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Jean-Pierre Sergent

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Cette page est consacrée aux transcriptions de différents entretiens filmés en 2022 & 2023 (x 4)

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INTERVIEW DE L'ARTISTE JEAN-PIERRE SERGENT AVEC L'ANTHROPOLOGUE NOËL BARBE, ATELIER DE BESANÇON, 1ère PARTIE, 1 SEPTEMBRE 2023 | Télécharger le PDF


L'artiste et l'anthropologue échangent et discutent sur l’Art, l’Histoire de l’Art, l'Art Contemporain, le chamanisme, la violence, la sexualité et les différentes influences ethnographiques qui inspirent profondément les œuvres de l’artiste. Filmé à l'atelier de Besançon, les 1 et 15 septembre 2023, caméras Lionel Georges, remerciements pour les relectures à Christine Dubois.

Noël Barbe est anthropologue, chercheur au Laboratoire d’anthropologie politique (EHESS-CNRS). Ses travaux portent sur les formes de présence du passé et leur politisation, les formes d’allocation de la valeur patrimoniale, les politiques de l’Art, l’épistémologie politique des savoirs ethnographiques, les expériences de l’anticapitalisme, une anthropologie politique de la littérature. Ces travaux sont, pour une grande part d’entre eux, engagés dans des dispositifs pratiques et politiques.


PARTIE #1 / 1-5 | Voir la vidéo


CHAMANISME & ART PARIÉTAL

JEAN-PIERRE SERGENT : Bonjour, bonjour à tous, bonjour cher Noël. C'est vraiment un grand plaisir de t'accueillir ici, à l'Atelier ; on s'était rencontrés il y a quelque temps au Musée Courbet d'Ornans et puis après au Musée des Arts et Traditions Populaires de Champlitte. Tu es un ethnologue et on s'est vu plusieurs fois. On a eu l'idée de faire cette discussion entre nous, parce que j'aborde des thèmes, dans mon travail, qui sont des thèmes que tu abordes, souvent dans ta vie professionnelle. Je te remercie vraiment d'être venu aujourd'hui et aussi aujourd'hui ; (c'est un petit aparté), c'est l'anniversaire de mon papa René, qui aurait eu 97 ans et je pense fort à lui. Car, c'est le premier septembre, sa date anniversaire. C'est un aparté mais qui a son importance aussi, parce que les gens nous accompagnent toujours en quelque sorte, même si ils sont partis dans un autre Monde... Et pour commencer, je voudrais juste dire cette petite phrase en exergue d'un livre que je suis en train de lire, pour lancer un peu la conversation. C'est un livre de Robert Byron, qui s'appelle :

L'ESSENCE DU MONDE : DE LA RUSSIE AU TIBET, CONFESSION DU VOYAGEUR (1930)

« En tant que membre d'une communauté et héritier d'une culture aujourd'hui également controversées, j'ai voulu découvrir des idées - si tant est que celles de l'Occident fussent périmées - susceptibles d'améliorer la marche du Monde et, à cette fin, connaître aussi, via le langage de ma propre sensibilité, les êtres et les choses qui constituent L'ESSENCE DU MONDE. »

Donc voilà, notre débat est un peu lancé. Et notre première idée était de parler du chamanisme, est-ce que tu voudrais peut être en dire deux mots ?

NOËL BARBE : Tout d'abord, merci de ce moment de dialogue qui s'inaugure et qui, pour moi, est un peu exploratoire, si je peux dire, parce que tu l'as dit, on s'est rencontrés il n'y a pas très longtemps, ça ne fait que quelques mois, c'était en juin, je crois. On s'est rencontrés autour de ton travail, en particulier exposé à Champlitte. On a, finalement, assez vite échanger, dialoguer sur un certain nombre de choses et sur des questions qui, je pense, effectivement, nous sont communes par rapport à un certain nombre de thèmes ; tu évoquais le chamanisme mais pas seulement, bien sûr et que la question de l'Art ou en tout cas, de l'approche de l'Art m'intéresse aussi grandement comme anthropologue. Et ce croisement que l'on peut faire dans nos questions et nos interrogations, m'intéresse fortement... Et, en même temps, si je puis dire, je ne suis pas extrêmement familier de ton travail... Je le découvre au fur à mesure, effectivement, que l'on a dialogué ensemble et que l'on a préparé ce moment d'entretien. L'action du chamanisme, elle m'intéressait pour différentes raisons... À vrai dire, elle m'intéressait parce que tu en parles beaucoup, tu prends position par rapport à ça, si je puis dire. À la fois, cette question d'un artiste qui prend position par rapport à la question du chamanisme ; il y en a eu d'autres peut être qu'on l'évoquera, je ne sais pas ? Pollock l'a fait aussi ! Et en même temps, cette question du chamanisme, elle est du côté de l'anthropologie, très discutée, si je puis dire. Elle est discutée, sans doute parce qu'on applique le mot à trop de choses ou à trop de situations et que ça peut un peu brouiller les pistes. En tout cas, le commun à tout ça, c'est finalement, l'idée qu'un être singulier soit en lien avec une communauté : en lien rituel ou autre, d'ailleurs, avec une communauté, parcours plusieurs Mondes, d'un Monde visible à un Monde invisible et les fait, en quelque sorte, interagir les uns sur les autres... les convoque, les uns dans les autres, si je puis dire. Et, cette question pour moi, sur le chamanisme, sur lequel tu travailles, toi ; pour moi, elle a une résonance aussi, par rapport à tout ce que tu évoquais finalement, sur la question du Monde Occidental... Le rapport du monde occidental par rapport à cette question est assez complexe ou parfois, assez problématique à vrai dire... Ce rapport au chamanisme, en tout cas, le chamanisme nous pose des questions à nous autres occidentaux et peut-être qu'on va y revenir ? Sur nos formes de connaissance du Monde, que tu évoquais en quelque sorte tout de suite ?

JPS : Oui, pour commencer, je vais peut être montrer le visuel, comme tu me l'avais proposé, de l'œuvre que j'expose à la belle exposition : "Sorcières, sorts de femmes !" C'est la sorcière Ixchel ; et il est vrai qu'il y a une grande énergie dans cette œuvre. Et l'exposition s'intitule donc : "Sorcières, sorts de femmes !" au Musée Départemental des Arts et Traditions Populaires de Champlitte et tu es le co-commissaire de l'expo je crois ?

NB : Non, je ne suis pas co-commissaire… enfin, j'ai participé à quelques parties de l'exposition...

JPS : Oui, c'est ça, c'est une très belle exposition ! Bien sûr, derrière le terme de sorcière, c'est le sort des femmes en général qui nous intéressent, puisque c'est catastrophique, même aujourd'hui (exemple l'Iran & l'Afghanistan). Par exemple aussi, plus légèrement, dans l'Art Occidental, il n'y a pratiquement pas d'œuvres réalisées par des femmes dans les Musées où il n'y a pratiquement pas d'œuvres faites par des femmes. Et cette femme (Ixchel), elle a les seins qui pendent, c'est une vieille dame, elle porte des os de mort sur sa robe, elle porte un serpent sur sa coiffe, elle renverse comme un pot d'eau sur la Terre pour régénérer les Mondes. Et dans mon travail, c'est aussi souvent ça : c'est d'essayer de régénérer les énergies quelque part... Parce que je pense que nous sommes en perte totale d'énergie et l'homme contemporain est en perte d'énergie quelque part vitale. C'est un peu mon cheval de bataille, on peut dire ça. Et c'est pour ça que j'utilise tellement d'énergies... Qu'elles soient sexuelles ou colorées dans mon travail ; pour sortir de cette espèce de miasme, de dépression. Je veux dire : on vit, en quelque sorte,  dans une dépression indéniablement globale et collective totale... Tu voulais rebondir là-dessus ?

NB : Oui, enfin, peut-être par rapport à la question que tu poses par rapport au Monde Occidental, encore à nouveau. Enfin, tu en parles en termes d'énergie... Moi je trouve que les questions sur le chamanisme tout comme les questions au sujet des sorcières, au bout du compte ou de la pensée sorcière, pour le dire autrement ; elles nous interrogent, à la fois sur notre rapport au Monde et sur nos modes de connaissance du Monde. C'est-à-dire que, dans le Monde Occidental, grosso modo, avec, au fil du temps mais ça remonte très loin, à vrai dire, c'est une histoire qui est similaire à celle du 'sort' ou en tout cas, de ce que la pensée occidentale a fait à ce qui est le rêve. Est-ce que le rêve, c'est le reflet d'un réel ? Ou, est-ce que le rêve c'est l'accès à un autre Monde, qui nous permet effectivement de connaître autrement, voilà. Alors qu'aujourd'hui, cette question du rêve, comme reflet du réel est extrêmement omniprésente (et réductrice). C'est comme si il n'était plus du tout complètement autonome, effectivement, par rapport au réel, comme si il représenterait le réel en quelque sorte, d'une autre forme, d'une autre façon. Et ça, je trouve que cette question là, elle traverse le Monde Occidental sur des tas de sujets et d'innombrables problèmes ; dans le domaine des  sciences sociales, par exemple... Juste ça ; pendant longtemps et encore maintenant, on tend à distinguer ce qui est le RÉEL que la science viendrait dire...

JPS : Le réel que la science pourrait seule définir !

NB : Et que les gens, qui ne sont pas des scientifiques, n'auraient que des représentations qui seraient, en quelque sorte déconnectés ou avec des fausses visions du réel. Et ce fil rouge qui court comme ça, à travers l'action du chamanisme et la communication entre différents Mondes, différents modes de connaissance, l'action que tu évoquais de la pensée sorcière ou la façon dont le Monde Occidental s'est construit sur une pensée de la science. Pour moi, c'est un peu le même fil, à vrai dire, qui court là.

JPS : Mais pour moi, comme disait Mircea Eliade, le chamanisme, il appelait ça une technique archaïque de l'extase et c'est véritablement une technique ! Et on sait très bien que pour les chamans de Colombie (les Kojis), il leur faut 20 ans d'apprentissage pour devenir chamane, il faut acquérir des savoirs et une science, il faut acquérir des connaissances. Donc, ce n'est pas magique. Et je suis un peu en désaccord avec Claude Lévi-Strauss qui appelait parfois ça : une 'pensée magique' ! Parce qu'il n'y a absolument rien de magique là-dedans. C'est une autre réalité. Et cette autre réalité. Et les chamanes peuvent la définir et la nommer, puisque ils peuvent la montrer et la cartographier. Ils peuvent en faire physiquement l'expérience donc, c'est totalement faux d'appeler ça de la 'pensée magique', pour moi, parce que ça mettrait en place quelque chose qui serait inexistant, affabulateur et imaginaire et qui serait rêvé. Or, quand on rentre en transe, ce n'est pas du tout un rêve, c'est exactement ce que dira Henri Michaux, un peu plus loin dans l'entretien : « Est-ce que c'était un rêve, une illusion, une hallucination ? Peu importe, c'est arrivé, c'est tout. » C'est-à-dire qu'on ne peut pas démolir l'ensemble des connaissances spirituelles plurimillénaire sous prétexte que ce ne serait pas prouvé scientifiquement. Alors qu'aujourd'hui même, des études sur les transes, montrent qu'elles changent les ondes vibratoires du cerveau. Pour moi, c'est une réalité, au même titre que la réalité tangible au même titre que la réalité matérielle. Comme celle de cette table...!

NB : Tu es un peu sévère par rapport à Lévi-Strauss...

JPS : Non mais c'est juste sur ce terme là de 'pensée magique' !

NB : Sur Le terme, effectivement, moi, je ne suis pas très Lévi-Straussien ; par ailleurs, ce n'est pas la question mais il est vrai qu'il embarque d'autres choses aussi par rapport à cette question du mot magique, qui a aussi beaucoup été, je ne sais pas, si le bon terme est dévalorisé... Mais en tout cas, qui a été beaucoup travaillé dans un sens négatif quelque part. Effectivement, la magie, c'est ce qui serait de l'ordre de l'illusion, de l'irréel, de ce qui n'arrive pas... Ou de ce qui arrive parce que nos sens seraient trompés, altérés etc... Et donc, cette question du chamanisme qu'on évoquait et cet accès à d'autres Mondes pour lesquels, la question des images est très présente…

JPS : Oui, voilà…

NB : Elle est présente ; moi, j'aime bien, cette question de l'Art Pariétal. Alors, sur l'Art Pariétal, toi tu le sais, parce que c'est un sujet qui tous les deux nous intéressent. L'Art Pariétal, comme finalement quelque chose qui aurait un lien avec le chamanisme ou bien, parce que parfois, il représenterait des chamanes en état de transe, effectivement, en action. Ou bien encore, parce que, dans les différentes formes qui sont là, dans l'Art Pariétal, qui vont de la forme géométrique, finalement, à la figuration, représenterait les différents états de la transe…

JPS : Oui, c'est vrai !

NB : Et c'est une hypothèse qui est posée par un certain nombre de collègues préhistoriens qui est très discutée. Mais l'Art Pariétal est toujours très discuté par ailleurs… De l'action et des paliers d'action du chaman, de son état peut être ?

JPS : Mais par contre, moi, ce qui m'intéresse particulièrement dans l'Art Pariétal, c'est que c'est souvent une œuvre COLLECTIVE. Parfois aussi, c'est juste l'œuvre d'un artiste… Parce que moi, j'ai eu un peu une espèce de révélation car je suis allé voir avec ma sœur, la grotte du Pech Merle. Tu vois ces tracés digitaux : ils ont été dessinés par plusieurs artistes et dans des temps complètement différents, voilà ! Et c'est ce 'layering', comme on dit en anglais, ce sont toutes ces stratifications qui font que ces travaux là m'intéressent. Ce n'est pas une seule personne, ni un seul individu mais c'est toute une pensée collective qui est à l'œuvre, là. Et c'est exactement aussi ce qui se passe dans mon travail. Quelque part, j'essaie de mélanger des images provenant de différents horizons, pour justement, créer cette espèce de force et d'intelligence COLLECTIVE. Et bien sûr, il y a aussi là, la sexualité…. On voit, ici une femme nue, bien dessinée, une femme aussi ici et là, un animal. C'est cette espèce d'inconscient collectif qui est présent dans cet embrouillamini de l'Art Pariétal et peu importe tout ce qu'on peut dire là-dessus ! Mais c'est là, ça existe et ça a une présence assez forte et puissante. Et je voulais te montrer un deuxième exemple : cette image vient du film L'étreinte du serpent ; c'est un film colombien et c'est un chamane en Colombie qui trace ses dessins sur la Paroi. Et pour nous, ça ne veut rien dire du tout mais peut-être, que ça veut dire un village, le Monde des morts et des esprits ou le voyage de l'âme ? Ça raconte leurs histoires personnelles et collectives… Tu vois et je trouve ça tellement touchant, humain et important ! Et puis, tout ce rapport que l'on a perdu au Monde qui nous entoure, eux, ils l'ont gardé… Ils sont dedans et englobés par le Monde. Nous, nous sommes en dehors de la Nature ! Et eux, les peuples premiers, ils sont dedans… Et ils ajoutent des soleils… Je ne vois pas exactement ce qu'il y a mais c'est une présence au Monde qui est actée. On ne peut peut-être pas appeler ça de l'Art mais c'est être là, présent au Monde !

NB : Oui mais enfin, par rapport à ce que tu viens de dire, sur la question ou sur le fait que, finalement, on serait sur quelque chose qui est de l'ordre de la figuration d'une histoire, c'est leur histoire qui est figurée, c'est ce que tu as dit. En même temps, tu as dit que, pour nous, on ne comprend pas forcément ; voilà et c'est la question de la part manquante qui est là, par rapport à ces images et qui, peut être, renvoie à une sorte de double, d'articulation duelle entre la question de l'image et de l'oralité. Comment finalement ces images, ont peut-être, pu servir à des récits oraux ou de s'appuyer pour des récits oraux…

JPS : Oui, des épopées…

NB : Voir des récits, des moyens mnémotechniques. II y a des chamanes, alors, j'ai oublié un peu où, à vrai dire, qui ont sous les yeux des dizaines, voire des centaines de pictogrammes et pour qui, c'est un appui, en quelque sorte, pour raconter une histoire, pour raconter leur histoire. Donc, la question du rapport entre le graphique, en quelque sorte et l'oral qui est là et l'oralité qui, pour le coup, est la 'part manquante', est aussi assez intéressante, je trouve, dans ce rapport, à ces Mondes qui, pour nous, sont des Mondes, à la fois disparus… À la fois que, parfois, on a mal compris, parce qu'on les a compris avec nos regards d'occidentaux…

JPS : Des peuples sans écritures.

NB : Sans écriture, sauf à considérer que c'est une écriture ça mais sans écriture linéaire effectivement etc. Tout à fait.

JPS : Oui mais par exemple, pour les aborigènes d'Australie, c'est ce qu'appelait Bruce Chatwin : Le Chant des pistes. Ces chants racontaient comment ils pouvaient voyager d'un point à un autre en passant dans le désert. Ce sont en fait des cartes géographiques, c'est un peu comme nos cartes IGN. Tu vois ce que je veux dire : c'est une aide mnémotechnique pour survivre dans le désert. Ce ne sont pas uniquement des dessins à valeur esthétique.

NB : Il y a un anthropologue qui raconte, qu'il a examiné des tambours de chamanes de Sibérie, qui sont dans des Musées et qui sont présentés comme des objets en deux dimensions ; je pense que ce sont ces termes, me semble-t-il, des objets en deux dimensions et puis un jour, il les retourne. Je ne sais pas si tu connais cette anecdote ? Il les retourne et du coup, il voit ainsi autrement les images qui sont à l'intérieur, qui sont en-dessous, les images et il renvoie ça à des textes, en tout cas, à des choses dites par des chamanes sibériens, encore une fois, je crois mais il faudrait vérifier ; qui disent finalement que ces séries d'objets qui sont représentés là sur la peau du tambour, ce n'est pas de la figuration, ce n'est pas quelque chose qui représente leur panthéon, en quelque sorte. C'est une boussole ! Ce qui renvoie à ce que tu viens de dire, c'est une boussole pour s'orienter…

JPS : Oui, pour s'orienter dans le monde des esprits, tout à fait ! Oui, ça, c'est important. Je voulais pour reparler un peu du chamanisme et de l'Art Pariétal, je voulais revenir sur Antonin Artaud, pour en finir et pour reparler un peu du chamanisme ; puisqu'il a fait son voyage chez les Indiens mexicains Tarahumaras où, il a fait l'expérience du peyote. Et je voulais parler de l'importance de la présence physique du corps dans la transe, Il dit :

LES TARANUMARAS, LE RITE DU PEYOTL CHEZ LES TARAHUMARAS, ANTONIN ARTAUD
« Je dis : reversé de l'autre côté des choses et comme si une force terrible vous avait donné d'être restitué à ce qui existe de l’autre côté.»  
- Tu viens d'en parler. 
« On ne sent plus le corps que l’on vient de quitter et qui vous assurait dans ses limites ; en revanche, on se sent beaucoup plus heureux d'appartenir à l'illimité qu'à soi-même car on comprend que ce qui était soi-même est venu de la tête de cet illimité, l'Infini et qu'on va le voir. »
- C'est une découverte de "Dieu", entre guillemets !
« On se sent comme dans une onde gazeuse et qui dégage de toutes parts un incessant crépitement. Des choses sorties comme de ce qui était votre rate, votre foie, votre cœur ou vos poumons se dégagent inlassablement et éclatent dans cette atmosphère qui hésite entre le gaz et l'eau mais semble appeler, à elle, les choses et leur commander de se rassembler. »

Il y a cette idée aussi d'unité et de fusion dans les transes chamaniques et j'ai choisi un dessin d'Artaud ; qui n'est pas du tout une transe chamanique mais c'est tellement violent, c'est tellement ce qu'il vient de raconter exactement : il y a sa tête, son cerveau qui éclatent et sa tête qui disparaît : "Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit". Donc, bravo Artaud ! Et puis je voulais finir juste par une phrase d'Henri Michaux dans l'Infini turbulent ; c'est, aussi, une expérience avec de la mescaline : 

« J'AI VU LES MILLIERS DE DIEUX. […] 
J'aurais été fou de me livrer à des investigations et ainsi me détacher. Cette fois j'adhérais. On me demande : "mais enfin était-ce une vision ou bien une hallucination ? Ou une apparition ?"
- C'est arrivé, c'est tout. »

Je crois que, quelque part, on n'a rien à gagner à trop analyser les choses. On va peut-être en finir avec cette première partie.


PARTIE #1 / 2-5 | Voir la vidéo

QUELQUES LIVRES AU SUJET DE L'ANTHROPOLOGIE


JPS : Oui, dans cette partie, on voulait évoquer quelques livres, parmi tant d'autres que j'ai lu sur le chamanisme. Je voulais citer La chute du ciel de Davi Kopenawa, qui fait partie de la très belle Collection de Jean Malaurie : Terre humaine, qui publie des livres magnifiques, bien sûr... Il parle, lui, c'est un chaman qui a pu, parce que souvent, on parle du chamanisme mais les chamans ont pratiquement tous disparu. Mais lui, il est encore en vie et il a pu faire un entretien avec un ethnologue et il parle des xapiri, qui sont les esprits qui viennent l'habiter durant ses Transes chamaniques. Il raconte :

5 L'initiation « Les xapiri* m'ont fait devenir autre pour que je ne mente pas. Ils ont vraiment voulu me faire devenir Esprit. Ils ont escamoté la forêt et l'ont remplacée par une terre recouverte de plumules blanches. Ils ont couché mon image sur le dos du ciel au centre de leur miroir. C'était très effrayant mais ma peur disparut rapidement car tout ce que je voyais était magnifique. » (Beauté des scénarii dans les transes)

Ça, c'est vraiment quelque chose que l'on ressent souvent dans les transes chamaniques, c'est-à-dire que c'est à la fois très effrayant… et très magnifique, c'est d'une beauté incroyable ! Donc, il parle des xapiris

« Leurs chemins jusque là à peine perceptibles devenaient de plus en plus nets et brillants. Aussi fins que des fils d'araignées, ils flottaient en étincelant dans les airs et venaient s'accrocher auprès de moi, les uns après les autres. Ainsi les xapiri sont-ils toujours précédés par les images de leur chemin. »

Ils montrent le chemin, les esprits lui montrent le chemin. 

« Puis, ceux-ci empruntent nos bras et nos jambes comme des sentiers où nos coudes et nos genoux sont des clairières sur lesquelles ils font halte pour se reposer. Alors, ils pénètrent enfin par notre bouche jusqu'à l'intérieur de notre poitrine qui est la maison dans laquelle ils vont faire leur danse de présentation. »

Donc il définit les xapiri ainsi :

« Les xapiri (esprits) "à l'état libre" ont pour Maison le sommet des montagnes et se déplacent sur les miroirs de la forêt. Les xapiri devenus Esprits auxiliaires d'un "père" chaman habitent une ou plusieurs maisons collectives dont le sommet se trouve fiché dans la "poitrine du ciel" et dont la place centrale est également un miroir. » 

Et on peut penser, ici, par similitude à l'effet de miroir présent aussi dans mon travail, quelque part, je n'y avais pas pensé mais c'est vrai que, dans mon travail, l'image du spectateur se reflète toujours dans celui-ci. Voici donc deux images d'esprits xapiris. On voit un oiseau avec, sans doute, le ciel… C'est l'arbre et voilà, on voit le chamane, avec tous les miroirs autour et tous les différents Univers et ça, je trouve ça vraiment... "Au centre du miroir des esprits". Et c'est une position que nous devrions tous avoir, en tant qu'être humain : D'ÊTRE DANS LE MIROIR DES ESPRITS ! Je pense que l'homme contemporain a perdu cela.

NB : Noël Barbe : Peut être pour, à la fois prendre ce que tu viens de dire en compte, cette citation et à la fois ce que tu disais tout à l'heure : « C'est arrivé, c'est tout ! »  

JPS : Oui, voilà !

NB : « C'est arrivé, c'est tout. » ! C'est-à-dire que, quelque part, quoi qu'on pense effectivement, de la possibilité d'existence d'esprits… de voir le Monde ou de comprendre le Monde. Ils sont là parce qu'ils sont de toute façon convoqués, à partir du moment où ils sont convoqués, ils sont là et ils deviennent, de fait, des acteurs, puisqu'ils ont une forme de présence pour certains aides, une forme de présence donc, ils sont là. Cette question, qui est extrêmement importante, qui nous fait sortir encore une fois de la question de la représentation qu'on évoquera peut être plus tard, parce que je pense que ton travail échappe à la question de la représentation, à vrai dire…

JPS : Oui, merci !

NB : Qu'il y aurait autre chose en quelque sorte ; elle est aussi extrêmement importante. Tu viens de citer un ouvrage, La chute du ciel, qui a été co-écrit par un ethnologue et par quelqu'un qui était issu du collectif humain dans lequel il travaillait, voilà. Et il y a un lien qui se noue entre les deux et ils co-écrivent en quelque sorte ce texte, cette Chute du ciel et puis, il y a dans cette opération, en quelque sorte, dans ce compagnonnage ou dans cette relation entre les deux, il y a une sorte de renversement qui s'opère à un moment donné. C'est la situation que je décrivais sur celui qui devait être l'objet de l'ethnographe, qui vient effectivement en Occident, qui vient à New York et qui dit des choses, qui écrit des choses pertinentes, sur la façon dont nous, occidentaux ou bien nous blancs, peu importe comment on se nomme ; comment nous finalement, nous traitons, entre autre, ce que nous appelons les pauvres, dans une sorte d'indifférence dans la relation qui est là. Donc cet espèce de renversement qui s'opère dans ce livre, ce livre, moi, je trouve qu'il est aussi important, à cause de ça, cet espèce de renversement, de co-écriture, enfin, l'idée d'écrire ensemble ou l'un écrit avec l'autre ; ce mot 'avec', il est important. Il nous interroge aussi, je trouve, sur finalement, ce que nous faisons, nous, du côté occidental, de ce que nous pouvons… Alors, pêcher, glaner, peut-être pour reprendre ton terme aussi, glaner, effectivement, de ces Mondes qui sont des Mondes lointains… Ou qui sont des Mondes disparus, ce qu'on en fait et jusqu'à quel point on est responsable de ça, en quelque sorte…?

JPS : Oui, nous sommes responsables car c'est nous qui détruisons ces Mondes là, bien sûr ! L'occident est responsable à 100 %. oui ! Même si certaines cultures se sont détruites ou auto-détruites également. Il y a eu pas mal de guerres en Mésoamérique, on le sait bien, les Mayas, les autres tribus Mexicaines et les Aztèques se sont tapés dessus à mort ! Mais c'est vrai, que le capitalisme est entièrement responsable de la disparition de toutes les espèces animales et de toutes les cultures premières… Et puis tellement de langages, disparaissent aujourd'hui encore. Oui, c'est certain et c'est une bien triste réalité ! Tu veux continuer sur autre chose ?


PARTIE #1 / 3-5 | Voir la vidéo

À PROPOS DU TEMPS & DE L'INDICIBLE

NB : Pour suivre effectivement la question du rapport, peut être à des mondes sociaux autres, tel qu'ils ont pu être objectivés par l'anthropologie sans, forcément qu'on la revendique, à vrai dire. La question que je me posais, finalement, c'est la façon dont on traduit les expériences décrites, comment on les traduit dans nos façons de faire ou d'être en quelque sorte, aujourd'hui. Et la question de Georges Bataille me paraît assez intéressante parce que, finalement, ce qu'il décrit, c'est une sorte de faits et de chemins qui, en quelque sorte, viennent individualiser ou singulariser, un état particulier qui, me semble t'il, lorsqu'il est décrit dans les textes anthropologiques, est plutôt un état collectif ou en tout cas une état de rapport avec le collectif, d'entraînement d'un collectif. Je vais lire un peu Bataille mais pas entièrement :

« J’entends par expérience intérieure ce que, d’habitude on nomme expérience mystique : les états d’extase, de ravissement, au moins d’émotion méditée. Mais je songe moins à l’expérience confessionnelle, à laquelle on a dû se tenir jusqu’ici, qu’à une expérience nue, libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit. » L'Expérience intérieure, Georges Bataille

C'est à dire, ce que pose Bataille, finalement, c'est une sorte de détachement extrême, en quelque sorte, un détachement extrême par rapport à, je le recite, pour le coup ; à l'idée qu'on a été, jusque-là, attaché à quelque chose en termes d'expérience et qu'on la retravaille autrement, qu'on se détache de l'expérience originelle, pour dire comme ça… Et d'une façon, pas forcément bonne d'ailleurs… On se redétache de ça donc, la façon dont nous, occidentaux, parfois, héritons du chamanisme ou de cette dualité des Mondes, pour dire comme ça ou l'idée que l'action de l'invisible est posée, qu'elle est là en quelque sorte, parfois, n'échappe pas à ça. C'est-à-dire qu'elle se singularise, elle s'individualise comme des expériences individuelles et plus du tout collectives, en quelque sorte…

JPS : Oui, c'est vrai mais nous vivons de façon complètement individuelle et égoïste. Bien sûr, oui, oui, c'est comme la religion. On ne peut pas partager une religion si on n'y croit pas collectivement,,, avec d'autres personnes, bien sûr. Nous sommes d'un égoïsme féroce et sans appel. Oui, c'est ce qui me choque énormément, bien sûr. Et ce que je veux démontrer dans mon travail, c'est ce LIEN qui existe entre tout : le passé, le présent, les diverses cultures qui nous ont précédés et les différentes manières de penser. Et tout, tout est valable quelque part ! Oui, je pense que oui...

NB : Ce qui fait des parentés, me semble t-il, même si il faudrait en parler plus avant, ce qui me semblais faire des parentés avec certains mouvements éco-féministes, qui revendiquent la question, effectivement, de l'héritage de la transe ou de l'héritage du chamanisme, dans un nouveau rapport instauré avec la Nature, entre autres ?

JPS : Oui, alors, est-ce que les chamanes étaient des femmes ou des hommes ? Est-ce vraiment important ?

NB : Oui, ce n'est pas forcément la question essentielle à ce moment là, c'est juste l'idée qu'on remobilise effectivement d'autres savoirs, d'autres rapports au Monde, que ceux qu'on nous a imposés, en quelque sorte. Que l'on dépasse ce rapport imposé par : Modernité, Nature, Culture, 

JPS : Oui, c'est vrai !

NB : Pour le dire un peu, comme ça, en tordant un peu le bâton tu vois !

JPS : Mais Il faut réenrichir notre Monde, bien sûr, notre quotidien, bien sûr, oui, mais l'Art est peut-être là pour ça, pour réenrichir notre quotidien ; oui, c'est vrai. Est-ce qu'on y arrive ou pas ? C'est à discuter. Et tu voulais parler aussi du rapport au Temps dans mon travail, parce que tu pensais que l'espace était 'plié' un peu différemment et qu'on ressentait le Temps aussi autrement ?

NB : Je crois avoir lu quelque part ou entendu, que ton travail serait une sorte de 'dilatation' du temps. Alors que moi, j'ai plutôt tendance à penser que c'est une 'cristallisation' du temps, comme ça… Que dans ton travail s'emboîte ou s'articule, différentes conceptions aux différents rapports du temps. Alors, parfois, il y a la question qui se pose, dont on peut parler qui est la question de l'Intemporel ? Cette question est posée. Moi, ce qui me pose question mais évidemment, on est là pour en parler, c'est la question de l'Intemporel par exemple, se pose aussi la question de l'événement ; comment on peint ? comment on écrit ? Au sens général du terme. Comment on inscrit, finalement, ce qui est un événement ? Comment ça se travaille, comment s'est rendu possible ? Et là-dessus, moi, je pense que Jean Genet, par exemple, a écrit des très belles pages, dans ce moment extrêmement tragique, qui a été le massacre des Camps Palestiniens de Sabra et Chatila. Et son texte qui a fait date, en fait, commence par un jeu sur le temps. C'est à dire, qu'il ne commence pas par évoquer le massacre, il commence par évoquer ses liens avec les palestiniens avant les moments qu'il a passé avec eux, avant et après, il passe au massacre. Donc, c'est un jeu avec le temps, en quelque sorte : 

QUATRE HEURES À CHATILA, JEAN GENET
« La photographie ne saisit pas les mouches ni l'odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre... »

Donc, ce qu'il pose là, c'est l'idée, dans ce moment et cet événement tragique, qui est là, c'est l'impossibilité de raconter un événement, de faire sentir ce qui a eu lieu… Et je trouve que cette question d'écrire, d'inscrire un événement ou d'inscrire le temps, de façon générale ; ici et là, condensé en ce moment où il rentre, ce qu'il voit, la façon dont son corps se déplace dans le camp : il enjambe les corps etc. Alors, c'est l'impossibilité d'écrire ce moment là, de le transcrire, en quelque sorte !

JPS : Oui, alors, c'est très beau... Mais quel est donc le rapport à mon travail ?

NB : Le rapport à ton travail, je le pensais finalement sur la question de l'événement ou du moment. Est-ce que, dans ton travail, la question de la transe ou du moment de la transe ou des moments de transes que tu as pu vivre, comment sont-ils présents ? Comment ces temps là, tu peux les rendre présents ?

JPS : Je les rends présents en montrant la FUSION qu'il y a au moment des transes. Parce qu'il y a alors, ce don d'ubiquité et de simultané, ce n'est pas systématiquement vrai ; car la transe se développe quand même toujours de façon linéaire dans le cerveau… Mais bon, à un instant donné, tu es en Afrique, l'instant d'après, tu es en Sibérie, après tu te transformes en tigre, après tu es dans une baleine au milieu de l'océan… Tu es partout à la fois, tu es dans le Monde entier… C'est ce qu'on appelle un voyage cosmique. Et de rencontrer toutes ces énergies et ces lumières et ces forces et ces énergies, ça donne une puissance… On pourrait dire ; on ne va pas parler du 'surhomme' de Nietzsche mais, c'est quelque chose de plus. C'est plus puissant que le rêve, c'est vraiment plus que le rêve, puisque tu restes présent et lucide ; tu es vraiment présent. Et bien sûr, les vrais chamanes peuvent diriger leurs voyages. Moi, je ne peux pas car je ne suis pas chamane. Mais ses expériences m'ont donné une puissance, une force et une compréhension de ces énergies incroyables… Oui, que l'on peut appeler cosmiques… Et peut être aussi cette animalité, peut être, que l'on voulait évoquer un peu avec Georges Bataille. Il y a quelque chose qui doit booster un peu, qui doit bousculer… Et qui m'a bousculé et qui, peut-être, par la force des choses et l'effet papillon, bouscule ou bousculera le spectateur à un moment donné ou pas ? C'est comme les toiles de Pollock, peut-être qu'elles ont mis quarante ans pour être appréciées. Peut-être que pour mon travail ce sera la même chose ? Mais je veux travailler avec ces énergies là, oui, c'est vrai. L'indicible comme tu l'as dit, c'est indicible mais ça existe quand même. Voilà, c'est la présence ; LA PRÉSENCE, voilà !

NB : C'est la présence, oui et j'avais envie de rebondir sur quelque chose que tu dis, je crois que c'est dans un entretien ou dans une conférence que tu fais, me semble t-il, je ne sais plus très bien, quand tu dis : « c'est un travail de longue haleine que d'être d'artiste ! »

JPS : C'est vrai.

NB : C'est-ce que ce que tu viens de décrire, finalement, comme embarquement, d'événements… Ceux que tu as décrit celui dont tu viens de parler, effectivement, c'est la transe, embarquer ce moment là où ces moments-là, ça fait partie de…

JPS : Oui, c'est vrai mais c'est toute une expérience, d'Être Humain. Et à 20 ans, je peignais de l'abstraction et puis après, à un moment donné, je raconte souvent l'anecdote qu'à Montréal, j'avais peint une immense toile abstraite, qui faisait peut-être trois mètres par trois mètres, et j'étais devant et j'ai dit : wouah ! Magnifique ! So what ? Et je me suis alors arrêté complètement de peindre pendant plus de quinze jours et je me suis dit : je peux faire des variations là-dessus mais ça ne me suffira pas en tant qu'être humain. Alors, quelque part, par honnêteté intellectuelle, je suis allé au-delà. Il y a plein d'artistes qui s'arrêtent à ce stade : ils peignent leurs fleurs, ils font leur abstractions ; et puis, ils font la même chose toute leur vies. Mais moi, j'ai dit non, ça ne me suffit pas. Et puis, à New York, il y a aussi une deuxième chose qui m'a un peu forcé à aller plus loin, c'est-à-dire qu'au Metropolitan Museum, il y a toujours les pôles Asmats et ce sont des totems où il y a l'arrière grand-père, le grand-père, peut être la mère, le père et l'enfant qui sort d'une éjaculation du père, comme ça, dans une chrysalide de dentelle en bois sculpté. C'est un peu magique et spectaculaire. Et j'allais souvent au Metropolitan Museum presque tous les dimanches ou un dimanche sur deux et chaque fois que j'étais devant ses sculptures, je me disais : à New York, peut être qu'il y avait 50 000 ou 100 000 artistes contemporains et aucun de ces artistes n'était capable de faire une œuvre aussi forte ! Moi, je parle de l'Art en termes de FORCE, D'ÉNERGIE et D'ÉNERGIE-FORCE ! Et je me suis dit : mais pourquoi ? Mais pourquoi : surtout parce que l'on vit tout seul et que l'on n'a pas, avec nous, la force de toute une culture. Alors que les œuvres des Asmats sont faites dans une communauté par un groupe social possédant encore une mythologie. On sait bien que les Asmats portent les crânes de leurs ancêtres avec eux sur leurs ceintures et les mettent dans leurs cabanes et qu'ils vivent, ainsi, toujours avec leurs ancêtres. Et cette force là, leur donne une vitalité… Que l'on retrouve très peu dans l'Art Contemporain. Que l'on peut retrouver un peu chez Basquiat, parce qu'il avait cet attrait pour le "Privitivisme" et un peu l'Art Premier, peut être aussi parce qu'il était d'origine Haïtienne et noire… Alors, on retrouve cette énergie là et, bien sûr, on la retrouve, aussi, chez Pollock. Mais moi, je voulais, travailler avec ces énergies… Et quelles sont les énergies primaires ? Bien sûr, ce sont la Sexualité et la Mort, oui !

NB : Sur ces deux questions, finalement, celle que tu as évoquée tout à l'heure, c'est à dire, que le fait de produire quelque chose, la même chose à l'infini, en quelque sorte, malgré ton : wouah ! Devant ton travail et malgré ça, ça ne te convenait pas, en quelque sorte ; c'est-à-dire que ton travail, d'artiste, c'est en même temps, un travail au fil du temps, qui est un travail sur soi, de subjectivation, qui sans arrêt évolue, qui change ?

JPS : Et puis surtout des rencontres aussi… Parce j'ai eu la chance de rencontrer cette dame Glenda Feinsmith, qui pratiquait les transes chamaniques… Si je ne l'avais pas rencontrée, je n'aurais sans doute pas fait ce travail-là... Et également, grâce aux nombreux voyages au Mexique aussi !

NB : C'est-à-dire que, pour toi, une œuvre, je ne sais pas comment tu appelles ça, c'est toujours un peu un mot piégeux mais on va quand même l'employer ; une œuvre que tu produis, le mot produit n'est pas très bon non plus. Bref, une œuvre que tu produis, que tu crées en même temps, quelque part, elle doit être un travail sur toi et te transformer ?

JPS : Non, ce n'est pas moi. J'ai très peu d'importance, moi l'artiste, je suis juste la somme de tout ce que j'ai rencontré. C'est une somme, ce n'est pas…? Je n'enlève pas, j'ajoute ! J'ajoute des choses, si tu veux, parce que oui, mon travail, c'est une accumulation d'informations disparates. Oui, Je glane des choses et je les mets dans mon travail, parce qu'elles m'interpellent. Je ne connais pas toujours leurs significations profondes, je sens un peu de quoi elles parlent mais je n'ai malheureusement pas le degré de spiritualité des brahmanes hindous mais je sens qu'il y a un éveil et un développement de la conscience qui est là présent… Ou alors, il y a aussi le point Bindu, le point au centre du big-bang cosmic. J'aime parler de ça mais quelque part, je crois qu'il faut savoir s'effacer devant les choses qui nous arrivent...

NB : Oui mais en même temps, elles te forment quand même ! 

JPS : Bien sûr, oui, elles me forment, bien évidemment. Oui, c'est l'expérience oui ! C'est pour ça, des fois, je dis qu'il faut au minimum quarante ans pour faire un artiste. Il y a des exceptions, comme Basquiat ou d'autres mais je pense qu'il faut déjà apprendre les choses et puis après, les désapprendre… Et puis à la fin, on fait ce qu'on a envie de faire, même si le prix à payer est exorbitant. Parce que c'est vrai qu'en travaillant avec la sexualité, ici, en France… On l'a bien vu avec l'exposition Les quatre piliers du ciel au Musée des Beaux-Arts à Besançon ; ce n'est pas que j'ai payé un prix fort, c'est que je n'ai eu absolument aucun retour, sur ce que j'ai investi comme temps et comme énergie pour faire cette exposition… Et au bout du compte, quelque part : RIEN ! C'est assez décevant, voilà…

NB : Oui, c'est une sorte d'indifférence. Peut-être qu'on peut basculer là-dessus d'ailleurs, puisqu'on y est, en quelque sorte, sur l'exposition au Musée des Beaux-Arts !


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AU SUJET DE L'EXPOSITION "LES QUATRE PILIERS DU CIEL"

JPS : Nous allons évoquer, maintenant, l'Exposition "Les quatre piliers du ciel" au Musée des Beaux-Arts de Besançon. Mais avant, je voulais parler aussi un peu de l'Art Contemporain en général. Je vais citer Burroughs. Je ne sais pas dans quel livre j'ai tiré cette citation mais il dit très justement :

« Que mange la machine à fric ? Elle mange la jeunesse, la spontanéité, la vie, la beauté et surtout, elle mange la créativité. Elle mange la qualité et chie la quantité. » William S. Burroughs

Et c'est exactement vrai et tangible dans l'Art Contemporain que l'on nous présente aujourd'hui. Et donc, je voulais évoquer, aussi un peu, cette situation de l'Art Contemporain en France plus particulièrement. Et puis après, on en reviendra à mon exposition. Antonin Artaud, en 1936, dans Les messages révolutionnaires, disait déjà la chose suivante : 

« Mais avant de réduire les intellectuels à la famine, avant de briser les 'élites' qui font la gloire d'une société et surtout la font durer, la société devrait au moins tenter un effort pour se rapprocher de ces élites c'est-à-dire pour les comprendre.
Un homme éminent à qui je me plaignais de la triste situation où sont tombés les artistes en France, m'a répondu : - "Que voulez-vous ? Dans notre Monde, les artistes sont faits pour mourir sur un tas de paille, quand ce n'est pas la paille d'un cachot." » 

Bon, c'était plus ou moins au temps de Van Gogh ! Mais quand même, ça se passe aujourd'hui encore. Car l'artiste est assez peu respecté dans la société française. Je pense beaucoup moins que dans d'autres pays européens. Il y a moins d'un pour cent des artistes professionnels français qui peuvent vivre de leur travail, alors qu'en Allemagne, c'est environ 5%. Ce n'est pas beaucoup mais c'est quand même cinq fois plus ! Et je voulais en parler parce qu'en ce moment, alors que j'ai cette grosse exposition au Musée des Beaux-Arts de Besançon, qui comprend soixante-douze peintures, faisant au total quatre vingts-mètres carrés qui sont installés dans les deux escaliers du Musée et ce, depuis quatre ans déjà ! Et malheureusement, je n'en ai eu que quelques articles de presse écrits par des amis mais sinon, aucun autre retour… si tu veux, c'est assez frustrant ! Tu vois le problème…

NB : Oui, on a été la voir ensemble, cette exposition. Et quand on l'a parcourue, quand on a pris différents points de vue, comme ça, dans l'escalier et sur les paliers ; pour moi, il y a quelque chose qui m'est apparu d'un point de vue, finalement contradictoire, qui était à la fois, où on voyait ton travail et on voyait aussi, en arrière plan, un premier tableau de la salle suivante ; Et puis on avait aussi traversé une autre salle (tableaux du 19e siècle) avant d'arriver et que dans le tableau qu'on apercevait, qui était un tableau, un portrait de nu, en tout cas, une peinture de nu, me semble-t-il… Et que, dans la salle qu'on avait traversée, qui était finalement une salle, tu me l'as souligné d'ailleurs, qui était une salle qui présentait des œuvres dans des modes de représentation d'un Musée, il y a quelques centaines d'années, comme au 18e siècle ; on s'est donc retrouvé d'un seul coup devant ton travail, moi, je trouve, dans une sorte de confrontation comme ça, un peu dure, entre ce paradigme de la représentation, qui était là où, grosso modo on peut identifier quelque chose : ce qui est représenté, celui qui le représente et le spectateur qui est là, au moins les trois constituants… Non pas les quatre piliers pour le coup mais les trois piliers, effectivement de ce modèle de la représentation. Et je me disais que, finalement, la peinture de Jean-Pierre Sergent, elle échappe à ça. Elle n'est pas représentation ! Ce qui fait peut-être sa difficulté, à vrai dire…

JPS : À être vue ? comprise ?

NB : À être vue. Est-ce parce que, dans une peinture de nu, on a un être humain qui est figuré, bien ou mal etc. Mais on a une prise directe dans le tableau pour y rentrer, c'est un être humain donc voilà…

JPS : Oui, un point de repère et un point de fuite !

NB : Oui, effectivement, on peut jouer de ça, c'est un point de fuite. Je crois que c'est une des grandes différences par rapport à ton travail ?

JPS : Bien sûr, oui, oui mais je vais revenir là-dessus, justement parce qu'historiquement la peinture européenne est toujours 'ego-centrée' : j'ai pris pour exemple cette peinture de Maurice Denis, Hommage à Cézanne, parce que c'est une œuvre qui décrit exactement ce qu'est plus ou moins la peinture européenne (une affaire d'homme, uniquement esthétique et a-spirituelle) depuis environ quatre cents ans, disons. C'est-à-dire que, dans ce tableau là, on voit une peinture de Cézanne. Donc, ce sont tous des hommes habillés en noir, avec des chapeaux Hauts de Forme ; ils sont très austères et il n'y a qu'une seule femme, qui est la femme de l'artiste Maurice Denis, qui est là. Donc, la femme (dans  cette Histoire de l'Art) elle est dans les peintures en général, soit, à l'extérieur du tableau (en bordure de…), soit peinte comme sujet central (objet de désir), nue pour faire bander les hommes, pour le dire plus crûment. Et pour les exciter un peu ! Alors, Et cette peinture est l'archétype même, l'apex de l'Art avec cette perspective masturbatoire, centrée sur le tableau de Cézanne (le 'chef d'œuvre' !)… Montrant l'importance de l'Art 'bourgeois', entre guillemets… Ce n'est pas que je veuille critiquer le travail de Cézanne en particulier mais c'est tout ce à quoi les artistes américains ont voulu échapper…

NB : Se déprendre, oui…

JPS : Se libérer complètement, parce que Rothko était allé à Pompéi, où il a vu le Villa des Mystères et d'autres, il a compris ainsi que c'était une peinture 'façade', comme il l'appelait, quelque part ! Alors que ça, c'est une peinture 'fenêtre' ! Et moi, je veux absolument échapper à ça. J'ai d'ailleurs écris tout un texte là-dessus car, je voulais vraiment, dans mon travail, échapper à la fenêtre, parce que, finalement, c'est une vision 'narrow-minded'… c'est une vision étriquée de l'esprit. C'est une vision de la pensée cartésienne et rationnelle et ce n'est pas LA vision de l'Être Humain. On ne pense pas en fenêtre, c'est une vision uniquement architecturale, esthétique, simpliste et monothéiste… Les indiens vivent dans des tipis et ils ne mettraient jamais une peinture comme celle-ci dans leurs tipis qui sont d'ailleurs peints tout autour, si tu veux ; c'est une peinture avec les quatre directions. Donc ma peinture est également englobante et située géographiquement dans les quatre directions et moi, je veux échapper un peu à cette idée européenne de la peinture. Et donc, dans le même style, on a bien sûr : Les Ménines de Velasquez…

NB : Oui, bien sûr…

JPS : Donc là, le spectateur rentre, il y voit, en premier plan, la petite infante ; après, il va là… il regarde celle-là et après… Le peintre est ici tout à la fin… Avec son égo 'trou du cul' : c'est lui, c'est lui qui a peint ça, c'est moi, je ! Moi, j'ai peint Les Ménines et je vous emmerde tous. Voici Les demoiselles d'Avignon de Picasso, bien sûr, on rentre pareillement dans le tableau avec ce regard (celui de la prostituée du milieu qui nous fixe des yeux), on rentre là et puis après, on va là et puis on va là… C'est une œuvre magnifique que j'adore bien sûr, parce qu'elle possède une force intrinsèque et un peu, entre guillemets, 'primitive', si tu veux. Mais elle fonctionne exactement comme ça (système de captation du regard), parce que le spectateur peut rentrer, comme tu l'as dit… Mais contrairement et à l'opposé, le spectateur effectivement ne peut pas rentrer (ou difficilement) dans mon travail…

NB : Oui et sur la question de la peinture-tableau, je ne sais si ça te dit quelque chose mais il y a un auteur américain, Michael Fried, qui a écrit plusieurs livres autour de Courbet, dont l'un, en particulier et qui défend la thèse suivante que je trouve intéressante car il défend la thèse que Courbet, dans différents tableaux, pas tous forcément, en quelque sorte, entend dépasser le cadre du tableau !

JPS : Ah oui, intéressant, voilà, c'est vrai !

NB : Et entre autres, en posant l'hypothèse… tout ça se faisant en même temps qu'un débat sur le théâtre etc. Et posant l'hypothèse que les personnages de dos, dans les tableaux de Courbet, sont en fait, à la fois quelque chose qui incorpore le spectateur et à la fois des figurations de Courbet lui-même. Ce qui veut dire, que l'on a une sorte de jeu comme ça, entre l'intérieur et l'extérieur et on rentre dans quelque chose qui pourrait être pensé comme de la trois D quasiment et non plus effectivement comme une dimension plane, comme ça, plate du tableau. Donc, il y a ça qui est là et cette question, finalement, de la clôture du tableau ou de la clôture de la toile (espace fini) ; je me disais que quelque part, on retombe pleinement sur la question des tambours chamaniques… C'est-à-dire, ou bien, on les considère, quand on les prend comme des figurations de différents endroits, d'un panthéon d'êtres ou d'objets, enfermés dans des d'espaces clos, quand même… Mais, si on les prend comme une boussole, c'est-à-dire qu'on les incorpore grosso modo à sa façon de vivre, en tout cas aux expériences que l'on peut avoir, géographiques, là, c'est les chamanes… Voilà mais on peut penser autrement, on les incorpore à ça en quelque sorte et ça devient, non pas quelque chose qui est de l'ordre d'une mise à distance, comme lors d'un spectacle, en quelque sorte mais ça devient quelque chose qui t'accompagne fusionnellement dans tes expériences de vie. 

JPS : Oui, c'est un point, c'est un point d'entrée…

NB : C'est un point d'entrée et c'est un point d'accompagnement ; ça peut faire provision, en quelque sorte, de tes parcours de vie. Et je me demandais, finalement, en faisant et en filant, la comparaison ; si on ne pouvait pas se dire que, par rapport à ton travail, on est un peu dans le même registre. Si on considère… peut être que j'ai tort ? Mais ça, tu peux me le dire sans problème… Car, si on considère grosso modo effectivement ton travail ou en tout cas, que certaines parties de ton travail, c'est une forme de cristallisation du temps. Qui vient, qui vient cristalliser des expériences : temporelles, personnelles, collectives, en tout cas, comme tu les vois…

JPS : Oui.

NB : C'est quelque chose qui peut accompagner ?  

JPS : Tout à fait, oui c'est vrai…

NB : On ne regarde pas forcément ton travail comme un spectacle, on est plutôt embarqué dans le parcours de ton œuvre.

JPS : Oui, c'est exact et d'ailleurs il y a aussi la dimension murale dans laquelle le corps peut être embarqué. Et ça, c'est très important pour moi. Oui, bien sûr, le corps doit être embarqué, oui, c'est vrai. Et j'aimerais vraiment que les spectateurs rentrent dans le tableau corporellement ; c'est un peu comme l'expérience que j'ai eu dans la Tombe de la Reine Nefertari en Égypte où là, j'ai vraiment été embarqué dans un autre Monde… et cet autre Monde était fait pour les morts. Moi, je travaille pour les vivants, en tout cas, je l'espère mais c'est vrai que c'est important d'embarquer les spectateurs dans des Ailleurs, que j'ai eu la chance de découvrir, de vivre et d'en avoir fait l'expérience.

NB : Ce qui est aussi, sans doute, une façon de repeupler le rapport à l'Art, en quelque sorte. Cette idée, effectivement, que ce n'est pas quelque chose qui est de l'ordre du miroir ou du spectacle mais quelque chose qu'on embarque effectivement dans ses façons de vivre, de pensée. On est plus, dans le modèle de Gilles Deleuze, de l'agencement…. C'est à dire que l'on ne produit pas du spectacle ou des représentations. On fait des agencements, en quelque sorte…

JPS : Oui, on n'est pas dans le spectacle mais dans des embriquements, tout à fait : spacieux-temporels, voilà. On n'est pas du tout dans la 'société du spectacle', alors que l'Art contemporain est 100 % dans cette 'société du spectacle'. C'est pour ça qu'il y a un hiatus complet, entre mon travail et l'Art Contemporain en général.

NB : Alors, du coup, est-ce qu'il ne faudrait pas rompre avec les expositions dans les Musées ? Qui sont une sorte  d'aboutissement, alors, pas tous… Et pas au point où je vais le dire mais je tords le bâton : des 'temples du spectacle' ?

JPS : Oui mais factuellement, si tu ne montres pas ton travail, ce travail alors, n'existe pas !

NB : Mais est-ce qu'il y a d'autres lieux où exposer aujourd'hui ?

JPS : Eh bien non. Non, il n'y a pas d'autre lieux. Par exemple, mon travail est fragile et je ne peux pas le montrer dehors car le Plexiglas est fragile... Non, pour moi, il n'y a pas d'autres lieux. Malheureusement, non ; nous sommes obligés de passer par les galeries ou par les Musées et ce n'est pas un mal en soi ! L'exposition actuelle a eu le mérite d'exister, on a y a tourné une vidéo à 360°, qui est vraiment superbe. Il en restera des traces, après bon ?

NB : Et puis, il y a un catalogue…

JPS : Il y a un catalogue voilà, avec des très beaux textes. Oui, ce n'est pas une expérience uniquement négative. Même si j'en suis un peu déçu mais c'est, je pense, le sort de tous les artistes qui ont été vivant à une époque donnée, ce fut bien sûr le souci de Van Gogh et d'une myriade d'autres artistes etc. Je t'avais raconté cette anecdote qu'un paysan avait cloué une toile de Van Gogh pour boucher un trou dans son poulailler. Donc voilà ça sert à ça l'Art. Au Musée, ils ont utilisé mes peintures pour 'décorer' les escaliers du Musée. Ils ont fait quand même le catalogue, je ne dis pas… Et de plus, j'ai pu y filmer des entretiens avec des amis, comme Thierry Savatier et Nicolas Surlapierre et j'y ai donné une conférence : 'Eros Unlimited' alors donc, tout n'est pas perdu. Mais, ça aurait pu avoir plus de gueule, plus d'ampleur et d'ambition, si tu veux car c'est une œuvre qui a de d'ampleur et qui aurait pu faire date, voilà…


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LA SEXUALITÉ & L'ÉROTISME OMNIPRÉSENTS DANS MON TRAVAIL

JPS : Nous abordons, maintenant une partie sur la sexualité et sur l'érotisme qui sont omniprésent dans mon travail, ainsi que la lumière, la beauté, les extases sexuelles et spirituelles. Quelque part, mon travail est subversif, on peut le dire ainsi et je voulais citer une phrase d'un auteur que je ne connais pas du tout mais qui s'appelle Francisco Alberoni et il a cette belle phrase :

« Il y a, dans l'érotisme de l'homme, une composante anarchiste et antisociale, une inquiétude quant à sa liberté qu'il admet lui-même difficilement. » L'Erotisme.

Et il est vrai que tout mon travail (très érotique) est basé sur les limites : jusqu'où peut-on aller ? Qu'est-ce qu'on peut montrer ? Où peut-on le montrer ? Est-ce qu'on peut le montrer à New York ou en Angleterre ? Où mon travail serait-il complètement immontrable jusqu'à être emprisonné directement, par exemple, si j'allais l'exposer en Iran. Donc, je pense, ici, fortement aux femmes iraniennes qui se battent pour leurs libertés (FEMMES, VIE, LIBERTÉ). C'est vraiment terrible ce qui se passe là-bas et nous, nous avons quand même la chance d'être en France où on peut s'exprimer plus ou moins librement à ce sujet là… Alors, je vais peut-être montrer quelques visuels de mes travaux. Ça, c'est la série des Bones, Ropes & Flowers ; en 2015, j'ai fait tout un travail sur le bondage, tu vois… C'est une réflexion sur la violence, le corps, la présence du corps ; le corps est bien sûr présent dans l'extase mais il s'oublie (annihilation de l'ego) : c'est ça qui est important ! Il y a trois visuels et là, c'est avec un pattern aussi… Et ça, c'est avec une tête-de-mort. Et ça, c'est ma dernière série des karma-kali, sexual dreams & paradoxes que l'on verra tout à la fin de notre interview, c'est une série que j'ai faite l'an dernier ! Ici, c'est une femme avec des sexes masculins qui éjaculent tout autour d'elle, comme ça. Et on peut dire que… C'est bien dur de dire un pourcentage mais disons, que peut-être 50 ou 60 % de mes images sont d'ordre érotique.

NB : Alors, finalement, qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné, tu convoques ou tu te reposes principalement, sur ce motif là ou sur ce sujet là… pour travailler ? Qu'est-ce qui, entre guillemets, justifie mais ce n'est pas au sens de la justice ? Qu'est-ce qui justifie effectivement le fait de convoquer et de travailler sur des images, avec des images où la sexualité est présente, voilà… ?

JPS : Oui, c'est plus une KARMA-FORCE, c'est plus une énergie, voilà ! Je peins et décris plus une énergie : une énergie primaire, vitale… Car sans le sexe, bien sûr, il n'y a pas de Vie. Ce qui me choque, c'est d'aller dans la plupart des Musées en Occident où il n'y a absolument aucune scène de pénétration sexuelle. Alors que, si on va en Inde, même dans la rue, il y a tous les lingams et les yonis qui sont les représentations de l'interpénétration du sexe masculin et du sexe féminin. Il y a quelque chose d'essentiel qui manque, pour moi, désespérément dans l'Art Occidental, bien évidemment. C'est-à-dire qu'on a l'impression que l'on transcende ou que l'on accepte la Vie, dans les représentations artistiques, qu'uniquement par la souffrance et la mort du Christ... Mais moi, je transcende la Vie par la Vie. Et je n'ai pas besoin de Dieu ni de quoi que ce soit car le corps peut se transcender par lui-même, voilà tout.

NB : Alors, chez-toi, par rapport à cette question de la sexualité et de sa problématisation, en quelque sorte, par la peinture, il y a, à la fois cette question de l'idée, quelque part, d'une liberté perdue dans notre Monde Occidental, sur la figuration, effectivement, de l'activité sexuelle ; voilà on peut le dire comme cela ! Il y a la question du bondage, peut être, qui effectivement, revient, sur la question du travail sur les limites… que tu as évoqué, à plusieurs reprises, la question du rapport à la souffrance-plaisir, qui est là. Et puis il y a, peut-être aussi chez toi, me semble-t-il, la question de…? En tout cas, c'est ce qui ressort, c'est ce que j'ai ressenti ou vu, à tort ou à raison, dans une de tes conférence au Musée des Beaux-Arts…

JPS : Oui.

NB : Poursuivant la question d'un extrême ou d'une approche de la sexualité tout azimut, il y a, à la fois, la question, quelque part, de l'énergie, on pourrait y revenir et puis, d'autre part, la question du rapport à un panthéon de Dieux ou comme quelque chose qui serait de l'ordre d'une activité qui relève du sacré ?

JPS : Oui, éventuellement, oui. Peut être que l'intime, c'est quelque chose de sacré ? Oui, sans doute ! Non mais c'est très beau, la sexualité, bien sûr, oui… C'est d'une beauté innommable, oui ! Et pourquoi alors, ne pas en parler librement et la montrer ?

NB : Sur l'accent de l'énergie, tu reviens souvent sur l'énergie. Est-ce que tu pourrais définir un peu cette question de l'énergie ?

JPS : Peut-on définir le vent, la mer et les étoiles ? Non ! Non, je ne peux pas. C'est une expérience intime… Quelque part, on est devant quelque chose ou avec quelqu'un et on sent qu'il y a une énergie qui circule… Je raconte souvent cette anecdote : une fois, j'étais à New York dans une fête et, tout au bout de la salle, j'ai vu une très belle femme indienne. Je suis allé vers elle et lui ai dit : « Mais vous avez une très belle et extraordinaire énergie ! ». Elle me répondit : « Oui mais il faut être deux pour pouvoir ressentir cette énergie ». Elle était en fait une yogi hindou. Alors quelque part, je suis aussi dans cette bonne voie spirituelle, je suis dans la même voie des yogis hindous mais bon, je fais ça avec mes propres moyens, grâce à ma peinture et mes petits moyens mais je n'ai pas eu d'enseignement spirituel. Je suis allé vers ce qui m'attirait : les Mayas, comme par exemple, les tuniques des femmes mayas, m'attirent parce qu'elles racontent le Cosmos et la couleur… Ces femmes racontent, également, la couleur et leur humilité devant la Vie, aussi... Je crois qu'il faut rester humble devant la Vie. Bien que mon travail soit un peu extraordinaire mais il est fait au quotidien et ce sont des petits modules (1.05 x 1.05 m) que j'assemble, comme ça, pour former un grand ensemble et quelque chose de monumental…

NB : Ce qui correspond en partie ou ce qu'on peut mettre en parallèle, avec ce que tu disais sur ton rapport au travail d'artiste ? C'est aussi un travail sur toi ? Ou alors à travers toi ? Je formule autrement, c'est un travail sur toi avec d'autres ? Un travail sur toi, où tu embarques d'autres choses… Ou un travail d'embarquement avec toi ?

JPS : Oui, parce qu'à chaque fois, bien évidement… une peinture n'existe que quand elle est finie et regardée. C'est stupide et simpliste de dire ça mais c'est une réalité. C'est-à-dire que, surtout dans les Plexiglas, comme je travaille à l'envers et à l'aveugle, on en a parlé ensemble, ainsi, la dernière couche, c'est celle qui donne la tonalité finale. Mais, avant d'Imprimer, je me mets dans en état de concentration. Je parle justement à mon père, mon grand-père, à la Terre, aux Arbres ou aux Fleurs… Ce n'est pas que je leur demande de me dire quelle couleur mettre mais il faut que je sois en harmonie avec moi-même, à cet important moment là. Si tu veux, c'est vrai, on peut dire que c'est un travail sur soi mais être vivant, c'est aussi être conscient du Monde, bien sûr. Ce n'est pas vivre seul. Je ne pense pas à moi ni à mon propre trou du cul (comme beaucoup d'autres artistes)… Je pense au Monde dans son ensemble… Je pense à la beauté, à la Nature et aux échanges ; tu as raison, c'est un échange que d'être artiste, oui.

NB : Est-ce que ça renvoie à un autre mot que tu utilises souvent, qui est le mot de VIBRATION ?

JPS : Oui, bien sûr, oui et je le sens très bien, parce que je vois de facto quand les gens viennent dans mon atelier, ils vibrent devant certaines peintures et non pas sur d'autres. Et nous avons, chacun nos propres vibrations à différentes périodes de notre vie et aussi… grâce ou avec, ce qui nous arrive dans la vie : nos échecs, nos succès, nos rencontres etc. Et, bien sûr, comme moi, par exemple, j'ai découvert la peinture de Rothko alors que je n'avais qu'une vingtaine d'années mais j'ai découvert sa peinture sur la couverture d'un livre (et non dans un Musée), et puis ça m'a fait vibrer. Mais ce n'est qu'à partir de ce moment-là que j'ai vibré. Et parfois, on ne vibre pas du tout ! Et même, il y a des gens qui ne vibrent jamais de leurs vies. Parce que c'est une chance ; pour moi, c'est vraiment une grande chance que de vibrer et comme on dit en anglais : 'It's a blessing and a curse', c'est une bénédiction et une malédiction à la fois. C'est-à-dire qu'on a chacun des sensibilités différentes aux énergies. Par exemple, les images que je récupère et que je choisis aujourd'hui, ce sont souvent des images trouvées sur Twitter et sur internet… Alors, qu'avant, à New York, j'allais dans les Musées où je prenais des photos mais maintenant, je suis à Besançon donc je récupère et glanes mes images beaucoup plus sur internet. Et dès que je trouve une image qui me parle, je ne sais pas vraiment pour quelle raison, peut-être pour son énergie, justement ; je la mets de côté et la retravaille plus tard… Actuellement, cette année, je n'ai encore pas décidé de travailler ou pas. J'y réfléchis et j'ai un stock de peut être 5 000 images pornographiques et autres. Et la prochaine saison et quand j'aurai le temps, je choisirai quelques images et je les retravaillerai comme ça et les sérigraphierai. J'ai un gigantesque stock d'images, j'aime bien ça. Je suis un peu un démiurge quelque part. Je vais glaner des choses et puis je les utilise.

NB : Tu fais, comme tu le dis, de l'assemblage, tu assembles...

JPS : Oui, de l'assemblage mais ce n'est pas, par contre, du collage. Parce que je n'aime pas du tout la notion de collage, parce qu'alors les images ne rentrent pas l'une dans l'autre (elles ne fusionnent pas), alors, je préférais le terme de 'fusion'.

NB : D'accord et dans ton rapport à la question de la sexualité, le travail que tu fais, quelque part… Peut-être que ça va te choquer ou t'embêter ce que je vais te dire mais il y a un côté très hétérosexuel dans ton travail, en quelque sorte ?

JPS : Oui mais je le suis, oui !

NB : Donc, ces questions du rapport à l'énergie et de la possibilité, effectivement, du rapport au visible et à l'invisible, ainsi que de construire un rapport entre les deux, de travailler avec les deux… Il ne correspond pas seulement ; mais je ne dis pas que c'est ce que tu as voulu dire… Mais ils ne correspondent pas seulement, forcément, à une énergie hétérosexuelle, si je puis dire ?

JPS : Ah non mais l'énergie sexuelle c'est un tout (visuel vase érotique grec) ! Oui, c'est un tout, il y a pas à les différencier, bien évidemment… oui, bien sûr ! Oui, moi, je peins des femmes car j'aime les femmes ; j'aimerais les hommes, je peindrais des hommes mais ce n'est pas le cas ! 'Wait and see' on ne sait jamais ! Mais j'adore le corps des femmes, bien sûr, oui. Et pour en revenir à ce que tu dis sur les chamans : souvent ce sont des gens qui ont enduré beaucoup de souffrances au cours de leur vies, qui ont été malades, qui ont failli mourir… Donc ça, on peut parler de l'expérience après la mort également. J'ai d'ailleurs fait des rêves comme ça, où je suis rentré dans la lumière. Et l'autre jour, sur France Inter, Stéphane Allix, parlait de son livre : La mort n'existe pas, à ce sujet là, justement ; car il a fait des enquêtes là-dessus. C'est très intéressant, parce qu'on a eu un peu tous la même expérience, le même voyage, les mêmes rencontres… C'est-à-dire que, peu à peu, on voit les âmes… personnellement, j'ai vu les âmes qui quittaient la Terre et je suis rentré dans ce vortex de lumière et après, je me suis réveillé juste avant d'entrer dans le Vortex Lumineux Central, dans cette fusion, justement. Et c'est quand même très beau… Encore une fois : était-ce un rêve, une illusion ou une hallucination ? Toujours est-il que beaucoup de gens ont fait cette expérience là ! Donc, les chamanes font cette expérience de la mort parce que, très souvent, dans les transes, on meurt. Pour renaître et se transformer en autre chose. Oui, c'est ça : Naissance, Mort, Renaissance…

NB : C'est-ce que tu racontes dans un de tes textes sur une transe ? Tu deviens squelette etc.

JPS : Oui, tout à fait, alors, on voulait parler des voyages chamaniques que j'ai faits à New York, c'est dans le catalogue de l'exposition à la Ferme de Flagey que je montrerai dans la vidéo ! Donc, c'est comme un voyage :

Voyage chamanique 6 : « J’étais allongé dans un champ ensoleillé, je passais le pont en bois et je grimpais le sentier de la montagne. »

Il y a toujours une espèce d'élévation dans les transes chamaniques.

« Au milieu du chemin je rencontrais une fourmi ; puis, il y en eut des milliers ; elles mangèrent ma chair et mes organes et quand mon squelette fut tout nettoyé et blanc, elles me quittèrent ; alors, vint un serpent qui se lova dans mon ventre pour y pondre ses oeufs. Ces serpents sont supposés me protéger contre le lion qui veut manger mon squelette. » 

Bon, c'est un peu tripant mais c'est ce qui est arrivé...

« Je passais dans un vortex d’énergie et je baignais dans un océan de lumière jaune. Puis je me retrouvais simultanément dans les matrices de 4 femmes de races différentes ; elles étaient là pour me protéger ; elles changèrent mon squelette en cristal ; je crois qu’elles tenaient les 4 canopes des anciens égyptiens avec mes 4 organes principaux. Puis, elles se placèrent, chacune, à un point cardinal de mon corps, à l’épaule droite est la Femme jaune, à l’épaule gauche est la Femme bleu, à la jambe droite est la Femme rouge, à la jambe gauche est la Femme noire. Elles déposèrent un cristal dans ma poitrine et reconstruisirent ma chair. J’étais baigné dans une lumière verte. »

Voilà, après je dis aussi :

« Ce qui est important dans mon travail, ce sont les couleurs et les lumières. Les images et les symboles sont porteurs de rêves et acteurs du sacré. J'ai expérimenté, au cours de transes chamaniques, un lieu où l'on peut rencontrer les esprits ; mes peintures sont des souvenirs de ces rares et belles rencontres. »
Notes de New York, février 2005

JPS : Voilà donc, c'est vrai qu'on ne peut pas trop comprendre mon travail sans savoir que j'ai été un peu 'initié' à ces transes et que je les aies vécu personnellement. J'ai rencontré ces énergies et ces lumières… C'est une expérience un peu personnelle mais bon, après, vous en ferez ce que vous en voudrez. Tu voulais rebondir là-dessus ?

NB : Non, je trouve que c'est bien ! ça fait une assez jolie transition sur la question de ton travail : avec les questions des couleurs et de tout ce qu'on avait noté : les graphiques, les couleurs et les images…

JPS : Voilà, parfait ! Merci beaucoup cher Noël d'être venu aujourd'hui, pour ce bel entretien et merci aussi à Lionel qui est derrière aux caméras etc. Alors à tout bientôt, on essayera de faire la deuxième partie la semaine prochaine avec grand plaisir… 


ATELIER DE BESANÇON, 2ème PARTIE, 15 SEPTEMBRE 2023 | Télécharger le PDF


PARTIE #2 / 1-5 | Voir la vidéo


LA VIOLENCE OU PLUTÔT LA KARMA-FORCE


JEAN-PIERRE SERGENT : Bonjour cher Noël.

NOËL BARBE : Bonjour, Jean-Pierre.

JPS : Encore merci pour tout le temps que tu prends à travailler sur ces entretiens ensemble. Nous arrivons, maintenant, à une deuxième partie, parce que l'on avait filmé une première partie le 1 septembre 2023. Aujourd'hui, nous sommes le 15 septembre et tu voulais développer quelques idées que l'on n'avait pas eu le temps de développer la première fois qu'on s'était vu. Tu voulais peut-être qu'on parle plutôt de la violence car, c'est un sujet qui est récurrent dans mon travail et tu voudrais l'évoquer ?

NB : Oui, nous avions commencé à évoquer ces questions de violence, après notre visite au Musée des Beaux-Arts, à la fois soit un peu sur une double idée. Il y a une idée qui est assez basique, si je puis dire, qui est une sorte de constat, qui est celui que le Monde est violent et que ton travail, notre travail, nos travaux, se font dans un contexte d'un Monde violent, c'est peut-être une première chose. Et la deuxième chose qui était effectivement dans nos discussions, c'était l'idée que ta peinture était violente. En tout cas, que certains la ressentent comme une peinture violente, me semble-t'il. Les questions que je me posais un peu autour de ça, sur cette question de la violence et en tout cas, peut-être par rapport au Monde dans lequel nous sommes, dans ce Monde qui est violent, la violence à plusieurs intensités, elle a aussi plusieurs niveaux d'action, si je puis dire, d'effectivité et ce qui me frappait un peu dans ton travail, c'est le rapport, finalement, à des Mondes non occidentaux, dans un contexte général, global, de ce Monde qui a été et qui est toujours, un Monde colonial. Et comment, effectivement, tu joues avec ça ou comment tu négocies avec ça ? C'est à dire que l'on négocie tous avec ça, avec des situations qui ne sont pas faciles, forcément, alors, comment toi, tu négocies avec ça ?

JPS : Oui, terrible question ! Je négocie avec ce problème, parce que je trouve, enfin, je ne peux pas dire que je trouve vraiment des solutions mais je trouve des sociétés dans lesquelles la violence était beaucoup plus intégrée et où elle était beaucoup plus ritualisée et organisée (donc plus acceptable), si tu veux. Alors qu'aujourd'hui, époque où on ne peut pas dire que la violence soit ritualisée et le chaos et la violence, sont le désespoir de l'Humanité. Les pauvres gens crèvent dans les rues… Oui, c'est terrible, ce qui se passe aujourd'hui et nous sommes presque tous des 'laissés-pour-compte'. Et on avait parlé un peu du témoignage de Davi Kopenawa (chamane amazonien), qui était venu à New York où il disait que les pauvres étaient tous laissés comme ça, dans les rues, à l'abandon et par ailleurs, nous n'intégrons plus, nous n'avons plus les structures pour intégrer l'ensemble de la Vie et du Vivant. C'est-à-dire que nous sommes partis 'ailleurs'. Cette idée du capitalisme nous envoie directement et inexorablement en droite ligne, comme sur des rails de chemin-de-fer dans une apocalypse terminale. Et en fait, je voulais le citer à la fin de notre entretien : c'est comme dans le beau film de Werner Herzog, Le pays où rêvent les fourmis vertes (1984), dans lequel il y a un gars, un sans abri, qui dit dans ce film, qu'il vaut beaucoup mieux être dans le dernier wagon que dans le premier, parce que la civilisation est en train de se cracher complètement. Et ce qui est assez étrange, c'est que nous le vivons pleinement aujourd'hui, c'est une réalité indéniable ! Nous sommes en 2023 et chaque jour, il y a des événements climatiques qui nous démontrent que nous avons fait fausse route. Et peut être que, de rendre hommage à toutes ces Cultures qui ont vécu la vie différemment, dans des ères précoloniales… Après, ce n'est peut être qu'une illusion, ce n'est peut être qu'un rêve vain, un peu 'ARTISTE' ! Et tout le monde l'a eu, ce rêve. Mais je pense qu'il est important de réintégrer ces violences : la violence de la sexualité, la violence de la mort, le rapport aux morts, le rapport au sexe… qui doivent être présents dans mon travail et c'est ce qui fait la force de celui-ci.

NB : Il y a une difficulté pour l'anthropologie, du moins dans son histoire, en tout cas, qui est d'échapper à ce rapport colonial. Alors, je prends un exemple, les Musées, en tout cas les Musées d'Anthropologie ou d'autres d'ailleurs parfois, sont remplis de masques. Et dans l'histoire de ces objets, on s'aperçoit que le regard occidental s'est surtout focalisé sur l'organisation géométrique de ces masques et puis, par exemple, quand ils sont arrivés en Occident ; ce qu'on fait les anthropologues ou les muséographes, peu importe ; c'est, par exemple, d'enlever toutes les plumes qu'ils avaient sur eux, qui avaient un sens rituel pour ceux qui les utilisaient. En enlevant toutes ces plumes, effectivement, qui étaient sur les masques, de façon à accéder à une forme géométrique plus pure et dépouillée qui les intéressait. Et cette façon de faire, pour moi, est restée comme une sorte de tâche noire, en quelque sorte, si je puis dire et en même temps, il faut l'assumer… Une  espèce de tache noire sur l'histoire de l'anthropologie dans le rapport qu'elle a construit au Monde et aux Mondes autres. C'est à dire, qu'elle s'est parfois conduite comme une discipline extractiviste. C'est à dire, qu'on extrait effectivement des choses, d'un Monde, dans lequel elles avaient un sens, avec ce paradoxe qu'on essaye de comprendre le sens. Et en même temps, on les ramène dans le Monde Occidental, en les défaisant d'attributs, en quelque sorte, qui leurs donnaient ce sens-là. Il y a donc une sorte de contradiction qui est là, je trouve, dans ce rapport aux Mondes autres que construit l'Occident et auquel on a du mal à échapper. Et donc la violence, elle est aussi là, quelque part, dans ce rapport, à ce Monde là… À qui, parfois, on fait dire, c'est le cas des masques… on leur fait dire des choses ; en tout cas, on les saisit sous une grille de lecture qui n'est pas la grille de lecture qui correspondait au sens profond qu'ils avaient auparavant dans les sociétés premières.

JPS : Bien sûr, oui, c'est évident ! Mais pour comprendre ces 'œuvres tribales', comme par exemple les masques Yupik de la Côte Ouest des États-Unis, souvent, ce sont des masques qui sont articulés et qui s'ouvrent comme ça, en plusieurs couches (avec des emboitements d'hommes et d'animaux). Et on ne peut pas les comprendre sans avoir fait, personnellement, l'expérience de transes chamaniques. Puisque finalement, il y a : l'homme, derrière, il y a le poisson, il y a la baleine, il y a l'aigle finalement (les animaux guides spirituels) ; c'est tout cet emboîtement chamanique et bien, pour l'Afrique ça doit être la même chose, on appelle peut être ça différemment. Mais bien sûr, sans parler aux esprits, on ne peut pas comprendre un masque. Et forcément, les plumes sont, sans doute, des antennes pour communiquer avec les esprits. Et on ne peut pas saisir ça, parce que tu parles justement d'esthétique mais cette stupide esthétique occidentale a réduit et diminué ; elle a enlevé la toute force à ces objets rituels ! Et c'est un peu de même pour mon travail. Les gens le regardant uniquement d'un point de vue purement esthétique, en pensant à une peinture ce je ne sais pas qui ? Disons un Fragonard par exemple : il n'y a aucun rapport ! C'est-à-dire que je suis dans la KARMA-FORCE, je suis dans une énergie et forcément, il y a une dissociation entre l'esthétique et l'énergie (car elle ne dépend pas uniquement de l'esthétique humaine), il y a quelque chose qui ne fonctionne pas et c'est là où il y a le hiatus entre le public et mon travail… Je vais, maintenant, me permettre de présenter quelques visuels d'œuvres d'art violentes, non pas uniquement d'Art Premier mais peut-être juste aléatoirement, comme ça et on pourra en parler ensemble ; parce que la première scène à laquelle je pense, quand on parle de violence, c'est la Scène du puits de Lascaux. Tu vois... On peut y voir un bison avec un chamane qui est ithyphallique et il y a aussi un oiseau sur un pôle. Et cette scène est très célèbre. Georges Bataille l'a bien décrite dans son livre Lascaux ou la naissance de l'Art. Et qu'est-ce que ça veut dire ? Personnellement, je pense que c'est un chamane qui est en état de transe mais aussi, le bison est bien amoché, il perd ses tripes et il va mourir. C'est sûr que la Vie se nourrit toujours, de la Vie ! C'est une réalité incontournable et on ne peut pas l'enlever de notre Monde. J'avais, aussi, une peinture de Caravage où c'est Judith décapitant Holopherne. Ça, c'est la violence de la mythologie, les vengeances hommes-femmes, c'est la violence aussi, peut-être de la société, c'est la violence des conflits sociaux. Cette peinture est magnifique mais elle nous met quand même un peu mal à l'aise. Et bien sûr, il y a Le Christ de la Résurrection de Matthias Grünewald, que je n'ai pas vu mais qu'il faut que j'aille voir bientôt. Il faut dire que presque tout l'Art Occidental est basé sur la violence de la scène du Christ en croix… Et toute cette souffrance pour ça… C'est terrible, c'est même très inadéquate et inapproprié, quelque part. Ça fait peur de penser que la mort nous sauvera de la vie, nous redonnera la vie. Je pense que c'est une erreur totale, une méprise envers la Vie. Ici, on a Les Désastres de la guerre de Goya. C'est pareil : on peut regarder ça, parce que nous ne sommes pas ceux qui sont tués et ceux qui sont morts ou violés, nous sommes des spectateurs extérieurs et en VIE. Et nous regardons ces scènes de viols qui sont, quelque part érotisées, puisque nous, nous ne sommes pas partie prenante (ce qui nous rend plus vivant que mort). Et peut être, ce qui peut déranger dans mon travail, c'est que les gens sont obligés d'être un peu partie prenante, voilà… Je vais montrer quelques dessins d'Egon Schiele, également. Il y a toujours cette angoisse mortifère devant le corps, chez Schiele et en même temps, cette sexualité crue, non raffinée, tel qu'elle est… On ne peut pas parler de sexualité débordante et jouissive car on sent presque un malaise, une honte dans le corps et dans sa sexualité nécessaire et vitale. Choses qu'on ne sentirait pas dans d'autres cultures 'païennes' ou 'animistes'…

NB : Et puis, peut-être pour rebondir sur Lascaux, parce qu'effectivement, la question qui se pose autour de cette scène, qui serait peut-être une scène de chasse ? je trouve qu'elle est assez parlante aussi. Alors, si on imagine par exemple, qu'on est entre ce chamane et ce bison ou si c'est une scène de chasse…

JPS : Ou les deux à la fois !

NB : Oui, alors, est-ce qu'on est vraiment dans une situation de violence ? Si on considère, si on se dit que, dans cette scène, le bison n'est pas pris, comme nous pouvons nous prendre les animaux aujourd'hui, il est pris autrement… Avec une autre, je sais pas une autre ontologie, pour le dire comme ça, de façon un peu rapide. Est-ce que, finalement, si on fait le rapport entre cette scène du puits à Lascaux et ce que j'évoquais des masques ; et ce qu'on peut dire de ta peinture, si on fait un trait rapide comme ça, est-ce que la violence, finalement, c'est pas d'être pris pour ce qu'on n'est pas ? C'est-à-dire si on prend, effectivement cette question de : si on se dit que le bison n'est pas un animal au sens où on l'entend aujourd'hui mais un esprit animal et qu'il y a un échange, quelque part, qui s'opère entre le chamane et le bison. C'est à dire qu'il y a une sorte de réciprocité qui est là. Le fait que tu dis, que ta peinture n'est pas forcément comprise donc, que tu es pris pour ce que tu n'es pas, en quelque sorte… Parce que la violence elle est là aussi, forcément ?

JPS : C'est vrai, oui, tu parles de la violence du spectateur qui rejette un peu mon travail. Oui, c'est vrai, c'est une violence mais c'est peut-être surtout juste de la bêtise et de l'ignorance ou c'est peut-être une peur aussi ? Car je parle de choses qui, peut-être, dérangent et font peur aux gens (le plaisir, la mort, la sexualité). Tout l'Art qui m'intéresse, comme ici par exemple, j'ai choisis quelques œuvres d'Art Mexicain : cette statue, moi, je la trouve magnifique, parce qu'on y voit les organes qui pendent. C'est un prêtre, un chamane, qui va au-delà de la Mort. C'est un peu prétentieux de dire ça mais j'espère que mon travail aussi ! Et ces cultures allaient au-delà de la Mort. Et là, on voit des aztèques qui se percent la langue. Contrairement à ce qu'on peut penser, les sociétés méso-américaines faisaient énormément d'auto-sacrifices comme on peut le lire dans Bernardino de Sahagun, dans Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne, nous raconte la vie, les fêtes innombrables, les rituels et les autosacrifices que les prêtres et l'élite aztèques ou mayas s'imposaient. Ils étaient dans leurs monastères ou sur leurs pyramides et durant la nuit, peut-être toutes les deux ou trois heures, ils se réveillaient (tout comme les moines dans les abbayes cisterciennes) et ils se perçaient la langue pour les femmes ou le pénis pour les hommes, pour régénérer les Mondes et nourrir les Dieux. Ils recréaient ainsi des liens aux Mondes (inframonde, monde des ancêtres et des esprits etc.). On peut parler de sacré ou on peut dire, aussi, que c'étaient de sombres abrutis illuminés… Mais quelque part, de facto, ils appartenaient au Monde et au Cosmos et c'est un peu de cette appartenance là dont je veux parler aussi. Ici, on voit justement un prêtre qui se perce le pénis pour rentrer en transe et rencontrer le Serpent Cosmique Quetzalcóatl, le serpent à plumes. La douleur permettant, à certains moments donnés, de parler aux esprits, tout simplement… Et voilà.

NB : C'est une sorte d'expansion des Mondes et des relations que l'on entretient avec des Êtres.

JPS : Oui, même une expansion de la Nature car la Nature est beaucoup plus que ce que l'on en voit, en tout cas, pour les chamanes et les bergers ! (réf. Serpent d'étoiles de Jean Giono) 

NB : Pour les chamanes, oui. Et du coup, dans ton travail aussi ?

JPS : Oui, je l'espère mais est-ce que je réussis ou pas ? La question reste posée ? 

NB : La question reste posée car moi, encore une fois, je découvre ton travail au fur à mesure que l'on échange ensemble. Donc, il me semble que ce que tu fais, la façon dont tu en parles, la façon dont tu écris sur ton travail, c'est qu'on est moins dans le registre de l'image ou en tout cas dans la représentation de quelque chose, que de l'image d'un prototype absent qui viendrait l'évoquer, qui viendrait le convoquer, que plutôt dans quelque chose qui vient équiper des lignes de fuites par rapport à notre Monde et dire qu'il vient réintroduire d'autres rapports possibles au Monde, d'autres formes, oui, d'attention au Monde ; qui nous permettraient, tu évoquais le capitalisme au début de notre entretien, qui nous permettraient peut être d'échapper ou en tout cas, de faire des pas de côté par rapport à ce qui nous tombe violemment dessus, en quelque sorte !

JPS : Oui, tout à fait, c'est vrai. Oui, je suis anticapitaliste par essence. Oui, bien sûr, je suis un anarcho-communiste. Oui, c'est vrai, comme le dit si bien Jean Malaurie. Oui, c'est vrai que quand on voit ces peuples qui ont si difficilement survécu… parce qu'ils vivaient, pour certains, au bout du Monde connu (pour l'occident) et dans des endroits pas toujours vivables et souvent hostiles, comme les indiens de la Terre de Feu, les Selknams, les Yámanas et les Alacalufes etc., qui vivaient dans des barques, ils emmenaient leur feu dans leur canoë et ils ont pu survivre des millénaires, une bonne dizaine de milliers d'années. Et nous, les occidentaux, sommes arrivés, dont des chasseurs anglais qui les ont les tués comme des lapins. C'est avec ce non-respect de la diversité et surtout, grâce à sa technologie, que l'Occident pense toujours avoir raison quoiqu'il arrive. Et finalement, nous arrivions à un certain point de bascule, c'est-à-dire que, forcément, quand tout marchait bien, tu vois comme dans les années 60 et 70 etc, où tout semblait bien fonctionner… Quoique les américains, dont, certains artistes américains, les écrivains comme Ginsberg ou Burroughs ou Kerouac avaient déjà compris que le Monde était entré dans sa période déclinante, voilà. Mais, ils l'ont peut être compris avant nous, parce qu'en France, qu'est-ce qu'on avait ? Le nouveau roman et c'est tout ! Tu vois ce que je veux dire : on n'a absolument pas pris conscience de l'état du Monde ? Et peut-être qu'en vivant aux États-Unis, j'ai pris pleinement conscience que ce Monde se dégradait à vitesse grand V et que je voulais, non pas le sauver mais que je voulais en parler et témoigner…

NB : Enfin, quand tu dis que tout marchait bien ?

JPS : Oui, pour certains, c'est ça… mais pour les Pays Occidentaux surtout, je m'explique et précise, voilà.

NB : Et puis, sans doute, pour certains des pays occidentaux, pour certains membres ou certaines composantes des pays occidentaux, parce que cette espèce d'illusion, effectivement, que tout marchait bien, elle s'est faite aussi au prix de la vie d'êtres humains qu'on a méprisés.

JPS : Oui, du colonialisme, bien évidement. Mais là, aujourd'hui, le Roi est nu, c'est-à-dire que tout se découvre comme ça, tout reviens à la surface… Et on en est surpris. On ne devrait pas l'être mais, on est un peu surpris quand même de l'état de la dégradation du Monde !

NB : C'est pour ça aussi que ton travail il est violent. 

JPS : Oui, c'est un peu un miroir révélateur.

NB : C'est un peu révélateur. Il dit aussi ça, il dit, me semble-t'il, un état du Monde, qui n'est pas très réjouissant, à vrai dire. Un état du Monde dont on sait que, sans doute, il se terminera mal et dans la violence. Quand on évoque la violence, la violence a déjà commencé, elle est toujours là…

JPS : Oui mais le Monde n'est pas confortable. Le Monde n'est pas quelque chose de confortable. Et je me rappelle toujours que, comme j'étais à New York en 2001, lors de l'attentat et que j'avais eu, l'année d'après, une exposition au Taller Boricua, qui est un espace d'Art Portoricain. Et j'étais dans la voiture avec le directeur Fernando Salicrup car on était allé acheter des lampes et je lui avais dit : - « Mais quand même, c'est choquant ce qui se passe !  » Alors, il m'avait répondu :  - « Mais Jean-Pierre, le Monde a toujours été ainsi ! » Tu vois… Donc, c'est vrai qu'en Europe, on a survécu, pour certains, aux deux Guerres Mondiales mais on a vite oublié tout ça. Et c'est presque normal, quelque-part, que les êtres humains, que les vivants oublient… Parce que, sinon, le poids de l'Histoire serait terrible. Peut-être ? Mais bon après ?

NB : Peut-être, oui, Le poids de l'histoire est toujours là, quelque part ou en tout cas, le passé est toujours convoqué, différemment suivant ceux qui le convoquent. Mais le Monde n'est pas confortable, on est d'accord là-dessus, le Monde n'est pas confortable !

JPS : Voilà, alors, ce sera la fin de cette partie sur la violence, merci. 


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À PROPOS DE L'ART #2

JPS : Cher Noël, on voulait faire une petite partie sur l'Art, on parlera donc de l'Art et un peu de l'Art Contemporain aussi et de la situation du Marché de l'Art qui sont des gros sujets mais on ne va pas non plus plomber toute la vidéo là-dessus, parce que on pourrait en faire 24 heures. Mais je voulais commencer par une petite phrase que j'aime beaucoup. C'est dans le fameux film Cléopâtre de Mankiewicz de 1963, avec Lyz Taylor et Richard Burton, où César dit : « Pourquoi les yeux des statues sont-ils toujours sans vie ? ». Et cette phrase pose vraiment fondamentalement la question de l'Art : est-ce que l'Art est un ersatz à la Vie? Ou est-ce que l'Art arrive, à un certain moment donné, à intégrer la Vie et de, justement, développer des énergies qui sont 'healing', comme on dit en anglais ; qui peuvent nous guérir, qui peuvent nous enchanter ? C'est une grosse question et on voit bien qu'aujourd'hui, on en a souvent parlé ensemble ; on arrive quand même à une culture qui est un nivellement par le bas, comme un espace d'anti-vie, il n'y a plus aucune éthique dans l'Art Contemporain, celui-ci ne fonctionnant, qu'avec et grâce, à sa fonction plus ou moins transgressive et provocatrice ou alors, avec un Art profondément insipide… (on va, bien sûr, citer Jeff Koons tout à l'heure), comme tout ce qui nous entoure d'ailleurs. Car, quelque part, tout devient insipide ; c'est de la purée : c'est uniquement pour les personnes âgées et sans jugement, c'est terrible… afin d'être politiquement correct et achetables par le plus quidam des quidams, se démarquant des autres quidams car ces gens riches qui achètent de l'Art ; ne se démarquent qu'uniquement parce qu'ils peuvent acheter en salle des ventes, des œuvres à un million, deux millions ou trois millions de dollars ou d'euros, etc…

NB : Effectivement, on pourrait citer Jeff Koons, ce qui pourra aller dans la prolongation de ce que tu viens de dire ! Sur Koons, il y a cette phrase 'superbe', je trouve, bien évidemment, c'est au second degré : « Mon travail combat la nécessité d'une fonction critique de l'Art et cherche à abolir le jugement, afin que l'on puisse regarder le Monde et l'accepter. » Alors, cette citation, peut-être qu'il ne faut pas lui faire dire plus que ce qu'elle nous dit : qu'on est sur une citation de circonstance, emprunt d'un pur cynisme par rapport à son travail, dans un rapport au Monde. Toujours est-il que là, à mon avis, se jouent, un peu deux choses : la question de la distance au Monde que l'on puisse regarder le Monde, c'est-à-dire qu'on le regarde…

JPS : Oui, on ne le vit plus vraiment, on le regarde et on en reste spectateur !

NB : On n'y est pas agissant, on le regarde, on y est soumis, on est face à l'image, en quelque sorte, quelque part… c'est une parfaite illustration de Guy Debord (La société du spectacle) ; c'est à dire, qu'à la place d'être dans le Monde, on regarde ce Monde comme une image. Il y a ça dans ce que dit Koons. Et puis, il y a aussi la question de l'acceptation ; c'est-à-dire que, grosso modo, l'Art n'a plus de fonction critique, en tout cas ; son art, c'est ce qu'il dit : « Mon art n'a pas de fonction critique ». Et finalement, l'un de ses buts, c'est de faire accepter le Monde… tel qu'il EST ! 

JPS : Voilà, c'est le capitalisme ! 

NB : C'est ce qu'on évoquait tout à l'heure sur l'état du Monde. Donc, à la fois, il y a une sorte de double chose qui se joue ; il y a à la fois, effectivement, une volonté de séparation, en quelque sorte, de l'Art et du Monde et en même temps, si je puis dire, pour reprendre une formule macronienne que j'adore…! Et en même temps, il fait quand même jouer un rôle à l'Art dans le Monde. C'est ce côté paradoxal qui serait qu'à la fois, l'Art joue un rôle ; dont le but serait de faire que l'on puisse se détacher du Monde et de ne regarder celui-ci que lorsqu'il serait détaché de ce Monde. Une espèce de trucs comme ça, qui s'empilent, qui s'articulent, qui sont là, présents. Et je trouve que, finalement, ce qui se joue par rapport à ce que tu évoquais… Par rapport à Koons, moi, j'avais les images à la fois de sa fameuse série de sacs, créée avec Vuitton, sur lesquels il reproduit, il emprunte, il convoque… des images à des peintres ultra reconnus comme Van Gogh… Et il en a même fait un autre avec la Joconde etc. Toute cette collection étant inaugurée dans un grand et prestigieux banquet au Louvre. On peut vraiment se poser la question du rôle des Musées par rapport à ça aussi… Inaugurée au Louvre, dans ce grand banquet, évidemment, avec des gens plutôt fortunés, bien sûr et qui appartiennent, effectivement, au Monde des Grandes Fortunes ! Et donc, ce qu'il se joue là, finalement, cette espèce de fusion, en quelque sorte ou cette articulation entre ce qui est, disons, Koons ou l'Art Contemporain ; peu importe comment on désigne ça et avec ce qui relève de l'industrie du luxe, nous interroge. C'est à dire que l'Art, aurait finalement comme but, de faire du branding ; de construire de l'image de produits, de participer à sa diffusion... C'est un peu, peut-être la première chose. Et puis ensuite, cette idée, alors à plusieurs reprises, on a évoqué la 'part maudite' (de Georges bataille) entre nous, cela veut dire que cette espèce de rapprochement entre l'Art et le Luxe, nous conduit à quelque chose qui serait de l'ordre du superflu. C'est à dire qu'il y aurait... de facto, le luxe se définit par ça : c'est une superficialité… On en est là et quelque part, ça assigne ou ça convoque et ça tire l'Art de ce côté là, du côté du superflu, en quelque sorte… Et dans tout ça, se dégage, même si Koons, n'est pas le seul en même temps… Mais finalement, il y a une sorte de paradigme Koons comme ça, à la fois de convocation de l'image d'un tableau réduit à une image sur un sac, avec la double signature : Louis Vuitton et Koons et puis une reproduction du lapin, pour ouvrir et fermer les sacs…

JPS : Oui, le 'brand name', oui, oui !

NB : On est dans quelque chose qui est assez parlant, finalement. Donc, la question qui se pose à ce point, je trouve, par rapport à cette question de l'Art : c'est de savoir de quel côté on est ? Est-ce qu'on est du côté des vainqueurs ou des vaincus ? Est-ce qu'on est du côté de l'Art vu, par Koons, Pinault et Arnault ou est-ce qu'on est du côté, comme par exemple, de l'Art tel qu'il peut être retravailler autrement dans des mouvements contestataires, qui échappent aux systèmes de l'Art que sont, le Marché de l'Art avec en réalité, les galeries, les musées, les grandes expositions, avec des grands noms comme commissaires, qui aussi, d'une façon ou d'une autre, peuvent aussi beaucoup nous interroger ?

JPS : Bien sûr et pour continuer je vais citer un petit passage d'un article mais auparavant, je vais commencer par une citation d'Andy Warhol : « Être bon en affaires est le genre d'Art le plus fascinant. Faire de l'argent, c'est de l'Art et travailler, c'est de l'Art et les bonnes affaires, c'est le meilleur des Arts. » Dixit Andy Warhol ! Donc, il est vrai et certain, qu'acheter de l'Art, aujourd'hui, c'est la façon la plus simple et rentable de faire beaucoup d'argent, facilement et en très peu de temps, pour les richissimes, bien sûr ! Voici, ce qu'on explique dans un article que j'ai lu l'an dernier, dans la Gazette des Arts, le 22 juin 2022, juste après le début la Guerre en Ukraine. Cela parle du prix de vente des œuvres d'art des jeunes artistes, parce qu'il y a aussi un site qui s'appelle Artprice et qui liste à chaque fois que vous vendez une œuvre en salle des ventes, c'est listé dans Artprice. Ils savent très bien, qui vend quoi et à quelle somme. Cet article a été écrit par : 

L’ART VALEUR REFUGE, LA GAZETTE DES ARTS, 22 JUIN 2022, VANESSA SCHMITZ-GRUCKER

« Quand il y a encore cinq ans, un jeune artiste faisait ses premiers pas en salle des ventes autour de 10 000 $… »

Dix mille, c'est le prix auquel je vends mes œuvres.

« Il n’est plus rare, aujourd’hui, de voir des débuts autour de 300 000 - 500 000 $. »

Aujourd'hui ! Donc, en moins de dix ans, les prix se sont multipliés par cent, en quelque sorte !

« Toutefois, on estime que l’inflation va jouer en faveur du marché de l’Art, au même titre que pour la haute horlogerie, la joaillerie, les yachts et les voitures de luxe ; celui-ci est plus sécurisant que les marchés financiers, secoués par la guerre en Ukraine. »

Donc, l'Art échappe à tout et ainsi, les gens investissent et spéculent là-dessus ; bon, ce n'est pas un mal en soi et quelque-part, ça crée aussi des richesses. Je ne crie pas là-dessus ; je dis simplement que nous autres, les artistes qui ne sommes pas dans ce Marché, on ne peut pratiquement plus ni exposer, ni vendre, parce que nos œuvres n'ont aucune valeur marchande. Et donc, si tu n'es pas coté en salle des ventes… comme par exemple, mes peintures, je peux les mettre à cinq mille, je peux les mettre à mille, je peux les mettre à quarante mille, en fait, personne ne les achète vraiment. Ça ne veut plus rien dire et ça n'a plus aucun sens ! Car, tant que tu n'es pas entré dans ce putain de Marché, dans ce système financier, tu n'as pas d'existence en tant qu'artiste. Et c'est pour ça, qu'il faut absolument que je montre et expose mon travail. C'est pour ça, que je l'ai montré au Musée des Beaux-Arts de Besançon. Ça n'a pas vraiment aidé les choses mais bon, voilà vraiment et véritablement ce qui se passe aujourd'hui !

NB : Pour faire écho à ta citation, j'en ai une autre, qui est une citation de Aude de Kerros :

L’IMPOSTURE DE L’ART CONTEMPORAIN. UNE UTOPIE FINANCIÈRE

« L'œuvre et sa valeur sont le résultat de la sainte déclaration arbitraire du réseaux qui la fabrique, qui constitue une chaine de production et de distribution. Les vertus hors normes de l’Art Contemporain sont celles des produits financiers dérivés, sécurisés, réservés au très haut marché, d’une liquidité transfrontalière déliée des contraintes de l’Etat, la loi, la banque, d’une monnaie désincarnée et globale. L’Art Contemporain est une utopie à la fois institutionnelle et financière... »

JPS : Oui, c'est vrai !

NB : Dans cette question que tu posais aussi, je crois, la dernière fois, par rapport à cette citation alors, il faut croire en la valeur 'magique' de l'Art quelque part, en tout cas, ceux qui le font circuler, créent une forme de croyance, effectivement, dans la valeur de l'Art ; que l'on peut discuter, en tout cas, ce que l'on appelle les 'œuvres' et d'une certaine manière, on peut faire les rapprochements entre cette croyance ou on peut l'appeler autrement… enfin l'idée que l'œuvre a une valeur et qu'on est prêt, effectivement, à mettre pour l'acheter, beaucoup d'argent dessus ; alors, en spéculant mais pas seulement, parfois… Mais quelque part, on peut aussi se dire que le rapport à la monnaie est du même registre. Pour qu'une monnaie fonctionne, il faut qu'on croit à la valeur de cette monnaie alors, je trouvais ce rapprochement être, aussi, assez significatif du rapport aux choses.

JPS : Ce rapport est égal, absolument ! Oui ! Ce que je pourrais montrer, peut-être, ce sont certains travaux d'artistes… Mais je vais déjà montrer le rapport entre l'Art et les politiques, aussi, parce qu'on n'en a pas assez parlé. J'y ai pensé… parce qu'aujourd'hui, il y a aussi une chose qui a forcé et impliqué, de facto, le décrochement total de l'Art dans la sphère publique ; c'est que plus personne, en tout cas, les politiques, n'ont plus besoin des artistes, comme du temps des Papes, des Princes et des Rois ! Et j'ai pris l'exemple le plus frappant, c'est Napoléon, 'Le sacre de Napoléon' par David. Et à l'époque, la photographie n'existant pas bien sûr! Et les peintres étaient essentiels aux pouvoirs ! Donc, seuls les écrivains, autres que les peintres, auraient pu montrer Napoléon, s'auto-consacrant. Alors, en vérité, je ne comprends même pas qu'aujourd'hui, il y ait encore des Écoles d'Art car, ce n'est pas du tout rentable, quelque part ! C'est vraiment du superflu, comme on en a déjà parlé tout à l'heure et ce rapport ambigu… Comme par ailleurs, pour la Religion car la Religion a fait vivre énormément d'artistes… Mais bon, maintenant la religion disparaît donc, elle n'a plus aucunement besoin d'artistes. Mais je voudrais montrer, maintenant, quelques artistes qui justement, ont créé des Mondes et qui ont un rapport avec l'imaginaire et le rêve. Là, on a Le rêve du Douanier Rousseau, c'est magnifique, cette femme allongée nue sur un canapé et paradoxalement, en pleine Jungle ! C'est complètement anachronique et décalé, c'est complètement… je n'aime pas trop le terme de surréaliste mais peut-être le terme 'magique', bien que je ne l'aime guère non plus mais il y a quand même quelque chose de ça, dans ce tableau ! Et puis, il y a aussi les regards sauvages, interloqués et curieux des animaux : c'est le désir envers la femme nue… Aussi avec ces grandes fleurs, comme ça… Et ce ne sont pas des paradis perdus, ce sont des paradis qu'il a recréés et réinventés. Nous, les artistes, nous sommes des 'créateurs de paradis'. Ici, c'est L'arbre de Paradis de Séraphine de Senlis aussi, avec ses magnifiques tableaux, dans lesquels, elle mélangeait du sang et je sais pas quoi d'autre dans sa 'formule magique et secrète' de peinture et c'est également magnifique. Ce sont d'autres Univers sur-augmentés… Et là, je voulais parler de Mark Rothko, parce que je voulais montrer la dimension de ses toiles ainsi que des autres peintres américains… Car, dans mon travail aussi, on ne comprend souvent pas trop qu'il soit aussi grand et monumental ! Mais, quand je suis arrivé à Montréal, j'ai compris qu'il y avait une dimension autre. L'espace avait une autre dimension en Amérique et on constate que les américains peignaient des peintures monumentales, de plus de trois mètres etc. Comme celle-ci, Vir Heroicus Sublimis, qui est une toile de Barnett Newman qui fait : 5,40 m et qui est au MOMA de NY. C'est une toile magnifique, aussi, dans laquelle on peut rentrer et fusionner dans la couleur corporellement. Et je veux vraiment que le spectateur réintègre la couleur et l'image dans mon travail et qu'il ait une expérience corporelle et intime, on en a déjà parlé, de même que dans Pollock, c'est d'ailleurs une photo que tu m'as suggérée. Et ça, c'est The Deep, une toile qui est à Beaubourg où l'on voit bien que c'est une représentation d'un sexe de femme (une vulve) et Pollock éjacule donc sur ce sexe de femme (peinture spermique), c'est magnifique ! Je ne sais pas si tout le Monde le verra comme ça ? Mais ça s'appelle The Deep… Et je voulais évoquer aussi Falaises de craie sur l'île de Rügen, de Caspar Friedrich, qui était un peintre romantique allemand et que je n'appréciais pas du tout. J'avais un ami qui m'avait offert un livre sur ce peintre, il y a bien longtemps. Je trouvais ça un peu mièvre mais finalement, à bien y regarder, il y a une notion de solitude extrême et d'Infini dans ses travaux… et peut être de nostalgie, d'un Monde qui disparaît ? Mais en même temps, la Nature est là, confortante et il est présent, si tu veux, dans ces tableaux. Voilà, je voulais donc présenter ça.

NB : Est-ce que tu es nostalgique ? 

JPS : J'ai eu l'énorme chance, au cours de ma vie, de vivre des moments très, très INTENSES ! Donc, forcément, j'y repense de temps en temps. Alors, évidement, oui, je suis un peu nostalgique… Parce que, entre nous et bien sûr, cette vidéo sera diffusée… Mais il est vrai que vivre à Besançon en comparaison de New York, ce n'est pas la même envergure ni la même échelle ! En même temps, j'y adore la Ville et la Vie ! Mais il n'y a aucun retour. On a l'impression de vivre chez les morts-vivants, les zombifiés, quoi…! Oui, parce qu'il n'y a pas d'interaction et ça, c'est vraiment ce qui m'a choqué en rentrant des US. Mais chaque fois que je rentrais de New York, en atterrissant à Genève, à Londres un peu moins mais, aussi, à Vienne, on arrive et PFOUHHHH… L'énergie a disparu, perdu, envolé. Et j'en avais discuté, une fois longuement, avec une amie, Gabriela Eigensatz, qui était l'Attachée Culturelle Suisse, dans son beau bureau qui était près de Parc Avenue et elle m'avait dit alors : « Mais Jean-Pierre, toute l'Europe est triste ! » Et c'est vrai que je l'avais ressenti mais que je n'y avais jamais pensé. Et à New York, on n'est pas triste. Ça me manque un peu, oui ! Et j'espère vraiment que l'on sent un peu la joie et les vibrations de la Vie dans mon travail.

NB : Tout à l'heure, tu évoquais Napoléon et la peinture de son sacre. Finalement, tu évoquais l'une des fonctions qu'a eu l'Art à un moment donné, à savoir l'Art de Cours… pour le dire très rapidement. On va dire que cette idée, effectivement, que ceux qui avaient le pouvoir ou du pouvoir, avaient besoin, aussi, de se faire représenter en tant qu'Homme de Pouvoir, que ça participait peut-être aussi, sans doute, au renforcement de leur pouvoir, d'ailleurs !

JPS : Mais oui, c'était essentiel ! L'Église n'existerait pas sans l'image religieuse. Tu ne peux pas aller coloniser, christianiser et faire changer les gens de religion, si il n'y a pas toute une panoplie, un corpus d'images du Christ en croix, de la Vierge Marie, et tutti quanti… Alors, cette iconographie était éminemment essentielle car sans cela, parce que c'étaient des gens qui ne savaient pas lire 'notre langue' donc, c'était la condition sine qua non de l'existence même de l'Église, même de l'Église, d'avoir tout un corpus d'images...

NB : Mais alors, du coup, est-ce qu'on n'est pas piégé par le mot : Art ?

JPS : Peut-être, oui, sans doute mais je n'en ai pas d'autre et il englobe beaucoup de choses, bien sûr. Et pour moi, l'Art, ça implique quand même une certaine grandeur et aussi… une certaine grandeur spirituelle… et puis aussi, une générosité. Moi, j'aime les gens généreux, j'aime les gens qui débordent du cadre convenu, oui, voilà !

NB : Le rapport à l'Art est et a pu aussi être détestable, en tout cas, chez ceux, on l'a évoqué en partie, chez ceux qui n'ont qu'un rapport marchand ou un rapport politique et appropriateur… Mais ce que je veux dire, c'est : est-ce que le mot d'Art n'est pas un piège quelque part ?

JPS : Oui mais, 'So what !' Il nous faut bien des mots pour parler et définir les choses… Bon après... 

NB : Oui, il faut des mots mais est-ce que, par exemple alors, c'est le mot qu'emploie Descola, il parle lui, de 'figuration'…

JPS : Alors, si tu as du temps à perdre et si tu veux réfléchir vingt heures pour savoir et redéfinir un autre mot, alors, après, on encule juste les mouches… Je pense que quand on parle d'Art tout le monde comprend. Et, on peut parler d'Art aborigène, d'Art japonais ou d'Art égyptien, etc. C'est un terme englobant. C'est comme quand on parle de la Vie, on ne peut rien en dissocié. Je ne sais pas, oui, peut-être ?

NB : Oui, mais si on parle d'Art, si on avait pu parler d'Art à ceux qui ont peint les parois des grottes préhistoriques ?

JPS : Mais tout ça n'était absolument pas dissocié à l'époque, car alors, rien n'était encore dissocié, c'est sans doute arrivé plus tard ?

NB : Ce que je veux dire par là, c'est que le mot Art, de fait, introduit une dissociation comme partie autonome...

JPS : Oui, mais comme tout langage, toute langue et définition sont partiales et fragmentaires… Et le mot Art, en Allemagne, n'aura sans doute pas la même signification, qu'ici, en France. Tu vois, c'est un débat sans fin ! Il faut communiquer et je ne perdrais pas trop de temps à réfléchir là-dessus… Et je voulais, à ce propos, citer une phrase de Nietzsche, justement : « On n’entend que les questions auxquelles on est en mesure d’apporter une réponse. » 
C'est exactement ça et c'est pour ça, que les gens n'entendent pas, ne comprennent pas du tout mon travail, parce qu'ils n'ont pas le mode de déchiffrage pour comprendre ce que je dis, ce que je peins. Et de même, tu dis, l'Art ! Donc alors, à chaque fois et pour chaque personne et chaque artiste, il faudrait réinventer une définition personnelle et différente ! Alors, on n'est encore pas sorti de l'auberge !

NB : Non, c'est une façon, si on se dit que le mot Art, finalement, c'est un mot qui nous vient d'une configuration historique particulière ; il appartient au Monde Occidental, en grande partie et que, ainsi, ce mot là aussi, on l'a transporté dans d'autres Mondes ou on l'a transporté dans notre regard pour voir les choses, pour essayer de comprendre les choses… Ce qui revient à ce que dit Nietzsche que, grosso modo, on regarde des choses dans la mesure où on est capable de répondre à ce qu'elles nous disent !

JPS : Tout à fait, oui. C'est ça, on est prisonnier de la définition d'un mot, c'est tout ; on en est prisonnier !

NB : Et, ce n'est pas, à mon sens, ce n'est pas qu'une affaire d''enculer les mouches', c'est de se dire que, à saisir le Monde avec d'autres mots, peut être qu'on pourrait le comprendre autrement ?

JPS : Oui, c'est évident ! Mais tant qu'on n'a pas l'expérience intime de la Mort ou de la Sexualité etc… on ne comprend rien au Monde ! Oui, je pense que c'est l'expérience intime, c'est le corps qui fait ses expériences là de l'Art, aussi ! Pourquoi moi, je me sens bien dans des toiles de Pollock ? Ou, pourquoi je me sens bien dans l'Art Aztèque ? Parce que mon corps s'y sent bien. C'est une expérience corporelle et intime aussi l'Art donc, indéfinissable avec des mots, on oublie ça ; car ce n'est pas uniquement une expérience esthétique ou intellectuelle. Je voulais finir cette partie en citant Thomas Bernhard ; c'est un livre que tout le monde devrait lire absolument et qui s'appelle : Maîtres anciens ; il faudrait lire tout le livre mais il dit ceci : 

« Les peintres n'ont pas peint ce qu'ils auraient dû peindre mais uniquement ce qu'on leur a commandé ou bien ce qui leur procurait ou leur rapportait l'argent ou la gloire. » 

Ou les deux à la fois ! C'est-à-dire que l'Histoire de l'Art c'est ça, la peinture occidentale, c'est ça. Si tu vas dans les Musées, les œuvres ont été peintes pour les princes et les puissants (aujourd'hui les banquiers et le collectionneurs !) etc. Mais par contre, il y a, par exemple, Le Caravage qui a sorti un peu son épingle du jeu. Il y a Rembrandt, aussi, parce qu'il y avait dans ces peintures, une grande et belle présence spirituelle ou Vermeer bien sûr ! Mais la plupart des autres, ils ont peint essentiellement, pour les bourgeois ou les Rois et voilà ! Et peindre pour ces gens-là, c'est intéressant, ça te fait bouffer, bien sûr… Tu peux ainsi payer ton loyer, tu peux avoir des femmes, des maisons, des enfants et des maitresses etc. Mais où est la liberté ? Et est-ce que c'est vraiment la voie de l'artiste ? Je ne sais pas… Est-ce qu'il y a des artistes véritables et essentiels ? Est-ce qu'il y a des faux artistes ? On s'en fout, finalement ; On fait ce que l'on a envie de faire ! Oui, Merci !


PARTIE #2 / 3-5 | Voir la vidéo

LA FIN DES MONDES

JPS : Nous abordons cette partie que tu avais voulue et que tu m'as un peu suggérée, ce que tu voulais appeler : "LA FIN DES MONDES", dont on a déjà un peu parlé donc, on discutera librement de tout ce qui nous arrive collectivement. Mais moi, je pensais la chose suivante : qu'est-ce que nous offre le Monde aujourd'hui ? On l'a déjà dit mais c'est la pornographie et la destruction de la Nature (la pollution) ! Par contre, paradoxalement, le sacré perdure grâce à l'argent et le veau d'or dont on a parlé ; de l'Art Contemporain, qui en est l'exemple le plus frappant. Mais l'âme a disparu… Et je voulais citer deux textes pour parler de ça, parce qu'il y a un très beau texte de Maurice Maetterlinck qui s'appelle Le réveil de l'Âme, le trésor des humbles, dans lesquels Il dit la chose suivante : 

LE RÉVEIL DE L’ÂME, LE TRÉSOR DES HUMBLES, MAURICE MAETERLINCK

« Il y a vraiment des siècles où l’âme se rendort et où personne s’en inquiète plus. […] En revanche, il y a des siècles parfaits où l’intelligence et la beauté règnent très purement mais où l'âme ne se montre point. Ainsi, elle est très loin de la Grèce et de Rome et du XVIIe et du XVIIIe siècle français. »

C'est tout à fait vrai. Je partage tout à fait ce sentiment là.

« On ne sait pas pourquoi mais quelque chose n’est pas là ; des communications secrètes sont coupées et la beauté ferme les yeux. Il est bien difficile d’exprimer ceci par des mots et de dire pour quelles raisons l’atmosphère de divinité et de fatalité qui entourent les drames grecs ne ressemblent pas à l’atmosphère véritable de l’âme. » 

Et moi, j'ai ce sentiment très, très fort et bien que malheureusement je n'ai jamais eu l'occasion de voyager en Grèce, un peu en Italie mais vraiment, que l'âme a totalement disparu, alors que cette âme, je l'ai sentie en Égypte, je l'ai sentie au Mexique ou chez les Mayas du Guatemala où il y avait quelque chose qui était présent, comme il le dit : on ne sait pas pourquoi, mais chez nous, en Occident, les « communications secrètes ont disparu ». C'est ce que j'essaie un peu de recréer dans mon travail, ces 'communications secrètes', comme des rhizomes, un peu comme les mycéliums des champignons, qui communiquent entre eux… Et, ce serait un peu, peut-être, le rôle premier et ultime de l'Art, quelque part.

NB : À t'écouter et en repensant à ce qu'on a échangé, sur la question de la Fin des Mondes, on pourra revenir sur cette expression, peut-être ? Moi, j'aurais envie de dire que Jean-Pierre Sergent, c'est l'artiste ou c'est le peintre, qui entend en quelque sorte refaire des Mondes. En tout cas, pallier à l'absence que tu viens de citer, il manque quelque chose et donc, cette question de pallier à l'absence, je trouve que tu la poses dans ton travail et dans ce que tu en dis. Enfin, on l'évoquait, il y a une sorte, chez-toi, de désir ontologique ; c'est-à-dire, l'idée de refaire, je sais pas si c'est refaire, parce que je ne sais pas si on refait vraiment les choses mais de faire un Monde (redistribuer les cartes) où les relations aux autres êtres, êtres étant entendus dans un sens très large, aux autres étant, en quelques sorte, à d'autres étant, qui seraient différent de nous, de ce Monde, dans lequel nous sommes. Pour moi, c'est un peu ça ton travail aussi, c'est rebâtir, bâtir, construire une autre ontologie du rapport aux êtres. Je voudrais m'arrêter un peu sur différentes choses qui, peut-être, te surprendront, je ne sais pas ? Je voulais revenir sur la question de la pornographie, parce que c'est cette question que tu poses, la pornographie, avec ce mot qui finalement est un mot polysémique aussi ; c'est aussi un mot qu'on attribue à ton œuvre parfois…

JPS : Oui, c'est vrai !

NB : Parfois, on dit que ton travail serait pornographique. Je pense que ce n'est pas tout à fait le même sens, en tout cas dans lequel tu l'emploies mais si on suit ce fil, finalement, de la pornographie ; il me semble, aussi, qu'on tombe, en quelque sorte sur cette question de l'absence ou de la séparation. Que finalement, la pornographie serait, la représentation d'organes génitaux, de scènes sexuelles, sans contextes dans lesquels ils pourraient prendre sens, c'est une sorte de réduction, en quelque sorte, à quelque chose qui serait de l'ordre, je sais pas comment le qualifier…. Mais la réduction, effectivement à un seul, existant, hors contexte en quelque sorte. Et je me dis que, quand tu emploies le mot de pornographie pour caractériser le Monde Contemporain, ce n'est pas seulement au sens sexuel du terme, c'est de façon plus générale, peux-tu un peu développer par rapport à ça ?

JPS : Eh bien, oui, la pornographie a plusieurs facettes, de même que la Violence (avec toutes les images de guerres et de désastres climatiques) mais je crois qu'on a un peu évoqué ça tout à l'heure. Oui, la destruction du Monde et d'une violence infinie. Mais je veux pas trop développer là-dessus car moi, j'aimerais revenir sur la 'Fin des mondes', parce que c'est nous qui, aujourd'hui, sommes les 'derniers des Mohicans', en quelque sorte ! Et c'est vrai… Tu sais, quand on était jeunes, on rêvait des tribus amérindiennes etc. Mais pratiquement toutes ces tribus ont disparu. Je reviens, je ne réponds pas du tout à ta question et je dois m'en excuser… Mais je vais citer un texte de Leconte de Lisle, qu'il a écrit en 1872, il y décrit exactement la situation dans laquelle nous sommes actuellement et déjà, à son époque : 

AUX MODERNES, POÈMES BARBARES, LECONTE DE LISLE (1872) 


« Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,

Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,

Châtrés dès le berceau par le siècle assassin

De toute passion vigoureuse et profonde.

Votre cervelle est vide autant que votre sein,

Et vous avez souillé ce misérable Monde

D'un sang si corrompu, d'un souffle si malsain,

Que la mort germe seule en cette boue immonde.
Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d'or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu'aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,

Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches. »

Point ! Ça dit exactement la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui. C'est la bourgeoisie actuelle, c'est la description exacte de la bourgeoisie (ou les nouveaux riches), peu importe la classe sociale finalement… C'est le Monde dans lequel nous sommes. Les gens vont acheter des sacs Vuitton, des peintures de Basquiat ou des foulards Hermès ou n'importe quoi d'autre, peut être pour échapper à ce VIDE SIDÉRAL de leur 'être profond'. Moi, je ne rencontre absolument plus d'êtres profonds… Il n'y a plus de gens qui ont une 'âme', comme Maetterlinck en parlait ! Et j'ai un jugement un peu sévère mais pour moi, l'âme a vraiment disparu, elle s'est cachée quelque part. Est-ce qu'elle réapparaîtra ? Est-ce qu'on la retrouvera un jour ou l'autre ? Pour moi, c'est le plus important, parce que l'âme, c'est quand même la flamme de l'Humain et où se cache t-elle ? Peut-être qu'on peut la retrouver dans l'Art ? Et j'aimerais finir cette partie avec Black Elk, qui est un grand sage Sioux, un medicine man, un chamane, dans un entretien avec John Neihardt en 1930 où il dit :

« L'espoir de la Nation était brisé et il n'y avait plus de centre pour que l'arbre sacré refleurisse. »

Et mon travail, c'est justement de montrer quelques images de l'arbre sacré, parce que c'est l'Axis Mundi, c'est là justement, où on parle aux esprits. Bon après, est-ce que j'y arrive ou pas ? Est-ce que les esprits sont là ? Je n'en sais rien mais c'est ce que j'essaye de faire. Ça, c'est un Grand Papier, qui est présent aussi dans une peinture qui est derrière nous et ça, c'est un Axis Mundi, avec les Arbres Sacrés, les Papillons et puis les Libellules aztèques. L'importance des insectes dans notre Monde. Et les insectes sont les vecteurs des âmes des morts. Alors, si on tue les insectes, où vont les âmes des morts ? C'est un problème qui semble absolument dérisoire mais que l'on peut se poser quand même ? Est-ce que l'âme humaine peut survivre dans un Monde complètement stérilisé, aseptisé ? Cela peut paraitre débile de poser cette question. Mais les Tibétains pensent que l'âme se réincarne… Ainsi, si il n'y a plus d'insectes, ni d'animaux, alors même que les petits vers de terre disparaissent ; on est mal barré ! Il se pose carrément le problème, aujourd'hui de l'immortalité de l'Humanité quelque part. Personne n'en a rien à foutre, sans doute mais c'est une question pertinente et qui nous vient de l'aube de l'Humanité, puisqu'à la préhistoire, on enterrait déjà les morts avec des fleurs et avec leurs armes, pour qu'ils puissent survivre dans les autres Mondes. Et si les autres Mondes n'existent plus, nous sommes castrés, n'avons plus d'existence spirituelle… Mais on ne peut même plus parler d'existence spirituelle mais d'existence humaine, tout simplement. Et c'est pour ça, que j'utilise tellement d'images d'énergie, comme ce Dieu de la Foudre Maya qui recrée le Monde. Il faut que mon travail soit foudroyant, il faut qu'il crée comme une étincelle et qu'il régénère le Monde, bien sûr… Et moi, je me bats contre la Fin du Monde, les Fins des Mondes annoncées. Est-ce que j'y arrive ou pas ? C'est un peu mon challenge, si tu veux.

NB : Est-ce qu'on pourrait dire qu'il y a une philosophie de Jean-Pierre Sergent ? Une anthropologie au sens d'une conception du Monde et de la conception des Hommes, de ce qu'est l'Homme fondamentalement ?

JPS : Eh bien, Ginsberg l'avait aussi, Kerouac aussi, Rothko aussi. Je crois que… certains artistes ont cette vision humaniste et d'autres ne l'ont pas du tout car, ils n'en n'ont absolument rien à foutre de l'état du Monde !

NB : Tu n'as pas répondu, vraiment, on va dire.

JPS : Non, parce que je parle essentiellement des choses qui me touchent et qui me rendent l'espoir.

NB : Oui, oui mais toi, tu as une conception du Monde et de l'Humanité, tu parles effectivement d'âme… Tu as aussi une certaine conception du temps qui est différente…

JPS : Tout à fait oui, exactement, le temps long et le temps profond…

NB : Le temps long, le temps profond mais en même temps, chez toi, il y a des temps de ruptures aussi. Par exemple, quand tu décris ton parcours (France, Montreal, New York etc.), ce sont des temps de ruptures qui arrivent, entre une partie de ta vie et une autre. La place, pour toi, dans ton discours sur l'énergie aussi, qui est là, qui est extrêmement présent. Et donc, ça construit une espèce de conception globale, que l'on peut lire, peut être que tu ne la défendrais pas ou que tu ne t'y reconnais pas mais c'est  une sorte de conception globale, une philosophie effectivement, me semble-t'il qui est là, présente.

JPS : Oui, tu as raison, oui, je suis présent dans mon travail. Oui, je suis celui qui fait ce travail-là, bien modestement. Mais après, oui, c'est ce que je suis, c'est ce que je fais. J'adore être artiste. Je pense que c'est... Comme dans, tu sais, il y a dans le livre de C. G. Young, L'homme et ses symboles où il disait, c'est un peu simpliste et cliché mais il décrivait les quatre stades de l'évolution de l'Homme : il y d'abord l'athlète tu sais, il y a plusieurs étapes de l'homme politique et puis, tout à la fin, il y a les quatre stades. Et j'ai d'ailleurs peint toute une série de peintures à Montréal sur cette espèce d'évolution spirituelle. Je pense que l'on ne doit pas rester toujours dans la même case toute sa vie. Et on peut parler, quand même, d'avancée spirituelle et d'éveil de la conscience et j'espère bien que je suis plus avancé, aujourd'hui, que je ne l'étais avant ou peut-être, que je suis toujours le même mais j'ai peut-être, grâce à mon travail, pu agrandir mon cercle d'influence !

NB : D'accord. Mais moi, je pense que c'est une peinture profondément philosophique !

JPS : Ah, peut-être, oui !


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LA QUESTION & "CHATTES, BITES, TROUS DU CUL & ÉJACULATIONS…"

JPS : Cher Noël, je crois que tu avais une question idiote à me poser ? J'attends donc ta question dans mes retranchements et je suis fin prêt à y répondre !

NB : Non, je ne crois pas qu'il faille être aussi retranché que ça, à vrai dire car c'est une question, effectivement, qui peut paraître idiote. J'ai envie de te demander : que sont devenus tes dix-sept chevaux ?

JPS : Ah oui, alors écoute, c'est une très belle question et qui me touche vraiment. C'est un peu comme si tu me parlais de ma famille. C'est vrai que, pour situer un peu les choses : j'ai élevé des chèvres et puis des chevaux dans une ferme à Charquemont, dans le Haut-Doubs, pendant plus de dix ans. J'étais allé à Montréal pour visiter mon frère Alain à Ottawa et une grosse galerie de Toronto voulait travailler avec moi. Alors, le galeriste Jerry m'avait dit : « Jean-Pierre, je veux travailler avec toi mais il faut que tu viennes vivre au Canada ! » Je me suis dit mais putain, c'est un sacré changement, un sacré déménagement… Et puis, j'ai pensé en moi-même que, peut-être, c'était ma chance. J'ai donc, alors, envoyé un courrier à tous mes clients, parce que cela faisait dix ans que je faisais ce métier. J'avais pas mal de clients et à l'époque on n'avait pas l'internet et j'ai mis moins 25 % sur tout mon troupeau et il y a eu des clients  qui sont venus un peu de toute la France, pour acheter mes chevaux… C'étaient des beaux chevaux américains, des Appaloosas et des Quarter Horses, des chevaux pour l'équitation américaine et bien sûr, quand j'ai vu partir le dernier cheval, ça a été très, très dur. Et ce qui est assez étrange, c'est qu'ils reviennent souvent, plus avant à New York qu'ici mais ils reviennent souvent dans mes rêves. Parce que, quand tu passes 24 heures sur 24 avec des êtres vivants, tu développes un amour quelque part. Et justement aussi, nos corps interagissent et, quelque part, leurs esprits aussi interagissent avec toi. Et parfois, c'est aussi des combats, comme avec mon étalon, souvent, c'était la castagne. Et justement, c'est un rapport très physique. Et je crois que ce rapport très physique que j'ai eu en élevant des chevaux car, j'étais tout seul pour m'occuper de dix-sept chevaux donc forcément, il fallait que j'assume, puisque si tu n'assumes pas, ça part à vau-l'eau : les juments ne sont pas saillies, l'étalon casse tout etc, etc… Il faut assumer. Donc, mon corps était présent au sein de ce troupeau, j'allais les nourrir une ou deux fois par jour et j'ai appris à être responsable, justement, d'autres êtres vivants. Tu sais que les tibétains, quand les personnes décèdent, ils découpent le cadavre en morceaux et ils les donnent à manger aux vautours… Et bien quelque part, je n'ai pas fait ça mais j'étais présent, tous les jours, avec mes chevaux. Et ils me manquent énormément. Ils ont donc été vendus et j'ai appris, par la suite, qu'il y a eu des descendants de mon élevage.

NB : D'accord et dans ton parcours, tu l'évoques et c'est pour ça que je voulais, outre l'intérêt évidemment, de savoir ce que tes chevaux étaient devenus ? Ce n'est peut-être pas une question complètement anodine, à vrai dire mais finalement, c'est cette idée que tu viens de développer à savoir, que ce rapport avec ton troupeau de chevaux, je ne sais pas si c'est le bon terme mais t'introduit, en tout cas, te rend capable d'autres formes d'attentions envers la Vie et de la vitalité. Et puis donc, ce contact avec l'animal, voilà, avec des êtres si particuliers. Et cette question resurgit, aussi, à un moment donné dans ta peinture, parce que tu en parles à un moment donné : qu'il y a une sorte de parenté entre ce que tu es en train de peindre dans la matière même et ce qui résulte, effectivement, de la naissance d'un poulain, à savoir le placenta (la délivrance) qui reste, en quelque sorte !

JPS : Tout à fait oui, oui, dans les patterns, justement dans les patterns que j'utilise, ce sont des motifs répétitifs. C'est vrai que c'était toujours moi qui délivrais les juments ; en fait, elles se délivraient elles-mêmes mais je donnais le placenta à manger à mes chiens. Et de toucher ce placenta, qui est quand même chaud, visqueux et plein de sang, tu touches aux mystères même de la Vie même quelque part. Et par analogie, on peut revenir aux sacrifices des Mayas… On peut dire que j'ai touché la vie, comme tous les médecins accoucheurs ou les sages-femmes, j'ai touché la Vie de mes doigts et je ne l'oublie pas. Ça, c'est une expérience et c'est peut-être pour ça, que ma sexualité ou mon rapport au sexe sont un peu plus ouverts parce que, quand tu as ainsi touché la Vie, oui, tu n'es plus vierge de ce qui t'arrive. C'est une espèce de dépucelage physique, métaphysique et corporel. De même sans doute que quand les gens ont touché la mort ou d'autres expériences similaires. Oui, nous sommes devant une expérience vécue véritablement.

NB : Voilà ! C'était donc ma question idiote !

JPS : Oui, alors donc, on va en venir à la dernière partie de notre entretien ; parce que, ce que l'on va faire tout à l'heure, c'est de présenter une dizaine d'œuvres que j'ai faites l'an dernier et j'ai appelé cette partie : "CHATTES, BITES, TROUS DU CUL & ÉJACULATIONS…" c'est une introduction à mon travail érotique et tantrique actuel ; la série des : Karma-Kali, Sexual Dreams & Paradoxes, de 2022… Car mon travail est, quelque part, gouverné par le chaos et la liberté et j'ai pensé à ça, justement avant-hier, parce que je refuse absolument d'être domestiqué et que je veux rester SAUVAGE. Et pour référence, je cite le film The Misfits avec Marylin Monroe et Clark Gable de John Huston, dans lequel ils vont chercher et capturer les derniers poneys sauvages pour les vendre pour leur viande. Et Marylin est tellement choquée par ça, qu'elle supplie les hommes de les libérer à la fin. Il y a tout le macho, Clark Gable qui essaye de choper le dernier étalon avec son lasso etc. et c'est tout ce combat entre la vie sauvage et la vie domestiquée ; entre : est-ce qu'on va nous transformer en corned-beef ? Ou est-ce qu'on saura vivre et survivre libre et rester sauvage et inattaqué ? C'est une question qui se pose ? Et pour abonder dans ce sens, j'ai trouvé hier, un passage d'un livre qui s'intitule Asie fantôme de Ferdinand Ossendowsky, qui a voyagé en Sibérie et il dit à propos des animaux voulant rester libres, justement :
 

GIBIER DE PRISON EN PLEIN VOL

« Il est impossible d'apprivoiser les perdrix ou les coqs de bruyère. Ils vivent en captivité mais pensent toujours à la liberté. »

Je crois que c'est aussi un peu le rôle de l'artiste de penser toujours à la liberté !

« Une bouffée de vent de la forêt ou de la prairie, un cri poussé par les oiseaux libres et aussitôt ils trouvent moyen de s'échapper, même au péril de leur vie. La liberté, Monsieur, est une grande chose et il n'y a que l'homme pour ne pas le comprendre. »

Alors, c'est un peu ça. Il faut que je trouve ma liberté au travers et grâce à mon Art.

NB : Mais, est-ce qu'on n'est pas déjà domestiqués ?

JPS : Oui mais bien sûr, on vit en société donc, forcément, on ne va pas se tuer les uns, les autres ; tout à fait. Oui, bien sûr, le savoir-vivre est important… Oui mais je crois que, au fond de lui-même, l'artiste cherche toujours cette véritable surdimension (une liberté absolue et sans compromis) un peu comme Bukowski, tu vois ? Des choses qui vont au-delà des limites. Je pense que c'est important d'essayer de trouver ça. Oui, bien au-delà des limites… Et puis après, quand ces gens meurent ; ils sont encensés pour avoir fait ça (ouvert des voies) mais quand ils sont vivants, on ne peut pas dire qu'ils soient très acceptés ni soutenus. C'est ça aussi. Mais il y a également une question sur la 'SALETÉ DU MONDE'. Je ne veux pas faire trop de citations mais il y avait une phrase d'un film de Jean-Luc Godard, dans lequel, c'est Jacques Bonnaffé, l'acteur, qui met sa main dans le sexe touffu de Maruschka Detmers, dans le film Prénom Carmen de Godard et puis il dit : « Oh, c'est dégueulasse ! » Et elle lui répond à propos ; c'est bien sûr, une réplique de Godard : « Ce n'est pas nous qui sommes sales, c'est le Monde ! » Tu vois, je crois que je me désolidarise totalement d'avec la pensée morale, parce qu'un artiste ne doit pas avoir de morale, une éthique, oui. Mais la morale, en tout cas cette morale là, ne doit pas intervenir dans mon travail.

NB : Mais personne ne devait avoir de morale en fait normalement ? Il y a ce rapport entre l'éthique et la morale, on peut, en partie, les distinguer depuis leurs points d'émissions (religion, bourgeoisie, bienséance etc.).

JPS : Oui, voilà, tout à fait, oui.

NB : Donc, il y a ça, effectivement qui se joue ? La réflexion que tu poses, c'est aussi la question de la transgression qui est posée. C'est que, grosso modo, comment, parce qu'on est en société, on joue avec les règles et tout en jouant avec les règles, on arrive à les dépasser ? 

JPS : Oui, c'est la transgression, bien sûr, il faut être transgressif. Après, il ne faut pas être non plus trop provocateur. On ne sait pas, on ne sait plus tellement sur quelle échelle jouer et à quel niveau ? Je ne sais pas ? Quelque part, je ne suis pas trop provocateur mais j'aime bien montrer des choses qui me semblent importantes et essentielles. Oui, je voulais parler aussi du tantrisme, parce qu'on va présenter des travaux érotiques et ce que je voulais dire du tantrisme, c'est ça, c'est que j'en ai écrit : 

« Il y a dans le tantrisme et chez certains artistes comme Tarkovsky, Pasolini et Sade ou chez Antonin Artaud, ainsi que bien modestement dans mon travail, d'ailleurs, cette volonté inflexible de remettre le corps à sa juste place, dans sa vraie grandeur humaine, avec et grâce à lui et ses propres énergies régénératrices, sémillantes et intrinsèquement intelligentes. »

C'est à dire que, souvent, les gens sont malades et tout mais il faut faire confiance au corps car c'est d'une intelligence beaucoup plus INFINIE ! que ce que l'on peut penser ; c'est incroyable ce qu'il se passe dans la machine du corps et il faut lui faire entière confiance !

« De remettre les pendules à l'heure, non plus dans certains espaces religieux, moraux, esthétiques (voir artistiques) et dogmatiques plurimillénaire mais dans une dimension pleinement immédiate, présente et corporelle de la machine à chier et à baiser (Antonin Artaud) ; pour également, ainsi, réintégrer une espèce de fureur de vivre si essentielle, si oubliée et si conspuée de nos jours… Mais si vitale et si jouissive cependant !  » JPS, Notes de Besançon 2023

Je pense que c'est jouissif et extatique d'être bien dans la sexualité et dans l'Art et dans la couleur. Car c'est une jouissance au Monde, oui, voilà !

NB : D'accord.

JPS : Voilà, on va donc vous présenter quelques œuvres maintenant…


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LA SÉRIE DES "KARMA-KALI, SEXUAL DREAMS & PARADOXES" (2022)


JPS : Oui, je voulais te présenter quelques œuvres que l'on a choisies ensemble, la dernière fois que tu étais venu à l'atelier. C'est ma dernière série des "Karma-Kali, Sexual Dreams & Paradoxes" et voilà, on va les montrer une par une, comme ça... On a pas mal de reflets, par contre. Donc, je travaille par superposition, si tu veux et j'arrête quand il me semble qu'il se passe quelque chose et puis après, je mets des fois une couche d'encre de Chine colorée dessus et on voit ici, un cerf avec des lignes d'énergie.

NB : Est-ce que tu peux dire deux mots sur le choix de la couleur, qui est là ?

JPS : Oui, c'est une couleur assez sanguinolente, c'est du sang, c'est la Vie ! Oui, oui, bien sûr. Mais on a parlé tout à l'heure des délivrances des chevaux, voilà, c'est un peu ça. On sent qu'on est vraiment dans... on n'est pas dans l'utérus mais on est dans la Matrice du Monde, quelque part, avec les animaux. C'est un peu une référence lointaine aux grottes préhistoriques.

NB : Avec le choix du cerf… Et sur les différentes couches de peinture que tu accumules, c'est aussi une façon de travailler que tu as ?

JPS : Oui, oui, que j'ai trouvé ; tu sais, on a parlé, la dernière fois, des tracés digitaux de la Grotte de Pech Merle. J'ai eu envie d'utiliser, alors, cette solution du layering, pour sortir complètement de l'idée de l'image individuelle (inintéressante) et pour entrer dans quelque chose de collectif, justement. Par exemple là, il y a Isis, la Déesse égyptienne qui est derrière, j'aime cette confrontation de Mondes et d'images. Je crois que tu avais beaucoup aimé le bleu ?

NB : Le bleu, absolument oui !

JPS : Celui là c'est une image érotique aussi... 

NB : Tu peux en dire deux mots aussi, à la fois sur le choix du bleu, enfin, qui est aussi un bleu assez impressionnant ?

JPS : Oui, tu sais, je dois dire que mes références aux bleus, ce sont surtout les Tombes Égyptiennes (ainsi que les superbes bleus mayas), parce que sur tous les plafonds, sont peints cette espèce de motifs étoilés (patterns), se répétant à l'infini. Et bien sûr, c'est le lieu où l'inconscient peut se développer, dans l'infini et dans la nuit. Parce qu'on a du mal à… l'inconscient et la conscience ultime, on du mal a être conscient dans un Monde diurne, avec le soleil. Il n'y a guère que les Aztèques et les Sioux etc., qui soient capables d'être conscients au soleil mais c'est pour accéder aux insondables profondeurs de l'intime. Bien sûr, cette œuvre, on peut dire aussi que c'est un rêve érotique, quelque part, oui. C'est quelque chose qui a à voir avec le rêve… Et aussi avec la fascination devant la scène érotique ! Et aussi la transgression…

NB : Et la transgression, c'est à dire qu'on n'est pas dans l'idée de la représentation ?

JPS : Voilà, oui et, tu vois, j'ajoute aussi parfois des textes comme ça, un peu obscènes. Justement, pour bousculer un peu le spectateur et peut-être le faire entrer dans le rire ou pas. C'est difficile, parce que les gens ne réagissent pas du tout, de toute manière et quoi que l'on fasse (ils sont anesthésiés, brain-dead) mais au moins, on essaye !

NB : Et quelle réaction tu espérerais vraiment du spectateur ou du regardeur ?

JPS : Déjà qu'ils sourient, qu'il disent : « tiens, c'est marrant, c'est intéressant, tu vois, oui ! C'est beau ! Tiens… les couleurs, la lumière c'est superbe… Oui, ça me parle, ça m'émeut, ça me nourrit quelque part ! » mais ça, c'est un peu une espérance vaine. Je pense que mon travail ne 'fit' pas, il ne correspond pas du tout à la France, ni à l'esprit cartésien français. Je pense peut-être que, dans d'autres Pays, il serait mieux regardé et apprécié… (Car ici, les gens sont auto-cryogénisés par leur propre connerie !) Celui-ci, on le voit un peu moins avec cette lumière mais ce sont des tons rouille, comme ça. Ce sont toujours des femmes avec des gros phallus, et des éjaculations et il y a toujours, on retrouve toujours, en tout cas, j'essaye toujours d'intégrer l'image dans ce qu'on appelle le pattern (le motif répétitif), presqu'à chaque fois. Car je récupère ceux-ci dans des dessins de BD de manga japonais, je prends tous ces dessins qui n'ont pas une grande importance mais qui remplissent l'espace, pour créer, comme on l'a dit tout à l'heure, l'idée de cette délivrance (enchevêtrement de vaisseaux sanguins nourriciers), ce pattern de vie quelque part.

NB : Mais sur une image comme ça, sur un travail comme ça, la réception peut être extrêmement négative ?

JPS : Ah oui, oui, tout à fait ! Par exemple, j'avais eu une petite exposition aux Musée des Beaux-Arts de Besançon qui s'appelait : "Eros Unlimited" et il y a eu pas mal de personnes travaillant au Musée qui ont dit que je faisais un travail pornographique. Donc, on entretient tous des rapports différents avec le sexe et la sexualité, bien sûr. Après, on ne peut pas en vouloir aux gens. C'est une réalité, c'est la réalité du métier d'artiste que le travail ne plaise pas forcément, oui ! Tant qu'ils ne le brûlent pas. Et pour raconter une anecdote, j'avais une exposition à Bâle en Suisse, dans le quartier juif et mon galeriste avait mis carrément des couvertures devant sa vitrine pour ne pas choquer les passants et ne pas alerter la police…

NB : Oui, ça me rappelle quelque chose. Je crois qu'on avait eu le même problème non pas avec le tableau de L'Origine du Monde ; on sait qu'il a été effectivement, parfois, invisibilisé mais avec un livre sur le tableau de L'Origine du Monde qui, je crois, a connu le même sort que ce que tu viens d'évoquer, effectivement...

JPS : Mais ceux qui posent ce genre de questions morales, ne comprennent pas que je parle, surtout, de la liberté sexuelle de la femme. Tu comprends, ce n'est absolument pas une humiliation, pas du tout. Et je suis, d'ailleurs, en contact avec une amie artiste iranienne qui aime et respecte beaucoup mon travail. Et quand, ici ou ailleurs, on fait des remarques comme ça : allez donc vivre en Iran où vous ne verrez aucune image érotique et vous serez obligée de vous couvrir les cheveux… Je crois que je fais plus fondamentalement un travail libérateur, je l'espère ; après, on ne sait jamais comment un travail peut être reçu ni perçu vraiment ? Et là, aussi, c'est une image de bondage.

NB : Oui.

JPS : Qui est peut-être un peu comme une vestale, un peu greco-romaine. Je dois avouer qu'ayant une bonne connaissance de l'Art, parfois, certaines images, me font penser à des statues grecques ou égyptiennes ou autres… Donc, bien sûr, des fois, j'utilise des références dans l'Histoire de l'Art.

NB : Oui

JPS : Oui, on peut penser ici aux caryatides, c'est une référence et après ce que j'en fais, c'est une caryatide qui est vivante. Les caryatides sont mortes dans et avec l'Antiquité… Je crois que le plaisir, la sexualité ont besoin d'être montrés dans l'Art beaucoup plus qu'ils ne le sont actuellement, sinon on se coupe d'une partie de notre humanité.

NB : Par rapport à ce que tu viens de dire, sur la nécessité, effectivement, de monstration de l'érotisme… Le fait que cette partie de la vie, grosso modo, disparaisse ou ne soit pas présent, tu l'attribues à quoi ? Tu l'attribues à une sorte de censure ? D'autocensure de l'artiste ?

JPS : Non, ce sont les religions et les morales qui empêchent l'érotisme (au-delà de la difficulté de vendre des œuvres érotiques). Donc, ce n'est pas de l'autocensure. Les artistes aiment bien peindre des œuvres érotiques, comme par exemple Rubens ; beaucoup d'artistes ont peint : Leda et le cygne parce qu'ils ne pouvaient pas peindre de sexes masculins, ni de sexes féminins… Ce sont donc toujours des ersatz qui veulent montrer ça mais ÇA n'est pas vraiment ÇA (LE SEXE) ! C'est : "Ceci, n'est pas une pipe" de Magritte. Il y a toujours cette ambiguïté dans et avec l'image érotique qui est toujours tronquée dans la peinture occidentale. C'est que l'on veut parfois montrer la sensualité ou la sexualité mais on ne peut pas vraiment aller jusqu'au bout de la sensualité et de l'orgasme (Sauf religieux: extase spirituelle, coitus interruptus donc !). Et moi, mon travail, c'est vraiment d'aller jusqu'au bout des choses, oui ! Et, quelque part, je me sens proche de peintres qui sont allés au bout des choses comme Soutine, de Dekooning ou on en revient à Pollock, bien qu'il n'ait pas fait beaucoup de figuration mais il a crée des 'espaces éj́aculatoires' en quelque sorte. Ici, on sent comme une espèce d'harmonie cosmique dans ce travail-ci, enfin, je me permets de dire ça.

NB : Oui, oui.

JPS : Et là, qu'est-ce qu'on a ? On a juste une vulve avec des patterns. Je ne sais plus de quelle culture ils viennent, sans doute peut-être du Brésil ? J'aime toujours trouver des dessins faits sur des poteries ou sur des vanneries, parce que c'est un travail fait par les femmes et souvent, les femmes, ont une idée précise de l'organisation du Monde et du Cosmos que, contrairement, les hommes n'ont pas. C'est assez étrange et donc, je veux montrer comme ça, l'organisation du Monde avec une vulve qui est aussi comme une matrice.

NB : Ce qui, je trouve, est assez intéressant à dire car c'est un travail qu'on pourrait, grosso modo, juger ; je ne sais pas comment dire ? Qui, en tout cas, ne respecterait pas la question féminine, pour le dire comme ça ; alors qu'il y a en même temps, le fait d'avoir, effectivement, mis des motifs qui proviennent d'œuvres faites par des femmes et avec ce que tu évoques, sur la question de la maîtrise d'une vision cosmique du Monde par les femmes. La question qui se pose sans doute, c'est à dire que l'on revient peut-être à une discussion que l'on a déjà eu mais c'est : qu'est-ce qu'il faudrait aux spectateurs pour comprendre ton travail, en quelque sorte ?

JPS : Il faudrait qu'il ait eu toute mon expérience, on en a déjà parlé… je crois ; ou qu'il ait eu lui même… disons que par exemple, quelqu'un qui serait allé vivre chez les Pygmées, n'aurait sans doute aucun souci à voir et à comprendre ça. Je pense mais je me trompe peut-être, j'imagine, je me permets d'imaginer, voilà peut-être ? Il faut sortir de notre enfermement carcéral moral et culturel, forcément, pour pouvoir appréhender mon travail. Parce que si tu regardes ça comme la vulve de Courbet, tu n'as absolument rien compris à mon travail : c'est quelque chose de totalement différent et  qui est presque conceptuellement à son extrême opposé !

NB : Ce qui veut dire que là, on parlait de la fin des Mondes. Or, c'est un travail qui est entre plusieurs Mondes, celui-ci ?

JPS : Tout à fait, oui, c'est vrai ! Réactiver, réinitialiser plusieurs Mondes, réactionner les choses. Et puis donc, on a cette dernière peinture que l'on avait choisi ensemble.

NB : Oui.

JPS : Et là, c'est pareil, c'est un pattern. On retrouve ce pattern là, géométrique ainsi que cet autre qui provient, je ne me rappelle plus mais, peut-être, d'Océanie ? Comme ça… Il faut bien comprendre que tous ces dessins, qu'on ne comprend pas ou plus, aujourd'hui et que l'on pense uniquement décoratifs, avaient une signification, sans doute génétique. Peut-être que ça représentaient des lignages ancestraux, je n'en sais rien mais je me permets de les réutiliser comme ça. Premièrement, c'est beau esthétiquement, ça me parle et j'ai refait le dessin moi même à la main à l'encre sur le film, comme ça. C'est ainsi, un moyen de me réapproprier l'état dans lequel était la personne (artiste ou chamane) au moment où elle l'a dessiné quand elle a réalisé ce dessin. Ça peut être une femme ou un homme, peu importe. Et il y avait un très beau livre d'Ismaël Kadaré : Le dossier H, dans lequel il racontait que certains scientifiques avaient pu, c'était son hypothèse, enregistrer les chants que les potiers chantaient à l'époque homérique. Donc, ces scientifiques pensaient que les traces, laissées lors du façonnage des pots, c'était comme des microsillons sur un disque et qu'ils pourraient réécouter les chants homériques en 'lisant' ces poteries archaïques ? Donc, c'est un très beau livre. Et je fais un peu la même chose en quelque sorte… Je veux moi aussi, rechanter les chants homériques ou d'autres épopées…

NB : Oui, là aussi, sur le travail des couleurs, alors que tu ajoutes des couleurs, effectivement : on est sur du bleu, du rouge, on est sur du noir et du brun. Enfin, ton choix de couleur s'ordonne comment, quelles sont tes procédés ?

JPS : C'est lorsque j'imprime (je sérigraphie) comme je l'ai dit, je me sens centré, je suis là et je pense à cette couleur et je l'utilise voilà. Par contre, je n'utilise jamais une couleur pure, je la salis toujours. Souvent, les gens disent que les couleurs doivent être pures ! Non, non, pas du tout… Mes couleurs sont toujours cassées. Tu vois, sur mon étagère, il y a des pots de peintures dont certains datent de mon époque new yorkaise, ça fait donc, plus de 20 ans. C'est un peu comme un levain, si tu veux, que les boulangers gardent. Il y a, par exemple, des levains, qui ont plus de cent ans ! Donc, pour mes couleurs, c'est pareil. Chaque fois, j'y rajoute un autre bleu, par exemple puis, je mélange voilà. Ce sont des pigments qui ont une histoire. Je ne prends pas le pot directement et c'est toujours très nuancé. Mais il faut que cette nuance soit exacte. Il y a juste un petit problème, parce que je travaille avec la peinture acrylique ; c'est un petit problème technique, qui est que l'acrylique frais est plus clair et qu'elle fonce en séchant d'au moins deux tonalités, comparé à l'huile mais ça n'a pas grande importance. Voilà, est-ce tu voulais encore évoquer quelque chose d'autre ou non ?

NB : Non, je crois que c'est bon pour moi, il me semble. Je n'ai pas d'autres choses qui me reviennent à l'esprit.

JPS : Eh bien alors, je vais terminer par deux citations et je recommanderai à tout le monde de lire le merveilleux livre : Le miroir des âmes simples et anéanties de Marguerite Porete, qui était une mystique du treizième siècle et qui a été brûlée parce qu'elle avait écrit ce livre là, justement et dont on aurait pu parler pendant des heures. Mais je veux juste citer une de ses belles phrases. Elle dit, dans le Chapitre 134 :

« La parfaite liberté ne connaît pas de 'pourquoi'. »

C'est-à-dire que c'est LÀ. C'est aussi un peu ce qui se passe dans mon travail. Et puis, pour en revenir à Artaud, puisqu'on avait parlé d'Artaud :

« Ceux qui disent qu’il n'y a pas de Dieu c’est qu’ils ont oublié le cœur. »

C'est une très belle phrase aussi. Moi, je ne suis pas du tout croyant mais je pense qu'il y a une dimension spirituelle que l'on doit développer, honorer et respecter. Voilà cher Noël… Écoute, merci beaucoup pour ce bel entretien, merci à Lionel qui était derrière les caméras et puis à une prochaine fois, comme on dit ! À bientôt et au revoir…


UNIVERS D'ARTISTES #1 : INTERVIEW JEAN-PIERRE SERGENT & CLAUDIE FLOUTIER | BESANÇON | 9 JUIN 2023 | Télécharger le PDF

Filmé à l'atelier-appartement de Claudie Floutier le 9 juin 2023. Caméras : Lionel Georges. Remerciements pour l'aide aux transcriptions à Millie Floutier, Guillaume Chilemme et Christine Dubois pour la relecture.


PARTIE 1/4 | Voir la vidéo

Jean-Pierre Sergent : Bonjour, bonjour à tous. Nous sommes aujourd'hui le 9 juin 2023 et j'ai la grande chance et le grand honneur d'interviewer mon amie Claudie Floutier, qui est artiste et qui était ma professeur à l'école des Beaux-Arts de Besançon. Nous sommes ici dans ton appartement-atelier et on va présenter quelques œuvres que tu as faites durant toute ta carrière. Et donc pour commencer : tu me parles souvent de ton enfance avec ton grand père. C'était dans la Provence. Et puis tu vivais un peu comme une sauvageonne, un garçon manqué, un peu dans la nature et tu cueillais avec lui, des herbes aromatiques, médicinales.

Claudie Floutier : Mon grand-père !

JPS : Oui, voilà, alors si tu veux bien nous parler de ton enfance.

CF : C'est à dire que je suis née après la guerre, juste après la guerre et on était vraiment pas riche chez nous, mais pas du tout. Chez mes parents c'était vraiment la pauvreté. Et quand je suis née, mes parents ont pensé que c'était plus intéressant pour moi d'aller vivre chez mon grand-père qui avait deux jardins et donc je pouvais être nourrie plus  facilement, tandis que mon père, n'avait pas de quoi subvenir à mes besoins, en fait. Donc je suis allée vivre pendant cinq ans, jusqu'à l'école, parce qu'on n'avait pas de maternelle, chez mon grand-père, dans un mas à Apt, au pied du Luberon. Voilà. Mon grand-père était alors à la retraite de cheminot et il avait un ami qui était herboriste et donc, sa deuxième occupation, après ses jardins, c'était d'herboriser. Il m' emmenait donc herboriser avec lui. Voilà. Et puis j'étais extrêmement heureuse chez mon grand père et ma grand-mère à Apt pendant toutes ces années. Et j'ai profité de cette vie qui était très humble aussi, très simple, à l'écart, parce que c'était un mas. Je ne me suis jamais sentie, peut-être, vraiment aussi heureuse que dans ces moment-là. Car, il n'y avait aucune perturbation, il y avait simplement des odeurs et des paysages magnifiques… Mon grand-père était assez silencieux mais c'était un homme extrêmement tendre et donc il me donnait énormément d'amour. Et puis je me sentais réconfortée. Voilà, donc c'est une très, très belle petite enfance.

JPS : Oui, tu as eu la chance de vivre pleinement dans la nature.


CF : Oui, complètement. On était dans un mas qui ne lui appartenait pas. Il n'était pas non plus riche et donc il avait ce mas où il y avait des poules, des lapins, pour nous nourrir, évidemment. Mais ce mas, il le louait, un demi mas… Parce que la deuxième partie était occupée par des Italiens, qui s'appelaient les Carboni, qui étaient pauvres, puisque c'était aussi à la fin de la guerre. Monsieur Carboni était maçon et ils avaient chacun loué ce mas qui leur convenait… C'était dans la nature et c'était magnifique. Je suis allée d'ailleurs revoir ce mas, il y a quelque temps avec Millie. C'était extraordinaire ! Vraiment !

JPS : Millie, c'est ta fille, que tu as élevé toute seule...

CF : Oui, c'est ma fille, que j’ai élevé toute seule.


JPS : Oui, alors parle nous peut être de ton travail d'enseignement aux Beaux-Arts de Besançon ?

CF : Si tu veux, après tous ces périples... et cætera, et cætera.


JPS : Alors, parle-nous de tes périples, si tu veux !

CF : Mes périples ! C'est à dire que je suis partie de cette petite enfance chez mon grand-père où c'était des gens qui étaient… Mon grand-père était curieux, on n'avait pas beaucoup de livres. On avait : l'Almanach Vermot et La Vie du rail, parce qu'il était cheminot… Oui et c'est ce qui m'a permis finalement de partir ensuite au Pérou, parce que je les avais lu, toute petite, quand j'avais cinq ans. Mais après je suis retournée chez lui toutes les vacances, je retournais chez lui, évidemment. Donc j'ai lu cette « Vie du rail » où je me suis rendue compte qu'il y avait le plus grand chemin de fer qui montait en crémaillère, qui partait au Pérou. Et je me suis dit, ça ! Avec la lecture de Tintin : « Il faut vraiment que j'aille un jour prendre ce train ! » Donc, je suis partie faire mon périple au Pérou. Bon alors, après cette enfance chez mon grand-père, je vivais aussi dans un autre petit village. Après, il y a eu l'internat où je n'étais pas une élève très brillante parce que je ne faisais que lire et dessiner. Donc c'était kifkif. Mais bon voilà. Je suis arrivée à passer le Bac et au niveau du Bac, j'ai passé aussi le Concours Général de dessin des Lycées et Collèges. Mes parents étaient très modestes et n'avaient jamais vu d’exposition etc. Mais le fait que j'ai réussi au Concours Général de Lycée et Collège, ça m'a permis qu'ils aient confiance en moi pour aller aux Beaux-Arts de Montpellier. Donc j'ai fait un peu la Fac d'Italien, parce qu'il fallait quand même, avec ces parents qui n'avaient jamais vu une exposition, être garante de quelque chose ! J'aurais pu être professeur d'italien…. Mais ça a été vite réglé. J'ai fait les Beaux-Arts où j'avais un professeur de peinture extraordinaire qui s'appelait Monsieur Dezeuze. Grâce à lui, je suis allée à l'Université McGill de Montréal et ensuite il m'avait trouvé du boulot chez Lefranc Bourgeois… Après un périple parisien où je suis allée aussi aux Beaux-Arts de Paris, grâce aussi à une rencontre providentielle dans cette école et après avoir vu que finalement je n'arriverai pas à m'en sortir au niveau pécuniaire et financier, j'ai passé un concours pour être professeur aux Beaux-Arts de Metz. Mais, j'avais déjà énormément travaillé sur la couleur, par rapport à Lefranc Bourgeois et j'ai pu passer ce concours sans difficulté grâce à l'expérience que j'avais déjà eu auparavant. Et après, au bout de quatre ans, j'ai passé un concours pour enseigner à l’École des Beaux-Arts de Besançon (1978 - 2013), pour me rapprocher de mon ex-mari. Depuis je suis ici. J'adore être à Besançon en fait. Donc je suis ici depuis ce moment-là.

JPS : Tu as enseigné une quarantaine d'années aux Beaux-Arts de Besançon ?

CF : Oui, oui… j'ai déjà enseigné à Metz déjà (1973 - 1977), et puis ensuite à Besançon. Et donc en premier cycle, je travaillais sur la couleur. Et en fait, je me suis tout de suite passionnée ; mais je dessinais toute petite déjà, je dessinais, je dessinais, donc, j'avais ce rapport à la couleur parce que j'avais introduit les couleur Liquitex en France dans les années 70. J'ai travaillé avec les trois primaires et je n'ai jamais arrêté de travailler qu'avec les primaires. Parce qu'en plus je me suis rendue compte en travaillant que je pouvais, à part le noir absolu et le blanc que je devais quand même fournir. (Parce que, si tu mélanges les complémentaires primaires, tu arrives au quasi noir.) Et donc j'ai travaillé sur ces complémentaires et, en même temps, je faisais du yoga et le fait d'approfondir infiniment la couleur, ça m'a fait me rendre compte que finalement, cette complémentarité des couleurs, ça revenait à l'unité du Monde. Parce qu’avec le couple rouge et vert et les deux autres couples de complémentaires, tu as le Monde entier, en réduction. Voilà, donc ça m'a totalement passionnée. J'ai enseigné cette notion des trois primaires dans mes cours de couleurs…. Longtemps après, j'ai vu une exposition de Charlotte Salomon au Musée de l'Art Juif à Paris. C’est une femme qui est morte en camp de concentration. Elle était enceinte, elle était jeune et on l'a dénoncée. Et là, il y avait cette exposition sur elle, cette femme avait un charme fou ! Elle était à la fois musicienne et aussi une très grand peintre, qui travaillait avec les trois primaires. Alors, quand je m'en suis rendue compte : entre la musique qu’elle écoutait et qui était diffusée pendant l'expo et la qualité de son travail… Parce qu’elle se racontait, comme un peu je me raconte moi, avec ces trois primaires ! Je me suis dit : « tiens, ces affinités viennent de très loin !». Ce n'est pas elle qui m'a indiqué le chemin mais je me suis trouvée en complète compassion et harmonie avec cette femme et avec une grande tendresse pour elle, même si elle était morte depuis longtemps… Et, j'ai énormément aimé enseigner aux Beaux-Arts, vraiment. En même temps quand j'ai arrêté, j'ai continué à aimer ce que je faisais dans ma vie. Comme mon grand-père qui était cheminot, quand il a fini à la retraite et bien, il a herborisé. Moi j'ai continué à faire mes petites choses, mes petits trucs, j'ai continué ma vie. Ça ne m'a pas manqué du tout, alors que j'ai beaucoup aimé enseigner. J'ai rempli ma vie autrement de toute façon.

JPS : Oui, bien sûr, mais moi, en tant qu'élève, je tiens à te remercier vivement, parce que c'est vrai que tu nous a ouvert l'esprit sur d'autres Mondes. C'est très important pour un artiste d'avoir un maître (ou une maîtresse) entre guillemets… parce que l'Art, ça s'apprend aussi.

CF : Eh bien oui, moi aussi, j'ai appris aux Beaux-Arts avec des professeurs. Ils n’étaient pas très compliqués mes professeurs, ils n'étaient pas des grands intellectuels, mais ça allait. Ils connaissaient le métier et puis surtout, nous, on allait dans la nature. On n'était pas encore dans le concept de l'art, ce n'était pas compliqué. Donc, j'ai appris avec eux et puis étant donné que je travaillais chez Lefranc Bourgeois, j'ai pu apprendre sur le tas. Ensuite, j'ai fait tous les stages que j'ai pu faire au niveau de la compréhension de la couleur, au niveau du yoga etc. J'ai approfondi continuellement ces connaissances. Et puis en même temps je suis toujours curieuse.

JPS : Oui, c'est cela, on échange souvent sur les livres qu’on lit.

CF : Bien sûr, je lis et je continue à m'enthousiasmer. Et puis je trouve que l'Art, c’est quand même un outil extraordinaire pour entrer dans un monde à la fois étrange et merveilleux et pour entrer encore plus dans la Vie.

JPS : Voilà, je voulais citer quelque chose que j'ai trouvé hier sur Twitter. C'est une phrase d’Hermann Hesse qui a beaucoup travaillé sur les philosophies hindoues et sur la spiritualité. C'est quelqu'un d'important pour nous tous artistes. Il dit en introduction : « Elles ne sont pas si nombreuses les choses dont on peut attendre un secours, les choses qui vous rassurent et vous aident à vivre ; il importe de les connaître ». On parlait tout à l'heure de la connaissance et c'est très important que toi, en tant que professeur, tu aies eu une culture ouverte sur le Monde. Parce qu'on souvent du Mexique ensemble, on parle souvent d'autres cultures, des cultures hindoue, aussi. C'est un peu cela que tu nous as transmis et c'est un peu ça qui ressort de ton travail. Tu voulais peut-être nous montrer quelques exemples de ton travail ou citer quelques textes ?

CF : Oui, alors je pourrais citer quelques textes en réponse à ta question : « est-ce que tu as fait des grands formats ? » Oui, j'ai fait des grands formats… J'ai fait des grands formats et notamment, j'avais entrepris, après la lecture des Rubaiyats, de faire une série sur les Rubaiyats, à ma façon. Donc, c'était des grands formats que je vous montrerai…

JPS : Rubaiyat, c’est-à-dire ? C'est quelle référence les Rubaiyat ?

CF : Les Rubaiyat d’Omar Khayyâm. J'étais tellement prise par cette lecture et en même temps, il y a eu la Guerre du Golfe qui commençait... Et moi, j'étais contre la Guerre du Golfe, j'ai manifesté ici en criant : « NON À LA GUERRE ! NON À LA GUERRE ! NON À LA GUERRE ! » Mais enfin, la bêtise de tous les dirigeants du Monde est telle ! Que, de toutes façons, tu ne peux rien faire. Donc la lecture des Rubaiyat m'a vraiment fait du bien. Je vais en lire quelques passages parce que ça a un rapport profond avec mon travail. 

JPS : Très bien ! Oui !

CF : - « 110. Le jour où ce coursier céleste des étoiles d'or fut sellé, où la planète de Jupiter où les Pléiades furent créées, dès ce jour, le divan du festin fixa notre sort. En quoi sommes-nous donc coupables, puisque telle est la part qu'on nous a faite. »
- « 129. Au milieu de ce tourbillon du monde, empresse toi de cueillir quelques fruits. Assieds-toi sur le trône de la gaieté et approche la coupe de tes lèvres. Dieu est insouciant et de culte et de péché. Jouis donc ici-bas de ce qui t’agrée
- « 232. Tu me demandais ce que c'est que cette fantasmagorie des choses d'ici-bas. Te dire à cet égard toute la vérité serait trop long. C'est une image fantastique qui sort d'une vaste mer et qui rentre ensuite dans cette même vaste mer. »

JPS : Donc ça, c'est d’Omar Khayyâm ?

CF : Donc, ce sont les quatrains 110, 129 et 232 des Rubaiyat. À un autre moment, il dit : « cette poignée d'ânes placée entre deux bœufs ». Ce que nous sommes ! J'ai vraiment été extrêmement touchée par ces textes. Je les ai relus récemment car avec ce qui se passe dans tous ces pays du Monde, agités par toutes ces guerres, par toutes ces fureurs contre les femmes… J'ai entendu dire ce matin à la radio que des fillettes d'Afghanistan, des jeunes femmes qui allaient à l'école, ont été empoisonnées, parce qu'elles allaient simplement à l'école ! Alors ça, c'est vraiment désespérant ! Omar Khayyâm, c'est quand même un homme d'Orient. 
- « 348. Cette roue des cieux court après ma mort et la tienne, ami, elle conspire contre mon âme et la tienne. Viens, viens t'asseoir sur le gazon, car bien peu de temps nous reste encore avant que d'autre gazon germe de ma poussière et de la tienne. »


PARTIE 2/4 | Voir la vidéo

JPS : Oui, alors Claudie, tu voulais nous montrer quelques dessins. C'est quelle série là, que tu nous montres ?

CF : Oui, mon travail, il est continuellement en métamorphose, en fait : c'est à dire que je n'ai pas une ligne directe, je dessine beaucoup, ensuite je peins, j'écris et donc, ce sont des séries extrêmement différentes. Tu m'avais parlé de cette série des Rembrandts : il y a quelques années déjà, je suis allée à Amsterdam et j’ai été complètement fascinée par une toute petite eau forte de Rembrandt, à la pointe sèche, qui m'a vraiment montré à quel point, Rembrandt, était conscient, finalement, de sa nudité et de sa solidarité avec le Monde. Mais surtout, c'est mystérieux je ne comprends pas... J'aime tellement cette eau forte. Il est là, il nous regarde et dit : « pardonnez-moi, pardonnez-moi, pardonnez-moi…» J'essaie de vous dire à quel point, je ne suis pas seulement ce grand peintre mais je suis aussi cet homme plein, plein, plein, de contradictions et de peurs, d'angoisses… de solitude, mais aussi de force. Parce qu'il est à la fois, très triste et puis, très fort ce regard. Voilà et du coup, je me suis tellement attachée à lui, que j'en ai fait, j'en ai fait... J'en ai fait tellement !  Que j'ai passé deux ans sur ce projet, deux ans à travailler et puis après, je trouve aussi toujours des choses qui me confortent aussi, Henri Michaux dit : « Qui sait aussi avec quel étrange des miens, ce visage d'en face se confronte en moi, en tâtonnant et en cherchant à être compris ». Henri Michaux dans Passage :  cherche à être compris... c'est fait... Voilà... Et aussi Pierre Reverdy, Plupart du temps, recueil 1915-1922, Autre face « Les yeux noirs ! Mais ce sont des lorgnons. Une ombre glisse sur les joues. Deux larmes coulent sur les joues. Est-ce pour moi ou bien à cause du soleil ? Personne n'ose demander qui ils regardent et chacun prend ce regard pour soi. Je crains d'être trop petit et trop loin. Moi, je suis certainement trop loin et celui qui est devant moi se rapproche. Pour me rassurer, je me dis que les yeux ne peuvent pas tout voir et qu'il ne reste au cœur rien que ce qu'il peut contenir ». Voilà, c'est extraordinaire. 

JPS : Donc, tu veux parler un peu du vide existentiel et de s'en sortir grâce à l'Art, quelque part ?

CF : Rembrandt, c'est l'Art... 

JPS : Oui mais bon, c'est une question qu'on peut poser ? On ressent tous ce sentiment de finitude et donc, Rembrandt l'a exprimé de manière magnifique !

CF : Oui, oui, oui, en ce qui me concerne, il y a des écrivains que j'aime énormément, qui disent aussi des choses essentielles… J'ai lu un très beau livre de Salman Rushdie, que j'ai utilisé pour introduire cette série : « La vie devient très -comment dire- finie. Tu t'aperçois que tu ne possèdes rien, que tu n'as pas trouvé ta place, que tu ne fais qu'utiliser les choses un temps. Le Monde inanimé se moque de toi, tu partiras un jour mais lui, restera là. Ce n'est pas très profond ce que je dis là, Sally, c'est de la philosophie à la Winnie l’Ourson (et moi, je suis ça, Winnie l’Ourson), je sais mais c'est quand même quelque chose de déchirant ». Donc moi, je fais ma philosophie à la Winnie l’Ourson, je ne suis pas un très grand philosophe, je suis quelqu'un qui cherche et donc, je trouve ça, aussi, dans la lecture, j'aime énormément la lecture. Et voilà un passage de Michel Houellebecq : « Au milieu de l'effondrement physique généralisé... » Parce que lui-même, Rembrandt, toute sa vie, n'a parlé que de ça, parce qu'il ne parle que de son propre temps, quand il fait ses autoportraits. Tu vois que lui-même prend conscience que : « vanité des vanités, tout est vanité ». C'est la base essentielle, je crois, de mon travail : « Vanité des vanités, tout est vanité »… Tout s'effondre… « Au milieu de l'effondrement physique généralisé, à quoi se résume la vieillesse, la voix et le regard apportent le témoignage irrécusable de la persistance de caractère, des aspirations, des désirs, de tout ce qui constitue une personnalité humaine ». La carte et le territoire, Michel Houellebecq.


JP : Il parlait d’un artiste dans ce livre, de l’Art Contemporain et d’un artiste, oui !

CF : Je l'ai mis parce qu’« Au bout du compte, il n'y a plus que la solitude, le froid et le silence ». Il dit : « Alors on arrête de rire… On finit toujours par avoir le cœur brisé… On arrête de rire… » Quand on meurt, on ne sait pas si on rit encore beaucoup… Et donc, c'est ça, moi étant donné que j'ai quand même passé ma vie… Heureusement, j’étais mère célibataire et j'ai eu cette magnifique chance d'avoir une fille, que j'ai élevée… Mais enfin, la solitude, elle est grande quand tu es mère célibataire et je me suis rabattue, quand je ne m’occupais pas de Millie et que je n’étais pas aux Beaux-Arts ; je me suis mise à dessiner, à peindre et à écrire. Ainsi, tu brises la solitude quand tu es dans ce monde-là, tu es dans ton monde et ce monde-là, malgré que tu ne fasses pas toujours des choses gaies, c'est une merveille d'être dans la création. 

JPS : Bien sûr, oui ! Tu voudrais peut être, s'il te plaît, nous passer quelques pages comme ça, en silence, pour que les gens puissent regarder un peu. Et puis moi je les scannerai et je les mettrai dans la vidéo. Là, tu as mis tous les papiers que tu voulais nous montrer aujourd'hui ou est-ce que tu veux en montrer d'autres ?

CF : Des petits, des tout petits formats justement. Là c'est une note un peu triste mais moi je suis un personnage pluri-facettes : Jean qui pleure, Jean qui rit. Donc, Jean qui pleure et puis après, Jean qui rit. Et alors, comme j'aime beaucoup dessiner, pendant un certain temps, j'ai dessiné des petits objets dans la maison. Donc là, ce n'est pas du tout la même façon de dessiner puisque là, je n'utilise pas du tout d'ombre, je ne travaille qu'avec le trait.

JPS : Comme au Moyen-Âge.

CF : Voilà, bien évidemment, j'aime énormément. Là, c’est un petit dessin qui représente des objets que j'ai à la maison, que j'avais acheté à Mykonos ou dans les îles grecques. Alors là, j'ai fait ce petit dessin et j'ai marqué : « plus les mouettes » parce qu'il manquait la mer, quand même, dans ce dessin. Donc j’ai marqué : « plus les mouettes ». Alors là c'est aussi des objets que j'ai chez moi. Ça c'est un objet que j'avais ramené du Pérou, enfin ça, ce sont des statuettes que j'ai ramenées de mes voyages. J'aime bien les pierres… j’en ai fait ce rapport de liaison entre les objets. Là, c'est aussi une statuette, que j'ai ramenée et là, j'avais encore mis cette phrase qui m'obsède un peu : « Polit ses armes, ses jades, ses dieux, ses chants, ses grelots venus de quelques décades, une troupe sort de l'eau, puis tout passe à la cascade et retourne dans le flou ». D'après Norge, c'est un poète que j'aime beaucoup Norge. C’est à dire que du jour au lendemain, j'arrête quelque chose et je fais tout le contraire, parce que j'ai l'impression que si j'en fais beaucoup, beaucoup, je sature. Et quand j'ai fini de saturer, je me dis : « Oh, il faut quand même que je me fasse plaisir, qu'est-ce que je vais faire pour me faire plaisir ? » Donc, je reprends mais tout le contraire, c'est complètement la pirouette. Je me dis : « Est ce que je vais écrire ? Est-ce que je vais peindre ? Est-ce que je vais dessiner ? » Mais, je ne me pose pas le problème comme ça, c'est parce que je suis comme ça, que je fais le contraire, parce que ça m'amuse d'aller chercher ailleurs. Donc voilà. En même temps, je suis quelqu'un de très attentif mais je fais de la Philosophie et de l'Art, un peu à la Winnie l'Ourson. C'est à dire que l'Art, pour moi, c'est quelque chose qui est à la fois extrêmement important mais à la fois, qui est tellement un plaisir que je vais aussi chercher le plaisir dans n'importe quoi, c'est à dire dans n'importe quelle forme de travail, ça pourrait même être des trucs un peu grossiers, un peu vulgaires... Mais si je me lance dans ce côté un peu grossier, un peu vulgaire, c'est parce que tout d'un coup, j'ai envie de dire : « Stop l’Art, le Goût est fatigant comme la bonne compagnie ! » Ça, c'est Picabia qui le dit. Donc, allons-y, allons faire quelque chose qui fait que ça va être différent de ce que, pour quoi, vous me connaissez. Je suis autre et puis voilà !

JPS : Oui, tu n’es enfermée dans aucun cadre.

CF : Dans aucun cadre, dans la mesure où, finalement, je ne suis pas quelqu'un… je n'ai pas de galerie, je n'ai pas de renommée etc. Et bien, amusons nous, amusons nous et que je m'amuse déjà ! Amusons nous ! Je m'amuse ! Mais, je m'amuse, très sérieusement...


PARTIE 3/4 | Voir la vidéo

JPS : Nous sommes maintenant à la troisième partie. Je voulais t’interroger : tu parles souvent de ton double, ton alter ego, ton personnage de « Trobéïrice ». Alors, Trobairitz, c'est une forme féminine de troubadour, en langue d’Oc, la langue de ta Région natale. Poétesses et compositrices d'expression occitane, elles ont vécu dans le sud de la France aux 12ᵉ et 13ᵉ siècles. On en revient un peu au Moyen-Âge. Donc, est-ce que tu as créé ce personnage pour échapper à une contemporanéité trop difficile, une réalité trop plate, trop absurde, trop décevante ? Est-ce que tu veux redonner de la joie et réenchanter le monde ? Et l'art réinitialise-t-il la vie quelque part ? C'est un peu notre rôle d'artiste d'enchanter le monde.

CF : Je pense que Trobéïrice, elle est venue comme une forme de résistance, en fait, une force protectrice dans ce monde guerrier, par rapport au guerres etc. Et puis surtout par rapport au fait, que je voulais, moi, être vraiment protégée ? Enfin je ne sais pas, parce qu'elle est venue comme ça… Par ce petit personnage très enchanteur et qui a surtout beaucoup de pouvoir. Quand Trobéïrice est avec moi, j'ai l'impression que c'est mon grigri. Et, pour résister, finalement, à cette déliquescence du Monde, à cette forme de Monde qui est dominé toujours par les mêmes pouvoirs… Et Trobéïrice, c'est quand même une poétesse et c'est aussi une forme de résistance du FÉMININ. Donc voilà, je suis quand même dans cette histoire du féminin. Et évidemment, j'avais aussi beaucoup travaillé sur cette notion de troubadour. Un : parce que je suis de là-bas ; deux : parce que j'aime énormément Jacques Roubaud, qui est pour moi un très grand poète, un très grand philosophe et mathématicien membre de L’Oulipo (L'Ouvroir de littérature potentielle).

JPS : Est-ce que tu peux nous dire qui c’est ?

CF : Jacques Roubaud, c’est un poète et philosophe.

JPS : De quelle période ?

CF :  Du XXᵉ siècle et qui a énormément travaillé sur les troubadours et qui a écrit un livre essentiel pour moi, qui s'appelle : La fleur inverse, L'art des troubadours. C'est un livre très sérieux, très documenté, qui a énormément de sources et que j'ai beaucoup lu. Et je me suis dit : Trobéïrice, elle va naître aussi de cette connaissance que tu as des troubadours. Et donc j'ai appelé ce personnage Trobéïrice par rapport au fait que je me suis incorporée dans cet Art ; parce je pense que, en ce qui me concerne, toutes mes sources, ne sont pas forcément dans l’Art Contemporain ! C'est tout ce que j'ai ingurgité dans mes voyages etc. Dans mes visites de Musées, aussi bien le Musée du quai Branly que les Musées des Arts et Traditions Populaires. C'est à dire que mes sources, elles sont un peu comme chez Picasso : ailleurs que dans ce que je vois de très contemporain. Je vais dans les expositions d'Art Contemporain mais je ne me nourris pas des artistes contemporains, je me nourris de tout ce qui m'a complètement fasciné, qui m’a intéressé, aussi bien le Quai Branly, que j'aime beaucoup, que le Musée de Cluny où je vais très souvent, maintenant que c'est réouvert avec tout ce travail de la sculpture médiévale etc. Me passionne, donc, je me suis nourrie de ça ! Mais par contre, j’ai orthographié Trobairitz autrement, étant donné que je suis aussi ce personnage à là Winnie l'ourson. Ce n'est pas c'est Trobairitz, c'est TROBÉÏRICE ! Je fais courir la fin du mot, en l'orthographiant, non pas de façon noble, mais en soulignant par cette orthographe, grâce au recul que me donne mon accent méridional, parce que je garde mon accent, parce que je suis d'un certain côté de la France et surtout parce que j'ai aussi lu Bourdieu et son livre : La distinction : « Les accents font en sorte que les Provinces sont déconsidérées par le pouvoir etc. » qui me conforte profondément dans ma décision de garder mon accent ! Donc, je suis citoyenne du Monde avec l'accent, parce que je considère que je suis de quelque part, bien que j'adore la Franche-Comté. Donc, Trobéïrice, elle vient à un moment… Elle est venue en même temps, comme je l'ai noté dans ce cahier, voilà :  elle ne se manifeste pas, on ne la voit pas, elle est très rarement représentée. C'est une ombre chinoise avec chapeau un peu de magicienne et une natte, un peu enfantine. Elle a beaucoup de connaissances, mais elle reste l'enfant qu'elle a été. « C'est à ce moment-là que Trobéïrice s'est manifestée en ombre chinoise, sans âge, seulement un long nez, une natte de petite fille retenue par un nœud et un grand chapeau d'homme savant. Dans ma dérive, elle revenait pour montrer le chemin. »
Et c'est à ce moment-là aussi, qu'ici, j'ai rencontré quelqu'un qui m'a initié à la Théorie du Chaos : Michel Planat, chercheur au CNRS du Laboratoire de physique et météorologique des oscillateurs de Besançon. On avait organisé avec l'École des Beaux-Arts, des rencontres avec des physiciens. Je n'y comprenais rien du tout… mais vraiment rien du tout ! Mais rien ! Alors, on était curieux les uns des autres. Michel Planat est un très, très grand bonhomme, qui s'occupait de ces théories du chaos. Et finalement, on a fini par tous aller manger ensemble et boire des verres de rosé, les uns après les autres, ce qui a peut-être un peu éclairci nos esprits ! La Théorie du Chaos, c'est quelque chose qui m'intéresse mais que je ne comprends pas. Je ne peux pas non plus me mettre à être une physicienne. Voilà, c’est ainsi qu’est née Trobéïrice, qui m'accompagne maintenant… Et, elle me permet aussi, étant donné la versatilité qu'il y a dans mon travail ; Trobéïrice, est comme un personnage de métamorphose, qui me permets de me métamorphoser en ce que j’ai envie. Elle va d'un Univers à l'autre et c'est le lien qui relie tous mes Univers ensemble. 


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JPS : Nous arrivons, maintenant, à cette quatrième et dernière partie. Nous avons la chance, tous les deux, de participer à une grosse exposition au Musée d'Arts et Traditions Populaires de Champlitte. Cette exposition s'intitule : "Sorcières !  Sorts de femmes…" Ton travail convient parfaitement à cette thématique, parce que tu as travaillé sur le corps féminin toute ta vie. Moi, j'ai mis un dessin d'une sorcière maya qui s'appelle Ixchel, qui est la déesse de la Pluie et de la Mort. Ce sera, je pense, une exposition très importante et qui fera date… Peut-être que tu veux nous montrer quelques œuvres qui sont en relation avec les sorcières ? Ou tu veux nous parler de cette histoire de sorcière ? De la façon dont les femmes ont été traitées dans l'Histoire de l'Humanité ? Il y a eu quelques sociétés matriarcales en Europe, on le sait, mais elles sont assez rares  par contre. Et donc, en tant que femme, tu pourrais peut être exprimer quelque chose à ce sujet-là. On a déjà évoqué la situation des femmes en Afghanistan où c'est terrible ! Mais ces histoires des sorcières qui ont été persécutées, comme Marguerite Porete qui a été brûlée vive pour avoir écrit son livre au XIIIᵉ siècle : Le Miroir des âmes simples et anéanties, c'est terrible aussi ça !

CF : Dès les Beaux-Arts, j'avais lu La Sorcière de Michelet, j'étais terrifiée par le sort fait à ces femmes. D'ailleurs, j'ai essayé de le relire pour l'exposition mais je me suis arrêtée, parce que là, j'étais beaucoup plus émotive que quand j'avais 18 ans. C'est à dire que, quand j’avais 18 ans, j’ai lu ce livre, c'était ma culture générale. Et là, il y a des moments qui sont tellement atroces, que je me suis arrêtée dans la lecture du livre de Michelet, qui est cependant un livre essentiel à lire. Donc, ça m'a toujours quand même travaillé, ces histoires de femmes, de femmes brûlées vives etc. Dans cette période, de ces années 70, avant d’être professeur aux Beaux-Arts de Metz (1973 - 1977), j’étais aux Beaux-Arts de Paris (1971 - 1972) et je fréquentais un peu le milieu artistique. Je dis le milieu entre guillemets. Il y avait certaines femmes, qui avaient émergées après 1968, qui étaient très puissantes à l'époque et elles avaient monté une revue qui s’appelait Sorcières. Elles étaient très bienveillantes avec moi, très bienveillantes mais je ne me sentais pas à ma place avec ces femmes. C’était le milieu féministe très élitiste Parisien. Elles m’ont invitée à participer à leur revue. Je sais qu'elles m'ont fait venir parce qu'elles ont senti en moi, cette force tellurique, dans mon travail.. Et donc, j'ai fait partie de cette aventure. Puis après, je suis devenue professeur à Metz et je n'ai plus fréquenté ce milieu-là. Ensuite comme je suis toujours intéressée quand même par ce domaine là, il y a quelques années, j’ai vu à Paris, comme je vais beaucoup à Paris car j'ai aussi ma vie à Paris, une très grande exposition sur la sorcellerie au Musée des Archives Nationales. Il y avait des documents incroyables et je me suis retrouvée, là, dans cette espèce d'émotion très forte par rapport au sort qu'on leur a réservé. Il y avait beaucoup de documents de Haute-Saône… Qui étaient prêtés par le département pour cette exposition. C'est là que je me suis rendue compte à quel point, on a brûlé de femmes dans ce territoire. Et quand j'en ai parlé à Caroline...

JPS : Caroline Dreux, la Conservatrice du Musée ?

CF : Caroline Dreux, qui va monter l'exposition. Elle m'a dit : « Oui, le Département a prêté des documents aux Archives Nationales ». Et d'une chose à l'autre, Caroline connaît mon travail, je lui avais montré la revue Sorcières, qui est en ce moment au Musée et dans laquelle j'ai deux documents qui sont photographiés. Il y a un document qui sera aussi dans l'exposition. Et quand elle m'a demandé si je voulais participer à l’exposition, moi qui finalement, n'accepte pratiquement rien mais j'ai dit oui, à condition que vous ne me pensiez pas comme une sorcière. Je suis une femme, qui s'interroge sur la sorcellerie mais je ne ferai jamais des sorts maléfiques, jamais de magie noire. Je suis la magie blanche. Je peux aussi témoigner, finalement, de toute la douleur que je ressens, parce que la plupart de ces femmes, ce n'étaient pas des grandes méchantes, c'étaient des femmes qui ont été dénoncées par leurs voisins, des rebouteuses et des femmes qui, certainement avaient une telle qualité... Comme en ce moment, on empoisonne des petites filles en Iran, parce qu'elles vont à l'école, c’est incroyable ! Dès qu'on a senti qu'elles avaient beaucoup de connaissance, on les a liées, enchainées et brûlées ! Alors ça, pour moi, c'est insupportable. Donc j’ai dit oui, je viens. Voilà pourquoi je participe à cette exposition.

JP : Merci Claudie donc, on vous attend à l'exposition. Tu m'as raconté, parce qu'on se connait depuis longtemps, tes expériences un peu mystiques en Israël et au Pérou. Est-ce que tu voudrais nous en dire deux mots, s'il te plaît ?

CF : C'est à dire que je vais toujours, alors que je suis complètement athée, je suis sans religion, je vais toujours chercher… quelque chose… J'ai quand même une grande connaissance de la Bible depuis que j'étais petite. Je me suis dit : un jour, je vais aller en Israël. Et, j'étais enceinte de ma fille mais je ne savais pas si j'allais la garder ou non ? ll faut voir les choses comme cela ! Donc je suis partie en Israël et là, comme je connaissais parfaitement la Bible, j'ai suivi tout l'itinéraire de Jésus. À un moment, je logeais à l'auberge de jeunesse de Capharnaüm, au bord du lac de Tibériade. Et je me suis dit, je vais monter à pied, même si j’étais quand même enceinte mais au tout début, jusqu'au Mont des Béatitudes et je vais regarder, de là-haut, le Lac de Tibériade. Et c'était presque le coucher du soleil et, c'est vrai que là, j’étais dans un état, dans une espèce d'extase… Alors que je suis complètement athée.

JPS : Oui, tu n’es pas monothéiste mais tu es animiste quelque part ?

CF : Oui complètement, je suis panthéiste, je crois en tous les petits dieux etc. Je crois en la nature, je crois aux torrents, je crois à des petits trucs. Ce personnage de Jésus, c'est un personnage qui a certainement existé mais, j'allais dire, qui est un peu comme Che Guevara, le dindon de la farce. Et donc, quand j'étais là-haut, le paysage était tellement beau... C'est surtout le paysage... le silence... Et puis dans ma tête, je me disais : là en bas, c'est le Tibériade quand même. Donc dans ma tête, je me suis racontée toute une espèce d'histoire et j'étais dans un état, d'une espèce d'extase… C'était presque le coucher du soleil et, c'est vrai que là, j'étais dans un état, dans une espèce d'extase…

JPS : Cosmique ?

CF : Je ne sais pas ce que c'était mais j’étais bien. Et puis alors, ce qui était drôle, c'est toujours l'envers des choses, c'est que quand je suis descendue ; je suis descendue, jusqu'au bord du lac, j'ai traversé... Et à ce moment-là, on pouvait car, c'était il y a très longtemps, quand Israël, était en état de paix. Et en descendant, je suis tombée sur un chien noir qui m'a coursée. Je suis montée sur un arbre et là, qui est-ce qui l’a appelé ? C'était des Palestiniens qui avaient des tentes et qui campaient là. Alors, j'étais dans cet état où je me suis dit, à la fois, il y a cette extase et puis le chien noir qui arrive et qui te rappelle à l'ordre ! Entre l'expérience spirituelle céleste, planner, planner et Il y a toujours la réalité terrestre qui te rappelle à l'ordre, la réalité te rattrape toujours. Mais en même temps, ces palestiniens ont été très gentils, ils m'ont fait manger et ils m'ont ramenée jusque vers Capharnaüm… Il y avait à la fois ce côté extrêmement mystique et puis le coté du chien qui arrive !


JPS : Oui, le diable un peu ?

CF : Le diable… en tout cas la réalité. La réalité est arrivée avec le chien, tu vois ? Donc je n'avais plus qu'à me réfugier et à monter dans l'arbre pour me sauver.

JPS : Écoute Claudie, je te remercie beaucoup pour cet entretien. Merci de nous avoir accueillis dans ton atelier. Et puis, bonne chance pour tout et bonne exposition aussi. On se reverra bientôt, bien sûr. Un grand merci à Lionel, qui était aux caméras et puis bonne chance à tous. Au revoir et à bientôt.

CF : Merci Jean-Pierre et merci Lionel, parce qu'alors là, quelle patience !


INTERVIEW JEAN-PIERRE SERGENT & KARINE BERTRAND, "LES ŒUVRES EROTIQUES DE JPS" | ATELIER DE BESANÇON | 28 OCTOBRE 2022 | Télécharger le PDF

Jean-Pierre Sergent & Karine Bertrand (sexologue à Besançon), échangent au sujet des œuvres érotiques de JPS. Filmé à l'atelier le 28 octobre 2022. Caméras : Lionel Georges et Christine Chatelet.


PARTIE 1/5 | Voir la vidéo

Karine Bertrand : Bonjour Jean-Pierre.

Jean-Pierre Sergent : Bonjour Karine.

KB : Alors je suis ravie d'être là et merci pour ton invitation.

JPS : Mais je t'en prie. 

KB : Donc, on va partager ce petit moment ensemble alors tu m'as invitée pour mes compétences de sexologue ?

JPS : Oui mais non seulement ça, je crois que tu apprécies beaucoup mon travail… Et donc c'était une idée d'un petit échange comme ça, un peu informel, pour discuter un peu de mon travail et de la vie en général.

KB : Alors moi, je suis ravie de pouvoir échanger sur ton travail et te donner mon avis de sexologue que je suis mais aussi sur l'angle intime (personnel) ce qui m'a beaucoup interpellée ; tu le sais : j'aime beaucoup ton travail. J'ai été très touchée par ce travail la première fois que je l'ai vu. Je suis d'autant plus ravie d'échanger avec toi. Donc, pourquoi j'ai été touchée par ce travail ? 

JPS : Oui, voilà.

KB : Pour quelles raisons j'ai été touchée mon cher Jean-Pierre ?Alors déjà, c'était ce jeu de lumière ; pour moi, il y avait un jeu de lumière dans lequel j'étais invitée complètement dans une dynamique, dans du vivant. Donc déjà, il y a un premier regard, pour moi, qui ne suis pas une spécialiste de l'Art. Et je parle depuis ce que je suis. Il y avait une dynamique du vivant, quelque chose qui nous invitait dans un jeu de lumière.
Ça, c'était la première invitation et puis, quand je suis rentrée au niveau du deuxième niveau de lecture (comme on en avait parlé). Ton travail se compose de plusieurs niveaux de lectures et à la deuxième lecture que j'ai pu faire en le regardant d'un peu plus près, j'y ai vu toutes les suggestions érotiques, qui m'ont évidemment beaucoup interpelée. Et puis cette troisième lecture : il peut y en avoir beaucoup ! Cette troisième lecture, qui vient nous inviter dans les suggestions érotiques mais aussi à un moment donné, pornographique… Et je pense qu'on va le développer. Voilà ce par quoi, moi, j'ai été touché dans ton travail. Tout cet ensemble de suggestions, d'invitations. En fin de compte, on peut très bien passer à côté et ne rien voir du tout ! Et selon la personne, le moment. Et la personne, il faut aussi qu'elle se pose devant ton travail. Ça, je pense que c'est très important pour découvrir ton travail ! Les gens peuvent passer ; mais en fait, si on ne se pose pas, on ne voit pas, là où tu nous invite, dans une introspection fantasmatique au fond. Moi je le dirais comme ça.

JPS : Oui, tu parles en particulier de mon exposition au Musée des Beaux Arts de Besançon ? 

KB : Alors, je parle effectivement de cette exposition et puis, de ton invitation et ma visite dans ton atelier où j'ai pu reprendre du plaisir à voir ce grand mur magnifique qui est derrière nous.

JPS : Eh bien oui, il y a beaucoup de choses que j'essaye de développer dans mon travail parce que forcément, je cherche la multiplicité des choses et la successivité ; on n'en parlera un peu plus en détail par la suite. Mais en tant qu'artiste, je dois diffuser des informations. C'est à dire que je récupère des informations ; je suis un peu un glaneur d'informations que je diffuse, comme ça, au public. Et comme tu l'as très bien dit, la plupart des gens ne comprennent pas parce que quelque part, c'est un peu trop compliqué ou trop simple ? On ne sait pas vraiment pourquoi les gens ne rentrent pas dans mon travail ? C'est vraiment un questionnement, spécialement aujourd'hui ; où je pense que, comme je le dis souvent : nous sommes entrés dans une ère un peu post-culturelle, c'est à dire que nous n'avons plus accès à une culture profonde. Quelque part, nous avons accès à une culture un peu superficielle. Mais mon travail est très profond puisqu'il parle, bien sûr, de la sexualité, de la mort, de la continuité, de l'inconscient collectif… De toutes ces choses là, que l'on pourra développer un peu par la suite.

KB : C'est vrai que pour rebondir, Jean-Pierre, c'est assez surprenant, parce que c'est très sociétal aussi, cette manière de regarder l'Art où on doit déjà voir tout de suite quelque chose. Hormis si ce sont déjà des grands peintres connus comme un Picasso ou autre où on va s'interroger parce que c'est bien de s'en interroger. Mais pour le coup, c'est comme si il fallait qu'on soit déjà invité immédiatement, c'est intéressant aussi…

JPS : Mais ce que les gens ne comprennent pas vraiment c'est que l'Art demande une initiation. C'est un peu difficile à dire, parce qu'une initiation demande une certaine culture, ça demande un certain temps… Alors, voilà…

KB : Et du coup, tu sais ce sur quoi ça me fait rebondir ? Ça me fait rebondir sur la question des préliminaires ?

JPS : Oui, éventuellement. 

KB : Parce que les préliminaires, au final, c'est une initiation. On n'y va pas tout de suite, on invite et on prend le temps de regarder, savourer, de découvrir, de s'inviter dans quelque chose qui va nous inviter dans un désir plus intime. Et au fond, est-ce que ton œuvre, ça me vient comme ça : mais au fond est-ce que ton œuvre ne serait-elle pas des préliminaires ? C'est un super compliment pour moi de te dire ça.

JPS : Oui, mais on peut dire un Art préliminaire mais à la fin, il a quand même une profondeur qui est existentielle. Ça doit toucher au niveau de l'énergie profonde de l'être humain.

KB : Mais, le sexe est-ce que ce n'est pas ça ? Au fond Jean-Pierre ? 

JPS : Bien évidemment ! Mais tout dépend de la culture dans laquelle on a été élevé ! 


PARTIE 2/5 | Voir la vidéo

JPS : Nous abordons, maintenant cette deuxième petite partie et comme tu l'as très bien noté et les gens le voient aussi de manière évidente, je réutilise beaucoup d'images pornographiques dans mon travail. Et c'est ce que diffuse le plus notre société puisque environ 50 % des gens consultent des images pornographiques sur Internet. Donc cette pornographie est un peu rentrée dans notre inconscient collectif… C'est bien évidemment un business par ailleurs et avant tout. Mais qu'est-ce que ces images dégagent ? Et, est-ce qu'on peut trouver dans ses images, quelque part, une odeur de sainteté, comme on pourrait le dire. Parce que ce qui m'intéresse, c'est le sacré dans la sexualité. Ce n'est pas la sexualité en tant que monstration, c'est la dimension autre… C'est la dimension non pas intelligente mais la dimension cosmique. Henri Michaux disait dans son livre "Un Barbare en Asie" que les Indiens faisaient l'amour à leurs femmes comme si ils communiquaient avec Dieu. Et je pense que dans la sexualité, on oublie, bien sûr aujourd'hui, notre communication cosmique. Et tout mon travail est vraiment basé là-dessus. Donc je pars du porno, j'utilise beaucoup d'organes génitaux, des images d'orgasmes aussi, pour parler de cet ailleurs. Dans le bondage aussi, le corps est lié mais il peut entrer dans une autre dimension. C'est la force du cerveau et de l'imaginaire. On a les mêmes impulsions nerveuses dans la souffrance que l'on a dans le plaisir ; ce sont exactement les mêmes impulsions ; c'est notre libre arbitre de switcher la douleur en plaisir… Et c'est ce qui m'intéresse, c'est cette mutation, cette transformation, cette métamorphose de la douleur en plaisir ou du plaisir en douleur ou inversement et peut-être l'abandon du corps aussi pour passer au-delà du corps, voilà.

KB : Oui, j'entends bien la question du sacré, de la sublimation du plaisir et d'une jouissance très transversale. J'entends la question du plaisir-douleur. Alors là, pour le coup, la sexologue va dire : toujours si c'est cadré, désiré et joué. Parce que le sexe doit toujours être joué. Mais en attendant, j'entends bien effectivement. 

JPS : Mais l'Art est un jeu ! 

KB : Effectivement et en fin de compte, on est toujours un peu dans des jeux limite, d'invitation ; et c'est vrai que, après la transcendance dans la jouissance, c'est pour moi un cadeau que l'on peut faire à travers le désir et le plaisir sexuel. C'est une vraie question fondamentale. Et du coup, dans ton travail ? Parce que moi, ce qui m'a interpellée aussi, tu vois, quand tu parles de la pornographie et c'est pour ça qu'il y a un côté paradoxal me semble-t'il ?

JPS : Tout à fait, oui ! 

KB : Parce que la pornographie, c'est ce qui est visible ! C'est ce qui fait le porno, sinon c'est de l'érotisme : l'érotisme, c'est la suggestion et la pornographie : c'est ce qu'on voit ! On voit les organes et c'est là où c'est intéressant, les différentes lectures, c'est que tu nous proposes le 'non vu' dans du 'vu', c'est-à-dire un paradoxe entre, si je vais chercher des images, je vais voir qu'il y a de la pornographie mais pour autant, si je ne vais pas la chercher, je ne la vois pas !

JPS : Oui, c'est évident.

KB : Oui mais c'est toute cette lecture à plusieurs étages au fond parce que c'est vrai que le porno, en soi, c'est ce qu'on voit. 

JPS : Oui, c'est ce qu'on voit. Mais j'ai oublié, tout à l'heure, de parler du rituel aussi parce que c'est ce qui m'intéresse car nous sommes dans une société totalement déritualisée ; il n'y a plus aucuns rituels à part les Coupes du Monde de foot ou le Tour de France. Il n'y a plus vraiment de rituels, quelque part, qui nous relient à la Nature avec un grand N ; on la redéfinit un peu différemment aujourd'hui mais c'est toute cette reconnexion que je veux intégrer et provoquer par mon travail, avec les patterns etc… Et tu as raison, oui, oui.


PARTIE 3/5 | Voir la vidéo

JPS : Tu veux parler des différents niveaux de lecture ? 

KB : Ah, les différents niveaux de lecture... Qu'est-ce que tu voulais dire dans la danse, entrer dans la danse érotique ? 

JPS : Oui, mon travail est une invitation ; c'est ça, à entrer dans la danse, bien sûr, le travail de l'artiste c'est de jouer avec le spectateur, bien évidement car on ne peint pas pour soi tout seul ; ça n'a pas d'intérêt. Et après… il faut trouver des partenaires qui aient envie de danser la même danse que vous. Ce n'est pas si évident que ça, bien sûr.

KB : Ce n'est pas si évident, parce que pour toi, tu peins ? Parce que la peinture peut être sublimatoire en elle-même, c'est-à-dire thérapeutique, introspective, expulsive et on peut garder, au final, sa création pour soi ? 

JPS : Oui ? Non mais ! 

KB : Tu nous invites toi à danser ? tu cherches une danseuse ? 

JPS : C'est tout le public qui est invité, c'est une danse partagée, bien évidemment. Non, je ne cherche pas une danseuse. Je me rappelle toujours être allé voir une belle exposition de Yves Klein à Beaubourg, avec ses grands monochromes bleu et quand tu es devant ses œuvres, ton cerveau change de vibration. Et c'est un peu ça que j'essaye de faire : que le corps change de vibrations, change d'énergie ; puisque finalement, les gens ont complètement perdu cette énergie cosmique dont on a parlé tout à l'heure. C'est, peut-être, une vraie invitation à entrer, oui, dans la véritable danse cosmique (Vie-Sexe-Mort). Dans quelque chose d'autre, dans d'autres cultures, parce que nous sommes une somme, bien sûr, de tout ce qui nous a précédés. Et il y a tellement de cultures qui disparaissent aujourd'hui. Donc, j'ai un peu cette volonté de dire qu'à cette période là, par exemple, il y avait les Mayas qui communiquaient avec leurs Dieux en faisant des autos-sacrifices… On ne sacrifie plus rien pour le Monde aujourd'hui, pour régénérer le Monde. Nous sommes d'un égoïsme féroce et destructeur. Et nous sommes vaccinés face à la Vie. On n'entre plus dans la vie, en quelque sorte. Antonin Artaud disait une très belle phrase : "Vous êtes sortis de la vie !" et je pense que mon travail nous réinvite à rentrer dans la Vie. 

KB : Oui, ça me fait rebondir sur le tableau que je me suis offert pour mon Noël de l'année dernière, c'est une de tes œuvres sérigraphiques que je suis très heureuse d'avoir à la maison. Et il y a dedans, pareil, tous ces différents niveaux de lectures, dont la première qui m'ait interpellée : c'est la Pachamama !

JPS : Ah oui, la Terre-Mère !

KB : C'est la Terre-Mère, il y a quelque chose de cet ordre là qui, après, nous invite aussi dans l'érotisme etc. Mais, il y avait d'abord cette invitation à la Terre-Mère. 

JPS : Oui, oui, c'est une danse fusionnelle, maternelle, oui, tu as raison. C'est le Regressus ad Uterum : la rentrée dans l'utérus, bien sûr.  C'est le lieu de la création. Les artistes invitent à rentrer dans leur lieu de création. 

KB : Et c'est amusant, parce que quand des amis viennent à la maison, ils regardent… et à chaque fois, évidemment, je ne dis rien ; et ils ont tous des lectures complètement différentes. Donc, c'est assez sympathique parce que ça permet aussi de voir comment chacun est formaté, au fond, dans ses interrogations. 

JPS : Mais on ne peut comprendre que ce que l'on connaît déjà et c'est là où le bât blesse, comme on dirait ! C'est que les gens ne comprennent pas mon travail, parce qu'ils ne connaissent pas ce dont je parle. Forcément et on a tous nos grilles de lecture, on a tous eu une éducation artistique, on a tout ça et donc, on fait avec ce qu'on a, on ne peut pas aller dans l'inconnu. C'est très, très difficile d'aller dans l'inconnu… Par exemple, si tu lis les Upanishads aujourd'hui, tu n'y comprendras rien du tout ; mais si tu lis les Upanishads et que tu as soixante ans et bien, tu trouveras ça fabuleux ! Donc c'est aussi tout un niveau de conscience et l'Art est quelque part là, pour éveiller les niveaux de conscience. 

KB : Oui, je pense qu'on est bien sur l'Art qui doit éveiller les niveaux de conscience mais je pense aussi que, comme tu le disais tout à l'heure, il y a aussi un temps de lecture. C'est-à-dire que les gens ne prennent pas le temps d'observer, parce qu'il y a plein de choses qui sont nommées, qui sont lisibles aussi et qu'on interprète, chacun à sa manière et qu'il y aura différents niveaux de lectures. Il y a donc une accessibilité, quand même, me semble-t-il. C'est juste que, au fond, est-ce qu'on ne prend plus le temps de regarder ? C'est une vraie question ça !

P : Non, on ne prend plus le temps, c'est vrai, oui ! 

KB : De prendre le temps. J'étais au Musée de Besançon hier matin et j'y ai revu ton travail. On le voit, les gens ne s'arrêtent pas ou très peu. Ils ne s'arrêtent pas mais pas forcément uniquement devant ton travail et j'étais surprise de voir comme les gens vont visiter un musée... comme un supermarché. Alors pas tous, évidemment, je ne veux pas généraliser ; mais ça dit quelque chose d'une société aussi, ça dit quelque chose d'une époque ! Il faut prendre le temps d'être touché et bouleversé. On consomme, on consomme… 

JPS : Il faudrait lire Krishnamurti, il parle de l'attention. Le seul moment où on est présent, c'est quand on est attentif. Et c'est la même chose pour connaître Dieu, entre guillemets, ou les forces cosmiques, oui. Il faut faire attention aux choses et les gens ne font plus attention parce qu'ils sont, comme tu le dis, ils sont dans la linéarité ; mais moi je suis dans la multiplicité de tous les temps donc, c'est très difficile. Et pour y accéder, il faut avoir vécu ça à un moment donné, il faut être tombé sur la tête et s'être relevé et puis dire : tiens, il y a ça qui existe et ça, ça n'existe plus, pourquoi ? Pourquoi a-t'on détruit tout le Monde ? Pourquoi a-t'on détruit autant de cultures indigènes ? Est-ce que notre culture, notre mode de vie, vaut mieux que les autres cultures que l'on a détruites ? Il faut s'en interroger bien sûr. Voilà.


PARTIE 4/5 | Voir la vidéo

JPS : Donc, on se fait un petit bonus chère Karine…

KB : Oui avec plaisir.

JPS : J'ai travaillé, pas tout cet été, parce qu'il faisait trop chaud pour bosser et que la sérigraphie utilise pas mal d'eau ; donc j'ai travaillé sur les films en été et imprimé en automne cette nouvelle série qui s'appelle "Karma-Kali, rêves érotiques & paradoxes".  On a parlé tout à l'heure du paradoxe ! On est en plein dans le sujet de notre entretien et donc j'en ai imprimé sans doute plus de 200 (232) et tous sont des tirages uniques. J'ai vraiment bossé comme un fou. Je viens de finir le travail il y a à peine deux jours et j'ai pris tout ça en photo. J'ai choisi cinq sérigraphies pour te les présenter. Dans celle-là, on voit exactement ce dont on a parlé, c'est à dire : l'érotisme. C'est une femme habillée tout en lingerie avec bas résilles, portes jarretelle et bustier : c'est le caché-dévoilé dont on a un peu parlé tout à l'heure… Ainsi que le pattern que j'ai dessiné à la main sur le film, comme ça et… oui ?

KS : Alors moi, ça me fait penser à l'Orient, tu sais ces fenêtres où…

JPS : Tout à fait, les moucharabiehs, oui. 

KB : Oui, où on est cachée-dévoilée, au fond, c'est ça ? La suggestion, c'est derrière cette fenêtre on voit des naissances. Pour moi, c'est une représentation très orientale du féminin derrière cette fenêtre qui est souvent très chargée et on voit souvent, comme ça, des bribes de naissance du corps. 

JPS : Oui, c'est-à-dire que forcément, pour entrer dans l'orgasme, il faut (avoid) éviter toutes les structures culturelles, puisque nos cultures ne nous apprennent pas à avoir des orgasmes. La (ou les) religion révélée (qui est anti orgasmique par essence) a réprimé l'orgasme féminin (tout au long de son histoire). On voit d'ailleurs bien ce qui se passe en Iran aujourd'hui : les femmes n'ont pas le droit de montrer leurs cheveux pour ne pas 'exciter' le désir des hommes. Ou elles ne peuvent les exciter qu'à la maison. Le corps est quelque chose de très politique, le corps de la femme, en particulier, a toujours été très réprimé par beaucoup de cultures et ce, dans le monde entier et durant toute l'histoire de l'humanité. 

KS : Alors nous, on fait une différence entre orgasme et jouissance…

JPS : Peut-être oui mais bon, ce n'est pas le sujet !

KS : Effectivement, en tout cas, c'est la question de jouir de son corps librement.

JPS : Dans sa totalité !

KS : Et pouvoir s'en exprimer et l'éprouver. 

JPS : Voilà oui, c'est comme exciser les femmes, ce sont des pratiques terribles et inhumaines… Et donc là, il y a la structure qui éventuellement empêche le corps d'éjaculer quelque part, d'arriver à sa plénitude (enfermement versus libération et fragmentation), on peut voir et décrypter ça comme ça aussi.

KS :  C'est hyper intéressant ! 

JPS : Tu avais un peu flashé sur cette sérigraphie et je trouvais que cette image de bondage était presque virginale quelque part. Ce qui m'intéresse dans le visage de la femme, c'est de trouver cette extase. Puisque qu'on connaît très bien tous, plus ou moins, la photo de la statue de sainte Thérèse D'Avila qui est en extase. Elle est rentrée en extase en communiquant avec Dieu. Mais on peut communiquer aussi avec son corps et entrer en extase. Vraiment l'Extase, c'est parfait, c'est bien, c'est subtile, c'est génial ! 

KS : Alors c'est vrai que moi, j'aime beaucoup parce qu'elle vient tout de suite avec ses couleurs… Paf ! Nous interpeller et au fond, là, pour le coup, il n'y a pas de suggestions on y est directement !

JPS : C'est vrai !

KB : C'est à dire que, peut-être, par rapport au travail qui est a derrière nous (la grande installation), c'est un travail qui vient nous happer ! On y est tout de suite ! De par les couleurs et de par la lisibilité. Donc là, il n'y a pas de suggestion ou d'invitation ou de… 

JPS : Oui, c'est frontal !

KB : Oui on est prise quelque part et on est peut-être d'ailleurs un peu attachée aussi ; en tout cas, c'est cette invitation-là, que moi, je ressens…

JPS : Mais ça crée un lien direct, justement, avec le spectateur, puisque ça interpelle…

KS : Tout de suite !

JPS : En bien ou en mal car par exemple, il y a des gens travaillant au Musée des Beaux-Arts de Besançon qui ont critiqué mon travail en disant que c'était pornographique ! Alors, après, comme on l'a dit auparavant, chacun à sa culture, chacun son ouverture d'esprit plus ou moins grande… Mais oui ! 

KS : C'est surprenant pour cette société qui est plutôt très ouverte et un petit peu trop d'ailleurs, sur la dynamique de la pornographie…

JPS : Tout à fait, oui !

KB :  Et, c'est là-dessus que tu as été interpellé, alors !

JPS : Mais nous vivons dans une société où il y n'a pratiquement aucune œuvre montrant une pénétration sexuelle dans un musée en Europe. (A part l'Annonciation à la Vierge Marie, qui est une métaphore de l'acte sexuel transsublimé). Et ça, quand on y réfléchit, c'est comme si on nous avait amputé du corps et de ses fonctions créatrices et de nos deux bras. C'est l'homme ou la femme toujours rabaissés, asexués et soumis aux dictats moraux et esthétiques. Tu en as un peu parlé lors de ta conférence d'hier : le pubis féminin n'a pratiquement jamais été montré complet, dans l'Art occidental enfin, à partir de la Grèce, très peu. 

KB : Oui, très peu, oui !

JPS : Très peu, voilà et donc, d'autres cultures le montraient car c'était le lieu de la vie et de la joie !

KB : Donc je découvre au fur et à mesure, je précise…

JPS : Oui, oui, c'est le but du jeu !

KS : Parce que c'est un moment important donc je me laisse emporter et là pour le coup c'est là où je dirais que le pattern prend tout son sens dans son rapport au rituel. c'est la question du rituel que je vois. Qu'est-ce que toi tu y as mis ? Quel est ton message, tes messages ?

JPS : Non mais je n'ai pas vraiment de messages mais on a parlé du rythme tout à l'heure.

KB : Oui, le rituel, le rythme, oui.

JPS : C'est vrai que quand, je trouve un rythme, une scansion. C'est une image que j'ai récupérée, la plupart des images sont des images que je récupère. Qui ont été créées par des artistes il y a mille, deux mille ans ou trois mille ans ou deux cents ans ou que sais-je ? Je ne sais pas vraiment ? Et les patterns qu'ils ont fait m'interpellent et donc je les réutilise. Mais je ne connais pas vraiment l'état d'esprit dans lequel étaient ces artistes et la signification véritable de ces dessins. Mais de par cette transformation et réinterprétation que je fais (en copiant le tracé de la main de l'artiste qui l'a fait !) ; je peux alors rentrer à nouveau dans son énergie et dans quelque chose de spirituel. Et on peut voir aussi des fleurs comme cela. Ça vient sans doute du Mexique mais je ne me rappelle pas. Et on peut retrouver aussi ça dans les manuscrits du Moyen Âge où les gens entrent dans leur prière pour parler avec Dieu. Donc, faire de l'Art, c'est un peu un moyen de parler, pas vraiment à une entité mais à quelque chose qui nous transcende. Une tranquillité… un état de non-pensée ; presque un état zen.

KB : Oui, l'état de flottement, de suspension dans le rituel.

JPS : Oui, voilà, un état zen, d'éveil. C'est presque l'état du satori, si tu veux… Voilà, ça c'est le Cerf (ou l'Élan ?). C'est une des dernières images que j'ai imprimée. Voilà, tu vois… J'avais cette image depuis longtemps et elle ne me plaisait pas beaucoup (je la trouvais trop simple), c'est un dessin préhistorique que j'ai récupéré, je ne sais plus dans quelle culture ? Ça ne me plaisait pas et donc, avant d'imprimer l'image, j'y ai ajouté des flèches sur le film. Et ce sont des flèches d'énergie. C'est à dire que l'animal dégage son énergie vers l'extérieur. Ce n'est pas vers l'intérieur. C'est la force vitale qui sort et qui rayonne par excellence ! 

KS : Oui, la force vitale du Cerf, oui d'accord ! Oui la puissance au-delà, au fond et c'est ça qui est intéressant… C'est l'idée de l'au-delà, on va au-delà de notre propre corps ! 

JPS : Oui mais on est présent dans le corps ; le corps est présent, il n'est pas abandonné !

KB : Tout à fait mais quand je dis dans l'au-delà, ça veut dire ça ne s'arrête pas à notre enveloppe charnelle ? L'énergie ? 

JPS : Ça, c'est à discuter ; c'est vraiment un problème métaphysique. Mais là, le Cerf est vivant ! Car l'énergie des morts, c'est difficile d'en parler. Ça je n'en sais rien, je sais pas mais bon, peu importe ! Et là, c'est une sérigraphie très érotique aussi, j'ai trouvé que c'était bien approprié ! Tu as parlé de danse de rythme et de scansion et bien là, c'est vraiment le rythme et l'éjaculation…

KB : On n'est même plus dans l'érotisme là ?

JPS : Pourquoi ?

KB : Là, c'est suggéré bien franchement !

JPS : Oui mais c'est érotique parce que ce n'est pas pornographique : c'est de l'ART ! 

KB : Ah bien sûr !

JPS : Mais bon ! 

KB : En tous les cas c'est intéressant, au-delà du graphisme érotique, c'est aussi l'idée (la sexologue parle) de deux femmes qui jouent et qui jouissent ensemble d'une potentielle pénétration, même d'une pénétration d'ailleurs. 

JPS : Et d'une éjaculation ! 

KB : Et d'une éjaculation, oui !

JPS : C'est un jeu, comme on l'a dit tout à l'heure ! L'Art est un jeu !

KB : Oui, c'est ça, c'est un jeu, oui ! C'est bien parce que tu joues aussi dans la question des genres, dans la question des jeux de rencontre : homme-homme, femme-femme, tu serais plus femme-femme toi ?

JPS : Non, moi, je ne peins pratiquement jamais d'images d'hommes, sauf les chamans en extases et ithyphalliques. Parce que je suis un homme, je connais, ça ne m'intéresse pas plus que cela. J'aime mieux l'étrange, l'étranger et les ailleurs… D'ailleurs toute ma vie est basée là-dessus. Je ne peux pas dire que j'ai beaucoup voyagé… Mais j'aime L'AILLEURS ! Merci Karine.

KB : Merci à toi !


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KB : Alors sur la question des patterns ?

JPS : Oui, on dit cela en anglais !

KB : Après chacun son métier mais sur la question du motif répétitif quand naïvement je t'ai demandé, je l'avoue, ce qu'était le pattern ou le motif répétitif ; et dans répétitif, tu vois, tout de suite, ça me fait penser à la danse.

JPS : Oui, la danse ou la sexualité… 

KB : La danse sexuelle et la répétition de quelque chose ou pas toujours… Mais oui, sur la question du motif répétitif, sur cette danse érotique, sur cette danse suggestive ?

JPS : Oui.

KS : Qui est autant le rituel que la danse érotique au fond et la danse suggestive des corps.

JPS : Oui, il faut penser aux danses vaudou, aux danses de transe et d'extases, bien sûr, parce que, ce qui m'intéresse, c'est aussi de parler de la transe. On n'en a pas encore parlé. Mais cette répétition binaire, on peut aussi la ressentir chez les aborigènes d'Australie quand ils jouent leurs didjeridoos. Et donc, ils entrent en transe en scandant quelques paroles et puis avec ce son et ce rythme, comme cela, qui les font entrer en transe et justement, entrer dans une autre dimension géographique du cosmos (le temps du rêve). Et, comme j'ai eu la chance de faire des transes chamaniques à New York. On faisait toujours ça avec le tambour chamanique répétitif, pour entrer dans ces transes. Et c'est un peu de ça dont je veux parler. Je veux parler de ce rythme, le rythme du corps. Le corps est tellement important dans mon travail, c'est le sujet l'essentiel bien sur… Car sans le corps, il n'y a absolument rien. 

KB : Effectivement la question de la répétition mais aussi de la corporalité et de l'émotionnalité. Là, moi ce que je trouve très intéressant dans ton travail, c'est qu'en fin de compte, on me parle par le ventre. Et c'est ça, moi, qui m'intéresse. C'est qu'aujourd'hui, on intellectualise aussi tellement les choses ; ou on va chercher midi à quatorze heure. Alors que d'avoir cette possibilité de pouvoir mieux écouter, au fond : une émotion, une sensation, quelque chose de ventrale, quelque chose qui vous emmène au fond… Et la danse chamanique, c'est ça ! Il n'y a pas de réflexion ! On n'est pas sur une méthodologie de pas de danse. On est sur du ventre pur, de l'émotion pure, du ailleurs et du au-delà… Et effectivement, le sexe c'est aussi cette invitation-là. 

JPS : Oui, on est ailleurs et au-delà mais on est dedans ! 

KB : On est dedans bien sûr ! 

JPS : Oui, c'est ça le paradoxe bien sûr ! Je voudrais parler de ce paradoxe : on est dedans. 

 KB : Mais il y a du paradoxe ! 

JPS : Oui, mais c'est notre corps qui peut générer ces images de voyages cosmiques, bien sûr et bien évidement la sexualité est très rythmée ; forcément, sans le rythme dans la sexualité, la sexualité n'existe pas, point barre et alors c'est le silence et la mort !

KS : Effectivement sur la question de la danse et de la rencontre érotique, on a besoin de ce rythme. Si on ne parle pas la même langue corporelle, on va avoir des difficultés à se retrouver dans un moment intime en tous les cas. 

JPS : Pour parler de la danse, j'étais justement à une fête allé à New York et il y avait une amie brésilienne qui dansait la samba. Il y avait un groupe de samba en live qui était là et c'était vraiment un moment fascinant ! Et c'est vrai que ça nous fait aussi entrer dans la Joie. Je voudrais aussi parler de la joie. Cette scansion des rythmes comme ça ; et les rencontres homme-femme, femme-femme ou homme-homme, nous faire rentrer dans un espace commun et fusionnel. C'est le partage… Et l'Art est aussi un partage, bien évidemment. C'est très important, oui ! 

KS : Oui et c'est vrai que sur la question de la présence des corps dans ton travail, moi je voulais juste redire que les corps : ils sont sublimés, fantasmés, désirés, suggérés… Bref, on est tout le temps invité comme ça, dans la lecture, quand bien même on prend, effectivement, le temps. Donc, moi, j'invite les auditeurs à aller faire un tour au Musée des Beaux-Arts de Besançon et de s'assoir sur les escaliers, au fond ! Et de prendre ce temps là, d'aller regarder un petit peu ce qui se passe. Parce que cette invitation de mosaïque et de couleurs et de dynamique de vie, si on ne s'y arrête pas, si on ne regarde pas, on a loupé (ça ne veut pas dire que ce n'est pas chouette cette mosaïque de vie !) ; mais si on ne la regarde pas, on a loupé plus des trois quarts de ton travail ; et ça c'est dommage. 

JPS : On peut dire quatre-vingt-dix-neuf pour-cent de mon travail ! 

KB : Voilà, oui, je n'osais pas le dire !

JPS : Oui, oui, mais c'est vrai. Karine, merci beaucoup pour ce bel entretien, merci aux amis qui sont derrière les caméras : Lionel et Christine. C'était vraiment un grand plaisir d'échanger avec toi, merci à tous et à bientôt, au revoir.

INTERVIEW JEAN-PIERRE SERGENT & NICOLAS SURLAPIERRE | MUSÉE DES BEAUX ARTS & D'ARCHÉOLOGIE DE BESANÇON | 4 PARTIES |
 30 JUIN 2022 | Télécharger le PDF

L'artiste échange avec Nicolas Surlapierre, Directeur du Musée, au sujet de son installation murale : "Les quatre piliers du ciel" (80 m2) au Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon. Aux caméras : Lionel Georges et Christine Chatelet


PARTIE 1/4 | Voir la vidéo

Nicolas Surlapierre : Jean-Pierre, je suis assez heureux que l'on reprenne ces entretiens, on n'en avait fait il y a quelques temps, il y a même assez longtemps, je dirais  presque deux ans. On était dans la salle de conférence du Musée où on avait présenté une série de petites sérigraphies assez belles et érotiques. On avait eu une discussion qui avait duré une heure et demie ou deux heures, je me souviens plus. Et quelques temps après, j'avais observé les vidéos et avais trouvé, combien des éléments qui m'étaient dit, directement, m'avaient échappé. Donc, j'ai trouvé que c'était extrêmement intéressant de pouvoir repartir sur un entretien, même si ce soir, c'est à ton initiative. Alors, un entretien, c'est un des exercices les plus difficiles avec les artistes, pourquoi ? Parce que ce qui est important, ce n'est pas tellement la personne qui va poser les questions, encore que ; mais c'est de t'entendre. De t'entendre sur ce travail, sur cette grande installation au Musée des Beaux Arts et d'Archéologie, sur laquelle on va revenir, cette œuvre monumentale : "Les quatre piliers du ciel" que, je pense, l'on aperçoit bien, j'espère, derrière moi !
Dans un premier temps, ce que j'aimerais faire, c'est d'essayer de lancer cette conversation, parce que c'est aussi une conversation et c'est comme ça qu'on l'a conçue, à travers des citations, des citations que tu m'as transmises d'une façon très cadrée, très structurée et je trouve que c'est tout à fait passionnant pour rentrer ainsi dans ton univers. La première question que je vais te poser et que j'ai choisi parmi les citations dans l'exemplier que tu m'as donné ; j'ai choisis la première citation que je vais lire. C'est un proverbe Apache, il est très court et je vais te demander de réagir par rapport à ce proverbe Apache, qui m'a énormément touché et ce proverbe dit : "Je ne suis pas ici pour m'adapter à votre monde, je suis ici pour protéger le mien." J'aimerais que tu réagisses à l'une ou l'autre partie de ce proverbe Apache, de cet aphorisme, si tu veux bien, peut-être que tu expliques ce que tu entends protéger dans ta création et comment tu t'y prends ? Et par quelles images, par quelles référence, peut-être, tu installes cette protection et quel est ce type de protection ?

Jean-Pierre Sergent : Oui, eh bien l'Art, c'est forcément un combat. Je pense que tous les artistes le ressentent. C'est un combat contre la stupidité du Monde, contre la destruction du Monde ! On essaye de régénérer le Monde, on fait en quelque sorte, des rituels de régénération. Nous sommes vraiment comme les chamanes auparavant et nous sommes aussi en guérilla puisque, forcément, le monde matérialiste essaye de détruire toute création. Particulièrement aujourd'hui ! C'est vrai que l'on est un peu dans un état de résistance (comme on pourrait le dire !) Et ce proverbe Apache est très bien, puisqu'on est chaque jour au combat pour essayer de défendre les valeurs humanistes, les valeurs de la beauté, les valeurs de la couleur, les valeurs de la vie aussi ! Tu vois, je ne suis pas 'Pro-Life', entre guillemets mais je suis pour la Vie. Je pense qu'on le sent très fort dans mes peintures parce que j'utilise beaucoup de couleurs, beaucoup d'énergies et c'est vraiment ce combat que je voulais nommer et présenter au public. Alors après, que les gens le ressentent ou pas ça, c'est autre chose et je pense qu'il faudra sans doute un certain temps avant que les gens ressentent la force ou la puissance de mon travail. Mais bon, c'est inhérent à l'Art, ça prend toujours un certain temps…

NS : Alors, ça m'a intéressé cette citation, ce proverbe Apache, parce que je pense que c'est une des fonctions des Musées, puisque les Musées ne sont pas là simplement pour protéger des collections, protéger des personnes mais accompagner, en tout cas du personnel et des personnes mais on est là aussi pour protéger des significations et c'est pour ça que j'ai bien aimé cette citation, parce que je crois véritablement, parfois on ne sait pas véritablement, le message qui sera donné, comment on va pouvoir l'accompagner… Tant pis si il est perdu mais parfois il y a des choses qui reviennent d'une façon étrange ; mais pas forcément, si je comprends ce que tu dis, pas forcément au moment où on l'attend le plus. C'est pour ça que je trouve que cette idée de protection des significations est, je crois chez toi, un peu différente. Car c'est une protection d'un univers ou des univers d'ailleurs et tu as utilisé ce thème de chaman, qui passerait, de façon plastique, évidemment mais aussi d'une façon presque rituelle, de façon rituélique (ce n'est pas un très beau mot), à travers toi. Alors on est devant cette grande composition des "Quatre piliers du ciel" je ne vais pas poser une question très complexe. Je reviendrai après sur ce que je ressens vis-à-vis de cette grande composition, est-ce que tu peux expliquer un peu la genèse et puis comment tu as conçu cette grande composition et comment et pourquoi, voilà… Quelle est la forme que ça a pris, pourquoi ces 105 cm par 105 cm, pourquoi le carré ? Tous ces éléments et bien sûr, les motifs ; tous ces éléments qui sont constitutifs des "Quatre piliers du ciel" ?

JPS : Oui, j'ai commencé à développer ce travail sur Plexiglas de manière très organique à New York où j'ai commencé par assembler quelques petits panneaux, comme cela… et puis à la fin, dans mon atelier de Brooklyn, j'ai voulu couvrir tout le mur. Ce sont ces installations murales qui me remplissent et qui m'apaisent quelque part. Parce que, ce n'est pas que je veuille faire des grands formats pour faire des grands formats ; ce sont toujours des petites unités, que je fais au quotidien. Qui s'assemblent et qui forment ce que l'on peut appeler ce grand tout, que l'on peut appeler un univers d'artiste. Et ce qui m'intéresse aussi, c'est que ce soit complètement hétérogène. Parfois il y a des liens car, comme je reproduis les images avec le médium de la sérigraphie, je peux répéter une image plusieurs fois mais sinon il y a des choses qui n'ont absolument rien à voir les unes avec les autres et ça me crée, comme ça : une dynamique, un chaos, dans lequel je peux vivre. Mes références premières, ce sont vraiment les tombes des anciens Égyptiens, puisque finalement, c'était l'endroit où le mort pouvait survivre pour l'éternité. Donc, c'est un peu une quête de l'éternel, quelque part, en toute modestie et au quotidien. C'est toujours un travail. C'est le travail qui s'inscrit dans la durée, voilà.

NS : Et d'ailleurs, dans tes Notes, parce que tu as écrit dans plusieurs Notes et particulièrement sur la beauté où tu évoques aussi cette grande composition "Les quatre piliers du ciel". Tu as dit que tu avais attaqué, d'une certaine manière, la rationalité. Il y a quelque chose que tu attaques ! Est-ce que tu peux préciser ? Parce que j'ai trouvé que c'était une idée qui était belle, sur cette question de la rationalité ? Pourquoi je te pose cette question, parce que lorsque les visiteurs ou les visiteuses passent devant la composition, comme on a ce format carré, qui se répète… Il y a une grande stabilité, on a la symétrie de l'escalier… La disposition a l'air au contraire, extrêmement rationnelle. On sent que c'est très maîtrisé plastiquement et esthétiquement, j'allais dire. C'est très maîtrisé aussi au niveau du dispositif ; et pourtant, toi tu parles à un moment donné tu as voulu attaquer la rationalité. Qu'est-ce qu'est-ce que tu entends par cette attaque de la rationalité ?

JPS : La structure de ma peinture est rationnelle et organisée (comme un corps organique), bien sûr, puisqu'il faut la montrer, c'est architecturé ; pour la présenter dans l'architecture, bien évidemment mais en ce sens d'attaquer la rationalité, je veux dire par-là, que nous vivons dans un monde rationnel où c'est l'argent qui domine ! C'est un franc plus un franc, ou un euro plus un euro ou un dollar plus un dollar… C'est-à-dire que tout s'ajoute tout le temps, comme ça et tout le monde spirituel a disparu. Je voulais citer justement Andreï Tarkovski qui dit dans ce très beau livre que je suis en train de lire : Le Temps scellé :

"Depuis la guerre WW2, la culture s’est comme effondrée. Dans le monde entier. Et le niveau spirituel aussi. […] Il faut aujourd’hui, plus que jamais, sauvegarder tout ce qui a un lien, si ténu soit-il, avec le spirituel."

C'est-à-dire que le monde 'rationnel' (matérialiste) est toujours en combat avec le monde spirituel. Sauf que maintenant, toutes les églises ferment, cela devient des ruines. Alors, où trouver l'endroit du spirituel ? C'est un peu notre démarche d'artistes ; pas de sauver tout ça mais peut être que de sauver les derniers morceaux (les dernières bribes) de ce qui a tenu pendant des millénaires… Parce que, je me sens avoir une certaine responsabilité de m'opposer à ce monde rationnel et technologique, qui nous enferme dans la vitesse sans arrêt, qui nous bouffe le temps de vivre. Et tu vois, dans mon travail, je parle de choses immémorielles, je parle de rituels égyptiens, je parle de la sexualité qui existe depuis la nuit des temps et pour tout le monde ; pour les animaux et pour nous-mêmes ! Je parle de la sagesse du Bouddha, depuis que le Bouddha existe, cette sagesse existe. Tu vois, je veux parler de cette mémoire collective ; que l'on peut appeler l'inconscient collectif. Et je pense par exemple, que si les artistes disparaissaient ; c'est la phrase du célèbre artiste allemand qui dit : "Si l'Art disparaissait, le cerveau humain disparaitrait également ", dixit Joseph Beuys. 

"L'éducation artistique est un problème dans le monde entier. Au fond de soi, chacun sait que l'homme ne peut pas vivre sans art. Sans éducation artistique l'homme dépérirait probablement après 2000 ans sans art il perdrait probablement son cerveau. On parle ici d'un art qui redonne une vie à l'homme directement depuis un espace inconnu mais que j'essaie de désigner avec le terme de 'contre-espace" et en posant la question de l'existence toute entière de l'homme : Comment l'homme vient-il au monde ? Quelles sont les forces qui le nourrissent ?"
L’art est une nourriture pour l'homme, 27 janvier 1970, Joseph Beuys

JPS : Et je pense que là, on a un rôle à jouer, quelque part, pour que le cerveau ne disparaisse pas.

NS : Ou que l'Art ne disparaisse pas !

JPS : Oui, mais l'Art est moins important que la Vie, quelque part, oui peut-être ?

NS : Alors, c'est intéressant ce que tu dis parce que je m'étais jamais posé la question, on sent cette part de spiritualité dans ton travail ou en tous les cas, d'intérêt, pour ce que je pourrais appeler le savoir spirituel ou Du Spirituel Dans l'Art (Kandinsky) pour reprendre le titre d'un ouvrage célèbre. Mais je ne l'associais pas forcément à un lieu, qui soit une église ou un temple. Je pensais que ça pouvait être aussi bien dans une colline sacrée et finalement, je me dis que : comment est-ce que toi, tu te considères par rapport à un paysage, à l'extérieur ? Parce que, je te croise de temps en temps, au Musée Courbet d'Ornans où tu découvres Courbet, qui est aussi un grand paysagiste et peut-être un des grands paysagiste du 19e. Quel est ton rapport à la Nature ? Et est-ce que c'est possible que tu nous expliques cette relation entre spiritualité et finalement observation, j'allais dire du motif, du paysage… Parce que, c'est ce qui est intéressant dans un entretien. Il y a des choses que l'on a balayées et puis là, subitement, il y a une idée qui surgit… Et selon moi, cette idée qui surgit, c'est précisément la différence entre l'intérieur et l'extérieur. Et là, je parle vraiment très architecturalement du terme. Tu as parlé d'Églises et donc là on est dans un Musée. Mais parce que pour moi, le spirituel peut être dans une combe, dans un paysage grandiose ou même pas d'ailleurs. On peut s'exprimer très très fortement, parfois on ne sait pas tellement, pas bien ; la façon dont le spirituel peut s'exprimer. Est-ce que l'extérieur a une importance, est-ce que les paysages, les ambiances, est-ce que ça a une importance pour toi ? Ou est-ce que finalement ton rapport sera plutôt à travers des vestiges, des traces ; ou grâce à ta connaissance de l'Art Contemporain bien sûr ? Des vestiges, des traces et finalement quelque chose d'assez patrimonial au répertoire ? 

JPS : C'est une très bonne question. Ce qui me fascine c'est l'Art, bien évidemment car c'est là où le sacré reste et perdure… Et moi, je n'ai pas fait de formation bouddhiste ; mais quand je vais faire du canoë dans la Nature, je ressens quand même… Premièrement, je ressens un espace neutre. C'est-à-dire que la nature n'en a rien à foutre de nous et quelque part, tu peux te cogner la tête sur un rocher pendant des heures ; et le rocher ne te parlera pas plus, si tu veux ! Et c'est très important, cette neutralité… Parce que nous sommes très prétentieux (les Hommes) et nous pensons que nous avons une importance. Mais nous n'avons pas beaucoup d'importance. Notre seule importance, c'est de définir quelque chose de sacré et de le définir ensemble et forcément, maintenant que l'Art se vend à des prix exorbitants, si une peinture se vend à 2 ou 3 millions d'Euros, ça devient un objet sacré en quelque sorte. Et c'est l'argent qui sacralise les choses. Mais auparavant, les œuvres où les personnes avaient une sacralité propre et étaient intégrées dans une communauté au travers de rituels communs. Et, j'ai la nette impression que nos rituels ont, en grande partie, disparus. Et on se retrouve un peu seul. Donc, ça revient peut-être encore une fois car c'est peut-être le rôle des artistes de rassembler et de créer le lien entre tout le monde. Mais c'est un peu prétentieux mais bon, peut-être que devant une toile de Pollock on peut ressentir cette énergie cosmique ou cette énergie sexuelle qu'il a voulu dépeindre ? Ce qui est important, c'est que le public puisse ressentir une énergie. La spiritualité, c'est ça ! C'est de sentir une énergie qui nous dépasse, qui est transcendantale quelque part.

NS : Et donc, j'aimerai bien t'entendre, non pas pour conclure ; mais moi quand je suis devant "Les quatre piliers du ciel", je vois quelque chose d'assez structuré d'assez stable, une composition assez stable et pourtant il y a quelque chose qui malgré les mandalas, malgré certains motifs de lotus, malgré certains motifs que l'on retrouve dans ton Panthéon et qu'on commence à bien connaître et qui sont presque des attributs formels, on a l'impression qu'il n'y a pas de centre ? Et c'est ça qui me perturbe mais dans le bon sens du terme ; dans le sens qui m'intéresse ! Je dis perturbé pour ne pas dire intéressé, le terme est un peu plus banal, qui me perturbe. On a l'impression que l'on ne sait pas dans ces "Quatre piliers du ciel", alors que ça devrait être structurant. Ça devrait être quatre piliers qui, d'une certaine manière construisent notre rapport à l'Art, ou peut-être même créer des repères ? Alors que là, au contraire, on a l'impression qu'on glisse constamment, que l'on ne peut jamais se concentrer dans l'image ; tout en étant et c'est ça que j'apprécie…  C'est à dire qu'il y a cet aspect, je veux pas dire c'est un 'en même temps', mais c'est un peu ça, on ne peut pas totalement se concentrer dans l'image et pourtant : il y a cet effet ! Par une répétition de certains motifs que l'on pourrait appeler le 'pattern', c'est presque pas, par érudition, c'est plus dans le sens américain. Je trouve que le terme est plus juste que le 'motif décoratif qui se répète', comme une psalmodie, presque comme dans un rapport hypnotique. Donc, il y a quelque chose de la concentration. Et je ne sais pas si c'est vraiment une question mais en tous les cas ; je trouve vraiment certains aspects, pour résumer d'une façon un peu grossière, le mandala ou la forme du mandala ou la forme du lotus. C'est-à-dire quelque chose qui va vers la concentration et vers un point très, très précis…  Et justement, j'ai l'impression que dans cette composition et ça, je trouve que c'est assez beau, qu'on est presque dans un monde d'avant la découverte que la Terre soit ronde. C'est à dire où il n'y a pas de bords et qu'on est dans un monde qui est hors bords. Et justement, comme on est dans un monde qui serait hors bords, on se dit que si on s'approche trop de la limite de l'œuvre ; peut-être qu'on peut tomber. Et c'est le motif, d'une certaine manière, qu'on essaye de retrouver et parfois les liens aussi. Qu'on retrouve… Les corps, les sangles qui nous permettent de nous remonter à la surface de l'image ou en tout cas, de rester sur le bord du monde que tu nous proposes. Car tu proposes effectivement, je ne sais pas si tu proposes une cosmogonie mais en tout cas, très certainement, tu proposes un monde. Voilà,  comment moi, en tous les cas, je parle de cette installation, ce dispositif m'intéresse tout particulièrement. Et j'avais une question toute simple : est-ce que selon toi, c'est immobile ? Est-ce que tes compositions sont immobiles ou est-ce qu'au contraire, tu y vois du mouvement ? Parce que je n'arrive pas à trancher, c'est pour ça que je te pose la question.

JPS : Oui c'est une très belle question, je veux parler de l'infini, bien évidemment (des mouvements perpétuels) ! C'est-à-dire qu'il n'y a pas de centre, tu as tout à fait saisi ça. Il n'y a aucun centre, c'est une coalition, un conglomérat d'informations ; de même que dans les transes chamaniques. C'est-à-dire que tout glisse, tout fusionne et les temps se mélangent, bien évidemment. Il n'y a pas de temps T ; il y a des temps T ! Il y a 'en même temps' : l'Afrique, il y a la Sibérie… Tout se mélange véritablement, c'est ce que l'on pourrait appeler comme le melting-pot new-yorkais. Tout se mélange et je trouve c'est très important parce que ça crée une dynamique autre. Tu as très bien pu pointer ça : je sors du temps linéaire, oui, c'est exactement ça.


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NS : Alors peut-être, pour aller plus avant, au-delà des "Quatre piliers du ciel", on pourrait, maintenant, essayer d'avancer ou de réfléchir sur ce que tu as appelé dans des notes que tu m'avais transmises : "Art libérateur et Art salvateur". Je crois que c'est ça, avec aussi la part de salvateur et libérateur pour l'artiste et aussi pour le public, parce que le public ne met pas la libération ou la salvation, si je puis dire, au même endroit. Tu avais plusieurs citations, tu m'avais proposé une citation de James Joyce, il y a une belle citation de À rebours, de Huysmans et puis, tu m'avais mis quelques notes, notamment de ton journal de New York, de tes Notes de New York et puis, j'aime bien parce que c'est très court mais à mon avis ça mériterait justement d'être développé et c'est peut-être l'objet de cette entretien. Et tu dis dans ces Notes de NY : "La beauté naît de la confusion." J'aimerais bien que tu reviennes un peu dessus, sur peut-être ce thème de confusion ou en tous les cas, de sa relation à la beauté ?

JPS : Oui on avait parlé la dernière fois de trébucher, je ne sais pas si tu t'en rappelles dans notre entretien ?

NS : J'avais oublié le terme mais il est très beau effectivement ! Un jour il faudra arrêter de trébucher mais dans ce cas là, on sera mort ! 

JPS : Oui, mais c'est sûr que la vie ce sont toujours des hasards, de coïncidences et des trébuchements. Jai saisi cette petite phrase à New York parce qu'il y a tellement d'informations dans cette ville-monde. Aujourd'hui, on est bouleversé par et dans l'information sans arrêt et dans cette confusion, c'est comme si il y surnageait une espèce d'iceberg de beauté quelque part. Bon, peut-être que la beauté existe au-delà de toutes ces horreurs ; et la vie est quand même d'une puissance et d'une beauté incroyables. Quand on va dans la nature et qu'elle est intouchée, elle nous émeut à chaque fois. Et quand on est devant des animaux, c'est pareil, il y a cette énergie vitale, encore une fois, quand elle n'est pas abîmée. Et c'est cette beauté que je sens également chez tous les peuples premiers, avant qu'ils aient été exterminés comme des chiens. Alors cette beauté là… Et cette confusion, parce qu'on ne peut malheureusement pas nommer la beauté, c'est vrai. Et puis, c'est tellement infini, j'en ai parlé auparavant, c'est au-delà de nous. C'est quelque chose qui nous émeut, qui émeut du nourrisson jusqu'au vieillard qui entend un chant d'oiseau et qui sourit !

NS : Oui, ce qui peut être retenu : c'est la multitude d'informations et que peut-être, la beauté cite ou sort de cette multitude ; où on ne voit plus rien, ce qu'on appelle d'ailleurs sur Internet : le 'bruit' en fait. Ce brouhaha même insensé. Il en sort un peu des arrêts sur image quasiment et pour sortir de cette confusion, de ces centaines, dizaines, milliers, milliards d'informations qui, d'une certaine manière, nous empêchent peut-être de regarder, nous empêche de nous arrêter et tout ça, c'est un peu banal, ce sont des poncifs mais quand même. Je suis frappé de voir, que on confond finalement… La communication, l'information et finalement le savoir véritablement, même pas le savoir qui est la connaissance, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Donc, ce qui peut être intéressant, c'est qu'on repère dans tous ces savoirs, parce qu'à la fois dans tes œuvres il y a une multitude d'images et ainsi, il y a une multitude de références et des références de l'époque contemporaine ou des époques les plus éloignées et peut-être même pariétales, à l'Art Pariétal. Et justement, par un système assez étrange de citations, tu arrives à créer une cohérence et à les isoler pour, justement, rompre avec cette confusion. Même si, la confusion chez toi, à mon avis, ce n'est pas non plus qu'un défaut. Ce n'est pas toi qui es confus.

JPS : Bien sûr, oui.

NS : Mais la confusion amène, certainement, une énergie et de cette confusion naît une énergie, parce que c'est un aspect, pour l'instant, qu'on n'a pas encore évoqué, au-delà des images et au-delà pratiquement de la finesse de l'image, par la technique de la sérigraphie, du caractère aussi très bien réalisé. C'est parfait au niveau de la réalisation, il y a une grande technicité. Il y a de l'énergie, il y a une confusion mais qui est mise en ordre. C'était comme si tu voulais essayer de mettre de l'ordre dans le chaos et comment je m'y prends pour mettre un peu d'ordre dans le chaos ? Et donc, c'est pour ça que j'aime bien cette citation, qui met en relation beauté et confusion qui, parfois, s'opposent et qui parfois, au contraire, se valorisent l'une, l'autre comme si ; les couturiers disent parfois "comme si ça habillait la forme". Habiller la forme parce que sinon, elle serait non pas nue, mais elle serait indistincte. Donc, on a cette sortie de l'indistinction. Et dans l'exemplier que tu m'as transmis, je vais citer, j'ai choisi peut-être deux citations. Je t'ai dit que je t'en parlais d'une mais finalement, je crois que je vais en parler de deux, tant pis. La première, je vais la lire entièrement et j'aimerais t'entendre sur cette citation, elle est extraite de Manières d'être vivant de Baptiste Morizot qui dit ceci :

"Danser dans les cordes, pour esquiver le dualisme de l’animalité comme bestialité inférieure et comme pureté supérieure. Pour ouvrir un espace encore inexploré : celui des mondes à inventer une fois qu’on est passé de l’autre côté. Les entrevoir, les donner à voir, grande respiration." Manières d'être vivant, Baptiste Morizot

JPS : Oui ! Et bien c'est exactement ce que je fais dans mon travail et tu l'as dit tout à l'heure. C'est à dire qu'en mélangeant toutes ces énergies et tout ce chaos ; je revendique ce terme de travailler dans le chaos et pour accéder, justement, à une énergie supérieure. Et là, je vais parler un peu du Tantrisme, parce que c'est assez peu connu… Je vais tâcher de retrouver le passage :

"Le tantrisme embrassait l'existence dans sa totalité, avait conscience de l'univers entier situé au cœur de la personne humaine. Toutes les pensées, tous les actes, y compris l’énergie sexuelle, étaient canalisés en vue du développement spirituel..." Le Léopard des neiges, Peter Matthiessen

Parce que dans le tantra, il n'y peut-être pas besoin de citer quelque chose ; mais dans le tantra, ils travaillent avec la 'merde', entre guillemets, ils travaillent avec la sexualité, ils travaillent avec tout ça… Ils mélangent et assimilent tout ça ; pour accéder à la spiritualité. C'est un peu ce que je fais dans mon travail : je travaille beaucoup avec la pornographie, qui est la vraie merde ultime de la société car le business pornographique c'est aussi gros que le business de l'armement ! C'est un truc énorme ! Ici, dans cette exposition, il y a très peu d'images pornographiques mais une grande partie de mon travail utilise les images pornographiques et donc ça peu interroger le public aussi ; parce que la sexualité, on n'en parle très peu dans l'Art. Un peu plus dans l'Art Contemporain mais on en parlait très peu auparavant. tu vois ! Et  tout ça, ça booste de tous les côtés, il faut que j'aille aux limites du Monde (ce dont on a un peu parlé tout à l'heure.) Pour bouger un peu les choses. Parce que, c'est vrai que je m'ennuie un peu… enfin, l'Art Occidental m'ennuie un peu. Je suis là un peu pour booster, pour bouger les lignes…             

NS : Pourquoi ? Qu'est-ce qui t'ennuie quand tu vas voir une expo ou dans l'Art Occidental ? Qu'est-ce que tu trouve ennuyeux ? Ce n'est pas une question de plaire mais finalement, toi, tu ne vibres pas ou tu ne ressens pas grand-chose ; même si bien fait, bien produit parce qu'il y'a beaucoup de très grands artistes ?

JPS : Eh bien justement, parce que ça reste dans les cordes. J'aime les gens qui transgressent. Pollock, il a transgressé. Après, tu peux aussi ressentir une transgression chez Giotto ou dans l'Art Pariétal. Mais je le ne la ressens pas ou peu, dans la peinture… À part, par exemple chez Vermeer, où lui, il transgresse car il arrive dans un espace infini (divin), C'est à dire qu'il nous donne à voir un espace infini ; il y a une dimension infinie. Les couleurs sont justes… C'est DING ! C'est  quelque chose qui existe comme ça, de lui-même et tu rentres dans un autre monde quelque part. C'est la porte vers un autre monde. De même que quand tu atteins l'éveil du satori au Japon : BOUM ! Tu ne comprenais pas le Monde et d'un seul coup, tu le comprends ! Et donc, si c'est une peinture qui me décrit juste un paysage ou un truc du commun… Moi, ça ne me suffit pas ! Mais bon on est heureusement chacun différent devant l'Art, bien sûr !

NS : Et dans cette citation ? C'est dit comme un dualisme par Baptiste Morizot ? Cette dualité ? Parce que ça c'est présent, pas forcément que dans les "Quatre piliers du ciel" mais dans nombres de tes sérigraphies : cette question de l'animalité et de la bestialité. Moi, j'aime bien le fait qu'il fasse, d'une certaine manière, la différence entre l'animal et puis la bestialité. Est-ce que toi, tu la ressens ? Est-ce que tu la comprends ? Et est-ce que tu sais la définir ? 

JPS : Non ! Je n'ai vraiment réfléchit à la question. À propos des animaux, j'ai vécu pendant dix ans dans une ferme avec des chevaux donc la sexualité animale, je sais ce que c'est ! L'énergie, la vitalité du corps brut, je sais ce que c'est. La fécondation des juments, je sais ce que c'est. Zola en parlait très bien dans la Terre. C'est une énergie incroyable mais de là à nommer et différencier bestialité ou animalité ? Bon, ce sont des termes un peu techniques, si tu veux. Non, je ne verrai pas vraiment de différences. Il faudrait lire Georges Bataille (L'Érotisme) à ce sujet là, oui.

NS : Oui, je suis persuadé que, justement, en t'entendant, notamment, répondre à la précédente question ou réagir à la citation : "danser dans les cordes", je suis persuadé que la bestialité, ce n'est  pas qu'elle a quelque chose de supérieur mais justement, elle sort des cordes. Contrairement à… enfin, pour moi. Parce que, si je devais faire une différence avec l'animalité, je serai plutôt dans l'expression extrême de l'animalité plutôt dans le rituel, tandis que la bestialité, c'est justement d'échapper à ce rituel. Enfin, moi, je sens une différence et je sens que cette différence est importante. Et notamment, elle est importante pas tellement pour savoir quelle est la définition exacte de la bête et de l'animal ? Qu'elle en serait la différence fondamentale ? Mais plus exactement, parce que nous, c'est notre rôle, d'Historien d'Art, de Conservateur-(trice) de Musée, d'essayer de comprendre, pour protéger les significations et pour les protéger, il faut déjà les trouver. Et donc dans les motifs et notamment dans les motifs des animaux… notamment je crois que tu m'avais montré et je m'étais pas mal arrêté sur une représentation, pourtant très simple : une sérigraphie d'un Cerf !

JPS : Oui, voilà, le Cerf ithyphallique chamanique !

NS : Et ce Cerf, pour moi, quand tu m'as montré cette sérigraphie ; d'ailleurs, j'en avais regardé plusieurs et j'étais revenu constamment à cette image…

JPS : C'est vrai, oui !

NS : On n'était pas dans la représentation de l'animalité, comme on peut la voir dans "L'Hallali du cerf", de Courbet qui est conservé au Musée des Beaux Arts et d'Archéologie de Besançon ; mais on était vraiment, dans la bestialité. Parce que le rapport à la représentation est, selon moi, lié à un rituel. Peut-être même à un rituel priapique ou presque sexuel. Et donc, il enfreint la simple représentation de l'animal. Et donc, dans ce rituel, selon moi, il rentre dans la bestialité. Et je trouve que c'est quelque chose qui est beau, la bestialité ; parce que c'est un peu comme avant, quand les Dieux et les Déesses grecs envoyaient des sors sur les mortels et les demi-dieux ou les demi-déesses.  C'est à dire qu'on échappe au contrôle. Et à mon avis, dans la bestialité, on échappe au contrôle. Ce qui ne veut pas dire que, dans l'animalité, il n'y ait pas une force incroyable. Et notamment, comme tu l'as souligné, puisque tu l'as observé dans ta vie personnelle… Il n'y ait pas une force incroyable dans l'animal, en lui-même et notamment dans la sexualité ou dans ce qu'on peut imaginer de la sexualité animale. Donc, je trouve que c'est une belle nuance, qui mériterait d'être approfondie, d'être presque réfléchie, d'une certaine manière. Et puis là, j'espère que c'est pas par surprise mais j'avais oublié que tu citais un cinéaste qui peut paraître aux antipodes de ton esthétique, c'est Visconti. Tu cites Luchino Visconti dans une citation où il réfléchit, en gros, sur l'aspect de la décadence. Qu'est-ce que la décadence ? Et aussi, finalement, dans son cinéma, c'est une longue réflexion. Et c'est pour ça qu'il s'entend si bien, pas en tant qu'ami mais avec Thomas Mann. Qu'il se sent si proche de Thomas Mann et d'une certaine manière de son livre Mort à Venise. C'est parce que justement, Thomas Mann a compris, ce que c'était que la décadence. Et ce que j'aime bien, alors, j'espère que tu pourras faire un lien avec cette citation que tu m'as donnée et que tu y as réfléchi ?

JPS : Oui bien sûr !

NS : Ce que j'aime bien, c'est ce qu'il dit, à propos de ce qu'est la décadence, pour lui ; ce qui l'intéresse en tout cas dans la décadence, ce n'est peut-être pas la définition de la décadence ; il dit : "C'est l'examen d'une société malade" : 

"On m'a souvent traité de décadent. J'ai de la décadence une opinion très favorable, comme l'avait par exemple Thomas Mann. Je suis imbu de cette décadence. Ce qui m'a toujours intéressé, c'est l'examen d'une société malade." Luchino Visconti

Pourquoi tu as choisis parmi des dizaines de citations et que tu es un très grand lecteur. D'ailleurs, c'est toujours un plaisir de venir à l'atelier parce que j'aime regarder ta bibliothèque. On voit que tu lis véritablement, d'ailleurs tes livres sont annotés ! Il y a des signets ; les livres sont vécu… Pourquoi as-tu, parmi ces centaines de citations, tu as retenu, finalement, on pourrait dire : l'examen de cette société malade ?

JPS : Parce que je le vis quotidiennement, bien sûr. On sent bien que la société est malade ; au-delà des très beaux films de Visconti, qui sont à tomber par terre, bien sûr, c'est magnifique. Mais je reviens sur la situation de l'animal et puis, je reviendrai à Visconti tout de suite. Dans son livre Lascaux ou la naissance de l'Art, Georges Bataille disait que "L'animal est comme l'être humain, seulement plus saint." (proverbe Apache). Ça veut tout dire si tu veux ! C'est à dire qu'il est en contact avec Dieu avec la Nature : IL EST EN CONTACT. Je referme la parenthèse et je reviens sur Visconti et puis Thomas Mann… Forcément, je ne sais pas l'histoire de Visconti mais ils ont sans doute vécu tous les deux, une ou deux guerres mondiales… Les gens et les artistes qui ont vécu cela ; comment et quoi créer après cela ? c'est terrible ! Il y'a beaucoup d'artistes qui ont refusé de créer. Eux, ont décidé de parler de cette bourgeoisie ou aristocratie… et plus tard, Pasolini que j'adore aussi, a montré, très bien la disparition de la spiritualité au travers des nouveaux modes de vie de la bourgeoisie, des industriels, des modes de productions… Et tout ce qui a détruit le monde, qui a détruit les animaux, qui a détruit le bois, les forêts, les rivières. Et, il nous faut prendre conscience de ça. Voilà, je pense qu'il y a des cinéastes qui en ont pris conscience et qui ont pu, peut-être plus à une certaine époque, dans les années soixante-dix, quatre-vingt, où, je pense que l'Art, était beaucoup plus politique qu'aujourd'hui. À part Terrence Malick, qui fait des films magnifiques. Mais bon, on a plus la puissance de feu des gens comme Godard ou même Fellini, donc c'est un peu triste. C'est vrai que les préoccupations de ces années là, après la seconde guerre mondiale, disparaissent un peu. On le voit, l'Art Contemporain n'a pas les mêmes préoccupations. Et dans ce monde du spectacle, j'en reviens à la décadence, forcément, si il y a 50 % de gens qui regardent de la pornographie sur Internet, on peut appeler ça de la décadence ; ou pas ! Mais il semble quand même, qu'il y a quelque chose qui nous manque globalement. Il y a un manque énorme. Est-ce que ce manque est spirituel ? Est-ce que ce manque est affectif ? Est-ce que ce manque est que sais-je ? Je ne sais pas ? Mais forcément dans le passé, les gens étaient un peu plus complets et connectés auparavant. Ils allaient à l'Église. Les Mayas faisaient leurs rituels aux Fleurs, au Sel et au Soleil. Ils ne vivaient pas ce grand vide existentiel dont Sartre a très bien parlé. Donc, ce vide existentiel (et métaphysique) comment le remplir à nouveau ? Et je pense que l'Art est une des réponses et solutions possibles.

NS : Bon, donc on pourrait penser à une forme de misère, comme on a parlé de misère érotique ou ?

JPS : Tout à fait, oui.

NS : Parce que là, ce n'est pas forcément une misère économique, effectivement, chez Visconti, c'est la très haute bourgeoisie; voire même, dans Louis II, Ludwig, Le crépuscule des Dieux, la haute aristocratie ! Et on pourrait parler de la différence entre la pauvreté et la misère…

JPS : Oui et tu vois dans Théorème de Pasolini, les gens riches sont tous miséreux et indigents.

NS : Misérables, oui. 

JPS : Misérables, mise à part la 'bonne' qui monte sur son toit à la fin et qui rencontre Jésus. Pasolini disait à l'époque qu'il n'y avait que les pauvres qui parlaient encore à Dieu. Mais maintenant, même les 'ouvriers' votent pour le Front National ! Donc ils ne parlent plus tellement à Dieu ! On est quand même FUCKED UP ! Je ne sais pas, à moins d'aller vivre dans un Couvent, on est mal barré je crois. Enfin, la solution n'est peut-être pas d'aller parler à Dieu ; mais de respecter quelque chose : le VIVANT, oui !


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Nicolas Surlapierre : Alors, cette partie, on va peut-être l'orienter ou sinon la concentrer sur des termes aussi. C'est toujours par les termes qu'on entre très bien, bien sûr en regardant tes œuvres et qu'on y rentre d'une façon poétique, presque d'une façon de réflexion ; j'allais dire presque méditative dans ton œuvre. Et, j'aimerais bien lire cette citation, parce qu'à mon avis, il y a des termes sur lesquels il serait bon de revenir ou, en tout cas de t'entendre. Cette citation elle est extraite de Polir la lune et labourer les nuages de Maître Dôgen Zenji. Je vais la lire et je vais te donner bien évidement la parole, sur selon toi, quels sont les termes qui sont les plus importants de cette citation. Et moi je te dirai, selon moi, quels sont les termes les plus importants dans la citation mais à mon avis, ils seront peut-être les mêmes. Ce n'est pas choisir les termes pour choisir les thèmes mais c'est bien sûr choisir les termes, en fonction de ton œuvre. Peut-être, dans un autre contexte, tu ne serais pas artiste ou tu ferais autre chose… On ne retiendrait pas les mêmes termes. Donc je cite : 

"Mais, pour comprendre clairement cela, vous devez avoir dépassé l’illusion du passé, du présent et du futur. L’Éveil, c’est transcender l’Eveil ; aller jusqu’au fond de l’illusion, c’est transcender l’illusion et parvenir au grand Eveil. De toutes façons, vous êtes cernés soit par l’Eveil, soit par l’illusion." Polir la lune et labourer les nuages, Maître Dôgen Zenji

JPS : Oui j'ai choisi cette citation, parce qu'elle parle de la vie ! De toute manière, quoi qu'on fasse, on est baisé… Alors, que l'on soit en éveil ou pas ; et souvent les grands maîtres spirituels le disent, quoi que vous fassiez, c'est le chemin qui est important. Moi, j'ai la grande chance, le grand bonheur et le privilège d'être artiste. Et je sais combien j'en suis redevable à ma famille, qui m'a permis de continuer ce travail… Et c'est ça ; peu importe la dénomination que l'on utilise. Et je voulais parler justement, après… je cite, c'est dans mes Notes de Besançon (2021) aussi ; je voulais citer ça : 

"La māyā hindou dans mes peintures : est-ce que je peins une réalité des choses, une version épique et dionysiaque de l'aventure humaine ou justement la māyā : cette grande illusion mystico-cosmique ? De toute manière, comme il est dit dans cette phrase : vous êtes cernés… alors peut-être, peu importe vraiment le sens profond de la réalisation."

Parce que souvent, je me pose la question, quand je suis seul dans mon atelier devant mes grandes installations murales : qu'est-ce que je peins vraiment ? Est-ce que je peins ? Oui ? Est-ce que je suis un hindou et que je peins l'illusion ? Non mais, c'est possible, oui… Peut-être, qui sait ? Parce que nous, les artistes, on peint quelque chose qui n'existe pas. On peint quelque chose de fictionnel et pourquoi je peins cette fiction, moi, alors que d'autres artistes peignent autre chose ? Ils peignent des tournesols ou peu importe. C'est un choix d'aller dans l'imaginaire, peut-être ; et peut-être que cet imaginaire a plus de force que la réalité ? C'est ce que j'espère en tout cas. 

NS : Oui, ce que l'on ressent, aussi très bien, lorsque l'on regarde tes grandes compositions, tes dispositifs ; c'est justement cette façon d'abolir les frontières par les motifs, déjà, d'abolir les frontières entre passé, présent et futur. C'est peut-être aussi, d'ailleurs ce qui t'irrite ou t'indiffère dans l'Art Contemporain ? Ce n'est pas toujours aussi simple que ça !

JPS : Exactement, oui, cela sort du temps linéaire !

NS : Ça sort du temps… Finalement tu ne te dis pas, je vais mettre telle ou telle image ; il y a quelques images qui sont très datées, notamment les images pornographiques, on voit bien de quelle esthétique elles viennent, presque de quelle période. Mais finalement, bien malin qui pourrait dire dans quel moment chronologique de la représentation on se retrouve. C'est cette absence de moment chronologique qui est particulièrement intriguant, à mon sens. Alors moi, si je devais revenir sur cette citation, même si je ne suis pas là pour parler de moi mais je suis là pour parler de cette citation par rapport à ton travail. Bien sûr, donc tu l'as compris : le passé, le présent, le futur ; cette distinction n'est pas une bonne distinction, véritablement. C'est ce qu'on comprend. C'est peut-être même l'illusion donc, j'aime bien cette idée ! Mais j'aime bien cette idée de deux choses : j'aime bien l'idée d'éveil, Je trouve que c'est une belle idée. Évidemment, parce que l'éveil, ce n'est pas à toi que je vais apprendre cela ; c'est aussi l'éveil spirituel.

JPS : Bien sûr !

NS : Et c'est l'éveil aussi, c'est un peu démodé aujourd'hui, comme expression mais pour ma génération, c'était l'éveil amoureux, l'éveil à la sexualité, l'éveil au désir… C'est quelque chose qu'on apprend d'une façon étrange, d'ailleurs, que l'on ne comprend pas complètement, même si on a eu des parents post-soixante-huitards qui se sont fait un plaisir d'expliquer tout ça ! Mais l'éveil, c'est quelque chose que j'aime beaucoup ; justement, parce qu'on peut l'écrire de différentes façons et puis ce que j'aime beaucoup dans cette citation et que j'aurais aimé comprendre ; c'est : "Vous êtes cernés." Donc là, ça voudrait dire, c'est presque un terme de guérilla ou de guerre ou de quelque chose qui peut être violent, qui peut être religieux aussi. On peut être cerné par des puissances, parfois occultes et c'est ça que je trouve intéressant et finalement, quand on prend les mots, un à un, de cette citation, on a des clés pour entrer aussi dans l'image. C'est-à-dire, qu'on pourrait très bien imaginer que, dans ce dispositif sans centre véritable, il y a quand même des cibles, il y a quand même des indications. Il y a quand même des choses qui sont visées et ça, je trouve que c'est absolument nouveau. Je n'avais pas pensé à ça… J'étais persuadé que c'était quelque chose de complètement centripète ; et en réalité, par moment, il y a une puissance centrifuge, parce qu'on ne peut pas échapper, d'une certaine manière, je ne sais pas à quoi on ne peut pas échapper ? Mais il y'a quelque chose à quoi on ne peut pas échapper. Donc, ce sont tous ces éléments qui, d'une certaine manière, sont organisés, dans ces grands dispositifs… À commencer par les "Quatre piliers du ciel".

JPS : Alors, tu penses que ma peinture entoure, cerne et englobe les gens ?

NS : Alors, ça dépend du dispositif. Quand il est simplement mural, un peu moins mais par le procédé hypnotique : il emmène quelque part, donc ça, c'est une première chose mais, là particulièrement dans les escaliers, un moment donné : imaginons si on avait un quatrième mur ! On serait vraiment complètement entourés ; et ça serait beau d'essayer ! On serait vraiment pris dedans, on serait cerné aussi… Je vais prendre une image qui est assez idiote et je m'en excuse. C'est un peu comme lorsqu'on est dans un piège en forêt, pour le gibier et qu'il tombe dedans. Il n'a plus alors d'endroit pour s'accrocher. Donc, il doit trouver des points d'accroche. On pourrait très bien s'imaginer que les images qui sont derrière nous, il faut une hyper-concentration, il faut s'arrêter ; réfléchir et trouver les points d'accroches. Bien sûr, au début, moi je regarde l'installation, d'un seul tenant, sans essayer d'isoler les motifs mais à un moment donné, pour pouvoir circuler dedans, pour pouvoir me déplacer ; j'ai besoin de trouver ces points d'accroches. C'est cette idée d'être cerné. Alors, le terme est un peu violent ; d'une certaine manière et à partir du moment où on a trouvé ces points d'accroche, d'une certaine manière, on accède, à ce qu'on pourrait appeler, de différentes manières d'ailleurs, à l'éveil ! Dans l'éveil, on est conscient que ce qu'on voit peut nous apporter quelque chose ou en tout cas, soit un dépaysement ou un intérêt pour quelque chose auquel on n'avait jamais prêté attention, finalement et donc, une position. Et c'est toujours ce qui marche plutôt très bien dans tes installations, dans tes dispositifs : c'est de perdre ses repères mais à un moment donné, on est rattrapé par quelque chose, justement, pour ne pas être complètement perdu. Et c'est aussi pour ça que ce n'est pas un Art désespéré. On ne sent pas quelque chose désespéré !

JPS : C'est vrai, oui !

NS : D'ailleurs en préparant cet entretien, tu m'as parlé du rire ; on ne parle pas assez du rire dans l'Art Contemporain et dans l'Art tout court. Alors, je ne sais pas s'il y a de l'humour mais il y a certainement une forme de rire et il y a aussi une forme de distance par rapport aux images qui sont données à voir. Et peut-être que, dans les sujets que nous avons abordés, il semble y avoir beaucoup de gravité mais il a quand même aussi peut-être dans l'Art Contemporain, cet espèce de rire ou, je ne sais pas si c'est du rire mais certainement, il y a la présence de l'humour. Et cette présence de l'humour, elle est, d'une certaine manière, exemplifiée, pour toi, dans la citation que tu as choisie d'Octavio Paz. Tu as choisis une citation de lui que je vais lire. Alors, Octavio Paz, justement, qui savait parfaitement mêler les grandes mythologies principalement, les mythologies précolombiennes et puis. qu'il mêlait dans une forme de textes soit poétiques, soit de proses mais avec du quotidien. Avec les gestes du quotidien, avec la vie quotidienne, avec des prises de positions quotidiennes. Et c'est aussi tout à fait singulier comment, la part de magie, la cosmogonie ; comment l'héritage même d'un passé un peu mythifier d'ailleurs, de l'Art précolombien, peut continuer à survivre dans les gestes les plus simples et dans certains mots qu'il utilisait. Mais là, je vais plutôt te faire réagir à cette citation et à cette question peut-être de l'humour ou en tous les cas, ce que permet, l'humour comme chemin d'accès. Donc je cite : Octavio Paz dans ce titre : Conjonctions et disjonctions, il dit :

"Ni le phallus ni le cul n'ont le sens de l'humour. […] Mais les éjaculations violentes du phallus, les convulsions de la vulve et les explosions du cul effacent le sourire de notre visage. Nos principes sont ébranlés par la secousse d’un tremblement psychique aussi puissant que les tremblements de terre. Secoués par la violence de nos sensations et de nos imaginations, nous passons du sérieux à l’éclat de rire." 

JPS : Oui, eh bien, c'est un peu ce que je fais et aimerais faire dans mes peintures. C'est-à-dire que souvent à New York les gens rigolaient devant mes peintures parce que les seuls textes que j'utilise ce sont des textes obscènes et trash : FUCK ME, FILL MY ASS !  Tous des trucs comme ça… Des conneries, des insanités en quelque sorte ! Bon, ici au Musée, on en voit peu parce qu'on avait un peu filtré les images…

NS : On a été très sage ! 

JPS : Les informations… Mais c'est pour créer un choc esthétique et une réaction du public, pour que les gens s'esclaffent et perdent pied ! Parce que justement, c'est ce que Octavio Paz dit très bien dans ce paragraphe, c'est que, au moment où l'on rit, on perd le contrôle de toute chose et on entre alors dans une autre réalité. Comme dans la sexualité d'ailleurs, dont Bataille (dans L'Érotisme) parle très bien. C'est à dire que, quand une femme Bourgeoise et très bien habillée fait l'amour, dans l'acte sexuel, elle rentre dans l'animalité et devient comme une chienne. C'est un peu ce rapport à l'animalité dont on a parlé tout à l'heure ! C'est vrai que mon travail revendique une animalité. Dans sa plus grande splendeur, dans sa dimension presque infinie et cosmique, oui ! Voilà, c'est ça, réintégrer le Monde et réintégrer la Vie, oui, oui ! Et Octavio Paz, j'ai lu… Je ne peux pas dire que j'ai lu toute son œuvre, parce qu'il a beaucoup écrit mais j'ai beaucoup aimé le livre La Critique de la Pyramide où il parle des cultures d'Amérique Latine et il a aussi un très beau livre sur l'Inde, Lueurs de l'Inde donc, il faudrait le relire et y réfléchir. Ici,  il parle aussi dans le même livre que l'on a cité, c'est un petit chapitre que je vais lire, ça s'appelle :

"Ève et prajnâpâramitâ
Les oppositions entre le tantrisme et le protestantisme sont du type lumière et ombre, chaleur et froid, blanc et noir. Tous deux sont aux prises avec le conflit insoluble entre le corps et l’esprit (vacuité pour le bouddhiste) et tous deux le résolvent par une exagération." Conjonctions et disjonctions, Octavio Paz

JPS : De même que dans ma peinture, car mon travail c'est un travail exagéré, je vais au-delà de ce qu'on peut imaginer. Ce n'est pas dans le grotesque comme Félicien Rops, James Ensor ou d'autres artistes de ce genre… Mais je veux, en quelque sorte, exagérer la Vie, bien sûr ! Pour lui rendre hommage !

NS : Donc tu n'es pas, parce que je n'ai jamais pensé qu'il y avait de la caricature chez toi, même si parfois tu prends des images qui sont caricaturales, parce que ce sont des extraits, en fait, d'une sorte de misère érotique ou de manque d'imagination, sur lesquelles tu retravailles et sur lesquelles tu mets des filtres ; des filtres d'images, des filtres de croyances, des filtres de rituels et c'est vrai qu'en regardant tes œuvres, c'est étonnant ce que tu racontes là : qu'à New York, on rit devant tes œuvres, alors qu'ici ; je ne dis pas qu'on pleure, on ne pleure pas du tout. Mais on voit plutôt ça avec beaucoup de sérieux !

JPS : Oui, oui, le rapport à l'Art est totalement différent.

NS : Complètement différent ! Et c'est intéressant aussi, ce que tu dis sur ce que finalement le rire provoquerait la perte de contrôle : enfin, le sur-moi serait balayé par le rire. 

JPS : Oui : BOUM ! À coup de bazooka !

NS : C'est peut-être pour ça que Freud s'est tant intéressé aux jeux de mots, bien sûr aux lapsus et puis souvent aux contrepèteries qui peuvent amener le rire et ça, c'est un aspect que je n'avais pas saisi dans ton travail. Cette violence aussi du rire, cette secousse, qui finalement t'empêche de faire tout autre chose que de rire. C'est-à-dire qu'à l'endroit du rire, tu ne peux faire que ça. Tu ne peux faire que de rire, parce que c'est absolument effroyable d'être saisit d'un fou rire et souvent dans des situations qui nécessiteraient le plus grand sérieux. Donc, c'est ça que je pense mais c'est [..]peut-être que le rire, c'est tout ce qu'il nous reste des violences sacrées ou de certains mythes qui reprendraient ainsi… Ou de l'animalité, comme tu l'as dit, plus que de la bestialité ; qui reviendrait ainsi à la surface et montrant que finalement et parfois, ça peut être bon, je ne sais pas dans quel sens mais d'être dissipé ! D'avoir une forme de dissipation. Et ce qu'on retrouve aussi chez Octavio Paz, c'est cette relation qu'il fait constamment entre… moins le temps d'ailleurs, c'est moins le temps qui l'intéresse, que l'espace. C'est la question que le seul moyen ; et ce qu'on retrouve, d'ailleurs dans "Les quatre piliers du ciel" et dans nombreuses de tes compositions… Le seul moyen de vaincre cette chaîne temporelle entre : présent, passé et avenir, c'est justement le déplacement dans l'espace. non pas dans l'espace linéaire ou peut-être ? Mais surtout, une conception spatiale de l'image. L'image, elle n'a pas un fond, c'est ça qui est intéressant parce que, presque tout se passe à travers les filtres. Il y a quelques filtres et à travers ces quelques filtres, ça crée cet espace et cette compréhension très fine de l'image, qui mène à ces croyances, à ces répertoires. Ce qu'on pourrait appeler, une esthétique métaphysique dans un sens réactualisé et non pas dans un sens dramatique. C'est-à-dire que c'est peut-être ce qui change, c'est que là, au contraire, on aurait une esthétique métaphysique qui enfin aurait de l'humour ! Une forme d'humour et une forme de distance.

JPS : Oui


PARTIE 4/4 | Voir la vidéo

JPS : Donc, dans cette dernière partie, je voulais présenter quelques dessins d'enfants que j'ai trouvés sur Twitter, qui sont vraiment magnifiques ; là, c'est une petite gamine de sept ans le compte de Twitter c'est : Earthly Education, je vais le lire en anglais puisque c'est écrit en anglais : "Chère 2045, je ne pense pas que nous allons survivre. Si jamais vous lisez cette histoire, je veux juste vous dire que je suis désolée ! Je vais essayer de prendre soin de la Terre !"

Et bien bon, vous avez tous compris et je ferai une traduction sous-titrée. Mais on sent que cette petite gamine a honte de ce qui est en train de se passer à notre Mère Terre, comme le disent si bien les amérindiens. Elle se sent responsable et elle ne pense pas qu'elle vivra jusqu'en 2045, ce qui n'est pas si loin que ça, puisqu'elle a sept ans et qu'elle pense qu'elle ne vivra pas jusqu'à trente ans. Et donc Je voulais lui rendre hommage, parce que finalement, l'Art existe ; mais, ce ne sont pas forcément les artistes qui font de l'Art uniquement, ce sont aussi les enfants de sept ans. On a créé maintenant ces structures : Musées, Galeries, Centres d'Art contemporains, Écoles d'Art etc. où seuls les artistes peuvent créer et montrer de l'Art. Mais aujourd'hui, il y a beaucoup d'artistes qui ne créent plus d'Art mais qui font juste du business ! Voilà… Et puis ça c'est un dessin de Dasha, qui est dans le métro de Kharkiv. 

NS : En Ukraine.

JPS : En Ukraine et donc, elle a dessiné sa situation dans le métro, que l'on a tous vu à la télé. Ils vivent dans le métro ; il y a les bombes qui leurs tombent dessus… Et là, il y a ces deux drapeaux ukrainiens et on la voit ici, toute petite jouer avec son petit frère ?

NS : Oui, c'est son frère car à mon avis, elle est là ; elle observe dans le métro.

JPS : Oui, tu as raison, c'est son frère et il y a une tente et des sacs de couchages… Et quelle bien triste réalité aujourd'hui, de retourner encore une fois dans une guerre en Europe. Donc bravo à elle et peut-être que si elle peut survivre (espérons le !), elle deviendra une artiste importante au XXIe siècle, voilà.

NS : Ensuite tu avais choisi celle-là aussi, qui est très belle, oui, justement ! 

JPS : Cette photo, je la montrerai bien sûr dans la vidéo, elle montre exactement à quoi sert l'Art ; c'est-à-dire, on sait pas si c'est une photo qui a été mise en scène ou pas ? Donc, c'est un petit gamin des rues en Inde qui a laissé ses petites savates en dehors du dessin. Et ça, ça représente le Sacré. C'est à dire, que la personne qui a créé ce dessin, à la craie, a créé cet espace clos, inclusif où le gamin se sent bien et où il peut dormir tranquille et dans lequel il est protégé. Et c'est cette fonction protectrice et matricielle de l'Art qu'il nous faut un peu retrouver. Ce petit dessin est magnifique, c'est comme une espèce de Père Noël ou de grand-mère. C'est un personnage qui l'accueille et dans lequel il peut dormir tranquillement sans faire de cauchemar. Et puis donc, tu voulais en venir à la dernière partie ?

NS : Oui, je voulais en venir à la dernière partie que tu as intitulé… déjà, j'aimerais bien que tu réagisses à deux choses, déjà au titre de cette partie que tu as intitulé : "Vaincre la mort ou la pensée paradoxale", pourquoi ce titre ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Aussi t'entendre ; tu avais mis trois citations, enfin deux plus des Notes et j'avais retenu une citation d'Alexandra David-Néel qui dit ceci dans Mystiques et magiciens du Tibet : "Ces moines ci ne vaincront pas la mort, parce qu’ils croient à la mort." Qu'est-ce que ça signifie pour toi ? Quelle est la résonance que cette citation produit ? Comment tu peux la mettre en relation, parce qu'on est là pour parler de ta production de ton Art, de tes œuvres. Comment tu peux la mettre en relation avec ta création ?

JPS : Oui… Dans mon travail c'est toujours : construction-destruction ! Et la Vie c'est aussi : construction-destruction, construction-destruction à l'infini ! Et au-delà de ça, l'Homme a toujours eu besoin de croire à quelque chose. Justement les moines qui n'arrivent pas à vaincre la mort ; c'est qu'ils croyaient en la mort ! C'est qu'ils la voyaient de trop près et par exemple ; on en a parlé auparavant, dans les rituels tantriques, des fois, ils vont même jusqu'à manger les morts, la chair des morts… Pour justement se dépasser, dépasser leurs conditions de mortel. Comment faire ce déplacement ? Cette translation ? Je pense que le langage et la pensée sont des barrières à entrer dans l'Ailleurs. Car dans cet Ailleurs il n'y a plus de nomination, bien évidement. Puisque certains moines nomment la Mort, ils ne peuvent plus la dépasser. Et moi je rajoute à la suite de la citation : "Il en est de même pour l'Art : pour vaincre l'Art, il ne faut jamais, oui, ne plus jamais, jamais, croire en lui !" Notes de Besançon 2022. Parce que c'est vrai que nous autres, artistes, quand on est formé un peu dans les Écoles des Beaux-Arts etc., on croit à l'Art, on croit à Matisse et tous ces grands artistes là. Mais quelque part, il faut les enculer, il faut sortir des schémas de pensée établis, sinon on ne peut rien faire ! C'est vital ! Et c'est quelque chose de très violent que d'être artiste. Il faut vraiment dépasser tous ces cadres là, parce que sinon on peint des fleurs ! On ne sort pas du cadre établit encore une fois. Je m'impose cette violence et je pense que, quelque part, les gens rencontrent cette violence dans mon travail et c'est sans doute ça qui les dérangent. Parce que je pousse les choses un peu loin… Non mais c'est vrai qu'il faut que je pousse les barrières ; bien sûr ! Je transgresse, IL FAUT QUE JE TRANSGRESSE ! 

NS : Je n'entends pas la citation tout à fait de la même manière, parce que pour moi quand Alexandra David-Néel dit : "Ces moines ci ne vaincront pas la mort, parce qu’ils croient à la mort.", j'ajouterai qu'en réalité, ces moines ne se battent plus, à mon avis ; ce qu'elle dit aussi et c'est ça qui peut être très beau, c'est qu'il n'y a pas de combat. À partir du moment où tu crois à la mort, en fait moi, j'entends l'acceptation.

JPS : Oui, peut-être, oui !

NS : Dans cette citation, Il y a une forme d'acceptation et justement, qui serait très proche de ce qu'on a nommé tout à l'heure : l'éveil et d'accepter comme ça…  La finitude ; où je ne sais pas si ils pensent que la vie finit avec la mort, probablement pas, pour les mystiques et les magiciens du Tibet mais certainement, il y a cette idée d'acceptation. C'est étonnant, parce que moi, je ne lis pas dans cette citation de la révolte mais au contraire, une très grande sagesse de ne pas vouloir se battre…

JPS : Ah oui, d'être soumis au karma ? 

NS : Non, ce n'est pas une question de soumission, c'est au contraire bien plus fort que ça. Parce que justement, il n'y a pas de soumission. Ce n'est pas parce que tu acceptes que tu es soumis, au contraire. C'est comme ces grands mouvements de Reines, parce que je pense à Bérénice : elle sait qu'il ne l'aime pas assez pour que Titus renonce tout simplement à l'Empire Romain. Et simplement, le fait de savoir et de dire à l'autre que l'on sait ; c'est d'une force inouïe !

JPS : Oui, je comprends, oui ! 

NS : À partir du moment où l'autre sait, que l'on sait, si je puis dire, sans faire de jeux infinis sur les mots… C'est ça qui est fort ! Et donc, on peut tout accepter parce qu'on a la conscience, on fait ça en conscience. Et c'est ça, c'est-à-dire qu'ils acceptent la mort ; aussi parce que peut-être ils croient à la réincarnation ;  dans les religions tibétaines, hindouistes et bouddhiste… voilà, donc ce sont ces cycles là (Vie-Mort) et je trouve ça assez altier comme idée, de pouvoir défier d'une certaine manière, la mort, justement par l'impassibilité. C'est cette impassibilité que je sens, dans la citation d'Alexandra David-Néel. Et, est-ce que toi, tu es intéressé par les représentations, ce qui n'est pas tout à fait la même chose que d'être intéressé par la mort. Alors tu es intéressé par le Cosmic, par le Sacré, les représentations de la sexualité etc. J'allais dire de l'Art Pariétal quasiment jusqu'aux images diffusées sur Internet… Est-ce que toi, cette question de la mort, représentée par l'image ; est-ce qu'elle intéresse ? Est-ce que tu y réfléchis ? Lorsque tu mets de côté cette œuvre de Gustave Doré, justement, qui pourrait être une représentation de l'après vie. Qu'est-ce que tu peux nous en dire parce que je crois que toi, dans ta vie personnelle, tu as frôlé l'après vie et que tu as eu cette expérience ?

JPS : Oui, tout à fait, je suis tombé sur cette peinture, enfin, cette belle gravure de Gustave Doré qui représente exactement, ce qu'on vit quand on fait une expérience de mort imminente. C'est-à-dire que ce sont des cercles concentriques (un vortex d'énergie nous aspire) avec lesquels on rentre dans le Tunnel de Lumière et après on arrive dans et au centre de la Lumière. Donc, on se dissout ainsi dans la Lumière. Gustave Doré a très bien illustré ça, il dit que ce sont des anges (qui emmènent l'âme du mort) ; mais moi j'ai vu toutes les âmes des morts quittant la Terre et qui rentraient comme ça, dans ce Vortex énergie. Et je dois dire que c'est assez impressionnant. Bon après, ça se discute. Certains scientifiques disent que c'est le cerveau qui envoie ces images pour désangoisser le mort au moment du décès (avec des molécules chimiques du style DMT diméthyltryptamine). Moi, je pense que ça existe vraiment. Bon, puisque je l'ai vécu, je pense que ça existe. Après y a-t-il quelque chose dans la lumière ou pas ? Où se dissout-on ? Quel est le voyage de l'âme après ça ? Est-ce que l'âme voyage ? Est-ce qu'elle disparaît complètement ? Jean-Claude Carrière, que j'aimais beaucoup, disait qu'il pensait qu'il n'y avait Rien après la mort. Mais peut-être que cet instant où l'on rentre dans la lumière, c'est quand même un moment fantastique. J'ai souvent utilisé cette expérience spirituelle et j'en fais des dessins que j'utilise parfois dans mon travail. Et bien sûr que le mysticisme m'intéresse aussi beaucoup mais ça demande une discipline que je n'ai pas. Par contre, j'ai la discipline pour être artiste et je crée tous les jours que je peux !

NS :  Merci !

JPS : Merci beaucoup Nicolas, c'était très sympathique, merci beaucoup à tous.