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Jean-Pierre Sergent

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Entretiens II - Presse

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Lelitteraire

ENTRETIEN AVEC LE PEINTRE FRANCO-AMERICAIN JEAN-PIERRE SERGENT

Par Jean-Paul Gavard-Perret, pour le magazine d'art Lelitteraire.com, Mars 2013  Télécharger l'intégralité du texte

Jean -Paul Gavard-Perret est Docteur en littérature, il enseigne la communication à l’Université de Savoie à Chambéry. Il est membre du Centre de Recherche Imaginaire et Création. Il est spécialiste de l’Image au XXe siècle et de l’œuvre de Samuel Beckett. Il collabore à de nombreuses revues dont Passage d’encres, Les Temps Modernes, Esprit
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Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?

- Le soleil et le travail.

Que sont devenus vos rêves d’enfant ?

- Je n'ai jamais vraiment eu de rêve du style : "Je veux devenir artiste peintre !"  Ce sont plutôt des évidences et des nécessités impérieuses qui ce sont imposées à moi par les coïncidences de la vie et ma grande conviction créatrice, ma force de travail et de caractère. Par exemple, quand j'élevais des chevaux dans ma ferme du Haut-Doubs natal, jamais je n'aurais pu imaginer, ni rêver, jusqu'à deux mois avant de partir pour Montréal, que j'irais vivre au Canada. De même, quand plus tard, j'ai déménagé l'atelier de Montréal à New York, je n'y ai pensé que quelques mois auparavant. Les événements s'enchaînent et s'imposent dans ma vie de façon évidente, parfois chaotique, comme dans un rêve tracé par le karma, la destinée ou la force vitale.

A quoi avez-vous renoncé ?

- Malheureusement, ces temps-ci en France - mais je l'espère pas pour trop longtemps ! -, j'ai du renoncer à beaucoup de choses : voyages, vacances, vie sociale, cinéma, achat de livres et même l'an dernier, je n'ai pas pu produire d'œuvres à cause du manque cruel de moyens financiers. Cela étant en partie dû, bien sûr à la crise économique mondiale qui touche tout le monde, mais également, je pense, à la pauvreté culturelle et économique de la région dans laquelle je vis : la Franche-Comté. Il y a aussi bien évidemment le désintéressement primaire et culturel des français pour l'art contemporain. J'ai relu récemment les Messages Révolutionnaires d'Antonin Artaud où il y dénonçait - déjà en 1936 ! - la même situation financière catastrophique des artistes et des intellectuels français de l'époque :
- "Mais avant de réduire les intellectuels à la famine, avant de briser les élites qui font la gloire d'une société, et surtout la font durer, la société devrait au moins tenter un effort pour se rapprocher de ces élites, c'est-à-dire pour les comprendre.
Un homme éminent à qui je me plaignais de la triste situation où sont tombés les artistes en France m'a répondu : - "Que voulez-vous ? Dans notre monde, les artistes sont faits pour mourir sur un tas de paille, quand ce n'est pas la paille d'un cachot.""
 
D’où venez-vous ?

- Je suis né à Morteau, dans le Doubs. J'ai heureusement bénéficié de l'enseignement de l'école française, qui m'a appris à raisonner et m'a inculqué un esprit rationnel et critique. Plus tard j'ai longtemps vécu en Amérique du Nord où j'ai pu refréner et mettre un peu de coté mon esprit critique - souvent restrictif, existentialiste et négatif - pour découvrir d'autres modes de penser et d'agir : plus pragmatiques, plus dynamiques, plus puissants et plus irrationnels. Ceci, grâce à la découverte, par exemple, des pensées amérindiennes et puis méso-américaines au travers de mes voyages au Mexique et au Guatemala. Aujourd'hui : je suis ce que je fais ! Et non plus : je fais ce que j'ai envie de devenir ! Quand je peins, je suis, et je connais la peinture au même titre que le chasseur de cigales, qui, dans l'Œuvre de Tchouang-Tseu, devint cigale : - "Je tiens mon bras inerte comme une branche desséchée. Au milieu de l'immensité de l'Univers et de la multiplicité des choses, je ne connais plus que les cigales".

Qu'avez-vous reçu en dot ?

- De ma famille, étant enfant, grâce à mes grands-parents et parents, j'ai appris l'amour de la nature et la générosité. Mon grand-père maternel Maurice, m'a toujours beaucoup aidé et soutenu dans ma démarche artistique en me disant que les artistes étaient des gens importants pour la société.
De la France, j'ai reçu son immense héritage culturel, littéraire et artistique, en particulier, en peinture avec toute la période des importants mouvements picturaux, de la fin du 19e siècle jusqu'à l'art moderne. En littérature tous les écrivains du siècle des lumières et du 19e siècle ont eu une influence majeure sur ma pensée.
Des Etats-Unis, grâce aux nombreuses rencontres multiculturelles new-yorkaises, j'ai été enrichi et influencé par beaucoup de cultures et de modes de penser extra-européens. Toutes ces rencontres effectuées dans les musées avec des œuvres d'arts sublimes et époustouflantes : des Demoiselles d'Avignon de Picasso, à l'Autumn Rhythm de Pollock, aux Pôles Asmats, ainsi que tout l'art amérindien : Sioux, Navajo, Aztèque, Maya, Yupik ; l'art asiatique : Japonais, Indu, Tibétain et l'art africain : Dogon, Luba, Pygmées... ont profondément ébranlé et changé ma vison de la fonction profonde et du but de l'art.
Dans ma vie privée, des amis(es) incroyables m'ont prodigué beaucoup d'attention, d'amour, d'amitié et de bienveillance et je garde toujours aujourd'hui, et cela grâce à mes amis new-yorkais, un esprit curieux, ouvert et éveillé aux choses du monde, de la culture et de la vie.

Qu'avez vous dû "plaquer" pour votre travail ?

- Ma carrière artistique est d'un bilan plutôt positif, puisque j'expose souvent, même dans des musées, et j'aime beaucoup mon travail, qui me remplit de joie et me passionne. Mais comme on dit en anglais : It's a blessing and a curse ! C'est-à-dire qu'en tant qu'artiste nous avons la chance de toucher à "l'âme du monde", aux problèmes vitaux de l'Homme et de sa conscience... aux grandes interrogations que sont les rapports du corps à la mort, à la sexualité, ainsi qu'aux ressorts de la création. Tous ces questionnements nous enrichissent et nous rendent plus forts face aux aléas de la vie. Malheureusement, il y a cependant un prix à payer, comme dans toute démarche personnelle hors norme, et c'est principalement l'isolement intellectuel. Car plus vous avancez dans votre recherche, moins il y a de monde comprenant vraiment votre positionnement artistique et plus votre art est difficile à vendre. Puisqu'au fur et à mesure les références aux travaux des autres artistes s'évanouissent et que les collectionneurs et les galeristes, parfois même des plus grands - tout le monde n'a plus la classe d'un Léo Castelli !-, sont surtout aujourd'hui des financiers et des esprits de Panurges en puissance, plus que des découvreurs de talents et des amoureux de l'art. On peut aussi comprendre, que les lois du marché de l'art contemporain, ne sont finalement instituées que pour promouvoir un art corporate, insipide, politiquement correct et donc regardable par tous, rapportant beaucoup de bénéfices inflationnels en ne dérangeant que la pensée conservatrice et l'esthétique traditionnelle bourgeoise du petit peuple, qui a cependant parfois raison de s'interroger sur la pertinence des œuvres et de s'indigner des prix pratiqués. Cet art insignifiant donc, au sens vide du terme, vendu à des prix astronomiques à la pseudo-elite culturelle internationale, achetant allègrement les Poppies de Koons ou les Dot Paintings de Hirst, juste pour le fun, bloque l'accès du travail des autres artistes aux galeries et même aux institutions culturelles dont les choix curatoriaux s'alignent de manière mimétique à cet art promu sur le marché à coup de millions de dollars. Ainsi l'artiste ayant une démarche plus intime, plus personnelle et dont les œuvres ne peuvent atteindre ces prix de ventes exorbitants, n'a plus aucune chance ! Et il est de fait repoussé hors des circuits de promotion artistique, donc marginalisé. Il doit malheureusement laisser de coté tout espoir de vie "normale". Mais n'en serait-il pas de même pour toute pratique intensive et passionnelle dédiée à la danse, à la médecine, à l'écriture ou au sacerdoce religieux ?

Un petit plaisir - quotidien ou non ?

- Bien sur le plaisir est essentiel, pouvoir sourire est important, pouvoir manger aussi, pouvoir lire, pouvoir marcher, faire du canoë, pouvoir peindre, faire l'amour, tout cela est plaisir !

Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?

- Ma curiosité insatiable pour toutes les cultures pré-industrielles. La complexité réflexive de la mise en forme de mes grandes installations murales de peintures sur Plexiglas et leur présence imposante et magique. Ma recherche fondamentale sur le sens et la fonction de l'art au travers de l'histoire et d'aujourd'hui. Ma haine intransigeante de l'art pour l'art et de tous les travaux dérivatifs. La pertinence de mon iconographie qui parle directement au cœur et à l'inconscient du spectateur. La puissance de mes harmonies colorées et ma volonté féroce de vivre et de créer dans un état de beauté et de grâce spirituelle.

Où travaillez vous et comment ?

- Depuis l'année 2005, Je travaille dans mon atelier de Besançon (après avoir travaillé plus de treize années en Amérique). Beaucoup d'étapes de mon travail sont réalisées sur ordinateur, comme le dessin des images, avec les programmes Photoshop & Illustrateur. Je travaille également beaucoup sur l'actualisation de mon site internet pour répertorier toutes mes créations et dans lequel j'écris des textes d'explication et de présentation de mes œuvres. Je viens juste de finir d'écrire un long texte de soixante-quatorze pages intitulé Influences, qui explique le pourquoi et le comment de ma démarche artistique si particulière. Mon œuvre se compose principalement de panneaux de Plexiglas, qui sont des modules carrés de 1.05 x 1.05 m de cotés, serigraphiés et peints au dos du Plexiglas et ensuite assemblés sur un mur pour créer ainsi des installations murales de dimensions monumentales. Pour ce qui est de la réalisation et de l'impression de ces modules, je transmets depuis mon ordinateur des informations à une machine qui me découpe des films Ruby (films inactiniques rouges bloquant la lumière), me servant de pochoirs pour insoler ensuite l'image sur les écrans sérigraphiques. Par la suite, j'imprime à la sérigraphie avec une encre acrylique, environ trois couches d'images superposées de manière aléatoire et je finis la peinture par un fond de couleur monochrome acrylique appliquée au pinceau. Tout cela peint à l'envers des panneaux de Plexiglas, en ne sachant pas vraiment à quoi ressemblera le résultat final, puisque l'endroit des panneaux est masqué d'un film bleu opaque. Le tableau fini est ainsi toujours pour moi une révélation, une découverte, une joie et une surprise !

Quelles musiques écoutez-vous en travaillant ?

- En travaillant j'écoute la radio, car je dois me concentrer et je n'aime pas être distrait par quoi que ce soit. Le temps du travail est un événement total, important en soi et qui ne nécessite nul autre expédient que lui même. L'instant de la création est toujours d'une puissance forte, magique et insondable. Par contre, le soir, j'écoute toujours de la musique quand je lis et que j'ai l'esprit plus disponible. C'est surtout de la musique venant d'ailleurs : indienne, nouvelle guinéenne, africaine, brésilienne ou de la musique classique de musiciens comme Bach, Chopin, Boccherini... ou même Eminen, qui me fait rire et me rappelle l'humour et l'énergie new-yorkaise...  
 
Quel est le livre que vous aimez relire ?

- Je n'ai pas le temps de relire de livre car j'ai devant moi une liste de plus de trois cents livres que j'aimerais lire ! Mais, cependant lors de l'écriture du texte Influences, j'ai recherché un passage dans le roman de Sade : Aline et Valcour et je pense que c'est un livre intéressant en ce sens que c'est une réflexion philosophique et une interrogation sur les points suivants : quels seraient les Pays, les sociétés et les systèmes politiques qui pourraient permettre à l'individu de vivre de la manière la plus libre et la plus respectueuse possible de son environnement et des ses semblables : royauté, société tribale traditionnelle, démocratie ? Un autre livre que j'apprécie beaucoup est Les Métamorphoses d'Ovide, qui est à la base de toute la création littéraire occidentale, peut-être même plus que les livres d'Homère, particulièrement grâce à ses apports créatifs, mythologiques et oniriques ! J'apprécie également pour des raisons de développement spirituel et de connaissance des philosophies bouddhistes, le livre des Essais sur le Bouddhisme Zen de D. T. Suzuki.
Sans oublier bien sûr les écrivains suivants : Artaud, Michaux, Bataille, Bartolomé de Las Casas, Bernardino de Sahagún, Chatwin, Casanova, Gogol, Eliade, Nerval, Huysmans, Jung etc. En fait il m'est impossible de répondre à votre question de manière univoque car les livres, la littérature, les récits historiques et ethnologiques me bouleversent et m'enrichissent autant que l'art !
 
Quel film vous fait pleurer ?

- C'est encore une fois une question très difficile : je dirais, Le Nouveau Monde de Terrence Malick, car j'aime beaucoup son film qui retrace l'histoire d'amour entre l'amérindienne Pocahontas et John Smith, un explorateur européen. C'est filmé avec une lenteur qui est celle des mouvements du corps chez les peuples traditionnels, aux rythmes intérieurs corporels provenants des temps profonds et immémoriaux, comme s'ils étaient un peu au ralenti par rapport à notre rythme corporel à nous, êtres contemporains surexcités par toutes nos technologies, nos névroses et submergés de détritus et d'informations vulgaires. Il y est question du conflit entre deux civilisations qui s'attirent et se repoussent, s'entraident et se détruisent. Cette métaphore mythologique du combat entre "la sauvage" et "le civilisé" s'inscrit à la base de mes préoccupations artistiques. Comment peut-on cohabiter l'un avec l'autre ? Comment intégrer, et peut-on intégrer des cultures traditionnelles au sein de notre économie globalisatrice et normalisatrice sans les détruire ? Cela semble bien évidemment impossible, mais quelques êtres y arrivent grâce à la magie de l'amour.

Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez vous ?

- Je ne suis pas tellement narcissique, donc je vois un homme d'une cinquantaine d'années. Je pense que le corps est le véhicule de l'âme et qu'il faut en prendre soin autant que faire ce peut : je suis donc végétarien et essaye de m'infliger aussi peu de stress et de souffrance que possible. Je n'aime pas l'idée du péché originel, ni l'automutilation, ni l'instinct de mort qui est beaucoup trop présent en France. Je ne me sens pas coupable d'être en vie, ni d'être un artiste, bien au contraire, je m'en réjouis ! Je pense que le corps doit vivre de manière libre et heureuse, dans sa plénitude et en harmonie avec toutes ses diverses dimensions possiblement exploitables au travers de la sexualité, de l'amour, de l'amitié et des pratiques spirituelles comme les transes chamaniques, la méditation, l'émerveillement au monde et bien sûr la création artistique.

A qui n'avez-vous jamais osé écrire ?

- A personne, j'ai toujours écrit et contacté qui je souhaitais.
 
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?

- New York ! Et je suis très fier d'être New-Yorkais ! Cette ville fonctionne non seulement comme un mythe où tout a été créé, tout est a créer et reste a créer et où tout, et tous peuvent cohabiter ; mais elle fonctionne également comme une matrice autonome, une mère nourricière, une amante insatiable, un système régénérateur et destructeur de la bêtise humaine. C'est la preuve tangible et vivante de l'intelligence collective des hommes. C'est une ville qui m'a beaucoup donné et qui m'a fait devenir ce que je suis aujourd'hui, je lui doit beaucoup, tout... et plus encore !

Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ?

- Tous les "artistes" des sociétés tribales, tous les chamans ayant créé des dessins,  des sculptures, des masques ou des vêtements racontant leurs visions de "l'autre monde". Tous les hommes préhistoriques ou "primitifs" ayant inscrit des pétroglyphes ou réalisé des peintures rupestres sur des parois ou des rochers... Tous les artistes des cultures traditionnelles mexicaines, grecques, égyptiennes, sumériennes : les sculpteurs, les potiers et les peintres muralistes. Enfin pour citer quelques artistes officiels dans notre l'histoire de l'art muséale et chronologiquement depuis les peintres anonymes des manuscrits moyenâgeux aux primitifs Italiens : Filippino Lippi, Cranach, Brueghel, Caravaggio, Rembrandt, El Greco, Vermeer, Gauguin, Picasso, Morandi, Matisse, Rothko, Newmann, Klein, Beuys, Basquiat... Mais celui dont je me sens le plus proche et dont le travail et l'énergie cosmique m'émeut et m'émerveille encore aujourd'hui, c'est Jackson Pollock, qui est un peu le Miles Davis de la peinture !

Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?

- J'aimerais bien pouvoir retourner à New York pour le 4 juillet, qui est le jour de mon anniversaire et également la fête nationale américaine. Car j'adorerais aller de party en party pour revoir tous mes amis new-yorkais, qui me manquent énormément ! On avait l'habitude d'aller ces soirs-là, sur les toits-terrasses de Brooklyn pour regarder les feux d'artifices tirés au dessus de l'Est River avec en fond de scène la sublime vue des buildings de Manhattan, et ce furent toujours des moments inoubliables de rencontres, de danses, de partage et d'amitié !
 
Que défendez-vous ?

- La diversité culturelle et esthétique. J'aimerais aussi que l'on arrête de massacrer encore aujourd'hui, tous les modes de vie et de pensée traditionnels et tribaux. Car nous sommes sans doutes les derniers témoins, des derniers conflits entre les peuples sédentaires et les peuples nomades, entre les sociétés industrielles d'hyper-consommation contre les sociétés dites "archaïques", des monothéismes et athéismes - qui se ressemblent finalement de part leurs intolérances - contre tous les polythéismes aux pensées magiques et sauvages... qui ont leurs débords superstitieux, bien sûr, mais qui sont tellement plus poétiques, humains et harmonieux.
 
Que vous inspire la phrase de Lacan : "L'Amour c'est donner quelque chose qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas" ?

- Honnêtement, je n'en pense pas grand chose. La psychanalyse m'ennuie ainsi que la philosophie occidentale en général, de part leur trop grande pratique réflexive onaniste. Car c'est presque toujours exclusivement une réflexion sur l'individu et son ego, la relation dominé-dominant, le libre arbitre... ou bien évidemment sur l'existence ou la non existence de Dieu, ce qui a finalement très peu d'intérêt. Il n'y est jamais question de la dimension et de l'évolution métaphysique et cosmique de l'individu et de la société humaine dans son ensemble et des différents niveaux de conscience que l'on peut atteindre, grâce à la sagesse spirituelle, comme il en est question dans les philosophies orientales. Ces sujets me semblent être de la plus haute importance. Il faut méditer sur la phrase de Jung dans son livre L'Âme et la vie : - "L'homme occidental est ensorcelé, maintenu en esclavage par les "dix mille choses" qui l'entourent. Il les voit une à une ; il est emprisonné dans le moi et dans les choses, inconscient de la racine profonde de l'être."

Enfin que pensez vous de celle de W. Allen : "La réponse est oui mais quelle était la question ?".

- C'est une phrase d'un artiste que j'apprécie beaucoup !  Cette phrase n'aurait jamais put être prononcée par un français qui aurait sans doute dit : -" la réponse est non, et quelle que soit votre question ! " ou éventuellement : - "Oui peut-être, mais il faudra voir, y réfléchir, mais votre question n'est pas très intéressante !"
J'aime cette réponse directe de Woody Allen, son humour et son esprit qui est typiquement américain. Pour les new-yorkais, peu importe le problème posé, ils essayent toujours de s'entraider les uns les autres, dans l'esprit d'entreprendre et croire en l'avenir afin de trouver des solutions. C'est peut être ça la grandeur de l'âme humaine au travers de notre histoire. Non pas que je veuille dénier toute signification aux questions posées et aux réponses données, mais elles ne sont finalement que secondaires et sans grande importance. Par contre, et j'insisterai sur ce point, ce qui est important et essentiel : c'est l'échange et le partage ! Le moment de l'échange, le souvenir de l'échange, la mémoire de l'échange, sont beaucoup plus importants que l'objet de l'échange ! Il faudrait peut-être lire ou relire le livre de Malinowski : Les Argonautes du pacifique, dans lequel il raconte le système d'échanges symboliques de la Kula : où quelques papous, marins intrépides odysséens, naviguaient courageusement dans leurs fragiles pirogues et sur des distances lointaines pendant des jours sur l'océan, et au péril de leurs vies, pour faire des échanges intertribaux réguliers de bracelets et de colliers de coquillages... Ces superbes objets fait de spondyles nacrés rouge, rose ou violet, n'avaient absolument aucune valeur commerciale, mais par contre, une immense valeur esthétique, sociale, symbolique et culturelle.
L'acte artistique est peut-être aujourd'hui encore, comme chez les argonautes du pacifique, un des derniers gestes gratuits offerts par les artistes à la société, et aucune culture ne pouvant combler la totalité de nos espérances, peut-être faut-il rester à l'écoute des bruissements du monde et des êtres humains silencieux qui nous entourent !

Magazine Art Absolument

Jean-Pierre Sergent interviewé par Tom Laurent pour Art Absolument #40

1/ Après avoir développé votre œuvre en direction d'une abstraction géométrique en France, vous déménagez à Montréal au Canada en 1991, puis à New-York où vous installez votre studio en 1993. Cette période correspond aussi à vos débuts dans la sérigraphie. Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à utiliser ce médium ? Comment interpréter, a posteriori, ce virage dans votre parcours ?

L'état d'esprit Nord Américain est très diffèrent du mode de pensée de la vielle Europe : Liberté d'agir, de penser et de créer.
J'ai continué mon travail d'abstraction et intégré des coupures de presse, des images et des mots. L'abstraction m'est alors apparue comme une démarche stérile, car elle ne nourrissait plus ma curiosité ni mon affect.
J'habitais à coté d'un magasin qui imprimait des t-shirts ; j'ai eu l'idée d'exposer les écrans avec ces images récupérées, ce qui a permis d'imprimer en différentes tailles et couleurs avec des à-plats parfaits.
Cette évolution a été bénéfique car mon processus créatif n'a cessé depuis de s'enrichir et de s'ouvrir vers de nouveaux horizons.

2/ Essentiellement sur Plexiglas, votre production actuelle répond à une normalisation du format – des carrés de 1,05 x 1,05 mètre. Quelles qualités ce matériau recèle-t-il pour vous ? La sérialité fait-elle partie de votre travail ?

Travailler sur ce format est comme une pratique rituelle dans un espace sacré, mon corps s'y sent libre et le carré est facile à assembler.
Le Plexiglas est un matériau industriel neutre et transparent qui concentre la lumière et fusionne avec la pâte colorée. Il n'y a aucune ombre donc aucune perte d'énergie. Il sert autant de support que de protection.
La sérialité fait partie intégrante du travail sérigraphique, la multiplicité réaffirme le concept ; elle crée des rythmes, invoque la transe et permet de sortir de l'unité pour entrer dans l'universel.

3/ Ce qui caractérise votre œuvre, au premier abord, tient dans le mixte entre des énergies colorées qui la traversent et la récurrence de motifs surimposés. D'où sont issues ces figurations presque cryptiques pour certaines, et explicites pour d'autres ? Quels liens faites-vous entre ces motifs archétypaux et les variations de couleur au sein de chacune de vos compositions ?

Les images utilisées sont signifiantes, archétypales en un sens. Elles subissent la confrontation du hasard dans le processus d'accumulation, puisque je travaille au revers du Plexiglas, découvrant le résultat final seulement lorsque j'enlève le film de protection. Il arrive donc que des images surgissent et que d'autres disparaissent au cour du "work in progress".

La plupart des "Patterns" proviennent de poteries Précolombiennes, de tissus des cultures archaïques ou de mantras Hindous. Elles représentent en général des connexions génétiques, des symboles énergétiques, des dessins de cosmogénèse, la matrice universelle. Les dessins plus figuratifs sont issus de rituels, de mangas japonais, d'images érotiques récupérées sur le Web.

La couleur est une énergie verticale, L'axis mundi qui nous relie directement avec notre intimité profonde. Elle est choisie à l'instant où je mélange l'acrylique. Ensuite, les couleurs doivent cohabiter avec l'ordre et le chaos de l'ensemble de l'oeuvre.

4/ Certains commentateurs ont voulu voir dans votre œuvre une résurgence de l'art pariétal et plus loin, un appel à l'inconscient collectif. Qu'en pensez-vous ?

Ce qui me passionne dans l'art, au delà de la forme et du sujet, est la présence résiduelle : La vibration et l'aura de l'artiste et de la pensée des sociétés qui l'entourent. L'art pariétal est important en ce sens ou cette présence surgit souvent par l'accumulation iconographique et le brouillage visuel qui résultent des rituels itératifs plurimillénaires. Cette démarche de surimposition d'images anachroniques et protéiformes est essentielle dans mon travail qui se présente de manière frontale et monumentale, pariétale en un sens. Le spectateur peut ainsi entrer corporellement dans la magie de la peinture sans subir de changement d'échelle, son reflet fait également partie de l'oeuvre, le Plexiglas fonctionnant comme un miroir.
Il est vrai que l'inconscient, personnel et collectif, est essentiel pour communiquer avec le Soi et les êtres proches à des niveaux plus profonds. Malheureusement j'ai le triste sentiment que la pensée contemporaine détruit tous ces liens propres au vivant, à la nature, au cosmos. Ainsi, avec la déritualisation de nos sociétés, l'imaginaire n'est plus nourri, c'est une des raisons principales de réintégrer des scènes de rituels et de sexualité afin d'induire un processus de régénération.
L'art sert d'activateur et de lieu de passage entre le visible, l'intangible et le temps cosmique.

Tom Laurent / Art Absolument #40 / février-mars 2011

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