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Jean-Pierre Sergent

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Entretiens I - Avec Marie-Madeleine Varet, philosophe

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ENTRETIENS ENTRE MARIE-MADELEINE VARET & JEAN-PIERRE SERGENT I

AVANT-PROPOS A CES ENTRETIENS                                                       Télécharger l'intégralité des deux entretiens

Au printemps 2013, lors de mon exposition Sex & Rituals, à Besançon, j'ai fait la connaissance de Marie-Madeleine Varet — philosophe et chercheuse au C.N.R.S. —, qui, ayant vu cette exposition, m'a contacté pour venir découvrir mon travail à l'atelier. Lors de sa visite, elle a été apparemment vraiment émue, émerveillée et subjuguée par la grande installation murale d'œuvres sur Plexiglas. Il est très rare que quelqu'un soit bouleversé à ce point devant mon travail, ce fut donc un moment rare et précieux pour nous deux ! Je lui ai proposé alors que nous fassions un petit entretien video filmé à la galerie Omnibus, pour échanger nos différents points de vues sur l'art, entre artiste et philosophe, et pour qu'elle puisse faire ainsi partager son enthousiasme au public. cet entretien de 53 mm, s'appelle Transgression ?
Après ceci nous avons décidés de prolonger ces échanges, qui nous enrichissent mutuellement et qui sont aussi un challenge, par d'autres entretiens écrits. Tout d'abord, Marie-Madeleine m'envoya une grande liste de questions très longues et comprenant beaucoup de références à des écrits et concepts philosophiques que je ne comprenais pas vraiment et auxquels j'aurais eu beaucoup de mal à répondre. Nous en avons discuté ensemble tranquillement et elle me renvoya une série de deux questionnaires différents dont l'un est l'Interview Casse-pied, avec des questions assez longues, complexes et référencées, et l'autre, l'interview Casual, qui comporte des questions simples d'une au deux phrases maximum. J'ai répondu à ces deux questionnaires avec beaucoup de plaisir, de manière franche et avec autant d'honnêteté que possible.
Enfin pour finir avec cet avant-propos, je tiens ostensiblement à remercier Marie-Madeleine — qui bien sûr est devenue depuis une amie très proche — de tout le temps, de l'attention, de la gentillesse et de l'intelligence qu'elle a apportés à ces entretiens et j'espère que le lecteur y trouvera aussi quelques pistes de réflexions et qu'il saura ressentir et partager cet enthousiasme devant ma recherche artistique.

 

QUESTIONS "CASSE-PIED", JUILLET 2013                                                  Télécharger l'intégralité du texte

MMV - 1/ La notion de déplacement dans les arts plastiques n’est pas indépendante des différents sens que prend ce terme dans l’analyse du langage ou dans la littérature. Rappelons que les deux grandes figures de style sont la métaphore — qui, littéralement, ou étymologiquement, porte d’un lieu à un autre, d’où l’idée de déplacement, ou transposition — et la métonymie : la première effectuant le déplacement plutôt par ressemblance, et l’autre par contiguïté. La distinction est parfois poreuse : où situer le symbole, où situer l’emblème ? Comment distinguer le sens figuré du sens concret quand l’écriture les combine, les fait fusionner ? Si l’on veut bien considérer que l’inconscient est structuré comme un langage, on rejoint alors la notion de déplacement dans la psychanalyse, qui admet après Freud que le travail du rêve se fonde sur des mécanismes psychiques de défense contre un affect trop fort et utilise comme ruse, par liaisons associatives, le déplacement et la condensation. – Avec la notion d’art "nomade", Deleuze exploitera la dimension politique du phénomène : l’art nomade refuse la stabilité des institutions et du pouvoir. Pour Deleuze, l’errance est libératrice. Dans tous les cas l’accent est mis sur la liberté : libre association des processus inconscients, revendication de liberté chez l’artiste qui se veut "nomade".  – Libre à l’art donc de pratiquer le décentrement, le transfert, la mobilité, le détail. Mais aussi l’abstraction, l’allusion, la citation. Ou encore la métamorphose, la surimpression, la simultanéité de deux ou plusieurs images, le transfert, le passage d’une forme d’art à une autre, du noir à la lumière, du secret à la révélation. Libre alors aux artistes venus de tous les coins du monde d’innover, à partir de leur culture d’origine, grâce à des correspondances inédites et fécondes. – De cette “nomadisation” dans votre travail, quelle part (pour autant qu’il y en ait une) acceptez-vous ?

JPS - Oui, mon art est un art nomade au premier sens physique du terme, puisque mes grandes installations monumentales de peintures sur Plexiglas sont totalement démontables, modulables et amovibles et que je ne les assemble jamais dans un même ordre deux fois de suite. Et lorsque l'exposition est terminée, je les remets dans leur caisse, pour les ramener à l'atelier et recharger ces caisses avec d'autres peintures, pour partir ailleurs vers d'autres aventures...!
Deuxièmement au sens philosophique du terme, mon art refuse tout ordre socio-politique et moral établi par rapport aux normes de notre époque, comme celles régissant l'art contemporain international ou français en particulier, et je revendique, dans mon travail la liberté d'accumuler des images provenant de systèmes de pensée diamétralement opposés et anachroniques, provoquant ainsi un espace de liberté et de jouissance intellectuelle. Le sacré et le profane cohabitent ensemble, comme pour affirmer que tous les chemins sont bons pour accéder à la transe, à la jouissance, à l'état du satori bouddhique. Aussi dans mon travail, le chaos organique, la puissance sexuelle, la présence du corps féminin se trouvent souvent entrelacés avec la rigueur géométrique des structures des patterns spirituels traditionnels qui organisent et structurent ce chaos de flux originels et libidineux.


MMV - 2/ La catégorie de contemporain jouit d’un vaste crédit dans le monde de l’art, où la notion d’art contemporain a depuis quelques décennies remplacé celle d’art moderne. Mais comme l’indique l’étymologie même du mot, être contemporain c’est partager avec d’autres un temps, et ce temps ne se confond pas nécessairement avec le présent, en particulier le présent marchand auquel on le réduit trop souvent. De quoi et de qui sommes-nous contemporains ? Quelles temporalités désignons-nous par là ? À quel prix et sous quelles conditions ? Et les arts ont-ils quelque chose de spécial à nous apprendre sur ce que c’est qu’être contemporains ? Quel crédit accordez-vous à cette approche ? – Votre œuvre s’inscrit-elle dans cette temporalité ou, a contrario, cherche-t-elle précisément à s’en dégager dans un mouvement d’in-temporalité ?

JPS - Nous sommes contemporains de l'éternité, de notre beauté, de notre corps et de notre temps intérieur. Mon œuvre est nécessairement contemporaine puisqu'elle est produite aujourd'hui. Cependant mon travail est en décalage par rapport aux travaux de certains de mes collègues dont la seule préoccupation semble d'adhérer, de la manière la plus stricte et scolaire, à notre société de consommation : soit en profitant cyniquement de la bêtise du public ou des commissaires d'expositions pour montrer leur travail des plus vénals qui soit, ou alors en faisant un travail critique ne montrant que les revers de notre société, ce qui ressemble plutôt à un reportage sur l'état psychosociologique des individus en désespoir profond face aux systèmes politicos-financiers qui les écrasent.
Mon travail se situe un peu ailleurs en essayant de montrer que l'on peut accéder à une espèce de dimension intérieure universelle ayant existé tout au cours de notre histoire et qui transcenderait notre condition humaine.


MMV - 3/ La recherche de l’abstraction a de toute évidence marqué les développements de l’esthétique contemporaine. Déjà dans les “Sketches”,  se trouve proposé un corpus multidisciplinaire illustrant le spectre élargi des ramifications plastiques reliées à l’expression de l’abstraction. Cet ensemble de croquis préparatoires peut-il faire l’objet d’une exposition à part entière ? Expositions à répétition, variables et variations, itinérances, expositions permanentes modulables, performance et vidéo... Le temps est un facteur déterminant dans les processus d’apparition et de modification de l’exposition. En outre, il permet d’envisager le rapport au public sous un angle nouveau, de ré-imaginer la notion de projet, de penser sa mémoire et ses traces. Elaborer une exposition ne revient-il pas à créer, ou au moins à jouer, avec une ou plusieurs durées ?

JPS - Bien évidemment, il y a plusieurs décalages de temps dans une exposition. Il y a premièrement le temps de la création dans l'atelier qui est un temps intérieur de joie et d'éveil au monde. Vient ensuite le temps de photographier, d'encadrer et répertorier les œuvres, de trouver des lieux d'exposition, et ensuite l'emballage des œuvres, leur transport et leur installation. Le dernier temps, celui du rapport au public, est toujours un temps de rencontre, de partage et d'échange, parfois heureux et enrichissant, mais aussi parfois malheureux et déstabilisant...! Tout dépend du degré d'initiation du public à savoir regarder l'art contemporain et à sa capacité de lâcher prise et d'accueillir le message que l'artiste souhaite lui transmettre. En tout cas cette dernière période est souvent un moment de fragilité pour l'artiste. Entre la première création de recherche d'images et la monstration des œuvres, il s'écoule parfois plus de quinze années, auxquelles on peut également ajouter le temps de récupération des images et des idées à développer. La peinture est le médium du temps lent et profond, de la réflexion contemplatrice et de la découverte, tant pour l'artiste que pour le spectateur. Ce temps se comprime et disparaît finalement pour s'affirmer et s'exprimer dans un geste rapide et fulgurant à l'instant de la création, comme dans une espèce de trou noir magique : compressions - expansions, telles sont les lois physiques régulants les respirations de l'Univers.

Hommage au souffle ! Sous son contrôle est cet univers.
Il est le maître de toutes choses.
Tout a en lui ses assises.
Le Souffle, in Hymnes spéculatifs du Véda, traduction de Louis Renou.


MMV - 4/ Pour l’artiste désireux de transgresser l’impératif d’originalité sans s’exclure du monde de l’art contemporain, une possibilité consiste à répéter ce qui a déjà été fait, mais en personnalisant cette répétition : ce sont, comme chacun sait, tous les avatars du ready-made rejoués après-coup par les « petits-fils de Duchamp », selon l’expression à présent consacrée. Mais, toujours, l’affirmation par le reproducteur de son identité d’auteur demeure la borne ultime de ce jeu avec la dissolution de l’origine, l’infranchissable frontière au-delà de laquelle il n’y aurait même plus d’œuvre, parce que manquerait un auteur auquel l’assigner. Adhérez-vous à cette vision de l’artiste “désireux de transgresser l’impératif d’originalité” ? La personnalisation de la répétition dans votre travail en signe puissamment l’originalité, me semble-t-il ?

JPS - Nous sommes aujourd'hui dans une période totalement paradoxale du monde de l'art, il n'y a pratiquement plus d'œuvre mais juste une fabrication et une signature : Urinoir de Duchamps, ou travaux de Koons ou de Damien Hirst.
Personnellement, je ne souhaite pas transgresser l'impératif d'originalité, puisque mon travail l'est de fait et de manière évidente. Cette évidence s'impose de par la présence de la structure monumentale de mes œuvres, la continuité esthétique de mes assemblages, mais également et surtout par le contenu de mes messages qui s'inspirent de mon chemin de vie si particulier et de mes expériences chamaniques qui sont des expériences spirituelles fortes, d'ordre personnel.


MMV - 5/ Si l’on en croit Maslow, les besoins liés à la réalisation de soi, comme par exemple la création artistique, trônent au sommet de la fameuse pyramide des besoins. Autrement dit, l’Art est le besoin primordial auxquels nous devons subvenir… Ici se pose la question du moteur de la création artistique : ce moteur, est-ce un acte politique, un acte citoyen ou une simple expression personnelle ? Serait-il tout simplement la synthèse des trois ? Jean Cocteau écrit dans « La difficulté de l’être » : « Il faut bien comprendre que l’art n’existe que s’il prolonge un cri, un rire ou une plainte ». En fonction des artistes et des époques, la réponse à cette question aura une tonalité différente. Finalement à quoi sert l’Art ? Et la culture en général ? La société a-t-elle besoin d’artistes qui la questionne, qui souligne ses incohérences, et qui lui offre un miroir ? Le point de vue de l’artiste sur son “moteur” de création ?

JPS - L'art peut aussi prolonger une jouissance de vivre, la jouissance sexuelle, le désir d'un corps de femme, l'éclat d'un combat amoureux, l'émerveillement devant la beauté... tous ces états qui vont de la contemplation à l'expérience physique me plongent dans un état de grâce, de sainteté, presque d'illumination ! Etat extatique dans un univers accueillant, vide et plein à la fois, où le rituel artistique me permet de côtoyer un état de création universel.
Malheureusement on a l'impression aujourd'hui que la culture ne sert plus à rien d'autre que d'alimenter les marchés de la culture et qu'elle a perdu cette fonction essentielle de relier les individus entre eux, de la même façon que les "religions" ou les "croyances", dans leur côté positif unificateur et pacificateur, l'ont fait dans des époques anciennes au travers de leurs rituels spécifiques.
L'art sert vraiment d'initiateur pour pouvoir appréhender les différentes phases de notre vie et nos interrogations sur la naissance, la vie, la sexualité, la mort, le désir, le plaisir, la souffrance, la solitude... En ce sens c'est un révélateur de nous-mêmes et du Soi, ainsi qu'un vecteur de connaissance. Le problème de nos contemporains est qu'ils sont totalement "abrutis et lobotomisès" par la puissance hégémonique et invincible des grandes Sociétés Commerciales et des Masses-Media qui détruisent violemment toutes cultures traditionnelles en leur imposant leur culture d'achat de produits marketisés. Je me rappelle avoir voyagé au Mexique dans un petit village et avoir vu dans ce marché mexicain traditionnel, une machine pour faire de l'exercice, c'était assez incongru dans ce lieu particulier, rempli de légumes, de textiles bigarrés et d'indiennes mayas, mais cela représente l'exemple parfait de l'inutilité des objets que l'on nous impose d'acheter ! De même pour l'art contemporain, pour le répéter encore une fois, qui a besoin d'un Puppy de Koons ou d'une Dots Painting de Hirst, apparemment tous les grands musées du Monde en ont besoin ! Mais la question judicieuse à se poser est pourquoi ?


MMV - 6/ Ce n’est pas l’art qui est en crise, mais le jugement sur les productions. En effet, ceux qui jugent ne savent plus que dire, ni que faire. Ils ne savent plus comment et quand jouir. Toutefois peut-être – sans doute ? – est-ce dû aux œuvres elles-mêmes ? Elles font violences aux habitudes et aux normes, elles étonnent et elles découragent aussi bien l’interprétation que l’abandon au plaisir. Qu’y a-t-il dans votre pratique et votre expérience artistiques qui confirme ou infirme cette position ?

JPS - Je ne suis pas d'accord sur le fait que l'art ne soit pas en crise. Quand on va voir des Biennales ou des foires d'Art Contemporain, on se rend bien compte que l'art n'a plus de contenu significatif, qu'il reste juste une posture résiduelle, une espèce d'analyse systémique, une décortication, une réinterprétation, par les artistes, de l'histoire de l'art occidental ou de l'art Chinois ou de que sais-je encore...? Cela devient surtout un positionnement de marketing par rapport au marché. C'est désespérant... un peu à l'image du personnage de Houellebecq et de ses sous-héros de romans, victimes névrosées, monstres proprets, insipides, atones, malingres et narcissiques, toujours en perte d'identité fondamentale.
Pour ce qui est des faiseurs d'Art, des commissaires d'expositions et des galeristes, ils s'intéressent plus à leur réputation et à leurs comptes en banque, qu'a faire découvrir de nouveaux talents. Ou alors ils choisissent des artistes très jeunes, qu'ils imposent sur le marché de l'art, avec leurs nouveaux "produits" d'art pompier et convenu, qui ravissent les collectionneurs internationaux, ceux-ci étant toujours à la recherche et en demande friande et boulimique du Nouveau, simpliste par définition et par défaut. Comme si l'art devait nécessairement adhérer aussi à cette frénétique loi industrielle bourgeoise, humaniste — au sens eurocentriste du terme —, scientifique et progressiste, de la course au progrès et à la nouveauté !
Je hais comme Gauguin cette excentrique et frénétique dérive capitaliste et je revendique l'accès aux paradis perdus des Aztèques, des Tupimanbas, des Selknams, des Sioux, des Esquimaux ou de De Sade, de Nerval et de Rimbaud...!


MMV - 7/ L’art contemporain n’a pas un sens. Ce qui pourrait passer pour un jeu de mots dépasse finalement largement la boutade initiale. Ne plus chercher le sens, ou se laisser dépasser par lui. N'est-ce pas finalement, la grande leçon de l'abstraction, mère nourricière de l'art d'aujourd'hui ? Vassili Kandinsky, considéré comme le pionnier de la peinture abstraite, entrevoit avec stupeur un tableau fantastique dans son atelier. Fabuleuse fresque conjuguant les couleurs en une forme indescriptible, la toile n'a pas d'autre sujet qu'elle même, que sa couleur. Fasciné, le peintre s'aperçoit, après examen, qu'il s'agit bien d'une de ses toiles, posée à l'envers. Renversant. Kandinsky vient simplement d'inverser le sens ; l'œuvre n'a plus besoin de se lire pour frapper. L'envers a autant de valeur que l'endroit. La place du spectateur entre en jeu ; l'œuvre ne peut se limiter à une seule lecture. Mais faut-il pour autant en abandonner le sens ? Surtout pas. Simplement être prêt à l'accueillir différemment et ne pas se sentir attaqué. Car une œuvre qui ne cacherait qu'un seul sens, dont le seul niveau de lecture ne serait réservé qu'à une élite, n'est qu'une mascarade. Une création peut bien nous prendre pour un imbécile, pour autant qu'elle le fasse bien. Et, en la matière, elle y a plutôt intérêt, car elle n'a rien à tirer de l'abandon de celui qui la regarde. Alors, si l'œuvre est en droit de nous désarmer, encore faut-il que cette distance fasse naître une émotion. Votre travail, protéiforme, semble particulièrement représentatif de ce “no limit” ouvrant à des lectures et des sens multiples, en perpétuelle résurgence. Comment interprétez-vous ce mystère du sens pluriel ?

JPS - Le conflit n'est plus entre abstraction et figuration, ni même entre signification unique, inversée ou multiple, mais le challenge est plutôt de créer des espaces de respiration et d'imagination. Il faut réordonner le chaos du monde créé de manière collatérale par certains méfaits du progrès, dans la création artistique comme ailleurs. Aujourd'hui on fait l'expérience d'une ouverture au monde avec une confrontation entre toutes les cultures différentes, grâce à la fois aux expositions, mais aussi au cinéma, à la télévision et surtout à l'internet. Mon travail raconte et réarrange ce télescopage d'un syncrétisme d'images, dont certaines étaient souvent enfouies et secrètement gardées par les pratiques sacrées des sociétés traditionnelles, avec des images largement diffusées de la pornographie contemporaine. Présenter ces iconographies diverses, polysèmistes, temporellement et géographiquement dissemblables, me permet donc de pratiquer auprès du spectateur des espèces d'électrochocs visio-culturels qu'il n'a pas l'habitude d'expérimenter. En fait, je pense que cette richesse dont je peux me nourrir, grâce à mes voyages, mon vécu new-yorkais, mes rencontres et mes lectures, me permet de faire un travail universaliste et unitaire au sens profond du terme. Le multiple devient Un, ou l'Un devient multiple, au travers de la transe et de la métamorphose magique créées par l'énergie propre à l'Art, ou à l'Amour.


MMV - 8/ Comment fonctionne le work-in-progress de la série Mayan Diary ?

JPS - J'ai commencé ce travail à New York dans les années 2000, et c'est un processus d'impression et d'accumulation d'images récoltées et choisies car elle m'ont ému et interpellé, de par leurs forces rituelles, leurs forces érotiques ou leurs forces spirituelles. Cette accumulation d'images juxtaposées est comme une espèce de Jambalaya, recette traditionnelle culinaire du sud-est des Etats-Unis, ou l'on mélange et cuit tout ce que l'on veut avec tout ce dont on dispose sous la main ! C'est très bon, très épicé et très aphrodisiaque...! C'est un climax, comme dans les arias chantés par une Diva, cantatrice des opéras de Verdi, qui s'approche de la transe paroxystique et orgasmique dans sa jouissance immense, grâce à la beauté et la puissance de ces chants d'Opéra ! Cet art total, qu'espérait si justement Wagner !
La forte charge érotique des séries Mayan Diary et des Suites Entropiques fait également référence à la pensée de Georges Batailles, qui dans son livre l'Erotisme, nous parle de la déstructuration et de la disparition de l'être social perdu, dissout, mort, englouti dans sa transe sexuelle :

Un gonflement de sang renverse l'équilibre sur lequel se fondait la vie. Une rage, brusquement, s'empare d'un être. Cette rage nous est familière, mais nous imaginons facilement la surprise de celui qui n'en aurait pas connaissance et qui, par une machination, découvrirait sans être vu les transports amoureux d'une femme dont la distinction l'aurait frappé. Il y verrait une maladie, l'analogue de la rage des chiens. Comme si quelque chienne enragée s'était substituée à la personnalité de celle qui recevait si dignement... C'est même trop peu parler de maladie. Pour le moment, la personnalité est morte. Sa mort, pour le moment, laisse la place à la chienne, qui profite du silence, de l'absence de la morte. La chienne jouit — elle jouit en criant — de ce silence et de cette absence. Le retour de la personnalité la glacerait, il mettrait fin à la volupté dans laquelle elle est perdue.

Les cris de la jouissance orgasmique des femmes, c'est le chant de Sirènes qui envoûtèrent Ulysse ! Dans des sociétés contemporaines de plus en plus structurées autour du travail, donc de la contrainte temporelle et de l'esclavage laborieux, il me semble important de redonner une impulsion de liberté à l'imaginaire du spectateur et au principe de vie même. Et je pense que si l'artiste a un devoir et une fonction, c'est peut-être celle qui serait de redonner au public une envie de vivre, d'aimer et de s'émerveiller devant la vie et toutes ses manifestations : Nature, énergies cosmiques, multiplicité des cultures humaines... Il lui faut réenchanter, réensemencer et réinitialiser le monde. Comme les cultures "archaïques" ont su le faire au-travers de leurs rituels de fertilité ou de régénération de leurs structures sociales, car ces hommes, nos ancêtres, étaient en charge et responsables de leur Monde, de son bon fonctionnement et de sa perpétuation, seuls mais collectivement debout face à leurs destinées ! Il me semble que nous, nous sommes couchés et que nos contemporains, qui – sans vouloir être trop moralisateur – n'idolâtrent et ne s'émerveillent plus que devant des succédanés du Veau d'Or des temps bibliques, comme ces œuvres artisanales qui ne s'imposent sur le marché de l'art que grâce à leurs prix de vente exorbitants...! Ou comme ces quelconques bien matériels de consommation luxueux, inutiles et insignifiants : vêtements de mode, corporate art, voitures, maison, sexe, etc...! Mais où reste notre rapport avec le monde cosmique, à notre Univers ?


MMV - 9/ « L'entropie mesure le degré du désordre d'un système physique; le nombre de réarrangements des constituants fondamentaux ; les ratios de l'ordre et du chaos et donc par extension, du rationnel avec l'irrationnel, de la structure géométrique et de l'exubérance organique... ». Comment ce concept se trouve-t-il mis en œuvre dans les Suites Entropiques ?

JPS - J'avais travaillé sur la série Mayan Diary pendant plus de dix années et je lisais alors le livre de Brian Green, théoricien de la physique des cordes, L'Univers élégant, dans lequel il parle de ce concept d'entropie. J'ai alors pensé qu'il s'appliquait parfaitement bien au travail que je réalisais et j'ai commencé alors ainsi mes Suites Entropiques. Surtout qu'aujourd'hui j'utilise beaucoup moins de visuels originaires des cultures méso-américaines et plus d'images diverses provenant en particulier de yantras hindous et de mangas érotiques japonais. Mon concept est un peu celui invoqué dans la célèbre phrase de Lautréamont : "Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie!".
Ce n'est pas une volonté de faire des cadavres exquis au sens mondain et surréaliste du terme, mais plutôt d'essayer de casser les codes, les règles et les structures de la pensée rationnelle, de la logique et de la raison, pour avoir un accès direct au corps, à la sexualité pure, à l'inconscient, au rêve, à l'extase mystique et au Big Momentum Cosmic... magique, éternel !


MMV - 10/ Une question que j'aimerais ajouter :
Votre travail se donne à voir, à ressentir, comme une traversée du Temps et de l'Espace originels du Vivant. Une telle Odyssée, par définition au-delà des limites purement physiques, apparaît comme Transgression dans son acception étymologique première – spatiale et non pas morale. Ce Voyage “sans limites” implique le dépassement, – de soi, – des frontières convenues. “Embarquer” dans une telle aventure, c'est aussi accepter de s'y perdre. Autrement dit, affronter le risque du mystère et de l'inconnu dans la quête d'un bien supérieur, d'une Vérité de l'Être et d'un accomplissement de soi au cours de ce voyage.
Est-ce ainsi que vous, le créateur, le Démiurge, vous projetez votre vie, votre histoire personnelle, votre trilogie passé-présent-avenir, dans votre processus créatif, mise à nu de vous-même en quelque sorte, donc aussi mise en danger ?

JPS - La pratique de l'art est une mise en danger perpétuelle qui requiert beaucoup de persévérance, de force et de courage. Les artistes sont un peu les aventuriers des temps modernes, car il est vrai qu'il nous faut, un peu comme Ulysse, aller voir des zones inexplorées de l'inconscient collectif, comprendre et rejeter des systèmes de pensée qui ne nous correspondent pas entièrement, et reformuler le cadre de notre univers créatif, pour pouvoir entrer vraiment dans le vif du sujet et être en harmonie avec nous-même. Comme Ulysse on entend le chant des sirènes, sans cependant pouvoir être attaché et sécurisé par ses amis au mât de sa trière ! Et comme lui, il nous faut partir en exode pour rencontrer notre propre vérité, explorer des mondes inconnus et même aller faire un tour du côté de chez Hadès, au pays des morts...!
Il n'est pas très grave d'avoir à se dénuder au cours de ce processus, car il fut un temps où le corps nu était la norme, ainsi qu'aujourd'hui, lors de la naissance, de l'acte sexuel ou de la mort. Ce qui est plus dangereux, c'est de se mettre à nu devant des indélicats, des incultes, des ignares, des rustres, des "sauvages" et des "barbares", ce qu'est regrettablement la plupart du public français...!
Je ne pense pas que l'on puisse se perdre corporellement ou mentalement dans son propre univers créatif, le danger vient plutôt de l'extérieur, c'est à dire, de s'y perdre financièrement, car c'est une vie rude et âpre, nous donnant beaucoup de bonheur et d'accomplissement de soi, mais malheureusement très très peu de gratifications financières. A ce sujet, l'Art est un combat qui ne connaît presque jamais de victoires !
Par-ailleurs, fondamentalement l'art est, et reste un jeu ! Les règles du jeu peuvent être imposées et changées par les grands artistes qui ont dépassé et transgressé les règles imposées par les anciens codes artistiques, moraux ou formels de leurs périodes historiques. A ce prix, l'art devient alors en effet, un voyage intemporel, spatial, cosmique et universel.


MMV - 11/ Est-ce aussi, parallèlement, une explication possible de certaines réactions de rejet violent de votre travail, par une frange du public qui refuse la mise en danger de la nécessaire immersion que votre travail exige pour être compris à sa juste valeur ? La Vérité est pourtant toujours au-delà des apparences. Comment percevez-vous cette incapacité d'un certain public (parfois très évolué par ailleurs) d'accéder à la dimension du Sacré, omniprésente dans votre œuvre ?

JPS - Oui la vérité est bien au-delà des apparences, mais encore faut-il le savoir ou plutôt en avoir fait l'expérience, ou en avoir eu la révélation. Et ce n'est pas uniquement le degré d'éducation du public qui est le problème, c'est plutôt leur vécu ! Si ils ont vécu dans une société petite-bourgeoise traditionnelle française, qu'ils soient professionnels de l'art, issus d'une profession libérale, professeur ou ouvrier... peu importe alors leur degré de culture : leurs vies ne tourne toujours qu'essentiellement autour de leur statut social, des bouteilles de vin qu'ils dégustent, des amants ou amantes qu'ils baisent, des voyages qu'ils font ou ne font pas, de leurs frustrations sexuelles ou affectives ! Il n'y a donc aucune chance pour qu'ils puissent faire l'expérience profonde de mon travail, qui ne parle aucunement de cela !
D'un point de vue collectif, nos sociétés européennes sont secouées par les spasmes réguliers des crises économiques qui se succèdent, et nos sociétés en déclin ressemblent plus à des bateaux ivres en train de chavirer et de couler qu'à de fiers navires partant faire la découverte de Mondes inexplorés. Dans cet état de déshérence philosophique, religieuse, affective, morale et financière, la plupart des individus essayent de boucher les trous dans la coque de ce navire avec leurs idées reçues, sans vraiment savoir où va celui-ci, et ils ne peuvent donc accepter aucune création artistique qui remettrait en cause leurs croyances rationnelles fondamentales au progrès économique. Il faut se remémorer les périodes importantes de liberté, d'inventions, d'imagination et de fourmillement artistique qu'ont été par exemple, les deux périodes créatives d'après les deux dernières guerres mondiales, justement pour régénérer ce monde, l'apurer de sa cruauté innommable, de son désespoir ! Or, il semble que les crises économiques en Europe agissent de manière inverse, en inhibant totalement toute liberté de penser, de créer et d'accepter la vie dans sa dimension universelle, hors des structures socioculturelles établies !
D'un point de vue individuel, appréhender mon œuvre demande non seulement d'avoir une approche esthétique, une curiosité, une ouverture d'esprit, mais c'est également faire une expérience physique, corporelle, pleine, forte et entière...! Car mes peintures agissent un peu comme une révélation, un révélateur de la profonde et véritable nature humaine. Cette révélation ne peut intervenir que dans le for intérieur de la personne intime et dans la plénitude de son corps sexué... et non castré ! Or, peu de spectateurs sont prêts à accepter de ressentir et d'accueillir cette énergie vitale — sexuelle, presque guerrière, sacrificatrice, primaire, sauvage, spirituelle, généreuse, subversive, immersive... — et à lâcher prise pour laisser leur corps et leur esprit libérés, être traversés de part en part, par ces énergies, et transportés vers un ailleurs où leur "âme", ou leur Soi, seront bouleversés et émerveillés au delà des limites permises par les règles de leurs croyances acquises, accédant ainsi à un nouvel univers totalement fusionnel et transgressif ! Je pense en effet que mon travail a cette vocation libératrice et salvatrice, et la présence physique de mes installations murales sur Plexiglas agit comme un immense miroir, un océan, un soleil, où le spectateur se regarde et se mire. Et pour les quelques personnes rejetant mon travail de manière viscérale — ne m'épargnant ni leur lettre d'insulte ni leur commentaire désobligeant —, leur image reflétée, intégrée dans l'œuvre, ne correspond pas du tout à leur esprit névrosé empli d'instinct de mort et de doutes, à leur étroitesse de pensée existentialiste, athée ou religieuse, à leur manque d'humour, à leur personnalité narquoise, suffisante, prétentieuse, blasée et dominatrice — ainsi qu'à leur dédain pour la couleur, la légèreté, la joie de vivre, l'exubérance et le plaisir en général !
Car cette volonté d'être libre, de transcender sa condition humaine, spirituellement parlant, n'est malheureusement plus tellement d'actualité aujourd'hui en Occident, ici où l'énergie vitale semble s'être définitivement dissoute, évanouie, cachée, perdue...!
A moins que... la Couleur...! L'Energie...! La Beauté...! La Présence...! La Pureté...! La Générosité et l'Extase spirituelle ne resurgissent dans l'Art...! Bien sûr dans un élan d'espoir...! Et avec le Sacré aussi... essentiel et salvateur...!

J'ai embrassé tous les êtres,
afin de voir le fil tendu du sacré,
Là où les dieux, ayant atteint l'immortalité,
se sont dirigés vers leur commune demeure.
Le Vena, in Hymnes spéculatifs du Véda, traduction de Louis Renou.

ENTRETIENS ENTRE JEAN-PIERRE SERGENT & MARIE-MADELEINE VARET II


QUESTIONS "CASUAL", AOUT 2013                                       Télécharger l'intégralité du texte


MMV - 1/ Pouvez-vous expliquer votre parcours ?

JPS - J'ai fait quelques années d'études artistiques, j'ai élevé des chevaux américains, j'ai vécu à Montréal puis à New York et aujourd'hui je vis et travaille à Besançon. Mais j'ai déjà longuement détaillé mon parcours artistique dans un long texte intitulé Influences et j'invite donc le lecteur plus curieux à le parcourir.


MMV - 2/ Comment est née votre passion de la peinture ? Quelle en est la genèse ?

JPS - D'aussi loin que je me souvienne et dès l'enfance, j'ai toujours aimé dessiner et peindre, pour rendre compte de la beauté des plantes, des choses, des animaux et des êtres que je trouvais intéressants. Il me semblait que la peinture pouvait figer une réalité, un bonheur, dans un moment instantané, mais qui, paradoxalement durerait toujours, même après la disparition de ses êtres et des choses. Dialogue intérieur, la peinture est un message intemporel d'amour, un signe de vie qui voyage et transcende le temps et la bêtise humaine.


MMV - 3/ Comment décririez-vous votre processus créatif ?

JPS - Je vais chercher et récupérer des images un peu partout. Je suis iconophile ! Les images semblent me procurer beaucoup de plaisir, je ne saurais analyser d'où cela provient, toujours est-il que glaner des informations visuelles me satisfait énormément. Peut-être ai-je envie de partager avec mes semblables, ce que moi, je trouve beau et digne d'intérêt ! Je travaille constamment pour agrandir mon corpus d'images diverses et de textes obscènes, stockés dans mon ordinateur, pour pouvoir enfin les imprimer définitivement sur le support papier ou Plexiglas, accumulant ainsi une image choisie pour la superposer sur telle autre image. Cet esprit créatif me permet de travailler dans la durée, à long terme et non pas à court terme.


MMV - 4/ Votre inspiration vient-elle uniquement de votre vécu personnel ?

JPS - Oui et non – je trace parfois des parallèles entre des "artistes" comme les artistes Asmats de la Nouvelle Guinée ou les "artisanes" Mayas ou Navajos, dont la puissance des œuvres m'a si souvent bouleversé. Car depuis mon séjour new-yorkais, j'ai eu la chance d'ouvrir mon champ d'émerveillement à autre chose que ce que la France m'avait offert – la peinture occidentale, essentiellement judéo-chrétienne – pour découvrir, apprécier et m'inspirer de tout l'art amérindien, de la peinture américaine des années soixante etc... Ainsi, grâce à ma curiosité, des portes de recherches se sont grandes ouvertes et j'ai découvert des pistes de travail jusqu'alors très peu explorées.  
Par-ailleurs, mon vécu, mes expériences personnelles et mes rencontres, ont validé toutes mes intuitions et mes attirances pour ces cultures non-européennes, tribales, plus neuves et dynamiques, en ce sens où ce sont pour la plupart des peuples qui ne connaissant pas ou peu l'écriture et dont l'image est, et reste parfois avec la parole le seul moyen d'expression et de communication. Leur art est donc plus fort, plus vivant, plus sacré et moins sclérosé que celui développé dans nos sociétés où le texte, donc le concept, règne en maître depuis des temps plurimillénaires.
De fait, je ne vais plus que rarement dans un musée voir les galeries de peintures, franchement, je préfère maintenant regarder les galeries d'art ethnographique, où j'y ressens plus d'émotions, de simplicité, d'émerveillement et de plaisir.


MMV - 5/ Qu’est ce qui a influencé votre peinture ?

JPS - 1/ La Beauté, où qu'elle soit et quelque soit sa nature : photo d'une femme en extase sexuelle, peinture ou sculpture rencontrée dans un musée ou dans un livre, une pierre dans une rivière, une lumière dans un paysage, la couleur d'un vêtement, le grain de la peau d'une femme, le souvenir d'un bon moment passé avec des êtres aimés...etc. En clair, le vivant en général !

- 2/ La Couleur, qui m'a toujours plu et que j'apprécie toujours chez des peintres coloristes tels que Vermeer, Matisse, Rothko, Morandi... Mais aussi dans les cultures traditionnelles des pays chauds se situant près des Tropiques ou de l'Equateur, tels que l'Inde, le Mexique, le Guatemala, le Panama, ou l'Afrique, où il semble que la couleur revête sa plus intense robe... chaude, sensuelle et chaleureuse... avec son arôme de soleil et de cacao !


MMV - 6/ Sous quel angle évoquer le mieux votre style ? Est-il définissable ?

JPS - On pourrait dire que je fais un travail expressionniste, une sorte de painting-fusion, comme il y a le jazz-fusion, qui est un mélange de différents styles de musiques. Mon style est donc un mélange de différentes iconographies, présentant une myriade d'informations peintes avec des couleurs bigarrées, vives, vibrantes, dissonantes, contrastées.


MMV - 7/ Quelle est votre technique picturale ?

JPS - J'utilise principalement la technique sérigraphique pour transférer mes images sur mon médium de prédilection qu'est le Plexiglas. Je réalise ensuite, une fois les peintures individuelles terminées, des assemblages de peintures-images qui sont à la fois des constructions intellectuelles et physiques.


MMV - 8/ En dehors de l’imagerie de vos toiles qui pourrait paraître narrative pour certains, j’y ai plus entrevu une confrontation de formes, de couleurs, de lignes… Pensez-vous être un peintre « figuratif » ou plutôt un peintre qui tend vers l’abstraction ?

JPS - En superposant trois ou quatre images successivement, je casse l'effet narratif de l'image unique, qui reste cependant parfois déchiffrable comme dans un palimpseste. Mon style oscille donc entre abstraction et figuration. Mes surfaces peintes sont le lieu des combats entre l'organique et le géométrique, la vie et la mort, le sexe et la contemplation. Je travaille aussi également avec une volonté d'abolir la dualité pour entrer dans une représentation de l'Unité, qui ne peut être représentée, ni par la figuration, ni par l'abstraction, mais par une autre réalité ultime, indéfinissable mais immanente !

- L'Etre, l'un non duel, qui n'avait ni nom ni forme avant la création et n'en possède pas plus maintenant, est appelé Tat, Cela. L'être nommé Twam,Tu, est au-delà du corps et des sens, on doit le comprendre comme étant l'Un. Il faut faire l'expérience de cette unicité.
In 108 Upanishads, Martine Buttex.


MMV - 9/ Le geste dans vos travaux semble très important, est-ce vrai ?

JPS - Oui, non seulement le geste est important, mais surtout le mouvement, l'énergie. Ce qui me manquait dans la plupart des peintures occidentales entre la Renaissance et le vingtième siècle, c'est justement ce mouvement, car la peinture fige l'instant, comme j'en ai parlé précédemment. Heureusement, les artistes du vingtième siècle ont su réintégrer cette force vitale, ce geste-énergie, ce corps dansant dedans, sur et au travers de la surface peinte !


MMV - 10/ Il existe des thèmes majeurs dans votre peinture, comme la femme, le sexe, le rituel, le sacré … Pourriez-vous nous en dire plus ?

- Les hommes préhistoriques peignaient des mammouths et des rhinocéros. Moi je n'en ai jamais rencontré, alors je peins des femmes...! In Notes de Besançon, 2005-2013

JPS - 1/ La femme, c'est évidement cet "Obscur objet du désir", ou ce "Vrai sac à merde", d'après les mots désespérés du chauffeur du héros de cet étrange film Bunuelien. Ou encore ce corps sublime et divin, mais périssable et mortel ! Dont il me faut transcender l'absence et apprivoiser la puissance, la beauté, par une présence artistique ressemblant à celle de l'Anima chez Jung, ou à celle de Béatrice chez Dante, et qui acquerrait grâce à la puissance magique de l'art, une aura, une sagesse, une présence guérisseuse universelle, inaltérable, immanente...Femme détentrice d'un désir, d'une force à jouir et d'un amour infini.

 - 2/ L'acte sexuel, est le moment de la rencontre et du partage, choses qui font tellement défaut dans notre quotidien, ou les échanges sont brisés par l'égoïsme, la préhension, l'avarice, la soumission des individus aux systèmes marchands. C'est aussi un instant d'immense plaisir et d'éveil spirituel comme on l'entend dans la philosophie tantrique.

- 3/ Le rituel est à la genèse de la Culture, de la communication et des religions. C'est la création et l'invention ex nihilo de la parole, du chant, de la musique, de la peinture, des rites funéraires et surtout du théâtre et sans doute de l'amour aussi. Sans les pratiques des rituels nous ayant précédés, il n'y aurait aujourd'hui aucune Culture, aucun Art, ce serait à nouveau une Tabula rasa !
Toutes les scènes de rituels inventées au cours de l'histoire humaine me touchent beaucoup car ce sont des moments où une communauté se rassemble et invente un nouveau moyen de communiquer entre soi ou avec les dieux et les esprits et ce moment de communion intense ressoude la cohérence sociale en reliant les individus. Aujourd'hui, ces rituels nous semblent parfois lointains et même souvent ridicules et cruels, mais ils avaient une importance vitale et une énergie transcendantale forte, souvent spirituelle, que je me réappropie et transfers dans mon travail. Je ne résiste pas à ici à la nécessité de citer un petit extrait du très beau livre de Bernardino de Sahagun, l'Histoire générale des choses de la nouvelle Espagne, décrivant ce qu'étaient les rituels au temps des Aztèques : la complexité de leur mise en scène, l'importance symbolique des gestes, des vêtements, des objets et des couleurs et l'implication générale de tous les corps sociaux :

- On appelait le septième mois tecuilhuitontli. On y faisait des fêtes et des sacrifices en l'honneur de la déesse du sel, appelée Uixtociuatl Elle était coiffée d'une mitre surmontée de plumes vertes, en forme de panaches élevés qui renvoyaient vers les airs des reflets chatoyants et verdâtres. Ses oreilles étaient en or fin très éclatant et imitant les fleurs de calebasse. Son péplum était orné de broderies simulant les vagues qui se forment sur l'eau, avec d'autres dessins coloriés représentant des chalchiuitl. Ses jupons étaient brodés de la même manière que le péplum. Elle avait aux cous-de-pieds des grelots en or de petits escargots blancs, attachés à une bande de peau de tigre, qui faisaient grand bruit en marchant. [...] Pendant dix jours, sans discontinuer, elle dansait dans l'areyto avec des femmes qui chantaient et dansaient pour la réjouir. Ces compagnes, vielles, jeunes et enfants, étaient les fabricantes de sel. Toutes ces femmes dansaient en se tenant au moyen de cordelettes dont chacune saisissait un bout. Toutes portaient sur la tête des guirlandes faites avec cette plante odoriférante qui ressemble à l'encens de Castille et qu'on appelle itzauhyatl. Leurs airs se chantaient en soprano très-aigu. Quelques vieillards allaient devant elles pour guider leurs pas et marquer la mesure de leurs airs...

- 4/ Le sacré est un terme difficilement définissable, un peu suranné, désuet, peut-être à redéfinir...? En tout cas cela semble être une notion définissant – communautairement chez de petits groupes humains dans une tribus ou une société – un lieu, un être ou un objet à sacraliser, qui sera vénéré, craint et respecté, un endroit de révélations et de "hiérophanies" – la manifestation du sacré – selon le mot de Mircéa Eliade in Le sacré et le profane. Objet qui ne sera plus vénéré et même moqué et détruit par d'autres personnes venant de cultures différentes.
A voir pour exemple, la destruction de milliers de codice et d'artefacts Aztèques et Mayas, objets sacrés par essence, brûlés par les ignares conquistadores espagnols ! A lire absolument à ce sujet le témoignage de Diego de Landa in Relación de las Cosas de Yucatán.
Ainsi que plus d'un million d'Indiens passés par les armes ou par le feu en quelques années de conquêtes... A lire pour preuves édifiantes de ces atrocités le récit circonstancié et émouvant de Bartolomé de las Casas, in Très brève relation de la destruction des Indes, ou il affirme qu'il y avait aux Caraïbes et au Mexique, 1 100 000 Indiens en 1492, et qu'il n'en restait plus que 16 000 en 1516 ! Dans ces cas de conflits extrêmes de guerre de civilisation, où se trouve le sacré ? A qui appartient-il ? A la violence généralisée ? Au dieu chrétien ou aux dieux mexicains ?
Définir le sacré n'est donc pas chose facile, cependant pour moi, j'ai l'impression que c'est un être, un lieu ou un objet, dont émane non pas du Divin, mais de la Présence. Mais quelle est la nature de cette présence, je n'en sais trop rien ?
C'est peut-être un Espace-Lieu, ou un Lieu-Espace intemporel, qui serait comme le mélange subtile des bruits de fond de l'Univers, avec le bruit de fond de notre propre corps, les vibrations du corps social et celui de notre Terre, un lieu donc d'Harmonie Céleste, Cosmique – un Axis-Mundi trans-temporel et trans-spatial !


MMV - 11/ Le corps est au cœur de vos toiles. Cela semble être le thème principal. La conception du corps est subjective, expressive : peut-on parler d’une philosophie du corps dans votre art ?

JPS - Oui bien sûr, je pense qu'il faut que nous nous réapproprions notre corps en le soustrayant d'abord aux stress liés aux codes normatifs moraux, religieux ou sociaux-culturels, mais encore aux névroses personnelles. L'art peut être un moyen de soustraire le corps à ces contraintes, car si il y a un lieu propice à sa liberté, c'est bien dans l'imaginaire de l'art qu'il se situe, et cela, dans un même état de puissance et d'exubérance qu'à travers l'extase spirituelle.
Cette liberté pouvant paraître seulement pauvrement iconographique et imaginaire, mais qui peut cependant servir d'exemple comportemental. A voir comme contre-exemple évident de la liberté et de l'épanouissement corporel dans la joie et le vivant, les influences destructrices, négatives et néfastes que les images religieuses représentant des martyres chrétiens, la vierge Marie ou le Christ crucifié, ont eu sur l'imaginaire corporel occidental. Car ces images ne montraient que le mépris, l'abandon du corps, sa martyrisation, sa soumission, sa jouissance dans la souffrance, son inviolable virginité féminine, sa désexualisation et même sa désacralisation, pour qu'il n'atteigne sa vrai plénitude, sa sacralité et son accomplissement final, qu'ultimement et seulement par et pour l'expérience de la mort, puis dans les paradis ou les enfers ! Moi, j'aime les paradis terrestres simples et joyeux.


MMV - 12/ Dans votre travail artistique, quelque chose est proche de l’instantané, une sorte de capture d’images arrachées au vol et revisitées. Comment l’expliquez-vous et comment l’abordez-vous ?

JPS - Il me vient à l'idée de parler ici de l'ubiquité ressentie dans les expériences de transes chamaniques, durant lesquelles nous sommes immergés intégralement dans un monde fluide, un magma mouvant, dans une espèce de tunnel de verre nous permettant de voyager d'un bout à l'autre de l'Univers, et pendant ce périple, cette odyssée, de se métamorphoser instantanément en Faucon, Jaguar, Dauphin, Eléphant, Baleine, Arbre, Terre ou Soleil. C'est sans doute les mémoires de ces entités transcendantales rencontrées lors de ces voyages cosmiques et oniriques, ces auras démultipliées, dont on peut ressentir la présence en regardant mon travail.

De même qu'esthétiquement, j'aime les choses dites clairement et rapidement, dans un état de lucidité et d'urgence. J'aime les graffitis urbains, mais déteste les Tags et le Street Art, qui représentent finalement les mêmes codes de la peinture traditionnelle, les mêmes contraintes de styles, pour les faire exister dans un autre lieu, c'est décevant, mis à part Basquiat et Keith Haring bien évidement ! Par contre le geste zen ou les graffiti obscènes m'intéressent en ce sens qu'ils n'obéissent à aucun code esthétique, à aucune règle, et qu'ils montrent simplement, dans un état d'urgence, de pureté et de grâce – le désir, la colère, la violence, la jouissance, l'énergie : "ceci est une femme avec deux seins, une bouche, une grosse chatte juteuse et un trou du cul que j'ai envie de pénétrer avec cette grosse bite surdimensionnée"... Et pour la peinture Zen : ceci est une montagne, un oiseau, une pierre, une rivière, une fleur qui bourgeonne, ou Li Po déclamant son poème à la Lune ! J'aime cette vérité, cette poésie, parfois cette obscénité crue, qui est présente également grâce aux extraits de textes érotiques fusionnant avec les images pornographiques dans mes tableaux.
Comme Picasso et Pollock l'ont fait en leur époque et dans leurs peintures, je fais ce que j'ai envie de faire, au moment ou je le fais et peu m'importe le résultat ou ce que le public en pensera, il faut que cela soit fulgurant ou ne soit pas !


MMV - 13/ Quelle vision du monde cherchez-vous à révéler à travers vos œuvres ?

JPS - Je suis un témoin et un passeur, j'aimerais témoigner de l'incroyable énergie vitale universelle qui anime le vivant et montrer la multiplicité, la luxuriance et la munificence du Monde ou des Mondes dans lesquels j'ai la chance de vivre. Ainsi que la pertinence et la splendeur de la pensée humaine qui a réalisé tant d'œuvres sublimes. Sans vouloir épiloguer sur les grandes réalisations architecturales que j'ai eu la chance de visiter, des Pyramides égyptiennes et mexicaines aux cathédrales gothiques, etc...  j'insisterai plutôt sur les petits objets servant aux rituels du quotidien, un dessin hindou tracé avec une pâte de riz blanche comme symbole d'auspice pour accueillir la grande déesse Kali, un vase maya racontant le voyage du mort dans l'autre monde, un masque articulé de danse chamanique Upik, un pagne en écorce de bois peint d'étoiles par une femme Pygmée, un pattern de kimono japonais utilisé pour une cérémonie de mariage etc.
Tout cela se retrouve dans mon œuvre, car ces créations m'ont ému, les gestes du quotidien m'émeuvent toujours quand ils sont signifiants et pouvant être partagés et compris.  


MMV - 14/ Quel est le message de vos œuvres ? Est-il définissable ?

JPS - "The medium is the message" disait Marshall McLuhan. Travailler sur le matériau du Plexiglas, qui est un matériau froid, réfléchissant, industriel, pour y peindre des scènes révélant du domaine de l'intime comme l'extase sexuelle ou les rituels sacrés, c'est déjà créer un message paradoxal, une distanciation, une interrogation. Le message est donc dual et pas forcement évident à déchiffrer, mais humblement il est celui-ci : il nous faut vivre dans la beauté, la passion, la compassion, la couleur et l'extase, au travers du fragile et éphémère parcours de notre vie et ceci malgré les puissances technologiques, matérialistes et financières faisant barrières à notre épanouissement !


MMV - 15/ Quelle a été l'évolution de votre peinture ?

JPS - J'ai travaillé pendant de longues années l'abstraction géométrique, en créant des variations de champs-colorés sur des panneaux monochromes juxtaposés, puis à Montréal, j'ai réintégré des images dans ces espaces monochromatiques, et aujourd'hui je travaille avec des accumulations d'images superposées toujours peinte derrière un fond de peinture monochrome. Le résultat final tend parfois vers l'abstraction gestuelle.


MMV - 16/ L’objectif de votre travail est de réaliser des œuvres d’art qui font « sens ». Pouvez-vous préciser ?

JPS - Je parlerai ici de la fonction plus que du sens : mon art est un peu un art magique, intercesseur, incantatoire et transubstantiateur, comme peut l'être l'art des artistes de l'Art brut ou des obsédés sexuels, chez qui il a vocation d'échappatoire devant une réalité blessante, une souffrance, une solitude ou une humiliation. Comme chez les artistes primitifs européens, il a vocation à parler au divin. Et comme chez les artistes des peuples premiers, il se veut parler aux esprits, dans le calme, la beauté et la sensualité, non sans oublier d'exposer l'incommensurable violence de la vie. Là est le sens véritable et le message profond de mon travail, je parle aux esprits qui veulent bien m'écouter. Peut-être suis-je fou, irraisonnable ? Esprits, est-ce que vous m'entendez ?


MMV - 17/ Lorsque vous commencez une toile, avez-vous une idée précise de l’aboutissement souhaité ?

JPS - Non, absolument pas, je travaille de manière spontanée dans un flux jubilatoire pour ne pas bloquer mon énergie créatrice et mon accès à l'inconscient qui ne doivent obéir à aucune loi esthétique, morale ou éthique !


MMV - 18/ Vos œuvres sont de grandes dimensions. Pourquoi cette préférence pour le grand format ?

JPS - J'ai commencé à travailler sur des grands formats en Amérique du Nord, où cela s'est imposé comme une évidence. Mais en fait mes grands formats sont composés de petits modules carrés, approximativement de la dimension du nombre d'or de mon corps, et qui sont assemblés – comme des unités de vie quotidienne – formant in fine, ces grands ensembles muraux architecturés. Il me semble essentiel que le corps soit immergé dans l'œuvre, afin que le spectateur puisse avoir une expérience physico-spirituelle totale – un bain d'âme !


MMV - 19/ Qu’aimeriez vous que les gens ressentent en regardant vos œuvres ?

JPS - L'impression d'avoir reçu un gros coup de marteau sur la tête, un choc émotionnel, une révélation mystique... un immense bonheur, une immense jouissance, un immense soulagement : enfin une œuvre qui respire et qui parle de la Vie et non uniquement de l'Art ou de la Mort !


MMV - 20/  Que signifie pour vous la peinture et quel rôle joue t-elle dans notre société ?

JPS - Le rôle de la peinture est aujourd'hui assez paradoxal, pour beaucoup dans notre société française, cela reste un art décoratif, suranné, désuet, passé de mode ! Pour d'autres et dans d'autres sociétés, cela devient un moyen d'expression politique fort, comme dans les pays non démocratiques déstabilisés politiquement. Pour certains collectionneurs richissimes, c'est un objet d'amusement et de spéculation, d'une même banalité que des actions en bourses.
Mais pour l'artiste que je suis et pour certains de mes confrères ou consœurs, cela reste un moyen d'expression personnel pertinent : esthétiquement, politiquement, socialement et spirituellement parlant.


MMV - 21/ L’œuvre d’un artiste contemporain, ça représente quoi pour vous ?

JPS - Il semble qu'il devrait y avoir autant de réponses à cette question qu'il y a d'artistes. Malheureusement, l'art occidental souffre aujourd'hui d'une trop grande dépendance à son marché et il pâtit donc d'un manque de souffle, de liberté créatrice, de diversité, ceci étant imposé de facto et de manière intrinsèque par toute loi commerciale qui se respecte. Les marchands vendent toujours ce qui se vend – cela fait plus de cent ans que Coca-Cola vend encore et toujours ses mêmes bouteilles, et ça marche bien !
Pour ma part, je pense qu'un artiste contemporain, plus qu'à toute autre époque, doit se tenir à la fois en éveil et en recul des bruits du Monde, mais surtout à l'écoute de ses voix intérieures qui l'habitent et l'obsèdent, afin de construire une œuvre personnelle, percutante, jubilatoire, généreuse, universelle.