou 50 ans." Je crois que c'est un peu ça aussi, on finit par comprendre une oeuvre au bout d'un certain laps de temps.

JPS : Oui bien évidemment mais il n’y a pas, non seulement le problème sexuel dans mon travail, il y a aussi le problème spirituel. Comment appréhender une oeuvre qui se veut spirituelle, c’est ma volonté, tu comprends ? C’est une question à poser et on n’a pas la réponse !

TS : Oui mais je crois que l'un et l'autre sont liés, de toute façon. Nous avions évoqué, un jour, une question qui était que l’Art n’advient que si on laisse le sauvage y entrer :
"Les gens pensent souvent que l’Art est la production humaine la plus hautement cultivée, disciplinée, organisée ; or, s’il exige une longue préparation, l’Art n’advient que si on laisse le sauvage y entrer." Aristocrates sauvages, Gary Snyder.
Je trouve ça très intéressant comme idée parce qu'en fait, alors évidemment, il faut bien définir les choses ; pour moi, sauvage, ce n’est absolument pas la référence rousseauiste au bon sauvage, que personnellement, je n'ai jamais approuvée mais il y a une sauvagerie dans l’œuvre d’Art, et dans l’œuvre d’Art majeure. Et, si on regarde deux exemples sur lesquels je travaille beaucoup, l’un c'est Gustave Courbet et l'autre, c'est Picasso, il y a chez Courbet de la sauvagerie dans certaines œuvres ; prenons "L’Hallali du cerf" qui est conservée ici au Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, qui est une toile immense. Cette toile c'est de la sauvagerie à l'état pur et si on prend une autre œuvre qui est encore plus connue, c'est "L'Origine du monde". Il est évident qu'il y a de la sauvagerie dans "L'Origine du monde", ne serait-ce que dans cette pilosité pubienne qui rappelle, au spectateur, l'origine ou le cousinage animal de l'être humain. Et puis, chez Picasso, on voit de la sauvagerie également, je pense évidemment aux "Demoiselles d'Avignon" et là, lorsqu'il peint cette œuvre, même s'il ne l'expose que dix ans après ; la critique, le public ne comprend pas, ils voient de la sauvagerie et il y en a, non seulement dans les corps mais aussi dans les visages et puis, on le voit, aussi, dans "Guernica". Alors on voit que dans les grandes œuvres, finalement, il y a toujours une part de sauvagerie qui s'invite et je crois que dans tes Plexiglas par exemple, on le voit très bien. 

JPS : Merci, oui, on sent aussi ça chez Pollock, cette espèce d'éjaculation cosmique, c’est très très éjaculatoire le travail de Pollock, c’est un artiste que j'adore bien sûr, parce-que j'ai eu la chance de vivre longtemps à New York et de voir souvent ses œuvres et je voulais citer Gary Snyder ; je viens de lire un petit livre des entretiens entre Jim Harrison et Gary Snyder dans Aristocrates Sauvages et on revient un peu sur la culture occidentale ; il dit : "Je n'aime pas la culture occidentale car elle contient, à mon avis, beaucoup d'erreurs qui sont à l'origine d’une très ancienne crise de l'environnement." Là, on parle environnement mais on pourrait, également, parler d'Art, c'est-à-dire, que les aprioris au départ, n'étaient pas les bons. L'art religieux que l’on a promu, les Christ en croix, les Vierges Marie et tout ça, on fait des gens timbrés sexuellement… L’occidental a perdu beaucoup ! Il est un très frustré par rapport à son corps… Ce qui est important c'est le corps, c'est la manière dont on vit notre vie et il faut la vivre le plus pleinement possible. Les bouddhistes, les taoïstes, les hindouistes et les animistes ont quand même cette discipline de vouloir vivre le corps plus pleinement. 

TS : Oui, c'est le corps et puis c'est aussi, puisqu’il cite l'environnement mais là encore, nous retombons aux racines du judéo-christianisme, dès l’instant où, dans la Genèse, il nous est raconté que Dieu a créé le monde, les animaux, la nature et puis, il finit par créer l'homme et la femme et il est indiqué dans cette Genèse, que l'Homme dominera la nature ; dès lors qu'on part du principe qu’il y a une domination de la nature, à l'opposé, par exemple du confucianisme et là, tes ‘Quatre piliers du ciel’ nous rappellent les quatre piliers de la sagesse de Confucius, dès lors où l’on part du principe que l'idée est plutôt de vivre en harmonie avec la nature, nécessairement les conséquences ne sont pas du tout les mêmes. 

JPS : Oui, c'est vrai, c'est vrai. 


PARTIE 2 | Voir la vidéo

JPS : Je voulais revenir sur cette belle citation du livre dont j’ai parlé tout à l'heure de Jim Harrison et Gary Snyder et donc il parle de la divagation… Et tu voulais que l’on en parle Thierry :  "Divaguer est donc très valorisant en termes de survie. La divagation est un des moteurs de l'évolution. L'évolution ne fonctionne pas entièrement sur la base de mécanismes intelligents. Il y a aussi une bonne part d'extravagance à l’oeuvre." 

TS : Oui, c'est tout à fait juste et cette idée de divagation me plaît beaucoup alors, c'est vrai que les historiens de l’Art ont leur marotte et en particulier, parce que ce que j'apprécie énormément les travaux préparatoires des artistes qui vont du premier croquis jusqu'à l’œuvre achevée et qui permettent, dans ce qu'on appelle la critique génétique, de voir quelle est l'évolution de l'artiste vers son œuvre. Et finalement, on est là en pleine divagation que l'on peut identifier, parce qu'on a les éléments. Alors c'est vrai, qu'avec toi, c'est un peu plus compliqué parce qu’il n’y a pas vraiment de travaux préparatoires ; en revanche, on peut chercher la divagation quand on examine toutes les strates les unes après les autres, que tu accumules sur tes œuvres ; là, on voit bien qu'il y a une divagation, à la fois à travers le temps et aussi à travers l'espace ;  puisque les sources auxquelles tu vas puiser, c'est aussi bien dans l'Art précolombien, que dans l'Art amérindien, que dans un Art hentai qui est beaucoup plus contemporain et donc japonais, l'Art égyptien antique également, donc il y a vraiment tout une source de divagation je dirais en verticale et en horizontale.  

JPS : C’est vrai oui, toutes directions, multidimensionnel ! Mais pour revenir à ce que tu viens de dire, je me rappellerai toujours que j’étais allé voir une exposition Kandinsky à Beaubourg, il y a de nombreuses années de cela, peut-être 30 ans et il y avait une grande toile et il y avait le petit schéma préparatoire à côté et le schéma préparatoire était plein de vie et de joie mais la peinture à l'huile finale était complètement bouchée et c'est ce que je veux éviter dans mon travail, vraiment ; justement pas de préparation, je ne prépare rien, enfin mes images sont préparées bien sûr mais je veux que le hasard entre guillemets ou l'énergie vitale puissent circuler, donc ça, c'est vraiment très important, très important, oui !

TS : Oui c’est vrai, je travaille avec des artistes contemporains, en particulier au Liban par exemple, qui me disent, le travail préparatoire fait perdre de la spontanéité donc, ils préfèrent travailler directement, ce que je comprends tout à fait ; mais d'ailleurs, souvent, quand j'examine des travaux préparatoires sur des artistes, qui aujourd'hui sont souvent morts d'ailleurs, des artiste du 19ème ou autres, c'est vrai que j'ai parfois une préférence pour le travail préparatoire, plutôt que pour l’œuvre finale. 

JPS : Ce n'est pas l'idée qui est là, c’est l’énergie première, ce qui nous anime. C’est l’âme entre guillemets, on pourrait parler longtemps de la disparition de l’âme aujourd'hui mais c’est l’âme qui est là, oui parfaitement. Je voulais te montrer quelques dessins à partir desquels j’ai tiré des images. Il faut dire que ce qui m'a marqué, principalement, pour faire une œuvre un peu cosmique, c'est bien sûr mon voyage en Égypte avec mon grand-père et ma sœur, parce que j'ai eu la chance de voir la tombe de Néfertari et d'entrer dans cet espace fini, clos mais qui est aussi cosmique à la fois. C'est un peu ce que l’on retrouve dans mon travail, mon travail est fini, clos mais j'espère que l'on peut accéder à une dimension autre… Et c'est la fonction première de l’Art de nous faire accéder à quelque chose de plus puissant et d’au-delà de la mort puisque, finalement, toutes ces tombes étaient réalisées pour les morts et n'étaient pas faites pour être vues. En quelque sorte, on les retrouve aujourd'hui, après 4 à 5000 ans d’absence.

TS : Oui. Tout l'Art égyptien est un Art funéraire. 

JPS : Tout à fait, oui. Donc c'est cet Art là qui me marque ainsi que l'Art des Mayas. Là, on voit par exemple un taureau Apis qui emmène la momie du mort dans l'autre monde. La puissance de l'animal est magnifique et c'est grâce à lui que l'on peut entrer dans l'autre monde et aujourd'hui, ça finit en animal de boucherie. Donc, tout ce rapport merveilleux et 'magique' que l'on avait avec le vivant a bien sûr disparu, ça c'est terrible et donc je voulais te montrer aussi cette image parce que l’on a ici une peinture, que je montrerai aussi au public, c'est d’après un livre de George Catlin qui est un peintre du 19ème Siècle qui a voyagé et peint. Il a pris son chevalet et il a témoigné des traditions et des coutumes des Indiens d'Amérique du Nord, des plaines et donc ici, on voit cet assemblage circulaire de crânes et il y a des échafaudages, aussi, au loin. C'est-à-dire, qu’après que les gens décèdent, ils les laissaient sécher à l'air pendant 2 à 3 ans ; on a souvent vu dans les films les gens passer au travers de ces cimetières indiens et quand les squelettes ont complètement disparus, ils mettent le crâne de leurs ancêtres, comme ça, en cercle et donc, ça crée ce que l’on appelle une tribu, une communauté. Mais aujourd'hui cette tribu, cette communauté est plus ou moins perdue, même avec nos morts donc c'est sans doute pour ça que l’on se sent un peu aussi seul car il n’y a plus tellement de rituels funéraires et c'est ce qui me travaille un peu, cette disparition des rituels. 

TS : Il y a deux aspects dans les différents visuels que tu nous montres. Il y a un premier aspect qui est la figure d’un dieu ou en tout cas, d'une entité spirituelle ; le fait de la montrer et on les retrouve dans tes œuvres, elles sont incluses dans tes œuvres, c'est aussi la faire revivre. J'ai été toujours très surpris d'un roman fantastique de Jean Ray qui s'appelle Malpertuis et où il fait évoluer dans une maison des personnages et on s'aperçoit, au bout d'un certain temps, que ces personnages sont dans une enveloppe humaine mais que ce sont les dieux de l'Olympe et qu'ils disent finalement "Nous existerons tant que l'on parlera de nous, le jour où on ne parlera plus de nous, nous nous évaporerons." Je crois que c'est tout-à-fait vrai et c'est ce que l’on retrouve dans les œuvres que tu réalises ; c'est que tu fais revivre ces entités, quelle que soit la zone géographique et le siècle auquel elles appartiennent, tu les fais revivre en les matérialisant d'une certaine manière. Et puis, il y a un deuxième aspect qui me paraît intéressant, là, dans le dernier visuel que tu nous as montré avec ce cercle de crânes, c'est l'importance du rituel. Le rituel qui n'est pas nécessairement religieux, qui peut être tout à fait social tout simplement ; le rituel, ça crée du lien et ce sont aussi des piliers de la culture et il est vrai que l’on trouve des rituels comme celui que tu viens de nous montrer, qui est un rituel amérindien, on en trouve dans beaucoup d'autres cultures… C'est peut-être quelque chose qui est un peu abandonné aujourd'hui en Occident ? 

JPS : Et bien oui, on n’a plus la pratique, on ne pratique plus bien sûr ! Et cela fait beaucoup de mal à tout le monde, on ne va pas être passéiste et dire que c'était mieux avant mais le rapport à la mort c’est un des rapports, le premier, qui a défini d'Humanité. Donc, bien sûr, quand on jette les morts dans des poubelles comme on l’a fait avec le Covid, enfin presque, j’extrapole un peu mais je pense que la position de l'Homme face aux corps, aux parents, aux grand-parents ou aux enfants qui décèdent, c'est important. Nous autres artistes, qu'est-ce que l’on peut faire ? Pas grand chose mais on peut parler et témoigner, qu’à certains moments donnés, ces rituels ont existé. 

TS : Il y a un autre aspect de ton œuvre que je trouve tout à fait intéressant quand on regarde chacun de tes Plexiglas par exemple, c'est ton appropriation de l'espace. Il n'y a aucune zone où tu vas laisser du vide, l'ensemble de la surface est couverte et je trouve ça vraiment passionnant parce que, finalement, tu ne laisses au regard aucune occasion de repos, le spectateur doit regarder, faire un travail du regard pour analyser toutes les strates que tu superposes et sans avoir, je dirais, l’alibi d’une zone qui serait restée blanche. 

JPS : Neutre, oui ! 

TS : Oui neutre, en tout cas et qui lui permet de se reposer. 

JPS : Oui tu as raison, oui ! Je travaille avec la plénitude. Oui c’est vrai, la vie est une plénitude bien évidemment, oui !


PARTIE 3 | Voir la vidéo

JPS : Donc là, je voulais évoquer, après de nombreuses discussions avec toi, puis après de nombreuses lectures et d’après toutes mes lectures sur les bouddhistes, je voulais faire cette partie qui s'appelle : "Ego exit" c’est-à-dire la sortie de l’égo. Et moi, en tant qu’artiste, je veux vraiment sortir d'une pensée individuelle pour entrer dans une pensée, un inconscient collectif ; ce dont on a un peu parlé tout à l'heure mais je veux sortir de ça grâce à l'érotisme, au sacré et à l’omniprésence du sexe, parce que c'est vrai que mon travail est souvent très sexuel, parce que je pense que la sexualité, c'est l'origine primaire bien évidemment et toi, qui es un spécialiste de l'Histoire de l'Art lié au sexe, peut-être que tu aimerais en parler un peu ?

TS : Oui, tous les symboles que tu réunis dans tes œuvres ont, parce qu'ils ont souvent cette origine très ancienne et donc, un rapport à la nature qui était largement plus ancien que la culture occidentale, si l’on considère qu'elle commence à la philosophie grecque. Finalement, tu as des références à la fertilité, aux rites de fertilité mais aussi à son opposé qui est la finitude donc le rapport à la mort. On a aussi des références à la beauté, au plaisir, à la souffrance, c'est très complet et ce qui est intéressant, c'est ce mélange, cet assemblage que tu pratiques du sacré et du profane, c'est quelque chose qui est souvent très étranger à notre mode de pensée actuelle, où on va considérer que le sacré et le profane ne peuvent pas se mélanger, où on va considérer qu'il y a une hiérarchie, le sacré étant supérieur au profane et dans tes œuvres ce n'est absolument pas ce que l'on trouve ; tu vas superposer du sacré à une image qui va être d’un érotisme puissant, comme par exemple certains hentai japonais et finalement, on s'aperçoit de toute la difficulté que le public contemporain pourra éprouver à comprendre, dans la mesure où on sort complètement de ces schémas habituels et où, finalement d'un côté, on aura les conservateurs qui vont ne voir que l'aspect érotique et qui vont considérer ça comme inadmissible et on va aussi trouver chez les progressistes, je dirais les nouveaux progressistes… Des gens qui vont aussi se trouver choqués au nom de notions très fumeuses comme celle en l’occurence de la dignité humaine. Je fais toujours référence à ce que Philippe Muray appelait ‘Homo festivus’, qui était cet homme contemporain auquel on va proposer toutes sortes de divertissements, en théorie totalement libres mais en pratique, parfaitement encadrés et on le voit aujourd'hui, avec les réactions qu'une certaine Gauche morale, par exemple, va avoir à l'encontre des artistes qui pratiquent l'Art érotique et même à l'encontre d’œuvres anciennes d'ailleurs. On a vu ce qu’il s'est passé contre Balthus par exemple, on voit ce que de temps à autre on lit aussi sur "L'Origine du monde" de Courbet. Et je dirais que l'artiste aujourd'hui, finalement, est pris entre les mâchoires d'un étau, d'un côté les conservateurs et alors de l'autre, tout ce nouveau progressisme qui par exemple, je pense au néo-féminisme, qui n'est plus du tout le féminisme pro-sexe qui est un mouvement qui a eu son importance mais on arrive au contraire à une sorte de féminisme anti-sexe qui va voir le mal là où il n'est pas, dès lors qu'il s'agit d'une œuvre d'Art. 

JPS : Oui, c'est vrai qu’aujourd'hui, non seulement la moralité s'est bien ouverte mais le problème, c'est que le marché s’est refermé puisque tout ce qui se vend sur le Marché de l'Art, ce sont principalement des œuvres politiquement correctes, on a souvent parlé de ça. Il y a aussi l'argent qui est entré en ligne de compte pour enlever toute une partie de l’Art qui n'a plus de raison d'être. En France, si le collectionneur François Pinault ne vous achète pas vos œuvres, vos œuvres n'existent pas ! Vous ne pouvez pas les montrer, ni dans les musées, ni dans les galeries, ça pose un vrai problème... Et bon, nous, nous n’avons pas vraiment la solution. C'est quand même une frustration pour nous, aujourd'hui, d’être artiste, même si on essaie de faire un travail qui est un peu chasse-neige, qui pousse, qui ouvre les chemins ; et on ouvre les chemins pour qui ? Pour quoi ? L'exposition est présentée, ici, depuis deux ans et je n'ai eu absolument aucune réaction, ni bonne ni mauvaise. On a l'impression que l’Art passe comme ça… Ce n'est même pas une rivière. Et moi je sais que mon travail a une force et j'aimerais que quelque part le public en prenne conscience et qu'il me le dise... Ça c'est vrai que c'est une grande question aujourd’hui.

TS : Oui, c'est toute la difficulté. On a eu un Art qui a longtemps été, finalement, religieux ou en tout cas proche de certains rituels ; ensuite, on a eu un Art plus décoratif et moi, ce qui m’a toujours beaucoup amusé au 19ème Siècle par exemple, ce sont des marchands de tableaux qui faisaient fortune en louant des peintures de grands maîtres à une bourgeoisie qui n'avait pas les moyens de se l'acheter mais qui avait tout de même envie d'accrocher un grand maître pendant un mois ou deux dans son appartement, c'était très amusant. Et puis finalement, on arrive aujourd'hui, avec le Marché de l'Art, à une notion 'd'Art investissement' et là, c'est vrai que considérer l'Art comme un investissement, c’est-à-dire considérer une oeuvre d'Art comme des actions en bourse, j’avoue que je trouve ça assez inquiétant.

JPS : Oui, c’est vrai, c’est une situation un peu difficile, nos temps sont un peu durs, non seulement avec ce Covid, je pense que la vie des artistes a toujours été un peu difficile bien évidemment, il ne faut pas trop se plaindre. C’est une belle vie quand même, imaginez que j'ai la chance d’être exposé dans ce musée, ici, que mon œuvre est présentée et que les gens peuvent avoir la chance de venir la découvrir. Et justement tu parles du 19ème Siècle ; pour moi, ce qui me marque, c'est quelle était la puissance des écrivains français et l'attirance de ces écrivains vis-à-vis de l'Art et des artistes, parce que là je suis en train de lire Stendhal, son livre et bien qu'il y critique souvent la France, il dit : "Nos gens ne peuvent pas s’élever à comprendre que les anciens n’ont jamais rien fait pour orner, et que chez eux le beau n’est que la saillie de l’utile." Rome, Naples et Florence, Stendhal
L’Art c'est utile et c'est très important de le dire, c'est vraiment très important de le dire, il ne faut pas perdre ça de vue.  

TS : C’est intéressant ce que dit Stendhal, parce qu’à la même époque exactement, Théophile Gautier va prendre presque le contre-pied mais pour arriver à une idée assez similaire, finalement, le 19ème Siècle par sa technologie, les machines, etc..., est un siècle très utilitariste et que toute la force de l’Art, c'est précisément d'être inutile. 

JPS : Oui, c’est vrai !  

TS : Finalement, on a là deux argumentations qui semblent s’opposer mais qui finissent à peu près au même niveau, c'est-à-dire à mettre l’Art à une place supérieure à tout le reste. 

JPS : Oui, si c’est inutile, c’est supérieur. Oui tu as raison ! Je voulais finir notre entretien avec cette phrase de Jung que j'apprécie beaucoup et j'ai écrit un petit texte :  "Uxmal-New york, a Mayan Diary". Je voyageais souvent avec mon amie Olga au Mexique, au Guatemala, et en rentrant du Mexique et que je me suis retrouvé à New York, je me suis dis mais il y a quelque chose qui a disparu, justement la spiritualité et cette technicité qui nous a permis de voyager plus facilement mais qui nous a un peu desservi quelque part. J'ai donc écrit ce texte et en introduction de mon texte personnel, je vais lire cette petite phrase de Jung à laquelle il faudra réfléchir : "Lorsque nous pensons à la croissance et à la décadence sans fin de la vie et des civilisations, nous ne pouvons échapper à l'impression de nullité absolue." Quand on regarde bien, tout disparaît, sauf l’Art, entre guillemets. "Pourtant je n'ai jamais perdu le sens de quelque chose qui vit et perdure sous l'éternel flux. Ce que nous voyons, est la fleur, qui passe. Mais le rhizome demeure." Comme l’Art bien évidemment, c'est dans le livre de Jung Ma vie, souvenirs, rêves et pensées. Et j'espère que l’Art pourra perdurer et nourrir aussi l'inconscient de nos contemporains, c'est très important. 

TS : J'aime beaucoup cette image de la fleur et du rhizome. Et finalement c'est une image qui nous ramène à ton œuvre, qui nous ramène en particulier aux œuvres sur lesquelles tu as travaillé autour du lotus ou donc du nénuphar. Et on a exactement… il suffit d’observer n'importe quel étang, n’importe quelle mare, on a exactement cette image : chaque année, la fleur de nénuphar disparaît mais le rhizome, qui est ancré au fond de l'eau, demeure et chaque année, ce nénuphar renaît donc je trouve là, une analogie très intéressante. 

JPS : Merci, merci Thierry. Alors est-ce que tu veux ajouter quelque chose ? 

TS : Je crois que, pour se rendre compte vraiment de ton Art, il faut voir tes oeuvres donc, je ne peux qu’inviter à venir notamment ici, au Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, pour voir cet ensemble tout à fait étonnant. C’est une grande installation qui permettra de se faire une idée plus juste qu'avec simplement quelques visuels. 

JPS : Merci encore. Je tiens à signaler que tu es le co-commissaire d’une exposition qui a lieu actuellement au Musée Courbet d'Ornans. "Courbet-Picasso, révolutions !" qui est une magnifique exposition et dont le vernissage sera mardi prochain. Merci pour ton temps. Je tiens à remercier aussi Agnieszka qui publiera notre entretien dans sa revue dont j'ai parlé tout à l'heure… Je tiens à remercier Christine qui est aux caméras avec Lionel et Louise. Merci à toute l'équipe du Musée et puis bon... À bientôt pour un prochain entretien Thierry. Encore merci à tous. 

TS : Merci. 


ENTRETIENS ENTRE JEAN-PIERRE SERGENT ET THIERRY SAVATIER | L'ART ÉROTIQUE DE JPS | MUSÉE DES BEAUX-ARTS ET D’ARCHÉOLOGIE DE BESANÇON | 19 SEPTEMBRE 2020 à 15h | 3 PARTIES | Télécharger le PDF

L'artiste Jean-Pierre Sergent et l'Historien d'Art Thierry Savatier, spécialiste mondial du travail de Gustave Courbet, échangent au sujet de nombreuses œuvres d'art érotiques de l'artiste réalisées depuis ses années new yorkaises (1993-2003) jusqu'à nos jours, lors de son exposition : "Les 4 piliers du ciel" au MBAA de Besançon. Filmé par Lionel Georges, Louise Prevel et Léa Bruckert dans la salle de conférence du Musée des Beaux-Arts de Besançon le 19 septembre 2020. Transcriptions : Karine Joyerot


PARTIE 1 | Voir la vidéo


Jean-Pierre Sergent : Cher Thierry, c’est toujours un grand plaisir de faire nos entretiens, on en a déjà fait au moins trois ou quatre.

Thierry Savatier : Oui !

JPS : Donc là, je voulais te présenter quelques oeuvres de mon parcours érotique et puis tu voulais aussi évoquer le grand format... Donc, on va déjà présenter quelques oeuvres de grands formats, pour que le public comprenne bien d’où je viens, enfin, comment je me suis mis à développer cette oeuvre un peu organique quelque part, tu vois ! Donc, on va envoyer les visuels… Quelques grandes installations murales ! Et je voulais citer Jack Kerouac qui est un auteur que j'adore et bien sûr ces écrivains américains qui ont écrit dans les années 50-60 aux États-Unis où il se passait un bouleversement social énorme c'est-à-dire, ce qu'on peut appeler la disparition de la spiritualité. Et Kerouac a fait la route et ils ont retrouvé un peu la spiritualité grâce au bouddhisme zen japonais. Il cite en particulier le beau livre de D.T. Suzuki et dans son livre (Les Clochards Célestes) où il parle du vide, il parle du jardin de Ryoanji à Kyoto et ça expliquera un peu comment je développe la structure de mon travail quelque part, donc à propos du jardin de Ryoanji à Kyoto : "La forme du jardin répond à un ordre mystérieux. Seule la forme peut nous permettre de comprendre ce qu'est le vide." Parce que le vide, c'est aussi une des grandes questions présente dans mon travail, qui n'est pas évoquée systématiquement par le vide mais par le plein quelque part et je pense que c'est important d'en parler. 
Donc, tout au départ, les premières oeuvres sur plexiglas à New York ont été créées comme ça, c'était des assemblages de panneaux et au total, ces panneaux créaient un carré et ça crée une dynamique dans la peinture que j'ai voulue garder par la suite en entourant toujours mes peintures d’un "cadre sacré" composé de rectangles alternatifs en damier. Là on voit comment aujourd'hui, j’encadre mes peintures ; au centre mes peintures font toujours 1m05 et c'est ce qu'on voit ici, dans la grande installation murale ; ce sont des modules que j'assemble comme ça, voilà. Et donc ça c'est le premier grand mur que j'ai réalisé à New York avec 18 peintures et il se trouve que c'était dans mon atelier de Brooklyn, à Jay Street et il se trouve qu’aujourd'hui, l’installation que j’ai dans mon atelier, c’est exactement la même dimension que celle-ci ! Donc je continue dans ce format là et je m’y sens à l'aise. Voilà, c’était une exposition à Brooklyn également. A cette époque-là je ne travaillais  pas encore sur des grands panneaux de Plexiglas mais ils étaient de 17 cm x 35 cm assemblés comme ça et j'aime faire ce travail d'assemblage, parce que pour moi une œuvre d'art n’est pas monolithique, elle est composée de différentes cultures ; on voit d’ailleurs ici des choses de culture ‘primitives’, des rituels érotiques, sexuels, de régénérations… Voici l'exposition que j'ai actuellement à Châteauvillain, l’installation s'appelle "Mécaniques cosmiques de la jouissance" et c'est une installation qui fait 8m40 x 3m15 de grandeur et contrairement aux œuvres qui sont présentées ici, qui sont à peu près non-érotiques au musée car on a quand même choisi des oeuvres qui ne me dérangeraient pas trop le public, l'exposition s'appelle "Volupté" ! Donc là, j'ai mis uniquement des oeuvres érotiques.
Mais pour moi ça n’a aucune importance que ça soit érotique ou pas : LA VIE EST ÉROTIQUE PAR ESSENCE ! Donc ça n’a pas beaucoup d’importance. Et donc je veux présenter au public maintenant cette installation et ce que j'ai dit dans le texte d’introduction du catalogue et de l'exposition :
- "Je veux que ma peinture et mon art soient un art-mur, même une armure si l'on veut, peu importe, un art-architecture…" C’est-à-dire que je veux vraiment sortir de la peinture, "comme pour les tipis indiens", car les Indiens ne peignaient pas sur des peintures, ils peignaient sur des vêtements ou des habitations, leurs tipis ou leurs adobes. "Un art-animaux (Comme Lascaux)", puisque tu l'as montré tout à l'heure avec la "Scène du puits", il faut dire qu’il y avait alors, cette science, cette connaissance et cette intimité avec l'animal que nous avons perdues, que l’homme contemporain a perdues bien évidemment. "Un art-arbre, un art-rivière, un art-vide." On en a parlé tout à l’heure du vide, "comme pour les moines bouddhistes zen). "Un art-nature, un art-sexe, un art-mort (comme les tombes égyptiennes)" ! Les Egyptiens m’impressionnent chaque fois, parce que tout leur art est tourné… est fait, pour accompagner les morts dans l’au-delà. Et ça, c’est un art qui est puissant, parce que défier la mort, il faut le faire quand même ! Il faut avoir du courage et de la volonté ! "Un art-plaisir (au sens dionysiaque du terme), un art-présence, un art-âme, un art-joie comme dans les livres de Jean Giono." Je suis très influencé par Jean Giono, j'aime sa volonté de sortir l'homme de sa torpeur et de son désespoir contemporain, et "Un art-corps comme dans la sexualité." C'est un peu un jeu de mots mais un art-corps voilà. 
Est-ce que tu veux intervenir maintenant ?

TS : Je voudrais bien intervenir sur des panneaux, que peut-être tu vas présenter, qui sont par exemple ceux que tu as exposés ici.

JPS : Voilà.

TS : Oui voilà ! Alors ce qui est frappant, je le disais tout à l'heure, il y a un style Jean-Pierre Sergent qui fait que vous pouvez vous trouver dans une salle où vous avez 500 oeuvres et 1 Jean-Pierre Sergent, il n'y aura aucun doute, vous le reconnaîtrez tout de suite. Et il y a différents aspects qui me paraissent intéressants dans cette oeuvre et là je dirais d'abord d’un point de vue formel sans parler de la thématique mais d'un point de vue formel. D'abord c'est cette question soulevée à l'instant par Jean-Pierre Sergent du vide, ses œuvres, en tout cas dans ses Plexiglas, c'est moins le cas dans ses œuvres sur papier. Ses oeuvres en Plexiglas c'est du vide dans de l’anti-vide en fait, parce que non seulement tout l'espace est occupé par le graphisme, par les couleurs mais c'est occupé sans qu'on s'en rende compte en trois dimensions, puisque la technique qu’il utilise, qui est la technique de la sérigraphie, c'est une superposition de couches donc ce qu'on voit ici et quand on est devant le tableau, quand on est devant l’une des œuvres, il faut un travail du regard. Vous allez d'abord voir quelque chose qui peut sembler très esthétique et qui peut en même temps sembler confus ; et puis vous allez vous concentrer sur l’oeuvre et là vous allez petit à petit, l’oeil va s'y habituer, comme on s'habitue à l'obscurité ou à la lumière ; le regard va s'habituer et vous allez voir les différentes strates qui apparaissent, les unes après les autres et ça c'est vraiment tout à fait étonnant parce que il y n’a pas de place pour le vide mais la place donnée à la couleur et donnée au graphisme, c'est une place qui est en trois dimensions. Il y a une deuxième idée qui me paraît très intéressante, dans le travail de Jean-Pierre Sergent, c'est la modularité c’est-à-dire qu'on part d'un format qui est toujours le même (105 x 105 cm), qui est un carré et on peut constituer une œuvre qui fera : 5 mètres, 8 mètres, 20 mètres, l'infini… On peut couvrir un mur entier avec les oeuvres et avec, comme tout est modulaire, avec une possibilité infinie de représentations. Il vous suffit de prendre un panneau puis de le changer, de le mettre ailleurs, et cetera...et vous aurez une possibilité infinie de représentations ! 
Ça c'est tout de même quelque chose de très étonnant et puis, il faut bien le dire, on le voit dans l'art à partir du XVIIe, XVIIIe, encore plus au XIXe et d'une certaine manière au XXe siècle aussi, ce qui distingue le bon artiste du grand artiste, d'abord c'est la manière de représenter les nus ; c’est surtout le cas au XIXe siècle mais c'est aussi la possibilité de traiter des grands formats. Regardez Courbet : "Un enterrement à Ornans" ou "L’Atelier du peintre". Ce sont des formats colossaux et on le retrouve aussi au XXe siècle, vous avez … Prenez le cas de "Guernica" qui est l’un des tableaux qui m'a le plus marqué de ma vie. Quand je l’ai vu au Musée Reina Sofía de Madrid, ‘Guernica’ c’est, je cite de mémoire, 5 m x 7 m… C’est colossal, vous êtes happés par une œuvre comme celle-là et je crois que le grand format, c'est quand même ce qui distingue aussi le grand artiste du bon artiste. On le voit aussi chez Jackson Pollock aussi je veux dire, il y a des toiles de Pollock qui sont immenses, voilà le grand format ! Il faut avoir le courage de faire du grand format, c’est loin d’être évident, très, très loin d’être évident. Et par cette modularité là, avec le travail de Jean-Pierre Sergent, on arrive à du grand format, j’ai presque envie de dire sans limite, puisque l’on peut toujours ajouter de nouveaux panneaux aux panneaux déjà existants.

JPS : Oui merci Thierry. Oui c'est vrai, c'est une de mes préoccupations principales, c'est de sortir de la limite du corps mais c'est la transcendance, on peut évoquer la transcendance. C'est vraiment un des sujets qui me tient à cœur, je veux accéder à la transcendance mais par mon corps et pas par des subterfuges intellectuels, ça c'est très très important. Ici je vais évoquer, je ne veux pas me justifier parce qu'un artiste n’a jamais à se justifier de son travail, on fait ce qu'on veut même si on paye le prix fort. Il se trouve qu’à New York à partir de 1993, j’ai récupéré des images érotiques dans la presse. Voilà les premières sérigraphies érotiques sur papier et sur plexiglas de New York (1994-1996). Je voulais citer ici un extrait d'Anselm Kiefer, qui illustre ce que tu as parfaitement expliqué tout à l'heure dans ta conférence.
"L'éthique ça n'existe pas dans l'Art, parce que l'éthique et la moralité sont toujours liées au temps, la morale change toujours, alors un artiste ne peut pas avoir de morale car sinon il est figé sur le temps !"
Et ça c'est une phrase qui est importante et à laquelle il faut réfléchir quand vous voyez une œuvre d'art. Nous sommes toujours le fruit de notre époque mais également, le fruit de l'histoire de l'humanité donc, quand vous êtes devant une œuvre d'art et qu’elle vous choque et bien comme on dit à New York : "Don’t take it personal" C'est-à-dire que l'oeuvre n'a pas été forcément faite pour vous et soyez humble devant une oeuvre d’art, à la place de la rejeter, essayez de la voir avec votre coeur plus qu’avec votre raison (ou votre culture artistique), je pense que c'est important. A l'époque donc j’achetais le New York Times et bien sûr je sérigraphiais des images que je trouvais dans ce New York Times sur ce New York Times… C’est un peu les "New York Times Series". C’est cette oeuvre que l’on voit ici exposée : "Adam, Eve & les graffitis" que j’ai exposée au Musée de Remiremont l’an dernier et je trouve que, justement, la religion est tellement restrictive… parce que ça, c'est devant le parvis de Notre-Dame de Paris, c'est Adam et Ève qui ont des cache-sexes bien évidemment mais on ne peut pas avoir de sexe avec des cache-sexes  (feuilles de vigne), bien sûr, ça n'existe pas… Et donc moi, j'ai fait une grosse bite comme ça et je l'ai imprimée et derrière ce gros sexe, il y a aussi un dessin érotique japonais. Les Japonais, j’y reviendrai plus tard, ont un accès à la sexualité un peu différent du nôtre. Et puis cela c'est donc une des premières séries érotiques de 1998 et j'ai repris carrément... c'était à l'époque où j'ai commencé à acheter un ordinateur donc vous pouvez trouver les images pornographiques facilement sur internet et j'ai retravaillé ces images pornographiques pour en faire quelque part des icônes ; je vous envoie deux trois visuels et puis après, on en reparlera avec Thierry de ce travail-là. C’est un travail qui s'appelle ‘Duality’ ; c’est fait sur  papier Serishi qui est extrêmement épais que j'avais acheté à Los Angeles dans un centre où il y avait plein de galeries rassemblées et j'ai fait cette série un peu précieuse où il y a juste deux couleurs. Voilà c’est une incitation à la sexualité ; ce travail-là peut nous faire penser à Matisse dont on a beaucoup parlé avec Nicolas Surlapierre (Directeur du Musée), qui est ici, lors de notre dernier entretien vidéo. Tu voulais peut-être en parler ?

TS : Oui et bien, sur cette source d'inspiration érotique, il y a à prendre ça très au sérieux ; je veux dire que, parfois, on peut regarder un travail d'artiste qui, parce qu'il est d'une inspiration érotique, va paraître un amusement, voire de la peinture décorative enfin bon… Alors qu'en fait dans la démarche de Jean-Pierre Sergent, quand on regarde beaucoup de ses oeuvres, quand on lit ses écrits, parce que c'est important, il écrit aussi et le fait qu'il écrive en expliquant son oeuvre, et le fait qu'il écrive en expliquant son œuvre et en étant compréhensible, j'insiste ! Parce que beaucoup d'artistes écrivent sur leur œuvre mais ils pourraient être abstraits parce que leurs écrits sont abstraits ou en tout cas abscons.
Jean-Pierre écrit des textes qui expliquent sa démarche de manière compréhensible. Et on voit que l’on est très loin de la gaudriole. C'est ce que disait Baudelaire quand il parlait de la morale pour les polissons, ce n’est pas un polisson. Il ne serait pas content si je disais : "c’est un génie", pour reprendre le terme de Baudelaire mais ce n’est pas un polisson, n'est-ce pas ?… Et il faut donc prendre ça très au sérieux, l'érotisme qu'on trouve dans les œuvres de Jean-Pierre Sergent, il va puiser ses inspirations très loin, c'est-à-dire qu'il va puiser ses inspirations dans l'art précolombien, dans l'art égyptien, dans l’art indien et aussi dans les mangas japonais, c’est- à-dire, qu’on a là des sources très anciennes, des sources d’art premier et puis des sources qui sont extrêmement modernes parce que le manga japonais, c’est tout de même extrêmement contemporain. Et il va chercher tout ça, il va les assembler et il va trouver... Et ça c'est quelque chose qui est rare, parce qu’il faut reconnaître, ce n’est pas facile, il va trouver un moyen de les faire entrer en harmonie c’est-à-dire, qu'on va trouver aussi bien sur une œuvre : un manga japonais avec un graphisme qui viendra de l’art précolombien ou l’art indien, et cetera. Et ça ne paraîtra pas incongru, c’est-à-dire qu'il réussit à trouver une harmonie entre des graphismes qui pourraient, au départ, ne pas nous paraître pouvoir vivre ensemble… pouvoir se juxtaposer et cetera. Je trouve ça extrêmement intéressant.

JPS : Oui l'artiste c'est celui qui relie au sens religieux du terme, c'est-à-dire qu’on relie des choses dissemblables, disparates et anachroniques… Oui, je pense que c'est important pour moi de faire ça.


PARTIE 2 | Voir la vidéo


JPS : Là c’est la continuation de la série "Dualité". J'ai commencé à travailler un peu sur le bondage je m'en expliquerai un peu plus tard mais c'est une oeuvre qui est superbe, je l’avais montrée... C’est une petite édition de 6 je crois et j'en avais vendu une à un chercheur sur le cerveau (Neurobiologiste) à New York, un suisse allemand qui a flashé là-dessus et je suis content de l’avoir vendue à cet ami. Il faut comprendre que les artistes sont quand même très contents quand ils vendent des oeuvres d’art, c’est assez rare, parce que l’on passe un témoin quelque part, c’est-à-dire que les gens s'approprient quelque chose de nous et ça leur procure de la joie et du plaisir… voilà. Alors là je veux justement évoquer ça, tu en as un peu parlé tout à l’heure et je vais lire ce texte de Sade et vous pouvez le lire pendant que je vous le lis également mais ça c'est hilarant et c'est totalement génial. Donc c'est un texte issu des "120 journées de Sodome" : "Le 30 septembre… (Tout est organisé dans son délire, c'est vraiment très structuré) Le 30 septembre il fout un dindon dont la tête est passée entre les cuisses d'une fille couchée sur le ventre, de façon qu'il a l'air d'enculer la fille. On l’encule pendant ce temps-là, et à l'instant de sa décharge, la fille coupe le cou du dindon. (C'est fort là, si vous ne rigolez pas c’est que vous avez tout perdu !) Le 31. il fout une chèvre en levrette, pendant qu'on le fouette. Il fait un enfant à cette chèvre, qu’il encule à son tour, quoique ce soit un monstre. (Alors là, on rigole parce que c’est du délire absolu !) Le 32. Il encule des boucs (C’est fabuleux.) 32. Il veut voir une femme décharger, branlée par un chien ; et il tue le chien d’un coup de pistolet sur le ventre de la femme sans blesser la femme. (Il faut déjà le faire !) Le 34. il encule un cygne, en lui mettant une hostie dans le cul, et il étrangle lui-même l'animal en déchargeant. Ce même soir, l'évêque encule Cupidon pour la première fois."
Il faut dire que nous sommes, toi comme moi et les Français ; nous avons eu la chance d'avoir des grands philosophes, qui ont pensé la sexualité et qui ont essayé de sortir de la stupidité imposée par les tabous, imposée par les religions et ça c'est le désir de la Nature, c'est-à-dire que la Nature n’a aucune morale quelque part et tout s’y passe. C’est aussi une apologie de l’imagination parce qu’il faut déjà le sortir ce texte, il faut déjà avoir l’imagination fertile de l’écrire. Donc je vais vous montrer cette oeuvre que j'ai réalisée par la suite avec Sade. Voilà, donc là on voit au fond, le texte de Sade, il faut dire que c’est une oeuvre que je n'ai jamais montrée. Là, il y a ce que l’on appelle un axis mundi qui est issu des cultures Maya et bien sûr c'est exactement la même chose ; c’est-à-dire qu’ils sacrifiaient au Soleil des êtres humains, ils voulaient régénérer le Monde, ils voulaient rentrer dans le cosmos et appartenir à la vie ! Et donc tout mon travail parle de cela. Là c’est une oeuvre un peu chaude et mon galeriste de New York (Eric Allouche) était venu pour choisir quelques oeuvres pour une exposition collective, il a vu ça et il m'a dit : "Jean-Pierre si Matisse avait été en vie, il aurait peint un truc comme ça, mais je ne pense pas que l’on pourra le montrer dans notre Galerie." Car les propriétaires étaient d'origine juive et la veille du vernissage ou le soir de vernissage, il y avait des rabbins qui bénissaient les tableaux donc j’aurais eu du mal à imaginer les rabbins bénir mon tableau comme ça ! Mais bon on a choisi d’autres oeuvres ! Mais c’est une oeuvre qui me parle et en particulier, je trouve qu’elle est très très belle. Il y a 2 versions de cette série-là et j’aimerais bien les montrer un jour dans une exposition.

TS : Oui, c’est vrai que la réaction, non pas du public lui-même, mais des galeristes, est toujours très intéressante dès lors qu'une œuvre peut sembler soit érotique, soit simplement un peu hors norme. J'ai deux exemples très rapidement que je vais vous raconter parce qu'ils sont assez drôles, qui concernent Picasso. Le premier exemple c'est une œuvre, de mémoire des années 30, qui est un joli nu, vu de dos et où ,effectivement, c'est un portrait de Marie-Thérèse et où l'anus est représenté par un point noir et Picasso montre cette œuvre à Rosenberg, qui était à l’époque son galeriste et Rosenberg est absolument effaré et répond "Je ne veux pas de trou du cul dans ma Galerie." Bien des années après, c'était dans les années 65-66 et ça, ça m'a été raconté par Roland Dumas, quand nous écrivions ensemble un livre sur Picasso, parce qu'il a été le témoin de ça, Picasso montre à Daniel-Henry Kahnweiler, qui était son galeriste, "La grande Pisseuse" qui est aujourd'hui au Centre Pompidou, et quand il montre ça à Kahnweiler, Kahnweiler lui dit : "Mais ça va être très difficile à vendre, je ne peux pas l'acheter." Et alors, la réaction de Picasso a été très simple, il a simplement répondu : "Oui sans doute comprendront-ils dans 30 ou 50 ans." C’est-à-dire qu’il s'en moquait, il avait peint ça parce qu'il voulait peindre ça. Mais on voit cette résistance qu’opposent les galeristes qui ne sont pas nécessairement des résistances commerciales, purement commerciales, mais qui sont aussi des résistances morales d’une certaine manière.

JPS : Oui.

TS : Dans le cas de Rosenberg c'est clair, parce que je veux dire que ce tableau est absolument splendide, il est au Musée Picasso de Paris aujourd'hui mais Rosenberg n'envisageait même pas de le présenter, alors que dans sa Galerie, il avait un étage pour les impressionnistes, l'Ecole de Paris, ce qui pouvait contenter sa clientèle traditionnelle, classique, et puis au-dessus il y avait les cubistes, il y avait Picasso et les autres et là il ne faisait monter que ceux dont il savait qu'ils ne seraient pas choqués par ce qu'ils verraient mais même ça ("La pisseuse"), il n'en voulait pas… Alors on imagine la réaction qu'il aurait pu avoir sur le tableau que tu viens de montrer.

JPS : Oui, bien sûr ! Donc ça, c'est un autre Plexiglas avec une scène, c'est un peu inspiré de l’Inde où il y a toutes ces scènes érotiques ; malheureusement je n'ai jamais eu la chance de voyager en Inde mais leurs oeuvres m'impressionnent particulièrement. Voilà, ça c'est un plexiglas qui est justement montré à l'Exposition "Voluptés" de Châteauvillain. Et ça, je vous ai choisi celui-là parce que c'est le grand papier qui est là, vous avez la chance d'avoir une partie de ce grand tableau parce que quand j'imprime sur plexiglas les panneaux font 1,05 par 52,50 m et j'imprime toujours un grand format et un plus petit format sur ce que j’appelle les "Demi-papiers" et donc j'ai montré cette oeuvre-là à une ‘Art Fair’ à Montreux et une dame qui mangeait là, parce que le soir du vernissage, il y avait des gens qui mangeaient en face de ce tableau et il y a une dame qui s'est plainte parce qu’il y avait une grosse bite en face d’elle, pendant qu’elle mangeait. Voilà, c'est la vie d'artiste, moi ça me fait plutôt marrer mais je pense que malgré tout c'est une oeuvre magnifique parce que l’on y voit aussi l'Enfer dont on a parlé tout à l'heure, un manuscrit du Moyen-Âge, on voit une oeuvre Pygmée, on voit ‘Silentium est’ (c'est le silence) c'est également un manuscrit du Moyen-Âge… Là, c'est un ange que j'ai trouvé, vous voyez le bonhomme là, c'est un ange que j'ai trouvé dans la rue à New York, sur un fond du ‘stock market’, je mélange, pas par magie parce que je n’aime pas ce mot-là mais je mélange l’inconscient, le hasard avec la nécessité d’économie quelque part et puis il y a cette femme que j'ai dessiné avec le sexe bien noté, comme tu en as parlé tout à l’heure, avec les poils et la vulve et le clitoris donc tout est là ! Et puis, en haut à droite, c'est une joueuse de lutte égyptienne, le geste est tellement érotique, que ça m'a plu, voilà.

TS : Ce bonhomme d’ailleurs, dont tu parles, alors ça c'est le grand défaut des historiens de l'art, c'est qu'ils passent leur temps en voyant une œuvre à penser à d'autres oeuvres et a essayer d'établir des passerelles mais c'est tout de même assez proche de certains des "Oiseaux" de Braque.

JPS : Oui tu as raison ! Mais, c’est juste un petit ange sur papier doré, qu’un gamin avait découpé (avec des ciseaux à bouts ronds) et que j’ai trouvé dans la rue et voilà ça s’est fait comme ça, c’est ce que nous racontons, nous racontons nos rencontres esthétiques ou humaines bien sûr c'est notre travail ...voilà. Donc là je vais embrayer sur la série des bondages et on a la chance d'avoir deux oeuvres de cette série ici, alors je vais un peu expliquer ce que j'explique souvent afin que le public européen comprenne un peu : au Japon on fait des liens comme ça sur les arbres ou sur les pierres pour les sacraliser quelque part, c’est-à-dire qu’on définit un cercle sacré et on dit qu'il y a un esprit Kami dans cet arbre et donc les gens vont se recueillir peut-être qu'ils invoquent leurs morts, peut-être qu'ils veulent être présents dans un lieu précis on peut donc parler de spiritualité. C'est ce qui m'intéresse dans le bondage donc là, on voit à l’image un bondage japonais et sans doute j'en ai tiré un dessin, je ne me rappelle plus lequel donc ils appellent ça ‘Shibari’ (attaché, lié) ou ‘Kimbaku-bi’ (magnifique bondage) et on peut discuter à l'infini sur le rapport du corps de la femme à la souffrance ou à la jouissance mais il n'empêche que quand on voit ça, on voit plutôt une extase qu’une souffrance et c’est ce que je veux montrer très exactement dans mon travail, c'est-à-dire, l'instant où le corps quitte le corps justement pour rentrer dans l’extase... Voilà, donc j'ai commencé cette série de bondage à New York en 2003, juste avant de partir de New York et donc c'est ici une image de bondage japonais et là on voit un petit dessin qui circule au travers du paysage, ce qu'on pourrait dire de l'image, ce sont des vulves bien sûr préhistoriques donc j’ai dessiné ça en arrière-plan. Voilà, on voit cette oeuvre qui est ici présente et le dessin phallique c'est un dessin qui vient des Asmats de Nouvelle-Guinée et le fond, c'est un dessin qui vient d’un dessin de kimono japonais. Voilà c'est pour vous expliquer un peu le travail. Et là on a imprimé avec la Galerie Le Pavé dans la Mare, qui était à Besançon il y a une dizaine d'années, on a imprimé ce grand format de bondage que j'ai montré d'ailleurs au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse et que je montre, actuellement, dans sa version sur papier, voilà le Grand nu bleu et pour dire une petite anecdote c’est grâce à ce grand format, que j'ai rencontré mon amie philosophe Marie-Madeleine Varet... Voilà, Je ne sais pas si tu veux parler un peu de ces oeuvres de bondage. 

TS : Oui, mais c'est intéressant parce qu’il y a effectivement entre la vision européenne et la vision japonaise du bondage, il y a une très grande différence. C’est-à-dire qu’il y a une dimension spirituelle du bondage au Japon qu'on ne trouve pas en Europe et puis ce qui est aussi assez intéressant quand tu représentes des scènes... enfin des œuvres à base de scènes de bondage, c'est que ça ne représente que des femmes, or le bondage est aussi bien entendu développé pour des hommes, il suffit de lire, on parlait de Sade tout à l'heure, je ne suis pas un grand amateur de Sade. J’aime son côté révolutionnaire d’une certaine manière mais je n'aime pas beaucoup ses textes parce que, chez Sade, le consentement du soumis ou de la soumise, n'est jamais requis. Comme d'ailleurs chez Georges Bataille, que je n'aime pas non plus ; voilà comme ça, au moins c'est dit. Mais quand on lit d'autres littératures, je pense à Jeanne de Berg ou Jean de Berg puisque c'était la femme de Robbe-Grillet, on trouve ce bondage mais appliqué cette fois-ci aux hommes et ça c'est quelque chose qui est assez absent des représentations y compris des mangas japonais, au Japon c'est toujours la femme qui est liée, ou pratiquement toujours, qui est représentée et pas l’homme. Mais ce qui est intéressant, c'est,  je pense que par tes œuvres, dans le regard du spectateur, tu poses vraiment une question parce que, une oeuvre d'art, avec toute la conception que nous avons en Occident de l’oeuvre d'art : c’est-à-dire l’oeuvre d’art, c’est tout de même sacrée. Une oeuvre d'art qui représente du bondage, c'est-à-dire la dimension spirituelle telle que le Japon la conçoit, ça pose quand même problème dans le regard du spectateur occidental, qui lui ne part pas du principe qu'il y ait une dimension spirituelle dans… la technique et la complexité de la technique du bondage.

J.P.S. : Oui mais quelqu'un qui n'a pas de spiritualité ne peut pas comprendre une œuvre spirituelle, je suis désolé de dire ça, mais c’est un fait évident. Aujourd'hui, 90% de la population française est athée, tu comprends, où trouver (ou retrouver) notre spiritualité ! C'est la grande question ?

TS : Alors ça c'est une question que Jean-Pierre soulève et que je trouve personnellement passionnante, qui est de se dire les athées n’ont pas de spiritualité globalement et là j'avoue que j'ai beaucoup de mal à adhérer à cette idée je vais même, alors c'est de la provocation bien sûr, mais je vais même vous dire que le dernier endroit où on peut trouver de la spiritualité ce sont les religions et singulièrement dans les monothéismes, alors pourquoi ? Parce que quand vous regardez comment est structuré une religion, je prendrai le cas par exemple de l'Église Catholique mais je pourrais tout aussi bien prendre l'Islam. C'est une lutte de pouvoir, ce sont des parts de marché, j'aime bien faire un comparatif comme ça mais ce sont des parts de marché, qu’on prend ou qu'on ne prend pas, ce sont des luttes de pouvoir et c'est l'argent. Et un jour que nous déjeunions ensemble avec Roland Dumas je lui disais ça, je lui disais écoutez pour moi, le dernier endroit de la spiritualité, c'est la religion, parce qu’il est question de pouvoir, il est question d'argent, tous les scandales des finances du Vatican depuis Paul VI jusqu'à nos jours, c’est quand même énorme, ce sont des questions d'argent. Et vous allez dans l'Islam vous trouvez des imams qui se constituent des fortunes personnelles colossales dans l'exercice de leurs fonctions mais je veux dire ça c'est très connu, donc où est la spiritualité là-dedans ?

JPS : Oui, oui.

TS : Et finalement avec Roland Dumas nous en parlions et nous sommes arrivés à une idée commune, qui est de se dire, mais finalement la spiritualité, l'un comme l'autre, nous la trouvons dans les œuvres d'art. C’est-à-dire la spiritualité nous la trouvons dans l'Art et absolument pas dans les Religions et je pense qu’un athée convaincu pourra trouver de la spiritualité quelque part.

JPS : Oui oui.

TS : Parce que la spiritualité ça peut être un rapport de verticalité mais pas nécessairement avec une entité imaginaire.

JPS : Oui bien sûr.

TS : Ou ce que l’on voudra… On peut avoir ce rapport vertical avec une oeuvre d’art qui nous inspire et qui nous transporte.

JPS : Oui mais si tant est qu'elle possède cette spiritualité, tu ne peux pas mettre une spiritualité dans une oeuvre qui n’en a pas.

TS : Oui bien sûr, bien sûr.

JPS : Alors où la trouver ?

TS : Oui, c'est vrai, c'est vrai que cette discussion quand nous en parlions, on évoquait Giacometti… Alors effectivement là oui, il y a de la spiritualité.

JPS : Oui, oui !


PARTIE 3 | Voir la vidéo

JPS : Oui là je voulais évoquer mon travail actuel, avec quelques visuels de la série des "Shakti-Yoni" sur laquelle je travaille depuis 2016. J'aime beaucoup cette série parce qu’il n’y a vraiment aucun tabou et je voulais faire quelques citations pour en expliquer un peu le titre donc ça s'appelle : "Shakti-Yoni, Ecstatic Cosmic Dances". "La Shakti, est dans l’Hindouisme l'énergie féminine divine et la consort de Shiva." (Wikipédia) et "La déesse à l'absolu, dont toutes les déités féminines ne sont que des aspects…" (Alexandra David- Néel) que je suis en train de lire actuellement, dans son Au coeur des Himalayas, Le Népal, et elle incarne vraiment (cette Shakti) qui est la déesse mère absolue ! Dont on a perdu l'image en Europe, en Occident, en Occident, et : "Le Yoni dans l’Hindouisme, désigne l’organe génital féminin (matrice ou vulve) ; il est symbole de l’énergie féminine dénommée Shakti." "C'est la jouissance qui est la substance du monde. C'est elle qui nous rapproche de l'état divin." Dit Alain Daniélou qui est un hindouiste très célèbre dont j'adore les écrits, et la deuxième phrase que j’aimerais citer c'est : "L'extase, c'est coopérer à la divine création du monde." dont on a un peu parlé, c'est dans L'infini turbulent d'Henri Michaux et donc je vais vous passer quelques visuels, il y en a très peu. Je voulais aussi citer encore une fois cette 'amie', enfin entre guillemets, Alexandra David-Néel qui dit dans un passage de son livre :  "Passang est tibétain, il méprise les Hindous et leurs croyances religieuses. Lui-même a le cerveau rempli des plus grotesques superstitions, cela ne l'empêche pas de railler celle des autres. Nous en sommes tous là". C'est à dire que ça montre bien comme dans nos discussions, être athée, être religieux, c’est-à-dire qu’on bricole tous un peu avec nos propres croyances et ce que j'essaie de faire vraiment de manière très volontaire dans mon travail, c'est de bousculer un peu ces jalons que l'on met dans la pensée pour aller un peu plus loin, c'est ce que j'espère. Et là, on en a discuté tout à l'heure lors de notre repas : si vous voyez un oeuvre comme ça, vous penserez tous immédiatement (en France) à "L’Origine du monde" je pense. J'ai fait imprimer des flyers où il y avait un sexe de femme et on m'a dit : Oh "L’Origine du monde’" ! C’est-à-dire qu’en France dès, qu'on voit un sexe de femme : c'est "L'Origine du monde" de Courbet ! Mais ce n’est jamais le sexe de leurs copines ou de sa copine, ce n’est jamais son propre sexe, ce n’est jamais le sexe de votre mère ou de votre soeur. Donc on est quand même conditionné, l'Art et l'image nous conditionnent quelque part, on a que ça en tête "L’Origine du monde" ! Tant mieux pour Courbet mais c'est juste un sexe de femme… On en reparlera tout à l’heure, voilà ! Et là, j'ai travaillé avec un dessin d’Hildegarde von Bingen,  avec ces espèce de cercles concentriques cosmiques. Et ce qui est important c'est de comprendre que la conscience c'est quelque chose qui évolue, ! Et l’Art aussi, c'est quelque part là pour nous faire évoluer au niveau de la conscience, prendre conscience de quelque chose ; et disons que l’oeuvre d’art est ce point central, l'axis mundi, au milieu du tableau et qu'après, notre conscience évolue et elle englobe le monde petit à petit. Et c'est très important, pour moi, c’est très important d’essayer de développer cette pensée-là. Voilà le dernier visuel c'est une oeuvre érotique aussi, je ne sais pas si tu veux intervenir, on arrive à la fin de cette présentation Thierry.

TS : Il y a une notion, qu'il est vrai, qu'on aborde peu en Art, qui est celle du plaisir et qui me paraît importante, à la fois du plaisir de regarder une œuvre, sans doute aussi le plaisir que prend un artiste à créer l’oeuvre. Alors le plaisir à regarder une œuvre, ça c'est quelque chose, je dirais qui concerne le spectateur, c’est quelque chose qui est à géométrie variable, vous pouvez avoir le plaisir à regarder une œuvre et puis votre frère, votre sœur ou même des jumeaux, ne va pas du tout partager ce plaisir donc, c'est vraiment quelque chose de très subjectif. Moi ce qui m'intéresserait c'est de voir l'autre côté des choses : c'est-à-dire pas celle du spectateur que je connais un petit peu mais celle de l'artiste… Et quel plaisir prend l'artiste lorsqu'il crée ?

JPS : Oui, eh bien déjà, je prends du plaisir dans toutes les étapes de la création, déjà, quand je récupère une image qui m'interpelle, je ne sais pas pourquoi elle m'interpelle ? Pourquoi cette image m'a interpellé plus qu'une autre ? J'ai du plaisir à la retravailler sur l'ordinateur, j'ai du plaisir à en choisir la couleur. Pour moi oui tout est joie dans le travail. Oui c'est un état de joie, on ne peut pas dire que c’est une joie permanente, parce qu’il y a des travaux qui sont assez laborieux mais c'est un état de joie et de présence, d'être au monde. C’est un peu une grande prière quelque part, même si je suis athée, comme on en a parlé tout à l'heure… Mais c'est une grande prière au monde et c’est une grande offrande au monde aussi !

TS : Oui, c’est une question intéressante parce que, moi ce qui m'a frappé, je le disais tout à l’heure que je connais Jean-Pierre depuis 2006, à chaque fois que je viens dans la région je lui rends visite, je regarde ses œuvres dans son atelier et cetera et moi ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que c'est quelqu'un qui travaille tout le temps. C'est-à-dire que, par exemple, pendant le confinement où nous étions tous chez nous… On ne pouvait pas faire grand-chose, on ne pouvait pas exposer, on ne pouvait rien faire, enfin bon, alors je téléphonais à Jean-Pierre et il me disait : "je travaille." ; alors je trouve ça merveilleux, les conditions n'étaient pas vraiment les plus favorables au travail, c'est le moins que l’on puisse dire, eh bien non,  voilà… Donc, il y a certainement, oui, ce plaisir du travail, qui anime un certain nombre d’artistes, qui vraiment passent leurs temps à travailler, enfin Magritte par exemple, on n'imagine pas ça quand on voit ses oeuvres, mais Magritte avait organisé son travail en fonctionnaire d’administration ; c’est-à-dire qu’il partait de chez lui vers son atelier à heures fixes, il revenait pour déjeuner, il repartait l’après-midi pour travailler à heures fixes et il rentrait le soir à heures fixes. On n'imagine pas ça quand on voit ses œuvres, mais voilà, c'était un travail constant, à côté de ça il y avait d'autres peintres qui ont travaillé de manière beaucoup plus pulsionnelle, pendant un certain temps ils travaillent et après, ils ne travaillent plus et puis il y a des exceptions comme Picasso qui travaillait tout le temps, y compris la nuit. Mais voilà c'est ça qui m'a frappé beaucoup, c'est cette constance dans le travail y compris dans des périodes comme celles que nous avons connues et qui n'étaient pas les plus propices.

JPS : Oui mais travailler pour moi, c’est une force et c'est une énergie aussi. On a parlé d’une énergie Shakti, c'est vraiment une énergie bien sûr, oui c’est important. Et ce désir et ce plaisir de vivre est vraiment fondamental et quand je vois certains de mes contemporains qui se plaignent sans arrêt, je suis complètement sidéré qu'ils ne comprennent pas cette joie de vivre quelque part, c'est une perte de temps absolue et c’est une perte affective aussi, les gens qui ne sont pas joyeux n’attirent personne, voilà. Tu voulais revenir sur quelques sujets ou tu veux que l'on conclut ? J'avais juste une phrase, peut-être que tu pourras conclure là-dessus, j'ai vu l'autre jour sur Arte un film qui était assez beau, c'est un film qui s'appelle : "Ichi, La femme samouraï" par Fumihiko Sori, et donc c'est une samouraï qui est aveugle, ça se passait au Japon du samouraï dans le XVIIIe siècle, elle dit à un moment donné cette phrase assez touchante, elle dit : "Tout être privé de chaleur finit par mourir de froid." Eh bien, c'est vraiment ça l’Art (c'est ce qui nous réchauffe tous) et si jamais un jour vous êtes privés d’Art, vous mourrez tous de froid aussi ! Donc ayez un peu plus de respect pour les artistes en vie, merci.

TS : Je crois que c’est une belle conclusion, je n'ai rien à ajouter !

JPS : Merci Thierry. Merci à tous pour les caméras… Merci à Nicolas Surlapierre (directeur du Musée) qui était là. Bonne journée à tous. Merci.


INTERVIEW DE JEAN PIERRE SERGENT SUR RADIO CAMPUS BESANÇON PAR AURÉLIEN BERTINI | MUSÉE DES BEAUX-ARTS ET D’ARCHÉOLOGIE DE BESANÇON | 10 SEPTEMBRE 2020 à 19h | 3 PARTIES | Télécharger le PDF

Radio campus Besançon pose ses studios dans la salle de conférence du MBAA pour cette émission spéciale en partenariat avec le centre d’art mobile concernant l'exposition consacrée à Jean-Pierre Sergent "les 4 piliers du ciel". Autour de la table : J-P Sergent, artiste-peintre, Nicolas Bousquet, responsable du développement culturel du musée et Louis Ucciani, Directeur du Centre d'Art Mobile et Maître de conférences à l'Université de Franche-Comté avec Chloé Truchon, Alexie le Coroller et Amélie Pérardot. Filmé par l'artiste le 10 septembre 2020. Transcription par les étudiantes de la LP METI.


PARTIE 1 | Voir la vidéo

Aurélien Bertini de Radio Campus : Alors direction l'Amérique du Nord pour débuter cette émission, avec une musique des indiens Navajos dont les membres sont répartis sur les territoires de l'Arizona, du Nouveau Mexique et de l'Utah aux États-Unis. Un chant de cette tribu amérindienne, dont vous, Jean-Pierre Sergent, artiste peintre avez fait l'acquisition au National Muséum of the American Indians de New York. Alors bonjour tout d'abord. 

- Jean-Pierre Sergent : Oui, bonjour cher Aurélien, bonjour à tous !

- AB : Alors, expliquez-nous justement finalement ce que vous ressentez ; tiens finalement, on va aller sur du ressenti, quand vous écoutez ce genre de musique ?

- JPS : Oui, écoute, ça me plonge vraiment dans une joie et une espèce de connexion cosmique indicible, c'est-à-dire que l’on sent qu'ils appartiennent au monde, à la nature et qu’ils sont remplis d'énergie. C’est cette énergie qui m'intéresse vraiment oui ! Et c’est aussi très apaisant également. C'est une communauté qui chante, ils chantent tous ensemble, ils appartiennent à la même "tribu".

- AB : Alors, vous êtes donc artiste peintre franco-américain né à Morteau. Vous avez étudié l'architecture à Strasbourg, la peinture à l'école des Beaux-Arts de Besançon. En 1991 vous traversez l'Atlantique direction Montréal tout d'abord, puis New York deux ans plus tard, ville dans laquelle vous êtes resté dix années je crois, vous m'avez dit ça tout à l'heure, et dans laquelle, d'ailleurs, votre travail a commencé sur les objets trouvés, les peintures-sculptures et les sérigraphies sur Plexiglas. Vous habitez aujourd’hui à Besançon et une exposition temporaire vous est consacrée :  "Les 4 piliers du ciel", au Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie où nous sommes en direct, nous Radio Campus Besançon. Donc, c'est une grande installation murale de 80 mètres carrés, comprenant 72 peintures sur plexiglass de format unitaire carré, on en reparlera, ça a son importance, qui est donc installée dans les grands escaliers du musée. Il est impossible finalement de passer à côté à lorsqu'on est un visiteur. Pour en revenir un peu au chant que l'on écoute actuellement derrière cette entrée, vous m'avez soumis plusieurs titres, plusieurs musiques, j'ai choisi celle-là parce que, finalement, c'est une indication aussi sonore de vos influences, de votre processus créatif, des chants qui aident aux visions et aux songes, des chants chamaniques de transe, d'incantation et ses vibrations ; justement, elles respirent dans vos œuvres, dans votre travail qui met en jeu le corps, la spiritualité et la jouissance d'être en vie. Donc, je l'ai dit on est venu ici à l'invitation du Centre d'Art Mobile et du Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, pour cette émission spéciale, qui s'inscrit dans le cadre des nocturnes proposée par le musée. Donc, autour du plateau évidemment, Jean-Pierre sergent, on vous a entendu. Nicolas Bousquet est à nos côtés, responsable du développement culturel des musées du centre, bonjour. 

- Nicolas  Bousquet :  Bonsoir Aurélien.

- AB : Bonsoir. D'ailleurs, on pourrait dire. Également bonsoir à Louis Ucciani, Directeur du Centre d'Art Mobile et Maître de Conférences à l'Université de Franche-Comté, bonsoir.

- Louis Ucciani : Bonsoir. 

- AB : Vous allez bien tout le monde ? Prêts pour cette nouvelle nocturne ? Le plateau sera complété plus tard par Alexis le Corollaire et Amélie Pérardeau, nos 2 journalistes qui viendront chacune poser leur regard sur votre travail à leur façon, avec des surprise… Des étudiantes également de la licence pro METI, métiers de l'exposition et technologies de l'information, viendront aussi nous parler de leur travail et puis de cette dimension de l'installation et de l'accrochage. Voilà ce qu'on a écouté pour cette première intro et je voulais aussi qu'on écoute également une interprétation de Bach par Glenn Gould, pour parler aussi de cette fameuse énergie vitale que l'on peut chercher lorsque l'on crée. Jean-Pierre Sergent est-ce que vous écoutez justement cette musique quand vous êtes dans votre atelier ?

- JPS : Alors non, pas quand je travaille parce que je suis trop concentré vraiment, je ne peux pas faire deux choses à la fois, mais je connais Glenn Gould depuis des années et quand on parle d'énergie, pour moi, je sens que l'Europe a perdu son énergie mais Bach il a l'énergie, l’énergie du cœur, l'énergie de la joie et c'est vraiment quelque chose qui me remplit et qui me donne envie de vivre, il n'y a pas d'autre mot. Et dans cet extrait, on l'entend qui cherche les notes et on entend des fois des mouettes qui passent, il crie où il jouit quelque part. Car c'est  vraiment une jouissance d'être créateur, vraiment. Et c'est ce que je ressens également quand je travaille.

- AB : Alors ça se passe comment justement ce processus créatif chez vous ?

- JPS : Eh bien, je cherche et je trouve des images. Quand j'étais à New York avant qu'il n'y ait les ordinateurs, je prenais des photos dans les musées, sauf que maintenant, avec l'internet, on peut accéder à une grande banque de données. Donc sur Twitter, des fois, je trouve des images par exemple, ça peut être d’Egypte ou d'autres cultures et donc dès qu'une image me parle, je la garde en stock au fur et à mesure des années… Par exemple,  je travaille maintenant, avec des images que j'ai faites il y a 10 ans déjà et puis il se trouve que à ce moment-là donné T, j'ai envie d'utiliser cette image. Je les travaille avec Illustrator ou Photoshop sur mon ordinateur.

- AB : Alors, pour en revenir ici, à ce que l'on peut voir, comment avez-vous abordé justement cette installation ? Je crois que c'est l'une des plus grandes que vous ayez jamais réalisée ?

- JPS : Oui tout à fait, c'est grâce à M. Nicolas Surlapierre qui est le Conservateur de ce musée et avec lequel on devait travailler déjà depuis plusieurs années et qui m'a dit : « tiens ça serait bien que tes œuvres viennent décorer, entre guillemets, ou habiller les couloirs du musée. » et ça a été un peu reporté parce qu'il n'y avait pas de budget, mais on l'a fait l'an dernier, justement à cette date-là, il y a un an exactement et je dois remercier tous les techniciens qui ont travaillé plus d'un mois sur ce projet parce que c'est compliqué à monter. Mais bon j'ai choisi les images en fonction de cette idée d'élévation, puisque dans chaque tribu, il y a un lieu qui s'appelle l'axis mundi où les gens peuvent parler aux esprits. Donc bien humblement, j'espère parler aux esprits... mais bon est-ce qu'ils existent encore, ça c'est une autre question.

- AB : Au vu de la résonance du lieu, là ça s'y prête en tout cas, on est vraiment dans quelque chose d’acoustiquement très intéressant. Alors, au premier regard, oui c'est coloré, il y a des motifs ethniques, ça s’inspire des divinités, peut-être que Nicolas Bousquet et Louis Ucciani peuvent aussi compléter la suite quand finalement, au-delà de ce premier regard, qu'est-ce qu'il nous apparaît ?

- NB : Alors pour dire un mot de cette présentation de l’œuvre de Jean-Pierre Sergent, elle s'inscrit dans une politique des musées qui donne à voir et à redécouvrir leurs collections au travers du travail de différents artistes contemporains et évidemment, les œuvres de Jean-Pierre résonnent particulièrement dans nos murs par rapport à différents aspects de nos collections. On a des collections archéologiques qui remontent aux civilisations antiques, nous avons des collections extra-européennes aussi, même si elles ne sont pas exposées en permanence même si on peut en voir quelques-unes, actuellement, dans une exposition autour de Monin. Nous avons des œuvres érotiques, puisque c'est aussi une source d'inspiration forte pour Jean-Pierre et, concrètement, nos espaces ont vocation à accueillir des travaux d'artistes contemporains ; on y reviendra peut-être un petit peu tout à l'heure. Mais cette installation Les 4 piliers du ciel, viennent compléter les éléments décoratifs de l'architecture du musée, qui est un peu austère pour sa partie du 19e siècle, les escaliers qui ont été conçu par un architecte, on va dire d'inspiration néoclassique, qui s'appelle Pierre Marnotte. Cet architecte prévoyait tout un ensemble décoratif dans les parties communes du musée. Avec des éléments évidemment de frises, des colonnes, des peintures murales comme on peut en voir dans de nombreux musées de cette époque-là, comme à Marseille, Amiens ou Nantes; mais à Besançon, finalement, il n'y aura pas eu ce décor peint ou décor rapporté sur le bâtiment, faute de budget à l’époque. Marnotte en avait pris particulièrement ombrage. Et donc, quelque part, on vient réparer une sorte d'injustice faite à ce créateur, à cet architecte, en venant inviter Jean-Pierre à exposer ses œuvres dans les escaliers et donc, évidemment, la notion d'ascension est forte, elle raisonne par rapport au travail de l'artiste. Par rapport à la symbolique religieuse, mythique, cosmologique qu'on peut y retrouver mais aussi elle vient rapporter une dimension colorée, une énergie comme disait Jean-Pierre juste avant, qui est aussi celle d'un musée qui se transforme, qui a changé son image au moment de sa réhabilitation. On se veut un musée aujourd'hui en lien avec les problématiques de notre temps, des problématiques sociétales et on souhaite, aussi effectivement, capter et transmettre cette énergie à nos visiteurs, pour qu'ils redécouvrent toutes nos collections avec un œil nouveau et peut être plus inventif qu’il pouvait être, précédemment, en faisant la visite du musée.

- AB : Alors, c'est vrai que ça fonctionne bien quand on arrive par le grand escalier on voit déjà le ciel bisontin et on est quand même saisi par la dimension assez importante de cette œuvre-là qui vient tout de suite nous prendre en pleine face, j'ai envie de dire. Alors c'est 72 peintures qui ont été choisi parmi une série (Les suites entropiques), que vous avez réalisée entre 2010 et 2015. Alors, comment on choisit justement ?

- JPS : Entre nous, on a quand même choisi des œuvres assez peu érotiques parce que bon, on ne voulait pas poser trop de problèmes, ni au musée ni à la ville, ça ne sert à rien de provoquer une polémique, mais ça ne me dérange pas, parce que j'ai un stock de peut-être 300 peintures, donc il n'y a pas top  de souci pour  les choisir. Je les ai choisies en fonction des directions aussi, nord, sud, est, ouest et je suis vraiment, comme je l'ai dit tout à l'heure, je suis très influencé par l'axis-mundi et les 4 directions parce que c'est là où on se centre nous-même et c'est le lieu de passage donc, ces escaliers sont un lieu de passage quelque part.

- AB : Comment vous faîtes pour vous centrer, vous ?

- JPS : Eh Bien : "connais-toi toi-même." Déjà je pense qu'il faut déjà se connaître, se débarrasser de beaucoup de choses parce qu'on a plein de poussière dans la tête quelque part... Ce n’est pas sous le tapis, c'est dans la tête ! S’ouvrir des cases et souvent ce n’est même pas des cases qu’il faut ouvrir c'est vraiment essayer de penser autrement. Je pense que nous autres artistes, nous avons, pour quelques-uns… la liberté de créer un peu notre propre voix, bon je suis un peu prétentieux de dire ça mais j'ai l'impression que c'est ce que je cherche quelque part. Je déteste être enchaîné, je déteste les soumissions et j'essaie de trouver au travers d'une structure très carrée, très calée, mes formats sont aussi les mêmes.

- AB : Alors c'est des formats qui ne sont pas anodins ?

- JPS : Oui, on en a parlé l'autre jour.  Il se trouve que j'ai travaillé sur ce format là pendant plusieurs années, depuis Montréal et un jour je me suis demandé : mais pourquoi 1.05 mètre ? Et en fait c'est le nombre d'or de mon corps, c'est-à-dire que dans le corps, avec Le Corbusier qui parlait… ou aussi les grecs qui parlaient du nombre d'or, il se trouve que c'est 1,618 et je fais  1,72, il se trouve que mon nombril est exactement à 1,05. Donc mon corps a trouvé ça comme les abeilles ont trouver l'Hexagone. C'est un acte organique quelque part. J'aime cette idée de travailler avec le corps et que le corps soit le maître de ce qu'il fait. 

- AB : Alors comment vous faites justement, quand on glane des images, on va dire à une période où le numérique ne s'est pas imposé, c'est-à-dire que quelque part le corps est investi, enfin j'ai l'impression voilà vous visitez des lieux, vous prenez une photo, il y a un rapport physique et quand on passe de de cet axe de travail là à un axe de travail numérique est-ce que ça change quelque chose pour vous ? Est-ce que vous ne perdez pas une dimension justement corporelle ?

- JPS : Non parce que je la retrouve dans la sérigraphie, parce que la sérigraphie est très corporelle. C'est à dire que physiquement on va au turbin… Le travail sur les écrans, quand je fais des grands formats sur Plexiglas, c'est très très physique. Donc il y a tout cette étape physique. On le voit aussi dans les petits formats car il faut nettoyer les écrans, les exposer, donc mon corps est toujours présent quand je travaille. Ce n’est pas uniquement un travail sur l'ordinateur.

- AB : Alors Jean-Pierre Sergent est un artiste contemporain. Justement qu’est-ce que ça change pour vous, musée qui avez réouvert vos portes en novembre 2018 après 4 années de gestation de ce nouveau projet, ce n’est pas forcément un axe de travail habituel, l'art contemporain pour vous. Alors, comment finalement la présence du travail de Jean-Pierre s'inscrit dans cette nouvelle politique ?

- NB : Disons que les artistes contemporains ont toujours été présents au Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie. On a la chance d'être sur un territoire avec une Ecole des Beaux-Arts et avec de nombreux créateurs, simplement, on a changé un petit peu la manière de concevoir l'inclusion de l'art contemporain dans nos collections. On a repensé complètement les parcours de manière chrono thématique. Avec un parcours qui commence donc au paléolithique pour s'achever avec l'art moderne, et tout au long de ce parcours on a voulu donner des contrepoints, des points de vue décalés. Alors, de différentes manières mais la manière la plus pertinente, ou l’une des plus pertinentes, en tout cas c'était d'inviter des artistes à présenter des œuvres en lien direct avec nos collections. Donc, l'idée était de ne pas forcément avoir une présentation permanente puisque nous partons sur des présentations qui durent plus ou moins une année donc, nous sommes quasiment à la fin de notre 2e année de fonctionnement. Donc il y a une première installation d’œuvre contemporaine qui s'appelait « Et le désert avance » pour l'inauguration et qui s'est achevée avec le premier anniversaire du musée. Nicolas Surlapierre qui est le directeur des musées du centre et qui est aussi un spécialiste d'art contemporain donc, il met en place ces accrochages avec cette temporalité de manière à ne pas lasser le regard de nos visiteurs et toujours aiguiser leur curiosité. 
[Donc là, cette première installation, on y reviendra peut-être mais elle faisait la part belle on va dire à de nombreux jeunes créateurs en quelque sorte, c'est aussi la vocation du musée que d'aider les jeunes artistes à se lancer, à exposer mais on a aussi beaucoup de plaisir à accueillir des artistes reconnus nationalement, internationalement comme Jean-Pierre Sergent. Pour le 2e accrochage autour de la notion de « Rien à voir » ou « Comment voir les choses différemment », évidemment on a choisi d'inviter 6 artistes :  2 hommes, 2 femmes et puis 2 disparus. Alors évidemment ce choix était un petit peu, comment dire, guidé par l'envie de faire dialoguer nos collections avec des artistes de la région donc, nous avions invité Claudie Floutier, Barbara Dasnoy, mais aussi nous avions invité Didier Marcel et Jean-Pierre Sergent pour les vivants, mais aussi 2 artistes de la région incontournables et pas forcément suffisamment remis à l'honneur dans le musée le plus important de la région à savoir Jean Messagier dont hélas nous ne possédons pas d’œuvres dans nos collections mais qui méritait quand même d'être exposé à un moment donné dans le musée, et puis Jean Ricardon qui était aussi un artiste très important.] 
Donc, nous avons fait cette installation qui va s'achever d'ici quelques semaines pour le 2e anniversaire du musée où là nous aurons un nouvel accrochage qui va changer ; par contre l’œuvre de Jean-Pierre Sergent, "Les 4 piliers du ciel", va rester un petit peu plus longtemps dans le musée. Jean-Pierre nous fait le plaisir et l'honneur de nous en faire profiter encore un peu plus longuement ; c'est vrai que c'est une pièce qui a trouvé sa place dans nos escaliers mais évidemment, comme nous n'avons pas forcément des moyens d'acquisition suffisamment importants pour en faire l'acquisition de manière définitive et bien, nous l'exposons autant que nous pouvons. Mais en tout cas, c'est vraiment une autre manière d'exposer l'art contemporain que d'avoir ces rotations annuelles, de manière à pouvoir toujours renouveler le regard porté par les artistes sur nos collections et aussi d'échanger avec nos visiteurs, la manière de concevoir ce qui est au musée, c'est-à-dire, ce n'est pas un lieu avec une exposition, comme le disait le visiteur que vous avez interviewé, qui est « figé », mais les expositions changent, les expos permanentes comme les expositions temporaires, on y reviendra peut-être tout à l'heure sur notre prochaine exposition temporaire, mais en tout cas, le travail de Jean-Pierre à trouver sa place, pour un temps, au musée et nous en sommes très heureux.

- AB : Jean-Pierre Sergent c’est important pour vous, et qu'est-ce que ça change finalement que d'être exposé ici au Musée des Beaux-arts ?

- JPS : Et bien, j'en suis bien sûr, très heureux et très honoré parce que ça fait quand même 15 ans que je suis rentré de New York et j'ai trouvé que c'était un peu difficile, justement, de montrer son travail, parce qu'il y a très peu de lieux consacrés à l'art contemporain en Franche-Comté, ou ces lieux sont assez fermés pour des raisons X, Y ou Z, et c'est grâce à cette rencontre avec le directeur Nicolas Surlapierre, qui a bien marché et il a un peu flashé sur mon travail et pour moi, c’est vraiment une chance extraordinaire, oui !

- AB : Alors on a parlé vibration, énergie déjà, et il y avait une question forcément qui arrive et puis ça me faisait penser peut-être aussi, à un des partenaires du Musée des Beaux-Arts qui est l’Institut Supérieur des Beaux-Arts et qui a, il y a quelques années, proposé une exposition à Narbonne, à L'Aspirateur à laquelle vous avez participé je crois bien ? J'espère, non peut-être pas ?

- JPS : À L’Aspirateur ? Oui tout à fait oui.

- AB :  Donc c'était un triptyque et il y avait une des questions qui étaient posées : l’artiste est-il un chaman ? Voilà donc finalement on voit qu’il y a quelque chose autour de ce duo (artiste-chamane)  j’ai envie de dire, on ne sait pas lequel nourri l’autre ? Mais vous, justement, à cette occasion là, qu’avez-vous voulu montrer ?

- JPS : De l'exposition à Narbonne ? En fait c’était avec Laurent Devèze, qui est un ami et Directeur de l’Ecole des Beaux-Arts et tous les artistes présents montraient plus ou moins des travaux chamaniques, de transe… Et bon forcément, c’est ce qui me passionne, on en a déjà parlé, la transe me passionne, parce que c’est accéder à autre chose, c’est oublier un peu le corps et retrouver sa plénitude et sa spiritualité quelque part. Le chamanisme, c'est ce qui permet de retrouver sa spiritualité au sens premier du terme. Un peu comme quand on naît, on a cette expérience de la vie et quand on meurt, on ne s'en rappelle plus, mais bon, peu importe, c'est pas très grave, ce sont des expériences vitales… L’Art c'est une expérience de vie, bien sûr.

- AB : Alors Louis Ucciani on a l'habitude de travailler ensemble, notamment autour de Fourier et ce que j'apprécie chez vous, c'est que finalement, il y a toujours une dimension Fourier quelque part, est-ce que par exemple il y aurait un lien à trouver entre le travail de Jean-Pierre Sergent et la philosophie de Fourier ?

- LU : Oui, mais sur ce qui n’est pas forcément présent et visible dans cette exposition là. Alors, je vais revenir sur une chose, il se trouve qu’il y a 15/20 ans qu’on se rencontre à Besançon dans les lieux d’Art et j’étais content d’avoir monté une exposition sur les liens présents entre la Franche-Comté et New York. On avait travaillé à ce moment là ensemble et ce lien Franche-Comté / New York, il faut savoir qu’il est éminemment porté par Charles Fourrier. Et que Fourrier est parti d’ici, enfin lui est resté en France mais ses disciples sont partis au EU, de nombreuses communautés sont nées aux Etats Unis grâce à Fourrier et, notamment, cela va être un travail qu’on va faire cette année, notamment le Chelsea Hôtel, qui est le lieu des artistes, qui a été créer par un disciple de fourrier. Dans l’esprit fouriériste. Donc voilà, le lien est là et l’autre lien effectivement c’est l’érotique dont on parlera peut-être tout à l’heure ? Mais moi je vois une chose, je voudrais rebondir sur ce qui a été dit tout à l’heure, dès les Navajos et Glenn Gould, finalement, on se rendait compte qu’ils font le même métier, quoi ! Ils sont au même endroit de la création à la recherche, dit JP Sergent d’un esprit qui ne serait peut-être plus là  ; en tout cas d'après lui, qui a complètement déserté le monde où nous sommes nous. Ce qui fait que c’est en tant que philosophe que j’aborde son travail parce que je ne sais pas comment l'aborder. On en a parlé quelques fois mais c’est un travail qui est dur à qualifier. Ce n’est pas de la peinture, pas de l’installation à proprement parlé, c’est un mode de représentation d’un monde qui n’est peut-être pas là, qui n’est peut-être plus là et qui est en train de se constituer. Et de voir ces choses se plaquer sur le Plexiglas, qu'est-ce qu'on voit se plaquer ?  On voit se plaquer la confrontation… je vais dire cela plutôt sur une autre forme : cet art est pour moi un art anthropologique et non pas ethnographique. Il utilise des éléments ethnographiques avec des images qu’il trouve un peu partout dans notre société à nous et dans les sociétés passées et il les compresse. Enfin, on a l’impression que l’ethnographie , c’est-à-dire le vécu, c’est-à-dire cet esprit des sorciers qui a peut-être disparu est figé dans l’anthropologique, qui est la science d’aujourd’hui ; les discours qu’on tient tous sur le passé et que l’esprit n’y passe plus. Et le travail que semble faire JP Sergent c’est de créer la trame qui pourrait faire passer quelque chose à travers. Ce quelque chose, il en parlera peut-être tout à l’heure sur qu’est ce que c’est que cet esprit ?

- JPS : Merci.

- AB : Alors il est 19:25 sur Radio Campus Besançon  et on va faire une petite pause musicale, je rappelle que vous pouvez nous écouter sur la fréquence 102.4.

*Pause musicale : Circle Dance Songs, Navajo Songs 1933 & 1940, Partita n2, J. S. Bach, Glenn Gould & Segera Madu, Gamelan Angklung, Musique de Bali*


PARTIE 2 | Voir la vidéo

- JPS : Oui alors ici, on entend des gamelans d’Indonésie. Antonin Artaud était fou de cette musique parce que c'est vraiment  une musique qui déménage, qui balaye tous les tons harmonieux. Cela ramène aussi à cette dimension cosmique, on peut ressentir cela, cette énergie absolument incroyable et cette joie d’être en vie quelque part et de communiquer. J’adore vraiment cela. C’est aussi le chaos quelque part, c'est un peu un chaos organisé, par et avec la musique.

- AB : Voilà et on le redit, tout ce qu’on entendra dans cette émission finalement, ce sont des musiques issues de votre bibliothèque, savamment choisi pour ce jour. Louis Ucciani, vous avez peut-être aussi envie de réagir à ce que vient de dire JPS ? 

- LU : Oui, il y a des choses sur lesquelles je pourrais éventuellement réagir. Les musiques apportées, cela peut amener plutôt une question. Est-ce que l’Art a besoin de la musique ? C’est-à-dire, est-ce que le travail que l’on fait quand on recollecte, comme vous le faîte-là, les images de différentes époques, de différents lieux, de différentes obédiences et que vous les compacter sur la toile qui, ici, est le Plexiglas. Quand on fait ce travail, on est dans la négation du temps. On est dans quelque chose qui fait que l'on efface toute la temporalité, toutes les strates, que l’on a vu tout à l’heure en visitant le musée.Où on recompose les fameuses strates archéologiques… Ici, on compacte tout. Et donc, quand on compacte, on enlève la temporalité, on enlève le son et on enlève la musique. C’est un peu ce paradoxe que j’aimerais interroger, c’est-à-dire comment cela se fait que l'on accompagne la peinture, (alors on est à la radio effectivement et on est dans le lieu du son). Alors, il a été dit tout à l’heure, comment il est difficile, quand on fait ce travail de peindre, d'écouter de la musique en même temps, c'est impossible. Là, je repose un peu la question sous un autre angle. Est-ce que l’Art s’accommode de la musique ou est ce qu’il n’en n’est pas la négation ? Ce qui ne veut pas dire d'ailleurs, on peut dire qu’il y a un lieu pour la musique et un lieu pour la peinture. 

- AB : Ou un lieu pour les deux comme la radio ? Jean-Pierre Sergent ?

- JPS : Non, je ne gérerais pas les choses comme cela, je ne penserais pas comme cela. Je crois qu’une énergie, c’est une énergie. Qu’elle passe par la musique ou par la peinture. L’important c’est qu’on la reçoive,  je crois que c’est une notion de plaisir. Et tu as totalement raison dans ce que tu dis par rapport à la compression du temps ; il y a une très belle phrase des Upanishads, qui est un livre de sage hindou qui dit : "Il n’y a aucune joie dans le fini, c’est l’infini qu’il faut chercher, ô vénérable je me mets en quête de l’infini." C’est exactement cela dans l’Art ! On essaye de se mettre en quête de l’infini et l’infini n’a pas de temps, comme tu viens justement de le dire. C'est un peu prétentieux, mais c'est vrai, ce qu’on cherche c’est de sortir d’une époque donnée. Parce qu'une époque est forcément restrictive au point de vue de la morale, de la philosophie, de la religion, bien évidement. C’est ce que moi je cherche, de sortir d’une époque, en mélangeant plusieurs époques successives, je peux trouver quelque chose qui m’agrandit. C’est comme quand j’étais à New York, j’étais plus grand que quand je suis en France. C’est une sensation corporelle. 

- AB : Nicolas Bousquet ?

- NB : Oui ce lien avec le temps long, avec la compression des styles, des formes, mêmes des formes de spiritualité. Finalement, c’est toute la démarche des musées, de concentrer des objets qui ont perdu leurs fonctions initiales, qui peut-être une fonction chamanique pour certains objets par exemple, les galets peints de l'Azilien, que l’on présente dans nos vitrines. Des objets qui ont été désacralisés et qui proviennent de différentes églises de Besançon ou d’ailleurs, de la cathédrale, par exemple les statues du Jubé. Nous avons aussi des œuvres liées avec les cultes gallo-romains, avec des représentations de Zeus, Mithra et quelques autres… Mais ce qui est intéressant de voir, c’est qu’une fois que ces objets rentrent dans le musée, ils perdent leurs fonctions religieuses mais ils gardent leurs fonctions spirituelles. On se retrouve avec une compression, comme cela, des formes de sensibilité humaine qui continuent à parler aux visiteurs d’aujourd’hui au travers des siècles et des sensibilités actuelles. Et le travail de Jean-Pierre fait tout à fait écho à cette fonction du musée, de conserver, au-delà de la fonction initiale, au contraire de faire ressortir cette notion de sacré, au travers d'une compression, d'une réappropriation. Dans nos collections nous avons plusieurs polyptyques, des œuvres composées comme cela de volets, par exemple le très beau Retable de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs de Bernard Van Orley qui est composé aussi, en plus de la représentation de la Pietà, de deux volets avec des prophètes de l’Ancien Testament, qui avait évoqué les douleurs à venir de la Vierge. Le retable était fermé en dehors des présentations religieuses, des offices et donc, on ne pouvait pas voir ce qui avait à l’intérieur ; il était ouvert par la suite et on découvrait, comme une révélation, ce qu’il contenait. Le travail de JPS c’est un petit peu cela aussi ; il y a un côté de recherche du sens, de la compréhension, du dialogue entre les différentes strates qui le composent et ce rapport au sacré nous parle et parle à nos visiteurs et finalement fait écho à ce que l’on peut rencontrer au hasard, lors de ces visites dans le musée. 

- LU : Si je peux me permettre, sur l’histoire de l’infini et du fini, je vais corriger l'Upanishad et oser le contredire et l'interpréter et dire un petit peu l’inverse. D’accord, je cherche dans la toile, dans l’objet d’art, à atteindre l’infini, donc à dépasser sa finitude mais je crée une finitude parfaite qui contient l’infini. C’est-à-dire, il ne faut pas que je me disperse pour chercher l’infini, il est dans la parcelle parfaite qui est du fini. 

- JPS : Oui, bien sûr, mais bon c'est une phrase comme ça, parce que l’Art est quand même une recherche, les artistes sont en recherche quelque part. 

- LU : Et c'est là que moi, après, je me posais la question des musées et de leur fonctionnement. Il se trouve que je m’occupe de la licence METI, qui prépare aux métiers de l’exposition. Et on se pose évidemment régulièrement la question de qu’est ce qu’une exposition ? Et c’est vrai que là, "Les quatre piliers du ciel" qui sont précisément dans ce qui a été présenté tout à l’heure, dans cet escalier qui monte vers le ciel ou qui descend. Voilà la marche du temps peut-être ? Cela devient intéressant, parce qu'elle est composée de finitudes accumulées. C’est un petit peu ce rapport que je voudrais interroger et qui répondrait à la question sur Fourrier. Tout le problème de Fourrier c’est comment l’individu peut se fondre dans la collectivité et se réaliser dans le collectif et là, comment un tableau se réalise dans un ensemble de tableaux. C'est un peu la question et l’exposition, dans cette cage d'escalier prend effectivement un sens différent que si elle était dans une salle du musée.

- AB : Dans un musée, il y a des œuvres mais il y a aussi du public, fort heureusement. Hier, Amélie, tu étais ici, avec ton micro en attendant  justement un autre type de glanage, recueillir des paroles des visiteurs et tu nous as proposé une sélection de quelques témoignages.  

- Amélie Radio campus : Eh oui, donc comme tu l’as dit, j’ai baladé mon micro dans ce MBAA à la recherche de témoignages sur le travail de JPS. À savoir que pour accéder à ses créations, il faut passer par un parcours fléché, crise sanitaire oblige. Ces œuvres sont accrochées au-dessus des deux escaliers principaux. 
- Témoignage 1 : J’aime bien, c’est à la fois reposant et abstrait. On peut arriver à voir des motifs et à percevoir des choses petit à petit. 
- Témoignage 2 : Cela ressemble à de la transe.
- Témoignage 3 : Il y a, à la fois du sens et pas de sens. Après, c’est de l’art contemporain, je ne suis pas experte dans ce domaine. C’est ce côté un peu tout décousu… mais, quand on regarde d'un peu de plus près, on voit qu’il y a quand même toute une recherche et un sens.
- Témoignage 4 : Le damier me gêne un peu. Mais chaque petit carré en lui-même est une œuvre d’art bien précise que j’aime beaucoup avec les couleurs. Mais l’assemblage me gêne un peu. C’est un seul artiste qui a fait cela ? Donc, Il a surement aimé faire des parties de son Art bien dispersées, pour ne pas rassembler le tout comme on a l’habitude de faire. 

- AB : JPS, c’est exact ? 

- JPS : Oui, tout ce public a raison. Sauf que c’est l’artiste qui a raison, au final, parce que c’est nous qui faisons le travail quelque part. Et bien sûr, on appréhende une œuvre d’art avec sa culture, ses expériences corporelles aussi, surtout dans mon travail, c’est très important. Parfois je fais des expositions où je montre des travaux érotiques et il y a souvent des femmes qui viennent me voir pour me dire que mon travail les dérange. Approcher une œuvre d’art cela à avoir avec la façon dont on a été aimé, chouchouté ou pas, ou battu. Et donc, on appréhende cela avec son corps et forcément, j’espère que mon travail parle au corps premièrement et après à l’esprit, si tant est que l'on puisse encore accéder à cette partie là de notre humanité. 

- AB : On parlera de cette dimension érotique bien sûr dans quelques instants.

- LU : Je voulais reprendre une chose sur ce qu’avait dit cette dame, on va y revenir. Mais tout à l’heure, tu avais défini le fait que tu voulais vivre sans entraves et bien évidemment, pas enchainé. Et c'est vrai qu'on voyait apparaitre souvent, et je pense que la dame pouvait réagir à cela, à ses femmes que l'on voit, enchainées et entravées, dans ton œuvre en général ?

- JPS : Peut-être, oui, peut-être ?

- LU : Je ne sais pas, c’est une question que l’on peut poser ? 

- NB : Simplement pour réagir par rapport à ces réactions de nos visiteurs, cela me fait vraiment plaisir parce que cela va dans le sens de la démarche du musée, à savoir être un musée généreux, accueillant et qui essaye de proposer à ses visiteurs des expériences, alors les expériences ne sont pas toutes agréables. Mais  on voit que là, ces visiteurs ont été surpris et visiblement, pour la plupart intéressés. Tous n’ont pas forcément compris le travail de JPS, mais nous avons quand même des supports de médiations qui peuvent leur permettre d’aller plus loin s’ils le souhaitent. En tout cas, c’était une expérience et visiblement, elle a marqué leur visite donc pour nous c’est à moitié gagné. 

- Amélie Radio campus : Pour les auditeurs qui nous écoutent et qui n’ont pas encore vu ces œuvres, elles sont disposées tels des immenses puzzles et s’intègrent directement dans le bâtiment. 
- Témoignage d’une femme suisse : Ces œuvres s’adaptent parfaitement bien dans l'espace. J’aime beaucoup comment cela s’accorde avec le sol. J’apprécie aussi qu’il y ait de l'art contemporain, après tout ce que j’ai vu d’ancien, c'est bien aussi, mais le moderne nous rappelle notre époque. 
- Témoignage 5 : C'est difficile à dire comme ça, je dirais peut-être différentes formes de spiritualités, des étoiles, un côté oriental. Tout cela évidement avec un aspect moderne. Aussi donc, parmi ces visiteurs, il y avait également des franc-comtois et même des hollandais. Elie est de passage à Besançon et a décidé de venir au musée ; elle s'est arrêtée devant "Les quatre piliers du ciel" intriguée :
- Témoignage d’Elie : C'est très coloré et représentant différentes régions du monde, car on peut y voir des lotus, des carrés, des papillons, différentes images d’animaux. Je pense que cela ressemble aussi à des tissus indonésiens ikat. C'est en sorte une manière de réunifier le monde.
Pour Elie donc, elle nous explique que c'est très coloré, qu'il y a beaucoup de régions du monde qui sont représentées ici, donc, on peut y voir des lotus, des papillons, différentes représentations d’animaux. Et aussi des tissus, en tout cas, c'est ce qu'elle dit, que ça ressemble aussi à des tissus indonésiens et en tout cas, elle aime cette façon dont on rassemble le monde. 

- AB : Voilà, donc c’est aussi une dimension que l'on n'a peut-être pas assez abordée, même si on l'a suggérée mais évidemment, c'est un glanage qui concerne le monde entier. 

- JPS : Tout à fait, je suis New Yorkais, j’ai appris à appréhender différents aspects des cultures là-bas, ma vie a été remplie comme cela. Je ne veux pas raconter ma vie, mais j’ai vécu avec des amies de différents horizons, mon amie était d'Amérique Latine ; j'ai eu des amies africaines, japonaises, chinoises. C’est la diversité de la vie à New York, c’est cela qui est intéressant. 

*Pause musicale : Gamelan Angklung, Musique de Bali, Eminem, Steve Berman, The Marshall Mathers*


PARTIE 3 | Voir la vidéo

- AB : "Cet album est moins que rien, je ne peux pas vendre ce putain de disque, Tower Records m'a dit d'aller me faire foutre. Tower Records m'a dit de me mettre ce disque dans le cul ! Tu sais ce que ça fait de se faire foutre un disque dans le cul ? Je vais perdre mon putain de boulot à cause de ça. Tu sais pourquoi le disque de Dre a eu tant de succès ? Il frappe sur des TV à grand écran, des émotions des années 40 et des salopes blondes aux gros seins. Je ne peux vendre cette merde. Soit tu changes le disque, soit il ne sort pas." Alors ça c'est un choix également de votre part Jean-Pierre Sergent ; c'est pour nous l'occasion de parler de cette dimension qu'on a évoqué tout à l'heure, la dimension sexuelle et érotique de votre travail qui, finalement, fait partie intégrante de votre travail, là on a peut-être un peu dissocié, mais voilà ça fait partie intégrante de votre travail. Alors justement vous avez envie de diffuser ce titre là pourquoi finalement ? 

- JPS : Parce qu'il montre bien que nous sommes entrés dans un monde totalement politiquement correct, c'est-à-dire que comme on l'a dit avec Louis Ucciani, cela fait des années que je suis à Besançon et jamais mon travail n'a pu être présenté dans un Musée donc, c'est vraiment un événement pour moi, parce qu'il y a dans mon travail, tout ce côté sexuel qui dérange éminemment les gens ; ça fait peur et je vends pratiquement rien, parce que les gens ne peuvent pas moralement. J'ai des amis médecins, qui ont l'argent pour m'acheter mais ils me disent : On ne peut pas mettre ça dans une salle à manger. Mais quelque part, je pourrais leur répondre que la place de l'Art ce n'est pas forcément dans votre salle à manger. Et je pense que le monde artistique souffre énormément de ce politiquement correct, parce que si vous regardez le marché de l'Art actuel, 90% de l’art qui se vend, c'est quelque chose qui peut toujours se vendre à Dubaï à Hong Kong à New York ou en Inde et, forcément, il ne faut pas choquer le bourgeois. Ca pose vraiment problème aux vrais artistes, entre guillemets, aux artistes qui font du sens comme on peut dire, oui. 

- LU : Oui, mais c'est le paradoxe de la compression, puisque d'un côté, on va la chercher dans l'Art, on va chercher des traditions un peu partout et l’Art se défend enfin, ou la société se défend, en compactant, elle aussi ses résistances. Ce qu'il fait qu’on a un goût commun dans le monde entier ; alors que ce travail arrive à montrer, c'est pour ça qu'il est fort, il arrive à montrer les traces de mythes qui sont peut-être des mythes anciens. Moi ce qui m'intéresse, c'est comment ça suscite du plaisir esthétique, on va dire et donc de la réflexion philosophique à partir de la logique de la transgression, enfin qui est vieille comme le monde, là aussi, mais pourquoi, ce sont toujours les mêmes thèmes qui sont transgressifs ? C'est-à-dire que, de même que quand on a le fini parfait, on trouve l'infini, on peut dire que quand on trouve le corps parfait, peut-être que l'on trouve aussi une forme d'infini. 

- JPS : Oui la transgression nous permet d'accéder justement à l'espace. Oui c'est ça, la transgression est importante pour le changement. Oui, ça se rejoint, tout à fait oui.

- AB : Nicolas Bousquet ?

- NB : Oui, ce qui est intéressant, c'est qu’un visiteur du dix-huitième siècle ou du dix-neuvième siècle qui se retrouverait dans le musée aujourd'hui, serait particulièrement choqué, parce que finalement, sur nos cimaises, nous exposons des œuvres éminemment érotiques qui depuis plusieurs siècles finalement, ont perdu leur côté transgressif ; mais, par exemple, si on voit La nymphe à la source (1537) de Lucas Cranach, c'est un tableau éminemment érotique. D'ailleurs Jean-Pierre s'en est inspiré et elle est présente dans le catalogue que l'on va sortir ensemble. Le fait d'avoir des personnages, des jeunes femmes, voire des jeunes hommes, alanguis sur des tableaux de notre grande salle du 19e siècle que l'on a traversée et qui est juste à 2 pas d'ici ; la salle des Courbet, Courbet lui-même a aussi des compositions éminemment érotiques... Et aujourd'hui, évidemment, elles sont accrochées sur les cimaises du Musée d'Ornans, sur les cimaises du Musée d'Orsay et sur nos cimaises à nous. Donc, finalement cette place de l'érotique et de l'érotisme dans l'Art et qui est un poncif, pourrait-on dire, des musées. Simplement, la transgression évolue, c'est-à-dire que ce qui pouvait choquer à l'époque romaine, n’était plus ce qui pouvait choquer au 19e siècle. Et au vingt-et-unième siècle, aujourd'hui, on arrive encore à choquer nos visiteurs et on espère finalement, que ce que l'on présente ne va pas fausser le regard que l'on veut qu'ils portent sur nos collections mais au contraire, l'enrichit. Et c'est ça qui est important avec le travail de Jean-Pierre, que ce soit sur ses œuvres plutôt à dimension mystiques ou spirituelles ou ses œuvres à dimension érotique, il y a toujours cet aspect à se référer à l'homme, à ses sentiments profonds et à ce qui le relie à la nature. Et cette dimension sexuelle est profondément, finalement naturelle et animal pourrait-on dire et c'est pour ça qu'elle traverse les siècles et traverse les œuvres qui sont exposées dans les musées.

- AB : En tout cas ces œuvres-là sont visibles à la salle de conférence qui n'est pas totalement accessible ou qui est accessible sur réservation je crois. Certains et certaines y verront peut être un avilissement des femmes, en réduisant la sexualité à un acte sexuel et puis on peut bien sûr y répondre que peut-être la vision de l'Occident et castratrice, en tout cas, qu'il y a peut-être une forme de rejet des corps ? Jean-Pierre Sergent ?

- JPS : Oui tout à fait, les japonais n'ont pas le même rapport que nous à la sexualité, bien évidemment. On n'en a un peu parlé entre nous l'autre jour. Les japonais, avec les religions shintoïstes animistes, qui sont très ancestrales, pensent que la nature est animée, comme dans toutes les sociétés animistes. C'est qu'il y a des esprits partout ! Et pour définir le lieu et l'espace d'un esprit, ils le lient ; ils font un lien autour d'un arbre et ils définissent cet arbre comme sacré où vit le Kami quelque part (divinité ou esprit shinto vénéré). Donc, l'idée des bondages vient de cette pratique-là, de sacraliser un corps quelque part. Oui, ce n’est pas une humiliation, c'est une sacralisation !

- AB : Au Japon ?

- JPS : Au Japon, oui, mais maintenant les cultures s’interpénètrent,  pourquoi pas en France ? Je veux dire : je ne veux pas réduire ma vie parce que ça fait chier quelqu'un à Besançon que je  travaille sur le thème du bondage. Je ne pratique pas du tout ça ne m’intéresse pas, je déteste être enchaîné et je déteste enchainer qui que ce soit… Mais je trouve que ces images montrent l’extase et c'est comme avant, où on avait sainte Thérèse d'Avila qui était en extase. Avant, l'extase était éminemment religieuse, uniquement et ça a débouché bien sûr l’extase sexuelle, dont parle Georges Bataille dans son livre sur l’érotisme. Mais ce qui m'intéresse, c'est de parler d'érotisme, parce que c'est quand même le mouvement de la vie. On perd tellement de choses quand on n'a pas de joie à vivre et pas d'érotisme… c'est terrible !
 
- AB : On en revient à la jouissance justement…

- LU : Oui, mais je pensais aussi, à côté, pour ceux qui ne voient pas, parce qu'on est à la radio et il y a le problème de l'image ; je pensais que si je devais expliquer cette peinture à des gens qui ne l'ont pas vu, je la ramènerai à Matisse donc il n'y a pas beaucoup de transgression a priori. On est chez Matisse où Warhol évidemment, pour le support et le matériau et il y a des clins d'œil à Keith Haring ? Alors je ne sais pas si je dis ces trois noms si ça te parle ?

- JPS : Oui, je suis un peu moins proche de Keith Haring mais plus de Basquiat, vraiment oui. J'adore l'énergie de Basquiat et Matisse, on en a longuement parlé dans la conférence que l'on a fait l'autre jour avec Nicolas Surlapierre, le Directeur du Musée, on a parlé premièrement des beaux papiers découpés de Matisse, parce que c'est exactement la même technique que la sérigraphie. Tout à fait, je mets des aplats colorés sur mes peintures, c'est exactement ça.

- LU : Oui, donc c'est pour ça que c'est un peu une réponse, ça s'inscrit quand même dans l'Histoire de l'Art, on voit les filiations et c'est vrai que Jean-Pierre Sergent est un des rares artistes à poursuivre cette voie-là.

- NB : Je suis bien d'accord avec toi ; c'est vrai que dans l'idée c'est d'aller à la poursuite de notre présentation, on s'arrête ; sur la salle du pallier Besson avec la donation magnifique de ce critique d'art qui comporte plusieurs Matisse. Et effectivement, notre nature morte de Matisse renvoie parfaitement à cette dimension à la fois, de compression des plans mais aussi une dimension érotique, puisqu'on voit qu'il y a là, à l'intérieur une sculpture d'une femme dénudée et surtout, ce qui est important de savoir, c'est la filiation, quelque part, avec les artistes de la génération de Jean-Pierre. Mais des nouveaux créateurs aussi, puisque nous continuons à travailler avec l'Ecole des Beaux-Arts, on en a parlé, on avait une exposition prévue de dessins qui n'a pas pu avoir lieu pendant la période de confinement mais en tout cas ce qui est important pour nous, c'est d'enrichir ce regard porté par nos visiteurs, de ne pas se dire que, quand on est dans un musée, on a affaire qu’à des œuvres d’artistes morts ou de civilisations perdues ou éloignées mais au contraire, de voir que cette richesse du motif décoratif, du motif pictural, du motif religieux, finalement, trouve un écho, encore aujourd’hui chez les créateurs. Et je pense que la dimension effectivement érotico-transgressive qu'on peut retrouver dans différentes œuvres du musée, finalement, n'est pas si présente que ça dans les œuvres de Jean-Pierre. C'est-à-dire, qu’effectivement, on peut discuter de certaines pratiques représentées mais en tout cas, la dimension spirituelle semble l'emporter dans ses images. En tout cas, c'est mon sentiment. 

- AB : Alors l'heure tourne et je voulais quand même évidemment aborder une autre question. Alors évidemment ce qui est bien c’est lorsqu’on travaille en tant que journaliste sur un artiste comme vous, quand on va sur votre site internet, on a de l'information ! Voilà, on est vraiment très agréablement surpris, puisque il y a, je crois alors on a parlé tout à l'heure, des 72 œuvres… et je me demandais s'il n'y a pas 72 vidéos peut-être, à peu de chose près ?

- JPS : Plus de 300 oui ! C'est vrai, je fais beaucoup d'entretiens vidéos.

- AB : Oui beaucoup d'entretiens vidéos et justement donc j'ai convié ma collègue Alexie à s'interroger évidemment sur le côté communication, sur lequel on reviendra tout à l'heure, on en reparlera et qui est très important pour un artiste.

- Alexie : Alors oui, lorsque l'on recherche le nom Jean-Pierre Sergent sur la partie vidéo de Google, ce sont très exactement 50 600 résultats répertoriés et la première page du moteur de recherche vous est totalement consacrée. Un artiste que l'on ne peut donc pas ignorer. Lorsque l'on approfondit et que l'on se retrouve sur votre site internet, ce sont en effet plus de 72 vidéos que l'on retrouve classées par années et par formats. Du reportage jusqu'au portrait en passant par les retransmissions de conférences, des expositions et j'en passe. J'ai regardé les interviews ou plutôt les entretiens avec et par vos amis, une ancienne professeure, un historien d'art ou encore des philosophes. Souvenez-vous de 1978 à 1981, quand vous étiez à l'Ecole des Beaux-Arts de Besançon, votre professeur de couleur était Claudie Floutier. C'était il y a 40 ans, d'ailleurs depuis, c'est un métier qui a disparu mais votre amitié, elle, est bel et bien restée : " Donc ça, il faut le savoir, il faut savoir que c'est quelque chose qui est pour moi assez merveilleux parce qu'on est resté amis pendant tout ce temps-là, malgré des temps de vide et d'espace-temps différents etc. Mais bon, la distance n'abolie pas la pensée, donc la pensée était là, là et là et elle a été là très vite ! Parce que je t'avais repéré à l'école, parce que tu étais déjà un peu excentrique. Tu n'étais pas obéissant, tu étais attentif, mais tu n'étais pas celui qui avait envie de tout entendre sans réflexion." Alors vous aviez été repéré à l'école par Claudie Floutier et depuis votre réflexion a continué de grandir et cette ressource, vous l'avez communiquée, notamment avec Marie-Madeleine Varet, philosophe : "Hector Lagos : Nous allons parler d'un solitaire, il est peintre et la déco ici, donc cette table qui est une table de travail avec aussi derrière nous, ce grand mur. Et donc ce peintre, Jean-Pierre Sergent, que vous connaissez très bien ? Marie Madeleine : Que j'aime beaucoup, qui est devenu non seulement un ami que je respecte, mais qui m'a surtout fait entrer dans un univers que je n'avais pas encore approché, à mon âge, c'est inquiétant peut-être ! Mais c'est ainsi, je l'avoue et que cette découverte à modifié beaucoup de choses dans ma vie !"
Cette ressource et cette ouverture, vous la devez peut-être aussi à vos expériences à travers le monde ; voici une explication dans cet extrait avec Jean-Louis Garillon, médecin bioquantitien : [...] Mais finalement, la vraie question et la vraie réponse, c'est avec Thierry Savatier que vous l'avez eue, il est historien d'art et spécialiste de Courbet : […] Alors Jean-Pierre Sergent à quand la prochaine vidéo qui raconte un pan de plus de votre vie ? 

- JPS : Bientôt, oui, je ne peux pas me passer de ça parce qu'en entendant toutes ses voix d'amis, je me sens vraiment très honoré. C'était un choix très difficile, cette vie d'artiste. Mais je me sens très honoré d'avoir rencontré autant de gens intéressants qui regardent mon travail avec bienveillance et donc, peut-être, que l'on fera une émission à l'atelier ; on va peut-être discuter avec Aurélien, ça serait intéressant de vous montrer l'atelier. Mais vraiment, être artiste, c'est pouvoir partager les choses et j'ai la chance, car j'ai appris ça à New York, parce quand j'étais à là-bas, il n'y avait pas le digital quand j'étais encore à New York et je ne pouvais pas faire des entretiens, mais aujourd'hui, où l'on a les vidéos numériques, je passe énormément de temps ; je viens de passer presque 2 mois à monter l'entretien que l'on a fait avec Nicolas Surlapierre et ce n'est pas un temps qui est perdu. Parce que souvent on parle des artistes mais on ne sait pas ce qu'ils pensaient vraiment, on n'a que leur œuvre pour comprendre. Quelques-uns ont écrit mais pas tellement et, pour moi, c'est un privilège que je puisse, premièrement écrire, deuxièmement filmer des interviews et pouvoir diffuser mon travail, parce que si je ne le diffuse pas, je n'existe pas. Et de même, si je ne vends pas mon travail, il n'existe pas non plus. Donc c'est un peu un respect par rapport à moi et à mon travail, que de le montrer, de le faire exposer, de le faire connaître et de le faire apprécier. Donc, je suis là pour le défendre et je suis le plus grand défenseur de celui-ci. Mais Marie-Madeleine ou Nicolas ou il y a beaucoup d'autres amis qui veulent le défendre aussi, parce qu’il faut dire que pour entrer dans le Marché de l'Art, c'est pratiquement mission impossible aujourd'hui. L'Art ne se vend pas et à moins de 50 000 $ ; vous n'avez aucune chance d'entrer dans le marché si vous vendez même à 5 000 €, ça n'a aucun intérêt donc, ça devient très pernicieux, ça devient presque vulgaire, quand on va à la foire de Bâle, on est estomaqué de voir autant de choses médiocres. On ne peut pas trop juger des choses, mais bon, autant d’Art un peu facile à vendre, quoi !

- AB : Cette émission se termine et pour aller plus loin, il y a justement cette vidéo dont vous parliez, Jean-Pierre Sergent à l'instant, avec Nicolas Surlapierre, le Directeur du Musée.

- NB : Oui, tout à fait Nicolas Surlapierre a mené cet entretien, il sera bientôt monté donc, c'est le tout dernier. Pour nous, le rôle des musées c'est aussi ça, défendre le travail des artistes et les faire s'exprimer, leur permettre de présenter leurs œuvres en confrontation avec nos collections. Nous avons en cours de réalisation aussi un catalogue autour du travail de Jean-Pierre : "Les 4 Piliers du Ciel", nous aurons aussi, prochainement, une conférence dans le cadre des Journées du Patrimoine. Nous avons invité Thierry Savatier, que l'on a entendu tout à l'heure, pour venir aussi nous parler d’érotisme dans l'Art, c'est un spécialiste qui a écrit aussi un très bel ouvrage sur L'Origine du Monde de Courbet et ça sera un dialogue très intéressant avec Jean-Pierre. Donc, j'invite, évidemment, tous les auditeurs à venir pour ces Journées du Patrimoine à cette rencontre et puis évidemment, nous essayons de travailler autour de la mise en valeur d'artistes de la région et vous viendrez pour, on l'espère, notre nouvel accrochage d'Art Contemporain au mois de novembre pour le 2e anniversaire de l'ouverture du musée. 

- AB : Merci à toutes et à tous d'avoir participé à cette émission : Louis Ucciani, merci Nicolas Bousquet, merci Jean-Pierre Sergent, merci. 

- JPS : Merci.

- AB : Je remercie également mes deux collègues donc : Amélie et Alexie d'avoir apporté leur valeur ajoutée à cette émission. À la technique c'était Chloé Truchon, merci à toi Chloé. Je lâche donc l'antenne, maintenant on est en train de quitter le direct ; en tout cas cette émission sera réécoutable, elle sera proposée en replay sur le soundcloud de Radio Campus Besançon. Belle soirée à toutes et à tous.

*Pause musicale : Eminem, Steve Berman, The Marshall Mathers & Polyphony de Nouvelle Guinée*


ENTRETIEN ENTRE JEAN-PIERRE SERGENT ARTISTE & NICOLAS SURLAPIERRE, DIRECTEUR DES MUSÉES DU CENTRE AU MUSEE DES BEAUX-ARTS ET D’ARCHEOLOGIE DE BESANÇON LE 24 JUIN 2020 | 5 PARTIES - télécharger le PDF

Jean-Pierre Sergent échange avec Nicolas Surlapierre au sujet de son installation murale actuelle : Les quatre piliers du ciel (80 m2) au MBAA, ainsi qu'au sujet d'une vingtaines d'images provenant de différentes cultures (mexicaine, japonaise, océanienne etc.) choisies par l'artiste.


PARTIE 1

Nicolas Surlapierre (NS) : Bonjour Jean-Pierre.

Jean-Pierre Sergent (JPS) : Bonjour Nicolas.

NS : Voilà donc on va passer quelques minutes ensemble, même plus que des minutes pour évoquer ta trajectoire, on pourrait dire d'artiste franco-américain… Et je voudrais commencer par une petite anecdote. Cela faisait longtemps que je voulais présenter le travail de Jean-Pierre Sergent, un travail qui m'est particulièrement cher parce que quand je suis arrivé il y a 12 ans en Franche-Comté, j'ai découvert ton travail et j'ai découvert aussi sa richesse. Quand je dis sa richesse, ce n'est pas une flatterie, Jean-Pierre, c'est simplement parce que pour moi, elle faisait écho à des recherches qui m'étaient personnelles sur la circulation des images, des circulations des images qui m'intéressent. A savoir, finalement, ce qu’est une histoire de l'art assez savante, à appeler la migration des symboles. Comment finalement, dans des civilisations qui n'ont rien à voir, ni dans le temps ni dans les pratiques, on retrouve des formes, des rituels, qui se répondent. Tu ne seras pas étonné, Jean-Pierre, si je te dis que moi, j'ai été formé à l'école de Marbourg et à l'école de Georges Didi-Huberman où, justement, il y a cette grande circulation des images et cette idée de résonance. Et pour commencer immédiatement dans cette circulation, ce voyage, j'allais même dire dans cette danse des images entre elles et je reviendrai sur cette question de la danse, notamment bien sûr, en pensant à la danse cosmique, je voudrais te faire réagir d'une façon assez informelle, en tous les cas, détendue, avec beaucoup de sympathie autour de quatre œuvres, un peu majeures que nous avons sélectionnées et peut-être, pour commencer, te faire réagir sur cette œuvre La tristesse du roi de Matisse, qui est un grand papier découpé qu'on trouve au Musée national d'art moderne, que tu puisses nous en parler. Pourquoi, finalement, au début, ou peut-être pendant ta carrière d'artiste… cette œuvre t'a particulièrement touché ?

JPS : Oui, il se trouve que tout mon travail est fait de stencils, ce sont des pochoirs. Ce sont aussi des papiers découpés quelque part, puisque chaque fois que j’imprime une image, elle est en jaune, soit jaune, soit bleue, soit violette. Et le travail de Matisse est très proche de ce que je fais  avec la technique sérigraphique. Mais j'ai compris cela à posteriori, vraiment. Je me suis dit après avoir travaillé plusieurs années avec le médium de la sérigraphie je me suis rendu compte que je m'approchais de Matisse. Et aussi, c'est une œuvre qu'il a fait, qu'il a réalisé à la fin de sa vie. Il était assez handicapé et il travaillait dans son hôtel à Nice avec ses assistants et ses assistants peignaient le bleu et ils découpaient comme ça les formes. Et c'est d'une simplicité incroyable, d'une spiritualité incroyable et d'un exotisme incroyable. Et donc tout est là dans mon travail également. C'est un peu ce que je cherche, la simplicité, l'exotisme entre guillemets et la spiritualité et la beauté.
NS : Et ce qu’on voit très bien aussi dans cette Tristesse du roi, c'est bien sûr tu parles d'exotisme, mais à part les papiers découpés qui rappellent le voyage à Tahiti de Matisse ; cette façon dont il va se coltiner avec une autre forme de culture. Et puis aussi, cette façon de pouvoir travailler sur un très grand format alors qu'il est dans une situation physique assez, même si le terme n'est pas très beau, assez diminué. Et pourquoi je fais cette remarque? Parce que ça aura un lien avec lorsque tu vas découvrir la grande peinture américaine où, justement, on a un discours d'une peinture qui serait particulièrement virile et particulièrement une peinture de la dextérité et de la dextérité de la force presque physique. Et c'est pour ça, c'est très touchant parce qu'on est sur des formats de la peinture américaine, de l'expressionnisme abstrait américain, mais avec un autre protocole, un protocole qui montre bien que la force de la peinture n'est pas liée ni à la force virile, ni à la force on pourrait dire en quelque sorte physique. L'autre image sur laquelle j'aimerais peut être te faire réagir parce qu'elle est importante et qui, peut-être, nous aiderait à comprendre comment tu vas découvrir la peinture américaine. C'est peut être cette image de Rothko dont je te laisse finalement offrir un commentaire.

JPS : Oui, en fait, j'habitais à l'époque dans ma ferme dans le Haut-Doubs et j'élevais des chevaux. Donc j'avais fait les Beaux-Arts à Besançon, mais je n'avais aucune connaissance des peintres américains et il se trouve que j'ai acheté le livre Le ravissement de Lol V.Stein (de Duras), qui avait en couverture cette peinture de Rothko. Et pour moi, ça a été vraiment comme une espèce de révélation, c'est à dire que c'est une porte qui s'est ouverte sur autre chose, que je ne connaissais pas. On peut parler du mysticisme, d'énergie cosmique ou de poésie pure. Ce rouge est d'une sensualité incroyable et on voit peut être le masculin, le féminin et le neutre. On sent ces énergies que je découvrirai par la suite avec l'art indien d’Inde (hindou). Je pense que c'est d'un niveau spirituel assez élevé. Et pour moi, ce qui m'intéresse, c'est vraiment d'entrer dans une démarche autre que celle uniquement de l'art plastique.

NS : Et alors, ce qui est intéressant avec Mark Rothko, c'est qu'on a beaucoup parlé, d’abstraction, mais lui-même ne se considérait pas comme un peintre abstrait. Justement, il parlait de la réalité, il utilise tout le temps la réalité de l'artiste et non pas le réalisme qui n’est pas tout à fait la même chose, tout simplement parce qu’il ouvrait sur un espace qui est un espace métaphysique. Et je crois que cet espace métaphysique résume d'une certaine manière, en tous les cas, une grande partie de ton travail.

JPS : Oui, c'est une toile magnifique et j'ai eu la chance, bien sûr, en étant à New York, de voir une grande rétrospective au Whitney Museum. C'était fabuleux, mais bon, après, c'est comme tous les maîtres, il faut s'en détacher un jour ou l'autre… Voilà, il faut les laisser partir.

NS : Alors pour continuer, dans cette introduction iconographique d'une certaine manière, qui nous invite à découvrir l'univers, ou en tous les cas, les racines de l'univers de Jean-Pierre Sergent, je crois qu'on peut parler d'un très beau tableau, assez complexe d'ailleurs, de Frida Kahlo. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus de ce tableau, ce que tu y vois, ce que tu y a trouvé et quand l'as-tu découvert ? Et comment ?

JPS : Frida Kahlo, je l'ai découverte à New York et bien sûr, après après en voyageant souvent au Mexique. J'ai compris ce dont elle voulait nous parler, de toutes ces énergies, des cultures précolombiennes. On voit là la pyramide de Teotihuacan où je ne sais pas quelle autre pyramide mais bon c'est un tableau un peu manichéen parce que d'un côté, elle met toutes les cultures aztèque, maya, olmèque, toute la cuisine aussi. La cuisine est importante et le côté sombre des Etats-Unis, avec les industries, les fumées, la machinisation, l'industrialisation... Donc, elle met d’un côté, la joie de vivre et les cultures ancestrales versus  la stupidité de notre monde industrialisé. Et elle, elle est là au milieu avec son petit drapeau mexicain. Elle est un peu petite comme ça dans ce grand décor et ça me rend énormément triste parce que c'est une réalité qu'on connaît de plus en plus chaque jour, que notre monde s'effondre à cause de l'industrialisation du monde. Toutes ces cultures disparaissent petit à petit, devant nos yeux et donc, c'est un acte de rébellion, quel monde qu'elle prouve par cette belle peinture. Ce n’est pas ma peinture favorite d'elle, mais je trouve qu'elle est politiquement très engagée et elle me fait du bien.

NS : Et puis aussi parce qu'il y a autre chose. On ne le voit peut être pas à l'écran, mais il y a écrit Ford sur des cheminées d'usine. Elle montre aussi dans cette peinture le fait que tout ne peut pas être lié à une forme de rationalisation de la production. Et je crois que les œuvres que tu réalises depuis, montrent bien qu'il n'y a pas cette hyper rationalisation. Au contraire, il reste, même si je sais par ailleurs que tu n'aimes pas beaucoup le terme de magique, qu’il reste encore une part de magie ou en tout cas de métaphysique, et surtout le droit à une forme d'incohérence et notamment une incohérence dans une structure, puisque tes œuvres sont toujours très, très structurées. C'est un tableau très touchant, peut-être un peu manichéen, mais très touchant, justement, dans cette opposition entre hyper rationalisation et finalement la poésie de l'incohérence. Pour parachever cette brève introduction sur des images qui pourraient se télescoper dans ton univers, j'aimerais que tu nous parles un tout petit peu de ce cavalier.

JPS : Oui, c'est l'entrée dans une ville, ce beau tableau est au Musée d'Ottawa. J'ai toujours dit c'est la plus belle peinture du monde. Je ne sais pas pourquoi ? Parce que c'est un peu christique. On peut dire que c'est l'apogée de la peinture du Moyen Âge quelque part. Il y a comme une espèce de victoire sur quelque chose. Peut-être victoire sur la mort, victoire sur l'ennemi. Et les couleurs sont vraiment splendides. Les roses et les rouges sont vraiment splendides. C'est un tout petit tableau comme ça, grand comme ça (48 x 43 cm). J'ai toujours été… chaque fois que je vais à Ottawa je vais voir ce tableau et il me remplit, plus que la Joconde par ailleurs, il me remplit d'énergie.

NS : Et comme toujours chez toi, il y a cette ambiguïté parce qu’est-ce une entrée ? Est-ce une sortie hors de Jérusalem ? Et finalement, est-ce une entrée ou une sortie dans ce qui a pu être la médiévalité. Ce tableau le résume avec à la foi toutes les espérances qu'on pourrait avoir sur la Renaissance et aussi tous les doutes qu’on peut avoir sur cette période.

JPS : Oui, c'est à la fois un bonjour et un au revoir. Mais c'est aussi très sexuel parce que le cheval est un symbole très phallique et très sexuel. C'est comme un homme qui sortirait d'une chambre après avoir fait l'amour entre guillemets. Je pense à ça.

NS : Oui, il y a quelque chose du triomphe, de la sortie. Quelque chose, j'ai triomphé de quelque chose et peut être aussi d'un désir. C'est très perceptible dans une peinture qui est quand même assez sévère, notamment dans la construction architecturale et géométrique. Donc ces quatre peintures nous permettent de mieux comprendre un peu ta façon de circuler dans les images. Alors, si j'avais tant envie de t'inviter au Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon pour une présentation, c'était par rapport à une installation particulière qui s'appelle Les quatre piliers du ciel, qui est présentée au musée depuis septembre 2019. On a même fêté symboliquement, les un an de la réouverture du musée autour de cette grande installation qui s'appelle Les quatre piliers du ciel. Et j'aimerais tout simplement que tu nous décrives un peu en quoi elle consiste. Et puis, peut-être, je te dirai pourquoi j'ai été si séduit par ce sujet d'une part, mais aussi par cette installation.

JPS : Oui, en fait, tu m'as proposé ce bel espace dans les escaliers et on a dû faire front à beaucoup de problèmes techniques. C'était très compliqué d'installer ça. Les techniciens ont vraiment bossé comme des pros. Tout s'est bien passé et pour moi, j'ai ce rapport à l’architecture qui est très ambigu. C'est à dire que quelque part, je le dis dans mes textes, je pense que l'architecture a tué la peinture parce qu'elle l'a enfermée dans une espèce de "peinture-fenêtre". C'est à dire que tous les tableaux que les artistes ont créés depuis la Renaissance sont faits pour être installés dans des architectures. Et moi, ce qui me passionne, c'est l'art qui est fait dans les tipis, dans les choses nomadiques, que l'on peut trimballer avec soi, avec lesquels on peut faire des prières, tu vois comme les rouleaux thangkas tibétains, et donc d'installer ça, ces 72 peintures qui sont mises ensemble, ce qu'on appelle Les quatre piliers du ciel. Parce que je pensais que ça sert à la fois de… Ma peinture doit être une construction quelque part, ça doit être construit comme une architecture (soigner le mal par le mal) et pour tenir et soutenir le ciel, pour tenir un peu notre spiritualité qui dérape à tout moment. Donc j'ai mis toutes ces peintures en caisse. C'est une idée que j'ai eue à New York de faire un travail très modulable qui puisse se démonter, se remonter facilement. Aujourd'hui, cette installation est à Besançon. J'espère qu'un autre jour elle sera à Berlin ou dans un autre musée. J'aime que les choses circulent et ça se passe très bien avec le musée. J'espère que le public en est content.

NS : En tous les cas, ce qu'on peut dire de cette installation, c'est qu'elle oscille constamment au niveau de sa forme, en tous les cas entre l'iconostase. J'en avais parlé dans un texte qui va être publié dans le catalogue qu’on fera parce que ça on y tient beaucoup à ce catalogue sur les quatre piliers du ciel. L'iconostase qui est la façon de séparer l'espace profane de l'espace sacré dans l'Église orthodoxe. Et puis, finalement, une redécouverte ou en tous les cas, un réemploi ou une réinterprétation du système du retable. Le retable qui est plutôt finalement non pas des panneaux que l'on module ensemble encore que c’est assez présent dans ton installation, mais n'oublions pas l'étymologie du retable, c'est à dire que c’est un pli, c'est peut-être que l'on pourrait imaginer cette grande installation comme un grand tissu sacré qu’on plie et qu'on déplie le long des murs. C'est aussi ce qui nous avait particulièrement intéressés. Et tu dis dans le script qui nous sert à cet entretien. J'aime beaucoup cette idée parce que au départ, quand je regardais ton travail, je pensais qu'il y avait cette adéquation de ton travail avec l'architecture, notamment parce que tu choisis un format. On y reviendra peut être, le format carré, qui est particulièrement rassurant d'une certaine manière, qui renvoie aussi et depuis longtemps à une façon à la fois de représenter le monde et à la fois de représenter les plans de l’architecte. Mais tu dis je suis aussi impressionné par la peinture avant l'arrivée de l'architecture. Et cette phrase très simple m'a aidé, en tous les cas pour moi, à mieux circuler dans la façon dont tu faisais dialoguer les différentes images. Et c'est une des qualités, il me semble, de cette grande installation Les quatre piliers du ciel. Moi j'aurais une question : dans Les quatre piliers du ciel, on a des formats, tous les mêmes. On a des images qui sont assez hétérogènes. Et pourtant, lorsqu'on regarde l'installation, globalement, on a cette impression. Je ne vais pas dire d'harmonie. Ça ne serait pas exactement le terme, mais en tout cas de grande homogénéité. D'une part, parce qu'il y a plusieurs panneaux de grandes dimensions, qu'on est englobé aussi. On est pris dans un environnement. Ce n'est pas tout à fait impénétrable, mais en tous les cas, on est pris dans un environnement. Je voulais savoir comment est-ce que tu choisis d'une certaine manière les images et est-ce que les images qui sont accrochées les unes à côté des autres, est ce qu'elles dialoguent ? Ou est ce qu'il y a une part de hasard entre des images extrêmement liées à certaines cultures qui peuvent être Assyriennes, Incas et autres, Grecque même, et d'autres images qui viennent en revanche de la culture populaire. J'aimerais que tu nous dises un peu comment tu organises, d'une certaine manière, non pas ce chaos, mais en tous les cas, cette danse des images entre elles ?

JPS : Oui, tu as raison, c'est une danse, c’est-à-dire que je ne me pose pas la question, a priori, de savoir quelle image je vais me mettre avec une autre et surtout que dans mes pentures sur plexiglas, il y a trois couches d'images superposées. Donc, je n’ai absolument aucune idée de ce que ça va donner à la fin. Je travaille à l'envers aussi. Donc, ce qui m'intéresse,  c'est de travailler avec mon inconscient, c'est un bien grand mot ! Et aussi de ne pas du tout  savoir ce que je fais. Je ne vais pas vers quelque chose que je connais ; je vais vers quelque chose que je ne connais pas et c'est ce qui me donne la force. C'est un peu différent sur les travaux sur papier qu'on voit derrière nous, mais dans les plexiglas, c'est vraiment chaque fois une découverte. Je ne prévois pas du tout ce qui se passera, ni pour les couleurs d'ailleurs… Donc, c'est ce qui m'intéresse de travailler dans cette fluidité. La fluidité est vraiment essentielle dans mon travail. On peut dire que c'est un voyage initiatique et chamanique. Et j'essaie de travailler sans tabou, sans morale. Si une image m'interpelle, je la mets dans mon ordinateur et j'ai une banque de données de centaines, de milliers ou deux milliers d'images, ou peut-être plus. Et donc, quand je travaille, elles apparaissent comme ça. Elles sont en moi, voilà. C'est un peu comme quand on va se promener dans la nature. Les choses viennent à nous et puis après, on les utilise. Voilà.

NS : Alors ce qui est étonnant, c'est que ça pourrait paraître stressant pour l'artiste de ne pas savoir, de ne pas connaître le résultat. C'est une première chose, la deuxième chose pour rebondir sur ce que tu, ce que tu dis sur cette installation parce que c'est une installation, Les quatre piliers du ciel, c'est le rapport au décoratif. Il y a un rapport au décoratif et ça, je pense que c'est une des qualités et une des originalités de ton travail. C'est que ta génération et celle d'après ont été en tous les cas souvent, dans les cursus académiques ou en tous les cas dans les milieux de l'art contemporain, extrêmement, on ne va pas dire, mis en garde, mais en tous les cas extrêmement dubitatifs vis à vis du décoratif. Or toi, j'ai l'impression que tu assumes cet aspect du décoratif. Peut-être aussi parce qu'il vient contrarier l'architecture. Alors j'aurais voulu savoir si tu avais une position puisque c'est des questions qui avaient été posées dans les années 80, à la fin des années 80, 90, notamment à travers un historien d'art, un historien du goût d'une certaine manière, qui s'appelle Jacques Solilou, qui avait fait d'ailleurs un ouvrage extrêmement important sur le décoratif où, justement, il était question d'un petit peu rompre entre l'ornement, le décoratif. Et finalement, l'architecture. Quand je dis rompre, c'est à dire d'arrêter des clivages, peut être stériles. Mais si j'avais une question pour résumer très brièvement, quelle différence ferais tu entre le décoratif et finalement l'ornemental ?

JPS : Pour moi, rien n'est décoratif, vraiment rien. C'est une immense mystification. Bon il y a certains artistes contemporains qui travaillent sur la décoration, on pourrait citer Jeff Koons par exemple. Mais quand j'utilise un pattern, ce qu'on appelle un motif, je prends toujours ça chez les tribus amérindiennes ou océaniennes et pour eux, ça a une signification. C'est toujours une signification génétique, c'est à dire le père et la mère. Moi, je ne la connais pas, cette signification, mais eux la connaissait. Donc, c'est pour essayer de récupérer quelque chose qui a eu du sens à une certaine époque. Pour certaines personnes. La gratuité est une vue de l'esprit et n'existe pas dans la nature et chez ces peuples, encore moins. Tous les tatouages qu'ils se font sur le corps ont tous une signification sociale et symbolique. Donc, pour moi, si les gens pensent que mon travail est décoratif, oui, peut-être parce que ça fait penser à de la décoration, mais ça n’en est pas. Pour moi, tout est signifiant, même si j'ai perdu la signification. Je sais que ce chamane (ou ce yogi) savait pourquoi il utilisait des triangles comme ça ou le vide métaphysique dans la pensée hindoue. Oui, tout est signifiant vraiment.

NS : Donc ça irait autour de l'idée que finalement et je suis d'accord avec toi, bien sûr. Que ça ne serait pas un travail décoratif, en revanche, qui pourrait quand même avoir un sens d'ornementation et d’ornemental, puisque dans la définition, et c'est la différence entre le décoratif et finalement l'ornement, l'ornement est finalement la version dont on a perdu une signification, mais la version d'un rituel.

JPS : Voilà oui tout à fait, cela représente (ou représentait) un rituel.

NS : Mais dont on a perdu, et c'est ce que tu dis finalement. En tous les cas, une partie de sa signification. Mais on sent que ce rituel a été présent. C'est pour ça que moi j'aime bien cette idée d'ornementation ou d'ornement comme quelque chose, comme une parure qu'on pourrait utiliser. Mais on ne sait pas encore à quoi. Et on ne sait pas surtout à quoi elle avait été utilisée. On ne sait pas toujours à quoi elle avait été utilisée. Et ça je trouve que c'est un aspect qui, d'une certaine manière, est constamment en présence dans ton travail. De même qu'un autre aspect et peut être sur cette partie des quatre piliers du ciel on pourrait conclure là-dessus, sur ce que tu as appelé d'une manière assez belle et érudite aussi, l'axis spiritualis et notamment l'axis spiritualis directionnel. Qu'est-ce que tu voulais dire? Et peut-être que ça nous renverrait à cette question de pilier ?

JPS : Oui, l’axis mundi, en fait, dans chaque ancienne tribu, pour eux, il y avait toujours un centre du monde, avec les quatre directions et qu’on aille chez les Navajos, les Sioux, tous les Amérindiens ou même en Inde, partout. Par exemple, les temples sont toujours orientés Nord, Sud, Est, Ouest. Il y a toujours une orientation cosmique si tu veux, c'est à dire que cet axe directionnel nous permet de passer de notre état d'être humain limité, aux infra-mondes chez les Mayas, aux mondes célestes. Bon, il y avait 4 ou 5 infra-mondes chez les Mayas et 12 étapes célestes. Donc, cette notion de pilier du ciel, c'est un peu ça. C'est le lieu de passage. Boum on est là ! et soudain ! on est ailleurs ! Et ça, c'est fascinant. On en reparlera plus tard. C'est ce qui se passe dans les transes chamaniques. C'est vraiment le lieu… oui, l’axis mundi, il faut passer par là (c'est comme la matrice et la vulve)… C'est comme la révélation. Moi, j'ai eu la chance de voyager en Egypte dans une cellule de prêtre, j'ai eu une révélation et je suis vraiment passé d'un état d'humain tout con (profane) à un état cosmique (sacré). C'est un changement d'état, une métamorphose.

NS : Et peut-être pour conclure sur la première partie de cet entretien... Est-ce que tu pourrais revenir sur un mot que tu utilises de temps en temps et que tu as noté d'ailleurs, quand tu dis le tableau objet m'emmerde, alors le terme est un peu trivial, mais peu importe. Il a une valeur en soi et plutôt pour peut être conclure sur cette première partie. Qu'est-ce que tu veux dire par : assassiner le tableau ? Puisque c'est une expression que tu utilises.

JPS : Oui parce que notre imaginaire collectif, enfin d'Européen, est rempli d'images que l'on voit dans les musées. Or ces images n'ont plus aucunes énergies. Pour moi. Et ce qui m'intéresse, c'est l'énergie et l'énergie pure, la sexualité et la mort. Tous les autres mondes. Et quand on compare, je sais qu'il ne faut pas comparer les choses, mais devant cette statue Coatlicue aztèque, on sent cette énergie, on est pris devant la violence de la vie et on parlera après d'Artaud. Artaud a très bien compris, que l'art contemporain ou l'art européen avait fait fausse route. Moi, c’est ce que je pense. J'ai plus tellement de plaisir à voir une peinture. C'est parce que je suis allé ailleurs, après, on ne peut pas… Chacun a ses goûts. Chacun a ses plaisirs. Oui, voilà, je suis plus à l'aise devant une toile de Pollock ou devant un masque chamanique que devant une peinture européenne, oui !

NS : Et est-ce que tu es plus à l'aise parce que, selon toi, devant une toile de Pollock ou un masque chamanique, il y a un rapport différent, différents récits ou à l'histoire ? Ou est-ce que c'est une autre raison ?

JPS : Non, au corps, au corps ! Et à cette dimension cosmique qui, dans le travail et les œuvres de Pollock, est assez fascinante, oui !


PARTIE 2

- NS : Alors Jean-Pierre, je ne sais pas si c'était simplement lié à l'installation Les quatre piliers du ciel, mais j'ai écrit un texte qui va être publié sur ton travail et je me suis particulièrement intéressé à la question du chamanisme, et ce chamanisme qui est d'une certaine manière extrêmement important pour toi, de même que l'univers de la transe dans lequel tu reviendras probablement. Alors ce chamanisme, je vais résumer très brièvement. Bien sûr, il y a une littérature qui est assez complexe, qui est belle, mais complexe. On peut penser évidemment à Mircea Eliade et je ne rajouterai pas d'autres références pour ne pas alourdir et pour revenir véritablement à ton travail. En tous les cas, souvent le chamane, sous la forme d'un désordre, ainsi que le dit d'une façon très belle Mircea Eliade, est là, d'une certaine manière pour résoudre un conflit. Je voudrais, avant que nous passions au commentaire comme on aurait pu le faire pour telle référence, qu'on discute et que tu nous cites, tu avais retenu quelques citations sur le chamanisme et on fera peut être une réaction et ensuite on passera aux commentaires.
- JPS : Oui, volontiers. Donc là, je voulais citer un extrait des Upanishads, qui sont est livre très important pour moi. C'est un livre de sagesse hindoue, qui date de moins 3000 ans environ. Et donc, c'est dans le paragraphe Garba, numéro 4 : « Des milliers de fois auparavant, j'ai vécu dans la matrice d'une mère. J'ai pris plaisir à une grande variété de nourriture et je fus allaité à tant de seins maternels. Je naissais et mourais de nouveau et continuellement, je renaissais une nouvelle fois ». C'est ça, le chamanisme, c'est à dire d'entrer dans ce qu'on peut appeler le karma ou l'infini des choses qui nous arrive au travers de nos pérégrinations humaines. Et puis, quelque part c’est cette non mort. C'est d'avoir conscience d'appartenir à quelque chose qui nous englobe aussi, qui est matriciel et qui nous fait appartenir à l'humanité. Après est-ce que tout l'inconscient collectif survivra après notre mort... Bon, les hindous le pensent, mais bon. Je pense que tant que l'humanité existe, on aura accès à ces données de notre imaginaire. Justement, c'est  en cela que les images sont importantes Et c'est pour ça que j'utilise beaucoup de rituels dans mon travail et c'est pour ça aussi que je suis tant fasciné par le chamanisme.
- NS : Tu dis que tu utilises beaucoup de rituels. Est-ce que tu peux nous dire quels sont ces rituels? Et puis, c'est le rituel qu'on pourrait appeler aussi le protocole de création ? Ou est-ce que c'est, on va dire plutôt, une inspiration spirituelle ? Et comment tu articules les deux ?
- JPS : Non, tout est lié, vraiment. Comme je l'ai dit dans un certain texte. Le gros problème pour moi, qui suis artiste aujourd'hui, c’est qu’on ne peut pas être chamane-artiste tout seul. Il existe toujours dans une tribu, dans une société, et c'est un peu un challenge assez incroyable de vouloir parler de ça, mais il n'empêche que comme j'ai fait des expériences de transe à New York, je pense que ça enrichit beaucoup mon travail. D'une part, par les couleurs et par ce don d'ubiquité, puisque les images se contre valent, s'entre choquent et s'opposent quelque part. Comme tu l'as dit tout à l'heure, j'utilise et mélange des images pornographiques avec des images sacrées, entre guillemets. J'aime ça, j'aime créer ce chaos. C'est comme des autos tamponneuses. Tout arrive en même temps et comme ça, j'accède à un autre niveau d'énergie. Voilà.
- NS : Alors à Paris, il y a quelques temps, il y avait eu au Quai Branly Les Maîtres du désordre, qui était une exposition sur la relation entre chamanisme et art contemporain. Et effectivement, on pouvait retrouver de nombreux aspects qui peuvent t’intéresser. Et justement, un terme, que j'aimerais bien qu'on retienne. Parce que je pense qu'il est éclairant par rapport à ton travail. Comme on a parlé de danse tout à l'heure, c'est cette idée de circulation, cette idée de circulation presque libre et en tous les cas sous le mode presque de l'association libre entre les images. Et pourtant, dans un univers cohérent et aussi parce que le chamane détient un savoir. Est-ce vrai ? Est ce faux? Ce n'est pas ça qui est important. En tout les cas, il n'est pas important d'y répondre maintenant. Et puis peu importe, en tout les cas, un savoir ou des savoirs et une capacité à mettre les images entre elles. Tu as choisi un certain nombre de photos, et j'aimerais qu'on discute de ces photos et tu nous dises un peu pourquoi tu les as choisis, d'où elles viennent, ce qu'elles représentent évidement ?
- JPS : Eh bien là, je pense que c'est dans le Nord, sans doute chez les Inuits, et on voit deux chamanes qui sont en transe et chaque fois que l'on voit l'image d'un chamane, il porte toujours un masque sur lui. C'est à dire qu'il faut savoir que quand on entre en transe, on rencontre pratiquement, systématiquement ce qu'on appelle un animal spirit, c'est à dire un guide spirituel. Donc là, les deux chamanes se transforment en morses. Souvent, ils se transforment en aigle et ils portent sur eux des habits qui viennent sans doute du morse. Celui-là peut être c’est des hermines… Ce qui est intéressant par ailleurs dans le chamanisme, c'est ce rapport induit et fusionnel avec la nature. Ils font partie de la nature, ils ne sont pas comme nous, hors nature, hors sol et pour eux, toute cette interconnexion est super importante parce qu'il n'existerait pas sans la nature. Et c'est ça qu'on a perdu. Et c'est un peu cela que j'essaye de dire dans mon travail. Là, on voit les chants chamaniques avec les tambours et c'est très impressionnant bien sûr de voir des transes, moi, je n'en ai jamais vu, mais j'en ai fait. Donc bon… Déjà d'entrer en transe, c'est vraiment une expérience que l'on peut peut-être vivre dans la naissance ou dans la mort, ou dans la sexualité. Ou alors dans la sexualité. Mais Il faut que ça se passe très, très bien quoi. Et là, on voit par exemple cette chamane, je pense que c'est en Sibérie et donc elle a son tambour, elle est sur un totem (axis mundi) et les chamanes sont des gens qui prennent des risques. Elle est montée sur son arbre, comme ça, et chante et invoque les esprits. Et comme ils (elles) sont protégés par les esprits, ils peuvent prendre tous les risques qu'ils veulent. Ils sont toujours confrontés à la mort, à la maladie. Ce sont vraiment des gens très courageux. Ils ont une force incroyable. Bon, je ne pense pas qu'en Europe, il y ait encore des chamanes. Avant, il y avait les druides et les gens qui ont peint Lascaux, avaient sans doute des capacités mentales hallucinatoires et visionnaires. Parce que pour aller peindre la scène du puits de Lascaux au fin fond de la grotte, par exemple, il fallait en vouloir vraiment, oui ! Ces images sont très belles. Et là, on voit Les quatre piliers du ciel, elle est dans le ciel, elle voyage dans le cosmos.
- NS : Et alors il y a aussi… je pense qu'elle manipule un tambour, qui est un élément important du chamanisme. C'est un des attributs principaux du chamanisme, de même qu'on a parlé du pilier, de même que le masque ou encore d'autres attributs qu'on pourrait citer.
- JPS : Excuse moi, je te coupe parce que justement les séances chamaniques que j'ai faites à New York, ma psychologue avait le tambour. Je pense que c'est pour faire entrer le corps dans un rythme différent. C'est à dire que peut-être que les battements du cœur et les ondes du cerveaux se calment ou s'accélèrent ? Ils font maintenant des électroencéphalogramme pour voir ce qui se passe lors des transes. Bon ils trouvent des choses assez étonnantes. Bon, tant mieux. Je pense qu'on peut y accéder aussi en méditation. C'est vraiment un état d'extase comme ça, oui.
- NS : Et comment, finalement… mais peut être que je ne te connais pas assez bien. Mais comment finalement, on peut lier… parce que le chamanisme est une forme de… ? à la fois on est choisi, on a un message, il y a une forme de dépossession aussi… Comment c'est conciliable avec ton univers qui est pourtant, je trouve, quelque chose de très structuré ? On le voit dans les photos ou dans les reportages sur ton atelier, il y a quelque chose qui ne laisse pas la place, je ne vais pas dire au hasard mais le protocole est particulièrement maîtrisé. Alors, comment ça intervient ? Est-ce que ça intervient, le chamanisme j'entends comme des motifs ? Ou est-ce que ça intervient dans une forme d'inconscient ? Qui pourrait, comme ça, nimber ou nourrir l'iconographie ?
- JPS : Non, je connais le chaos et le désordre et je sais que pour ma production d’artiste, il faut que je travaille dans l'ordre absolu. Oui, c'est un impératif, sinon je n'existerais pas. C'est comme les moines ou les chamanes qui vont à l'école chamanique pendant 20 ans chez les Kogis en Colombie. Il faut une discipline, sinon tu pars en live et tu finis dans la rue, c'est tout. Non je pense qu’il faut une discipline incroyable et puis une volonté parce qu'il faut y aller ! Ce n’est pas évident !
- NS : On peut peut-être regarder cette autre photo ?
- JPS : Ça, j'ai l'impression que c'est au Tibet. Mais je ne sais pas la source exacte. Ce qui me plait c'est ce masque de cerf qui est complètement fabuleux. J'ai vu à New York quelques masques tibétains et que je voulais acheter, mais malheureusement, je n'en avais pas les moyens et le costume est vraiment splendide ! On sent qu'il est dans le cosmos cet être là. Il est vraiment en fusion avec la nature, comme je l'ai dit précédemment. C’est d'une beauté, peut-être d'une cruauté aussi, c'est l'animalité par excellence, l'animalité dans la spiritualité. C'est un tout, voilà.
- NS : Et est-ce que tu serais d'accord pour dire, en tous les cas, il y a certaines figures de chamane qui sont effrayantes. Il y a aussi cette idée dans le sens d’effroi, plus dans le sens qu’a donné Pascal Quignard dans Le sexe et l'effroi. C'est à dire qu’il y a quelque chose de l'effroi. Est-ce que tu sens cela dans ce type de photo? Est-ce que c'est quelque chose que tu recherches d’une certaine manière ?
- JPS : Non, je n'aime pas trop la magie noire. Je ne suis pas de ce côté-là. Je suis plutôt pour la magie blanche. Moi, je trouve que le monde merveilleux. Bon certains artistes sont attirés et fascinés par la souffrance, ils sont nombreux, on le voit bien, il y a des artistes qui travaillent des scènes de guerre et tout… Moi, je suis vraiment attiré par ce côté beautiful. C'est juste magnifique. C'est là, c'est présent. Il n'y a rien à ajouter. Ce chamane, il est dans sa transe et il fait de mal à personne. Et peut-être qu'il aide aussi l’humanité. Et moi, je suis plutôt dans ce côté soignant, guerriseur… Et même dans mes images très fortes de bondage, on peut penser que c'est mettre le corps de la femme en soumission. Pas du tout, c'est plutôt une glorification, une liberation, c'est se libérer du corps (avec ce corps & non avec l'esprit) afin d'entrer dans un autre monde. Je n’ai pas du tout ce côté sombre. Pas du tout. Je ne suis pas du tout angoissé, mais c'est ma nature.
- NS : Donc par exemple, sur cette image qui peut paraître assez effrayante, d'un certain côté, toi, tu ne vois pas le caractère effrayant, mais plutôt le caractère de réconciliation entre les univers et notamment l'univers immanent et l'univers transcendant.
- JPS : Oui, tout à fait.
- NS : Parmi ces images, qui sont peut-être un peu du chamanisme, en tous les cas qui y répondent, est ce que tu peux nous commenter cette très belle femme, dans une procession ?
- JPS : Oui, je ne sais pas si elle est d'Afrique (sans doute) ou d'Océanie, mais enfin bon, il y a des coquillages et il y a tous les symboles de fertilité. Elle est d'une sensualité incroyable mais aussi d'une présence incroyable. Georges Bataille en parle très bien avec toutes ses images dans L'Erotisme. L'érotisme, c'est une présence-absence. L'extase, c'est une présence-absence. Cette femme là, elle est présente et on peut mettre toutes les images de femmes top models qui font des défilés à Paris, jamais aucune d'elles n'aura cette présence-là. Parce qu'elle existe, elle est pleine, entière. Elle connaît son identité, elle n'a pas honte de son corps et elle symbolise la fertilité, elle est magnifique !
- NS : Et en tous les cas, moi, ce que je vois dans cette image, c'est qu'on a l'impression qu'elle détient, je ne sais pas si c'est un pouvoir, certainement pas. Mais un savoir que nous on ne détient pas.
- JPS : Plurimillénaire !
- NS : Oui, et c'est ça qui est assez beau. C'est qu'elle rend encore vivant ce savoir qui, normalement, avait toutes les chances, non pas tant de disparaître, mais de mourir.
- JPS : De mourir, oui.
- NS : Ensuite, une grande fresque, une personne en train de travailler sur une fresque qui s'appelle L'étreinte du serpent. Est-ce que tu peux nous en dire deux mots ?
- JPS : Oui, bien là je vais en revenir un peu à l'échelle de grandeur. Il se trouve que moi, étant enfant, j'étais asthmatique, et je vais citer une phrase d'Antonin Artaud qui dit : « Qui n'a pas souffert dans l'essence de son être, ignore la difficulté de la vie, car il ne suffit pas d'apprendre à penser, il faut d'abord être ». C'est à dire que cet homme-là, il est ! Donc je reviens à mon histoire d'enfant. J'étais à Briançon et quand je vois des photos de moi devant les montagnes, je suis minuscule devant ces montagnes… Et j'étais dans le lycée pour les asthmatiques avec des autres enfants qui venaient de la France entière. Et on a dû créer notre monde imaginaire quelque part, pour survivre. Parce que faire des crises d'asthme, c'est penser mourir à chaque fois. On ne sait pas si on va passer le jour d’après, ou l’heure d’après... Et donc cette angoisse peut être transformée en création. Et là, pour les chamanes c'est souvent ça. Ils ont souvent été malades. Ils ont été guéris. Et ils peuvent transmettre aux autres leurs savoirs et leurs expériences. Et ça, c'est une image qui est tirée du film qui s’appelle L'étreinte du serpent, d'un réalisateur colombien. J'ai vu passer sur Arte, que je ne connaissais pas du tout et j'ai fait une capture d'écran sur de grand mur. Et cette réalité… on voit ce petit homme qui fait sa fresque gigantesque sur le grand mur, en y gravant plein de choses, des symboles, des axes directionnels, des animaux, des symboles géométriques. Et c'est exactement ce que je fais dans mon travail. Ça, c'est moi quelque part, je suis ce chamane.
- NS : Puis, pour réagir de mon côté, je pense beaucoup à ce rituel, à ce Rituel du serpent. Qui est un texte et une conférence de Aby Warburg, justement, sur cette façon dont il met en circulation différents rituels autour du serpent et ces rituels qui, à chaque fois, sont là toujours pour exorciser une peur, et  lié aussi à la fertilité, c'est à dire que la théorie de Varburg, c’est que le serpent permet à la fois la peur, mais aussi son antidote. C'est ce qu'il a voulu montrer et c'est ce que je sens en tous les cas dans cette fresque immense, effectivement, qui réagit et qui rebondit sur Les quatre piliers du ciel. Ensuite, une image que t’avais déjà, dans une précédente conférence commentée, mais qui est tout à fait impressionnante et aussi qui pourrait faire penser à un serpent, mais qui ne l'est pas. Je te laisse la présenter.
- JPS : Oui, j'ai eu la chance d'aller au Musée d'art anthropologique de Mexico où on tombe sur des statues comme ça. Et là, c'est une statue qui est assez grande, je pense qu'elle doit faire peut être 3 mètres de haut, qu’est un monolithe en granit. Donc c'est vraiment impressionnant. Et donc, elle porte des crânes de mort, elle porte des serpents, elle porte des cœurs de sacrificiés aussi. On sait que les Aztèques faisaient des sacrifices humains. Donc c'est vraiment la déesse mère qui régénère le monde, par excellence. Du côté de la beauté, on peut dire qu’elle est laide comme un pou, mais elle est magnifique, parce que qu'elle est l'énergie vitale. Devant toutes les statues aztèques, olmèques, mayas… J'ai toujours ce choc énergétique  si tu veux ! Comme ça m'est arrivé aussi quelques fois dans ma vie de rencontrer des gens qui ont cette beauté et cette énergie surhumaine. Une fois à New York, j’ai rencontré une fille qui était Maître Yogi. Je vais la voir et lui dis : mais vous avez une énergie incroyable. Elle me répond justement qu'il faut être deux pour pouvoir resentir cette énergie, et c’est ça, c’est-à-dire que les chamanes, les Maîtres Yogi ont peut-être cette énergie ou ce qu’on appelle aussi les vieilles âmes et donc là, quand on voit ça et qu'on peut le comprendre, on sent qu'on appartient à une "vieille âme", à quelque chose de commun à toute l'humanité entre guillemets.
- NS : Est-ce que ça veut dire aussi que pour créer l'énergie qu'on sent dans ton installation, dans tes installations mais particulièrement celle qu'on présente actuellement au Musée des Beaux-Arts et d'archéologie, il faut être deux ? Est-ce que toi, tu perçois cette énergie et est-ce que cette énergie, elle est consciente ? A la fois quand tu réalises la pièce, quand tu la présente, est ce que tu la présente aussi, pas simplement parce que c'est ton but d’être un artiste et d'être présenté, mais c'est aussi d'activer quelque chose ? Est ce qu'on peut dire que la pièce, de la même manière qu'il y a un rituel, est ce qu'on peut dire que la pièce est activée par la relation que le visiteur pourrait avoir et quel serait le bénéfice de cela ?
- JPS : C'est compliqué. J'ai tout le rapport au spectateur devant l'œuvre d'art. Est-ce que le spectateur doit être initié pour ressentir l'énergie? Peut-être. Je m'aperçois que les seules personnes comme mon amie Marie-Madeleine Varet, qui rentre dans mon travail vraiment de manière fusionnelle, ce sont des gens qui ont eu une révélation cosmique quelque part. Donc, après, il faut… Oui, le rapport à l'œuvre est compliqué, mais je n'ai pas conscience de cette énergie. Je fais les choses comme ça parce que peut-être que c’est un don, j'ai appris tellement de choses. J'ai rencontré tellement de gens intéressants que c’est fluide quoi, ça passe comme ça. Peut-être qu'après, ça s'arrêtera. On ne sait pas. Peu importe. Mais pour que les gens ressentent cette énergie, comme je te l’ai dit, il faut une initiation. Faut vraiment quelque chose, que quelque chose leur soit arrivé. Je pense comme un déclic. Je pense que le gars qui vit à Besançon et qui a été à l'école à Besançon, si une fois il n’a pas trébuché, il a peu de chance de rentrer dans le travail, mais peu importe. Peut-être qu'il peut aimer les couleurs ou autre chose. Peu importe. Ce n’est pas très important.
- NS : En tous les cas ce serait une belle chose parce que c'est un peu ce qu'on essaye de faire dans les musées, de mettre en relation un public et lui rappeler que quelque chose est arrivé, que quelque chose a pu arriver. Cette idée de trébuchement je trouve qu'elle est très belle parce que c'est à partir de ce trébuchement justement, que finalement, on crée une relation à l'œuvre, parce que c'est notre but et on va conclure cette deuxième partie de l'entretien avec cette photo un peu effrayante, je dois bien le dire, mais toi, tu ne la vois pas comme effrayante, alors ?
- JPS : Mais non, bien au contraire. Parce qu'en fait, ce sont deux amis Asmats. Il faut dire qu’à New York, j'ai toujours été fasciné par les pôles des totems asmats qui parlent de la vie dans sa pure matérialité. C'est le grand père, le père, les générations, qui s'entassent et s'empilent comme cela, jusqu'à l'arrivée du bébé. Et le bébé est né forcément d'une éjaculation. C'est quand même plus intéressant de montrer ça que de ne rien montrer dans les musées. Et là, on voit deux deux copains Asmats, et ils se trimbalent avec leurs ancêtres à la ceinture. Et pour eux, la mort n'est pas du tout un problème métaphysique. C'est un problème quotidien. Ils étaient proches de leurs ancêtres donc ils les portent comme totems parce qu'ils les ont aidés. Ils les ont aidés, ils sont en vie, ils leur rendent hommage ainsi qu'à cette vie et je trouve qu'en France ou en Occident, on n'a plus aucune reconnaissance vis à vis de nos ancêtres. On les traite comme des chiens. C'est absolument incroyable. J'ai perdu mon papa il n'y a pas longtemps, mon grand-père aussi et ma maman est encore en vie... mais je leur suis sans arrêt reconnaissant de m’avoir mis au monde et d'avoir passé tellement de temps avec moi. Parce que tu sais, pour créer un artiste ça ne se fait pas pas comme ça d'un claquement de doigts. Si tu veux être artiste, il faut lire des milliers  de livres et il faut aller voir des centaines de musées. Il faut un peu d'argent. Et ces gens-là (ces asmats), on sent qu'ils ont été bien nourris. Ou ça peut être leur famille ou leurs ennemis qui portent, parce qu'ils sont fiers d'avoir tué leurs ennemis. C’est totémique. Et nous, on n'a plus de totem. On a plus de connexions intra humaines. Quelque part, nos lien se délitent de plus en plus et c'est ce qui me fait le plus peur, au fond de moi. C'est quelque chose qui me bouleverse et m'attriste profondément, ça me procure une grande émotion. Et quand je vois ça, cette image, eh bien ce sont eux qui ont raison, c’est pas nous. Ce n’est pas l'Occident.
- NS : En tous les cas, décrit ainsi, ça me permet de conclure peut être sur cette idée que finalement, que ce soit chez les Asmats ou encore dans Les quatre piliers du ciel, il y a quelque chose que je ressens moi très fondamentalement, c’est cette idée de protection. On est sous une forme de protection, dans tous les cas, peut-être de déesse tutélaire, de dieu tutélaire et d'une relation fondamentale à la circulation des symboles.


PARTIE 3

- NS : Alors Jean-Pierre, ce qui est intéressant avec ton travail, c'est que ça nous oblige, enfin, ça m'a obligé de nous replonger et ça sera sur la dernière partie de cet entretien, sur deux aspects, même plusieurs aspects, mais notamment deux auteurs, un auteur que j'aime beaucoup qui est Georges Bataille. Je me suis replongé un peu, évidemment, dans ce qu'il avait fait dans la revue Documents, parce que ce n'est pas sans lien avec la façon dont tu mets ensemble des images, mais bien sûr, avec l'ouvrage qu'il publia en 1957 qui s'appelle L'érotisme et qui, véritablement, va révolutionner ou je ne sais pas si il a révolutionné, mais il va apporter quelque chose sur le rapport de l'érotisme à la connaissance et notamment pour un historien d'art comme moi, à la connaissance de l'art. On essaye de comprendre comment les images non pas copulent ensemble mais dans tous les cas, se marient, parfois aussi ont des attractions ou au contraire des répulsions. Et c'est cet aspect que j'aimerais qu'on évoque, en regardant toujours sur le même principe très simple quelques images, en rappelant aussi cette belle formule de Bataille que j'aime beaucoup et que je ressens dans ton travail, je ne sais pas si elle est assumée, cette idée que, finalement, il le dit en exergue de son essai de 1957 sur l'érotisme : L'érotisme, c'est le paradoxe. Le plaisir, c'est le paradoxe, voilà. Je voudrais donner cette première citation et que, peut-être, on essaye de commencer avec soit une citation que je crois que tu avais aussi sélectionnée pour cet entretien et ensuite quelques commentaires d'images.
- JPS : Bien sûr, oui. J'ai écris : L'œuvre sacrée est nécessairement érotique. C’est-à-dire qu'elle en est consubstantielle, (Bataille en parle très bien !) l’œuvre sacrée est nécessairement érotique car elle parle toujours de l'instant de l'extase, c'est à dire de l'entrée dans un autre monde, donc de la création et de la régénération. Ces deux aspects des choses sont importants. On pourrait rajouter aussi le plaisir. Mais bon, le plaisir n’est peut-être pas si important que ça quelque part. Je pense que le plus important, c'est l'extase. C'est de sortir du monde et de notre corps quelque part pour entrer, pour que le corps entre dans sa dimension, pleine et entière (dans sa plénitude).
- NS : Donc on pourrait retenir de cette citation cet aspect dont on n’a pas parlé, enfin, on en a parlé d'une façon induite, qui est tout simplement le caractère sacré. Il y a un intérêt chez toi pour ce que j'ai appelé, à l'instar de la grande expo de Beaubourg qui était assez remarquable : Les traces du sacré. Ce qui reste du sacré et le sacré ne serait pas quelque chose qui serait simplement religieux. Mais j'aime rappeler cette définition de Yannick Haenel justement, qui est que le sacré est le point de contact entre les vivants et les morts. Je trouve que c'est assez beau, un endroit où finalement, le caractère d'un rapport à l'autre, d'un rapport à l'autre avec un grand A, c'est à dire avec la transcendance, on peut d'une certaine manière revivre à cet endroit précis, du sacré. Et puis l'autre chose, ce que dit ta citation et aussi ce que tu en dis de cette citation, renvoie à l'idée que par l'érotisme on embrasse d'une certaine manière la totalité. Ça, c'est la théorie de Bataille dans son essai de 1957. L'érotisme a deux fonctions : premièrement d'embrasser la totalité, totalité des postures, totalité des relations, totalité des psychés et totalité des histoires. Et enfin, une autre chose aussi de passer au-delà de l'impossible parce que, assez étrangement, Bataille, dans son essai de 1957, n'aime pas beaucoup parler de cette notion d'interdit. Pour illustrer ce passage de Bataille, en tous les cas de ta lecture bataillienne, et puis de son application dans ton travail, même si ce n'est pas une application proprement scolaire, j'aimerais qu'on commente quelques images. Et notamment, on pourrait commencer par cette fresque préhistorique que tu pourrais commenter.
- JPS : Oui, bien sûr. Bataille en parle très bien, il a écrit tout un livre sur Lascaux. Et donc, ce que l'on voit là, c'est un bison avec un oiseau sur un pôle. On fait l'hypothèse que ce serait un chamane qui serait en transe parce que ce chamane est ithyphallique. Donc, on peut dire que c'est le bison qui a tué le chasseur, mais pour moi, ça représente quelqu'un qui est en transe. On voit bien qu'il est complètement comme ça tétanisé et qu'il communique avec son esprit animal dont on a parlé tout à l'heure, qui est sur un pôle encore une fois, et le bison est blessé, il va mourir. Et c'est tout ce rapport entre les animaux et les hommes. La sexualité, parce que forcément, pour baiser entre guillemets, il faut retrouver son animalité, sinon on ne baise pas. C'est un peu cru ce que je dis mais Bataille en parle très bien et il dit qu'il va dans des dîners où il voit des femmes habillées somptueusement et il a du mal à les imaginer en extase, en orgasme. Et forcément, il y a cette ambiguïté. C'est une confrontation absolue entre l'homme habillé (social) et l'homme nu. C'est autre chose. C'est un autre monde et on ne dévoile jamais la jouissance. Ce que je veux faire dans mon travail, c'est dévoiler la jouissance. Bon, comme ça, peut-être par jeu aussi. Oui, je pense que tout ça est très important parce que finalement dans l'histoire de l'art, il y a assez peu d'images  érotiques et dans les musées, pratiquement pas et l'érotisme est souvent fantasmé au travers des mythes et des symboles, mais des scènes de copulation ? Il faut bien comprendre que l'Occident n'a pratiquement aucune scène de copulation.
- NS : Mais c'est surtout qu'il y a un rapport, je vais dire à la nudité extrême, quand je dis nudité extrême, ce n'est pas le corps nu mais c'est ce que tu pourrais dire ou ce que finalement Bataille dit très bien, cette idée d'animalité, notamment d'animalité de l'acte sexuel et d'ailleurs tu cites Bataille et tu as raison de citer son essai sur Lascaux où justement, pour lui, même si après les grands préhistoriens vont vous dire qu'il a eu tort, qu'il s'est trompé historiquement, mais ce n'est pas parce qu'il s'est trompé historiquement qu'il a eu tort, il voit dans les fresques de Lascaux ; sous nos yeux, l'apparition de l'humain dans l'animal et de l'animal dans l’humain. J'aime beaucoup cette idée. En quoi l'animalité n'est pas inférieure à l'humain. Enfin c’est cette espèce de relation connexe qu'il essaye de découvrir, qu'il essaye de suivre et aussi de tout ce qu'on ne sait pas de l'animal. Et c'est ça qu'il va développer dans son essai qui est assez bref, sur les grottes de Lascaux. Et aussi comment  (parce qu'il se pose cette question), comment sont réalisées ces fameuses fresques de Lascaux et dans quel état. Et là, dans l'image que tu as choisie, on aurait un indice, ce serait véritablement dans l’état de transe et c'est grâce à la transe.
- JPS : Oui, oui, je pense que oui. Et je pense que ces chamanes étaient en transe quand ils ont peint, forcément. C'est un puits qui fait je ne sais pas combien de mètres de long, il faut aller tout au fond de la grotte, donc il faut avoir des pouvoirs surnaturels pour aller là-bas. Sinon...? C'est comme les chamanes amérindiens, qui peuvent voyager avec leur esprit, sinon on se plante.
- NS : Alors deuxième image qui nous rapproche de l’essai, d'une certaine manière en tous les cas, de la notion d'érotisme chez Georges Bataille, c'est cette illustration, cette petite miniature plus exactement, que je te laisse commenter.
- JPS : Bon, ça, ce sont des miniatures indiennes qui datent du 18ème, 19ème siècle, et où on voit, c’est toujours très symbolique, on voit la déesse Kali  (l'énergie féminine Shakti) avec des crânes de morts, un peu comme la déesse Coatlicue, qu’on avait vu auparavant, avec un sabre qui décapite le dieu Shiva, c'est un peu comme accéder à la connaissance, au satori, il faut décapiter le moi pour entrer dans le soi, pour entrer dans un ailleurs et la sagesse. Et ça c'est le dieu Shiva qui est ithyphallique aussi, c'est à dire qu'ils copulent et lors de cette copulation, comme je l'ai dit auparavant, il rentrent dans le monde de la Nature entière, dans l'entièreté de la Nature. C’est fabuleux, c'est magnifique. Toutes les peintures hindoues me fascinent par leur beauté. On pourrait dire aussi que c'est un peu un art naïf, mais pas du tout, parce que ce que ça dit, c'est très, très fort, très violent quoi. De même que la vie, c'est vraiment : BOUM !
- NS : Et puis, il y a une grande sophistication. C’est très sophistiqué au niveau de la technique de représentation, au niveau de la miniaturisation mais aussi des informations qu'on peut glaner notamment, puisqu'il y a des chiens qui dévorent des cadavres et aussi des rapaces que je ne reconnaîtrais pas et ça c'est aussi un autre aspect. C'est à dire que cette relation qui est un poncif, mais qui était important, en tout les cas pour Georges Bataille, entre Éros et Thanatos et cette proximité, ou plus exactement cette impossibilité de l'Eros sans Thanatos, c'est à dire cette impossibilité du plaisir sans finalement une mort symbolique ou une mort réelle…
- JPS : Inéluctable.
- NS : Ou en tous les cas, inéluctable, tu as complètement raison. Autre image qui parcourt ton panthéon érotique, si je puis dire…
- JPS : Eh bien là, c'est un écorché aztèque, donc forcément les aztèques faisaient beaucoup de sacrifices humains. Et là, on voit cet homme sacrifié, c'est une statue à laquelle ils ont enlevé le cœur et on voit les organes qui pendent comme ça. J'ai vu cette statue au musée Guggenheim où Il y avait une très belle exposition sur les Aztèques (L'Empire aztèque, 2004) et ces statues sont vraiment fascinantes. Peut-être que pour toi ou pour certains elles pourraient faire peur, mais moi,  elles ne m’effraient pas du tout. Parce que c'est vraiment comme un chasseur qui irait dépouiller un animal. Bon, c'est la réalité des choses. On voit les organes, on voit la mort telle qu'elle est.
- NS : Non moi elle ne me fait pas peur. C'est comme si on avait écorché ce que pouvait être à la fois le désir et à la fois aussi une forme d’érotisme. Cette espèce presque de diagnostic de ce que peut être la violence, non pas là du sacré, mais la violence de l'érotisme. Et enfin, avant de passer à quelques-unes de tes images, je voudrais que tu commentes aussi cette très belle déesse.
- JPS : Eh Bien oui, c'est une déesse, qui sans doute elle est au Métropolitain Muséum. Et presque tous les dimanches, j'allais là-bas dans ce musée. Et de voir ces déesses indiennes, qui sont quand même d'une sensualité absolument fabuleuse… Les habits sont faits avec, ce n’est pas de la dentelle, mais ce sont des objets qui sont cousus sur le costume. Les seins sont vraiment magnifiques, c'est des obus ! C’est incroyable ! Le visage ! les yeux !  On sent que c'est une déesse bienveillante et qui a connu le sexe. Ce n’est pas la Vierge Marie. C'est important de le dire. On ne peut pas vivre toujours avec des images de Vierge Marie. C'est terrible. Ou du Christ en croix. Ce sont des images qui m’apaisent et qui me font aimer la vie. Oui, elles sont  merveilleuses…
- NS : Et notamment dans ce chiasme extrêmement important et ce déhanchement qui est très, très beau, et à la fois, je ne vais pas dire provocateur mais d’une sensualité… terrible.
- JPS : Elle a un sexe, elle est sexuée. Elle jouit, elle a connu la jouissance. Alors que les gens ne connaissent plus la jouissance, ils sont complètement coincés, désérotisés, c'est terrible. C’est très triste. Enfin tant pis pour eux.
- NS : Surtout que la jouissance, pour rester dans une note bataillienne, est un moyen d'accès à la connaissance. C’est par la jouissance qu'on connaît, non pas les limites, mais certaines formes de connaissances. Pour conclure sur cet aspect de la relation à l'érotisme, est ce que tu peux évoquer peut être quelques-unes de tes images, notamment celles qui sont derrière nous ?
- JPS : Oui, j'ai réalisé une série qui s'appelle Bones, Flowers & Ropes, sur le bondage japonais. Parce que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce n'est pas une humiliation de la femme, ce n'est pas une soumission, bien au contraire ; au Japon (shintoïste), ils ont ce qu'on appelle les esprits, les Kamis, c'est à dire qu'ils vivent dans un univers, bon pas tous les Japonais, mais les Japonais traditionnels qui ont gardé leurs traditions. Par exemple, ils vont aller mettre des cordes autour d'un arbre et puis mettre des petits objets pour le sacraliser, le sanctifier. Ça peut être une pierre, ça peut être je ne sais pas un jouet, pour dire que cet espace est sacré. Et c'est là où l'on communique avec ces esprits. Donc, ils ont tiré de ça les pratiques de femmes en bondage et c'est un peu la même chose. C’est-à-dire que c'est très esthétisant et tous les endroits sexuels du corps de la femme, jouissifs du corps de la femme, sont notifiés et excités, comme par exemple le sexe… Ils mettent un nœud sur le sexe pour que ça déclenche le plaisir. Sauf que la femme est attachée. Or il se trouve que dans le cerveau, notre cerveau humain, la souffrance passe justement par les mêmes canaux nerveux que la jouissance. Donc, quelque part, c'est à nous de dire si c'est une souffrance ou une jouissance (le libre arbitre du rapport au corps). Tous les gens qui ont vécu en prison, qui ont vécu des moments atroces, savent que à un moment donné on peut switcher le déclic. Et bien l'art c'est un peu ça. C'est switcher le déclic. On souffre tous et quelque part, on se dit tiens, je me mets en mode switch positif et alors, je jouis de la vie, voilà.
- NS : Et peut être qu'on pourrait dire que dans certaines de tes images, où il y a cette relation au bondage, ou en tous les cas, il y a cette différence que tu fais entre un bondage qui pourrait être une humiliation dans certaines pratiques sexuelles et, au contraire, ce que tu viens de dire, c'est à dire un bondage qui serait sacralisation de certains aspects du corps. ce que tu as aussi très bien expliqué, dans cette idée qu'on lui accroche des objets et que pour le sacraliser, on le noue, ce totem, cet arbre, ce rocher… pour lui donner une force particulière.


PARTIE 4

- NS : Comme je l'ai dit dans une partie de cet entretien, Jean-Pierre, tu nous forces, et c'est plutôt une qualité, à relire, je ne sais pas si ce sont des classiques, dans tous les cas, à relire des textes importants, à revoir des images aussi qui constituent notre histoire et notre rapport à l'image. On est sorti récemment d'une période particulièrement difficile et on a eu l'idée, peut-être, dans cet entretien, d'évoquer un texte qui, parmi les textes qui avaient été cités, n'avait pas été tellement cité. Et peut-être qu'on aura des explications à donner sur ce texte. Je veux dire par là, pendant la pandémie de Covid-19 on a parlé du Journal de l'année de la peste, on a parlé bien sûr de Jean-Giono, mais assez étrangement, personne n'a cité, à mon sens, peut être que ça existe, Le théâtre et la peste, ce texte important d'Antonin Artaud, qui a été repris ensuite dans ses écrits complets. C'est un texte qu'il écrit en 1935 et je ne vais pas être trop long, mais justement, il me semble bien sûr que ça raisonne par rapport à notre actualité, mais ça résonne aussi par rapport à ton travail. Et ça fait le lien, notamment chez Artaud, entre peste, sexualité et finalement érotisme. En gros, la théorie d'Artaud dans ce Théâtre de la peste, si on résume son texte, ça serait que la peste exprime le caractère sombre de la personne, des personnes, des personnes contaminées, mais en exprimant le caractère sombre des personnes contaminées, ça révèle aussi leurs désirs, leur sexualité et aussi, par moment, souvent quelques moments, hélas, avant leur mort, ça les libère de quelque chose et c'est une forme de libération. Je rappelle ce texte, parce que je crois qu'il est d'une belle actualité, mais surtout qu'il t'a marqué, comme généralement ou plus généralement les textes d'Artaud.
- JPS : Oui, c'est toi qui m’as proposé de parler d'Antonin Artaud qui est vraiment un auteur que j'adore. En fait, j'ai dû lire Le théâtre et son double il y a longtemps, que j'ai relu récemment ces jours-ci et je trouve qu’il parle non seulement  du théâtre mais bien sûr, il faut comprendre qu’il parle d'art de manière générale. Ça peut être la musique, la peinture, l'opéra… C'est tout ce qui fait que l'homme est créateur. Et j'aime beaucoup Artaud parce qu'il dit par exemple, dans Le théâtre et son double, il dit… parce que j'ai eu un peu cette même révélation que lui, au Mexique. Il a eu cette révélation mystique. On peut parler de mystique au Mexique. Donc, il dit : « Au Mexique, puisqu'il s'agit du Mexique, il n'y a pas d'art, et les choses servent ». C'est une phrase très importante. Ça sert, l'art, ici en Europe ça ne sert à rien quelque part, ça a disparu. « Et le monde est en perpétuelle exaltation ». Et ça, c'est fabuleux de vouloir vivre dans cette exaltation et on le sent dans ses œuvres et on le sent dans ses écrits. Donc, pour en revenir au Covid, il dit dans Le théâtre et la peste : « Il importe avant tout d'admettre que, comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu'il soit communicatif ». C'est à dire que l'on n'a pas parlé tellement de délire dans ce truc un peu fou. On est resté chez soi et l'imaginaire n'a pas surgi comme on aurait pu le penser ou l'espérer quelque part.
- NS : En tous les cas pour l'instant, effectivement, par toutes les mesures qui avaient été prises, c'était justement des mesures qui interdisaient d'une certaine manière ce délire. Et moi, j'aime beaucoup dans son texte Le théâtre et la peste, cette idée, non pas parce qu'elle tue des personnes et ça, je m’en désole, mais tout simplement cette idée de contagion, c'est à dire cette contagion du désir dont il parle. Fondamentalement, il a plusieurs phrases sur cette idée de contagion et il les explique aussi et ça, je sens cela dans tes images, même si ce n'est pas volontaire de ta part. Il explique, quand il dit bien sur « Il y a dans le théâtre quelque chose de victorieux et de vengeur comme dans la peste », je sens quelque chose aussi dans certaines images que tu nous proposes de victorieux et de vengeur. Pas parce que tu voudrais te venger, mais parce que parfois, tu nous confrontes à des images qui nous placent, non pas dans un inconfort, mais au moins dans un rapport différent, à l'image des personnes qui ont une relation qui ne serait pas confortable à l'image. C'est ça qui est assez étonnant, avec un traitement, des sérigraphies très soignées, avec des coloris vifs ou parfois très doux. Et pourtant, l'image a une sorte de fureur et une sorte de victoire sur finalement quelque chose qui serait presque rassurant, comme je l'ai dit au début, comme impénétrable dans lequel on serait installé. Et c'est cet aspect ou ces paradoxes féconds qui m’intéressent tout particulièrement dans ton installation. Alors, effectivement, il y a ce théâtre de la peste. Artaud, quand tu dis qu'il parle du théâtre, il parle évidemment des arts. Je voulais te faire peut être réagir à deux œuvres d'Artaud que tu as choisies, notamment la première. On la voit très abîmée d'une certaine manière, et on pourra peut-être essayer de comprendre pourquoi tu as choisi cette œuvre, mais aussi quelle est la nature même de ce support si abîmé, finalement si terrible, d'une certaine manière.
- JPS : Oui, c'est un dessin de magie noire, c'est à dire qu’il envoie un spell, il envoie une invocation (un sort) à quelqu'un pour qu'il meure. C'est un objet magique et qu'il a brûlé justement pour que la magie fasse effet. Lui, il était bien dans ce terme de magie, et on voit des croix, sans doute des étoiles. C'est une manifestation cosmique, peut-être avec du sang, de la rouille , de la rouille ou du sperme. Je ne sais pas exactement quels sont les matériaux qu'il a utilisés. Il veut se venger de quelqu'un, de quelque chose ou de la vie elle même qui l’a peut être fait enfermé dans l’asile. Tout le monde sait où il était enfermé et c'est un peu comme Van Gogh, ils veulent absolument créer quelque chose. Comme tu l'as dit tout à l'heure, mes œuvres sont des victoires sur la vie (sur la mort). Oui, je suis en vie et je veux en témoigner. Voilà, c'est ça. Et puis, je voulais citer Artaud, justement, à ce moment-là, parce qu’on en revient à ce Covid et à la situation complètement évidente. Car ce virus s'est propagé aussi grâce ou à cause de notre mode de vie et de la mondialisation. Et il dit dans Le théâtre et la peste : « Et la question qui se pose maintenant est de savoir si, dans ce monde qui glisse, qui se suicide, sans s'en apercevoir, il se trouvera un noyau d'hommes capable d'imposer cette notion supérieure du théâtre, qui nous rendra à tous l'équivalent naturel et magique des dogmes auxquels nous ne croyons plus ». Bien évidemment, le monde que l'on a connu disparaît, et c'est peut-être le rôle des artistes de faire réapparaître le monde, de ré-enchanter le monde.
- NS : Alors, ce n'est pas le moindre des paradoxes puisqu'à la fois, effectivement, il y a ce monde dans lequel on ne croit plus et dans ce dessin, dans cette espèce d'ex-voto qui a une vertu magique, en tous les cas y’a une velléité magique, il y a justement beaucoup de croyances. Et à la fois, ce n’est pas une question simplement de sacré, mais on sent dans ton travail, revenons aussi à ton travail, cet intérêt pour les religions, pour les croyances et pour les circulations des religions entre elles. Est-ce que tu peux nous en parler un peu ? Pourquoi d'une certaine manière, dans tes œuvres, ça devient coalescent entre différents modes de  croyances ou pratiques aussi parce que pour toi la croyance n'est jamais en tant que telle il me semble très, très liée à une pratique et une pratique évidemment corporelle.
- JPS : C'est une vaste question. Je pense que l'homme se reconnaît dans les premiers rituels que l'on connaît depuis la préhistoire, qui était d'enterrer les morts. Ce n'est pas de les jeter comme on a fait dans les EHPAD maintenant. Non mais c'est très important, ce rapport à l'humain, c'est à dire que là, on discute, on est en face. Il faut qu'il y ait une communication. Imagine-toi que nos parents soient morts du Covid et qu’on n’ait pas pu assister à l'enterrement. C'est la disparition du rituel. C’est la disparition aussi de l'être humain en tant que tel,  quelque part. Et ça, ça fait vraiment peur… ça m'attriste. Et toutes les religions ont essayé de développer ce côté spirituel, qui a été complètement galvaudé, surtout dans les religions monothéistes où la sexualité a été complètement enterrée. On sait pourquoi, c'est parce que souvent les religions étaient dictées par des hommes et que le plaisir féminin leur a toujours fait peur quelque part. C'est vrai que de voir une femme en extase, c'est autre chose que de se balader dans la rue tranquillement. Bataille en parle bien. C'est une furie. C'est indescriptible la jouissance féminine avec les cris et tout… Quelque part, ça peut faire peur. Tu parlais de peur, bon, c'est vrai que la jouissance féminine fait éminemment peur aux hommes, donc alors ils ont inventé plein de systèmes  rationnels pour que les femmes ne jouissent pas. Voilà, c'est leur truc. Mais ses sociétés matriarcales de la préhistoire prônaient cette jouissance et les femmes étaient bien sexuées. Les seins et les sexes étaient généreux. Alors maintenant, on revient un peu à ça avec la pornographie. Mais c'est la sexualité où il n'y a plus aucun côté fertile. C'est juste du plaisir pour le plaisir immédiat, ce qui n’a pas grand intérêt quelque part.
- NS : Et puis la différence, c'est que la pornographie, c'est lié aussi à ce qu'on pourrait appeler, ainsi que les sociologues qui ont travaillé sur la pornographie, j'allais dire au mythe de la performance, à l’idée de performance, tandis que là, dans l'érotisme, dans l'image même hyper érotique, il n'y a pas cette volonté réelle de performance. C'est une autre façon, par le plaisir de connaissance, d'accès à un mode de connaissance et un mode de connaissance peut être, qui serait non pas enfoui, mais qui serait lointain, disparu. Et comment, peut-être, dans une certaine forme de sexualité ou en tous les cas de plaisir, on pourrait faire revenir à la surface par des résurgences, certaines images, certaines coutumes. Peut-être même certains savoirs. Moi je sens ça dans tes représentations et aussi dans les représentations que nous commentons depuis presque une heure. C'est ça qui m'intéresse profondément et c'est aussi pour ça qu'on a voulu installer ces quatre piliers du ciel. Pour justement sortir  simplement de l'analyse iconologique. C’est-à-dire pour faire revivre ces images, avec un aspect qui m'intéresse énormément, auquel j’ai participé il y a quelques années à un colloque qui s'appelait : Pour que les images ne meurent jamais, c'est exactement ça. J'ai l'impression que quelque part, grâce à certaines mises en relation des images entre elles dans tes installations, donc notamment Les quatre piliers du ciel, tu fais revenir des images comme on pourrait d'ailleurs d'une certaine manière, mais le terme ne te plaira probablement pas, faire revenir des refoulés ou des choses qu'on a oublié volontairement ou que la société, bien sûr, pour prendre un terme honni par Artaud, nous a fait oublier. En tous les cas, il y a quelque chose, aussi, presque d'un dessaisissement de la main de l'artiste chez Artaud, puisqu'on écrit sous l'emprise d’esprits ou du hasard et ça donne une force particulière à ce dessin, croquis, je ne sais pas trop comment l'appeler, ex-voto, peut être aussi.
- JPS : Je voulais revenir juste brièvement sur ce que tu dis. C'est totalement vrai parce que nous sommes les derniers témoins des peuplades premières. Et tous ces savoirs, ces connaissances disparaissent. Et Jean Malaurie, qui dirige la collection Terre humaine et dont tous les livres sont éminemment intéressants, dit qu'il faudrait créer des facultés pour enseigner ces savoirs. Et les Aztèques bien sûr  ne font plus de sacrifices humains, ce n'est pas une bonne chose les sacrifices humains mais au-delà de cela, ils faisaient une fois par mois une fête pour les fleurs, une fête pour le sel, une fête pour l'eau. Et quand on voit comment on maltraite la nature aujourd'hui, ces sacrifices semblaient être intéressants (pour enseigner à respecter la Nature). Et là, on voit un corps d'Artaud, on voit presque un sacrifice humain… Il se décapite aussi. Le sang jaillit. Oui, oui, c'est assez fort aussi.
- NS : Et alors il se décapite mais il faut aussi se rappeler que Artaud, c'est lié aussi à sa pratique du théâtre, du corps de l'acteur dans le théâtre. Et c'est aussi sa connaissance des mouvements surréalistes. Et, bien sûr, de la revue Acéphale. On a parlé de Bataille, à laquelle Bataille a énormément participé, et donc de cette volonté de comprendre certains fonctionnements et certains fonctionnements psychiques extrêmement, extrêmement enfouis. Tu avais sélectionné une dernière citation et j'aimerais bien que tu la lises parce que je la trouve particulièrement belle. Elle est toujours exacte cet essai de 1935, Le théâtre et la peste, de ce court texte assez court, et on reviendra peut être et on pourra la commenter.  Oui celle-ci.
- JPS : Celle là, auparavant, je voulais citer celle-ci : « Et c'est alors que le théâtre s'installe. Le théâtre, c'est à dire la gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l'actualité ». C'est parfait, c'est l'art, c'est la définition même de l’art. Et puis la citation suivante : « On peut dire maintenant que toute vraie liberté est noire et se confond immanquablement avec la liberté du sexe, qui est noire elle aussi, sans que l'on sache très bien pourquoi ». (On vient d'en discuter). « Car il y a longtemps que l’Eros platonicien, le sens génésique, la liberté de vie, a disparu sous le revêtement sombre de la libido, que l'on identifie avec tout ce qu'il y a de sale, d’abject, d'infamant, dans le fait de vivre, de se précipiter avec une vigueur naturelle et impure, avec une force toujours renouvelée vers la vie ». Alors voilà ! Il faut se projeter sans arrêt vers la vie. C'est un immense flux. Il faut être dans le flux. Voilà, c'est bien.
- NS : Donc ça reviendrait  j'imagine, à cette idée qu’on sent dans ton travail, et particulièrement si on regarde Les quatre piliers du ciel et d’autres grandes installations que tu as pu faire, cette idée de circulation d'une image à l'autre et d'un carré sérigraphique, si je puis dire, à l'autre. Il y une a autre chose, moi, qui me frappe. Je n'avais pas pensé à cette phrase que tu as lue précédemment, notamment sur les actes inutiles. Est-ce que toi, si je te demandais un petit peu par rapport à cette citation, je retiens « acte inutile et sans profit pour l'actualité ». Est-ce que tu pourrais un petit peu expliquer ce que tu veux dire, simplement  bien sûr ?
- JPS : C'est Artaud qui dit ça. C'est vrai qu’être artiste dans une société où l'art n'a plus aucune valeur, ni importance, comme il le dit si bien, sauf commerciale, c’est à dire que mes œuvres ont un intérêt et grâce à toi j'expose ici. Donc mes œuvres ont une valeur puisqu'elles sont présentées. Mais si les œuvres ne sont pas présentées et si elles restent dans l’atelier elles n'ont aucune valeur. Et aujourd'hui, une œuvre a une valeur parce qu'elle vaut deux millions de dollars. Si ça ne vaut pas deux millions, si elle vaut 10 euros, elle n'a pas de valeur. Donc, nous autres artistes travaillons quelque part  gratuitement. C'est très difficile de vendre des œuvres d'art. Oui, c'est autre chose. C'est un peu un sacerdoce. Bon, là où je trouve que le bât blesse un peu, c'est que la société française n'a pratiquement plus aucune reconnaissance vis à vis des artistes. Il n'y a pas beaucoup de soutien. Il n'y a pas beaucoup d'intérêt. Quand on écoute la radio, c'est très, très rare que des artistes plasticiens parlent de leur travail. Ou peut-être sur France Culture, mais bon, tous les intellectuels diront la même chose, sauf ceux qu'on voit continuellement dans les médias. Mais je trouve qu'on n'a pas beaucoup d'écho. C'est pour ça que je me "fais force" (correcte ?) de travailler énormément, de faire des vidéos, des entretiens comme on fait aujourd'hui et de présenter mon travail. Parce que je pense que grâce à l'internet maintenant, on peut peut-être acquérir une audience un peu plus grande.
- NS : Oui, et puis je crois que ce qui est important, c'est qu'il y ait œuvre et qu’il ne faut pas se décourager de la difficulté de la reconnaissance critique. Et si Artaud s'était posé la question de la reconnaissance critique peut être qu'il serait devenu encore plus fou qu'il n'a été. Ce n'est pas tout à fait un hasard qu'il écrive Van Gogh ou le suicidé de la société, c’est-à-dire, même si c'était une partie d'un mythe, où, justement, il y avait cette difficulté de reconnaissance. Et c'est cette difficulté de reconnaissance que j'entendrais aussi différemment, c'est à dire reconnaissance des signes et notamment de signes qui puissent peut être nourrir notre imaginaire. En tous les cas, je n'avais pas pensé que tu allais citer cette citation. Mais moi, je regarde deux choses je regarde ces actes inutiles. Je trouve très belle cette expression, parce que je crois que l'artiste est là aussi pour nous mettre en relation avec des actes inutiles, et aussi toi qui produit des images et qui aime les images, parce que c'est la nature même de ta création, sans profit pour l'actualité. C'est cette idée que l'on pourrait aussi imaginer, que l'on produit même si l'on n'a pas un retour, que ce soit financier ou un retour médiatique immédiat, qu'il n'y a pas ce retour de l'actualité, de l'image qu'on trouverait sur Internet. Au contraire, elle va chercher quelque chose de plus profond et parce qu'elle va chercher quelque chose de plus profond, elle va peut-être chercher quelque chose qui restera dans le temps.
- JPS : Oui, Je l'espère, vraiment, oui.


CONCLUSION

- NS : Alors, Jean-Pierre, je n’ai pas vu passer le temps… On arrive au terme de cet entretien, que j'ai trouvé très riche. Je voudrais te faire réagir sur deux choses. D'une part, sur une œuvre que tu as choisie et j'aimerais que tu nous en parles parce que c'est une œuvre un peu énigmatique. Et puis ensuite que tu lises une citation que tu as choisie aussi et que l'on puisse en tous les cas se quitter sur ces mots et sur cette réflexion, ou sur ces réflexions.
- JPS : Eh bien écoute, c'est une petite miniature indienne du 18ème siècle, qui s'appelle La pure conscience ou le vide méta cosmique, et je crois que chaque artiste rêve de faire ça. C'est fabuleux parce qu’au milieu c'est un lavis de gouache, très simple. On pourrait penser aux travaux de Morris Louis, travaillant sur le vide, ou d'Yves Klein travaillant sur le vide également. Et c’est orné de petites fleurs bleues. On a parlé de la décoration tout à l'heure, mais ce n'est pas la décoration. On a parlé aussi d'être encadré. Et là, le vide doit être encadré parce qu'on ne peut pas vivre le vide absolu. C'est trop dur pour nous. Et les hindous ont 19 formes de vie. Les bouddhistes aussi. Alors que nous, nous n'avons que le néant, on a l’Être et le Néant, c'est bien pauvre. Et je suis fasciné par la puissance métaphysique des hindous. Et c'est une œuvre qui me transvase vers une belle idée de l’humanité. Pour parler du vide, c'est déjà avoir réfléchi des milliers d'années, parce que les hommes préhistoriques n'avaient peut-être pas d'idée du vide, mais que ces hindous, avec leurs connaissances techniques limitées, car ils n'avaient pas les connaissances techniques de l'Occident, ils connaissaient beaucoup de choses, mais ils ont plus développé leur métaphysique. Et chaque fois que je lis des livres de ces peuples-là, je suis fasciné (par exemple par les Upanishads). Ça peut être la même chose pour les aborigènes d'Australie, sauf que bon, ils ont très peu écrit et il y a assez peu d'œuvres d’art qui ont survécu. Peut-être leur art pariétal et donc ça c'est fascinant. Et je voulais finir sur une chose qui est issue du Voyage et aventure de l'esprit, d'Alexandra David-Neel et qui dit : « Que de voix se sont élevées dans les forêts solitaires, alimentant les rêveries panthéistes de l’Inde d’autrefois ! Aujourd'hui, traversées par des routes où circulent des camions, survolées par des avions qui promènent leurs passagers profanes au-dessus des cimes himâlayennes où les Indiens plaçaient les demeures de leurs Dieux, ces voix se sont tues, où peut-être n'existe-t-il plus d'oreilles capables pour les entendre ». Ça c'est le rapport à l'art dont on a parlé. Et puis finalement, je voudrais finir sur l'art et la mort, avec une citation issue de : Bêtes, hommes et dieux, de Ferdynand Ossendowski, qui est un Russe qui a dû fuir la Révolution russe et qui a pérégriné, il est passé du Tibet à la Mongolie, il a passé des années comme ça en voyageant pratiquement tout seul et à la fin de son livre, il parle de la nature et il dit la chose suivante : « La nature ne connaît que la vie. La mort n'est pour elle qu'un épisode. Elle en efface les traces sous le sable ou sous la neige, les fait disparaître sous une végétation luxuriante de verdure ou de fleurs ». Et plus loin, il dit : « Il y a de la grandeur dans cette indifférence de la nature envers la mort, dans son ardeur à ne connaître que la vie ». Et j'aimerais que mon art ne connaisse que la vie !
- NS : Je crois que c'est une magnifique conclusion et je te remercie une nouvelle fois pour cet entretien et pour la richesse de nos échanges.
- JPS : Merci beaucoup cher Nicolas. C'était vraiment un plaisir de discuter avec toi. Et puis merci à Lionel et à tous les amis qui nous ont aidés pour ce bel entretien.


Entretien réalisé le 24 juin 2020 en salle de conférence du musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, avec la participation de :

Jean-Pierre Sergent, artiste
Nicolas Surlapierre, directeur des musées du Centre de Besançon
Nicolas Bousquet, chef du service développement culturel, coordination et relecture
Lionel George & Christine Chatelet, prises de vues
Romain Monaci, transcription
Fabien Paillot, aide logistique