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Jean-Pierre Sergent

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NOTES BESANÇON - 2024 - PRÉSENT, EXTRAITS, FLORILÈGES & MORCEAUX CHOISIS

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Le texte d'introduction de cette nouvelle page de Notes 2024 est encore à écrire mais j'aimerais toutefois cependant citer ces deux exergues qui, il me semble, peuvent donner une idée du pourquoi et des choix des contenus des texte que j'y cite et commente :

« Dans mes écrits, je me comporte comme un cartographe, un explorateur de zones psychiques, un cosmonaute de l'espace intérieur et je ne vois pas l'intérêt d'explorer des zones qui ont déjà fait l'objet d'une étude approfondie... » William S. Burroughs

« Vous m'interrogez sur l'effet de mon travail sur les autres. Si je peux me permettre d'ironiser, c'est une question masculine. Les hommes veulent toujours avoir de l'influence. Je vois cela un peu comme un observateur. Est-ce que je me considère comme influent ? Non. Je veux comprendre. » Hannah Arendt



– LIVRE : LE CHANT DU MONDE, JEAN GIONO

Je suis tombé l'autre jour sur ce petit extrait du livre de Giono que je trouve très juste et important de citer ici, en ce début d'année 2024, que je vous souhaite d'ailleurs, à tous et à toutes, bien heureuse, bien gentille et pleine de santé physique, financière et mentale. 
Je ne sais pas trop pourquoi mais ce texte me parle intensément car, vraiment, l'homme aujourd'hui, de par son attitude prédatrice et son arrogance, plus fortes et prégnantes que jamais, me désolent, m'attristent et m'appauvrissent ! Plus de grand et vrai combat ; nous visionnons et sommes témoins d'un effondrement du Monde quotidien. Et Giono, de par son intelligence et son éveil au Monde et aux êtres autres : les Arbres et les Rivières, les Cerfs et les Montagnes, l'Eau et les Feux, les Étoiles et les Moutons… Il nous émerveille souvent et presque toujours dans ses livres. J'aimerais bien sûr, citer aussi de nombreux passages de ses livres comme : Les vraies richesses, Le serpent d'étoile et, bien sûr, Que ma joie demeure etc. mais le temps me manque et me manquerait, si je décidais de citer toutes ces merveilles ! On ne peut pas tout citer ni tout dire, bien malheureusement !

Il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde. Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers. […] Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le Monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe, non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages.[…]

D’un côté l’eau profonde, souple comme du poil de chat ; de l’autre côté les hennissements du gué.
Matelot était rond comme un tronc d’arbre.
Au fond du bruit, de petits crépitements de feuilles couraient avec des pieds de rats.
Sur ce mur qui surplombait le fleuve, séchaient de larges peaux de boeuf écarquillées comme des étoiles. […] 

Mais la grande illumination venait des fleurs. Des étoiles. Comme celles du ciel, plus larges que la main avec une odeur de pâte en train de se lever ! Une odeur de farine pétrie, l’odeur salée des hommes et des femmes qui font l’amour !

 

– TRANSCRIPTION : JORGE LOUIS BORGES : EXTRAIT DU DOCUMENTAIRE AUTOBIOGRAPHIQUE "BUENOS AIRES, MON HISTOIRE" (1998) DE GERMAN KRAL, CINÉASTE ARGENTIN

La tâche de l'Art est de transformer ce qui nous arrive continuellement, de transformer toutes ces choses en symboles, en musique, en quelque chose qui puisse rester dans la mémoire de l'homme. C'est notre devoir. Si nous ne l'accomplissons pas, nous nous sentons malheureux. Un écrivain ou un artiste a le devoir, parfois joyeux, de transformer tout cela en symboles. Ces symboles peuvent être des couleurs, des formes ou des sons. Pour un poète, les symboles sont des sons mais aussi des mots, des fables, des histoires et des poèmes. Le travail d'un poète ne s'arrête jamais. Cela n'a rien à voir avec les heures de travail.
Vous recevez continuellement des choses du monde extérieur. Celles-ci doivent être transformées et finiront par l'être. Cette révélation peut apparaître à tout moment. Un poète ne se repose jamais. Il travaille toujours, même lorsqu'il rêve. En outre, la vie d'un écrivain est une vie solitaire. On se croit seul et au fil des années, si les étoiles sont de votre côté, vous découvrirez peut-être que vous êtes au centre d'un vaste cercle d'amis invisibles, que vous ne connaîtrez jamais mais qui vous aiment. Et c'est une immense récompense.

 

– LIVRE : RIPRAP*, GARY SNYDER

*riprap: pavement de pierres posé sur une roche escarpée et glissante en sorte de faire un sentier pour les chevaux dans les montagnes.

Quelle belle et grande idée que ce travail de fourmis, de créer ou d'entretenir des sentiers de pierres dans les Montagnes, pour les chevaux et les mulets et pour accéder aux lieux de transhumances, aux pâturages, aux forêts et relier les hommes entre eux, grâce à ces chemins permettant le commerce et les échanges. Travail fastidieux, épuisant, peu valorisant, laborieux, au sens propre du terme, très peu payé mais donnant grandeur et noblesse à ceux qui le font, avec l'impression du devoir accompli, de la mission simple bien remplie ; bien loin et à l'opposé exact des films d'action de Mission Impossible ou des défilés de mode parisiens ou autres… 
Travail fondamentalement proche et presque équivalent au travail de l'artiste, qui est celui de relier véritablement, les autres êtres humains avec l'ensemble du Monde et des connaissances ; humblement, presque gratuitement, sans reconnaissance ou presque, généreusement et bénévolement… 
J'aime toujours les livres écrits par Gary Snyder car il s'en dégage, à la fois un sens de l'inutilité, de l'infini petitesse de l'homme, vis à vis du grand Univers mais aussi de la rencontre de l''essentiel' dans la vie simple, autour et dans la Nature. Il a aussi, également, une grande connaissance du bouddhisme et des Maîtres zen, lui permettant de nous pointer toujours vers un chemin évident, nous dirigeant souvent l'esprit, comme les grands maîtres zen, vers l'essentiel qui peut-être, est et restera le Vide et le sentiment de non appartenance ?

Je commence par sa postface :

 

POSTFACE 

J’ai grandi avec une poésie empreinte du détachement du vingtième siècle, marquée par ses côtés tranchants et un élitisme résilient. Ezra Pound m’ayant initié à la poésie chinoise, j’ai commencé à étudier le chinois classique. Quand le temps était venu de mettre en mots ma propre expérience, la majeure partie du modernisme ne m’a pas été utile, à l’exception de son orientation vers le chinois et le japonais. […]
Le présent recueil témoigne de ces moments. Il s'ouvre sur un ensemble de poèmes consacrés à la transparence des montagnes et du travail et se referme sur des vers, composés au Japon et en haute mer. Son titre 'Riprap' célèbre le travail manuel, la mise en place des pierres et ma première impression de l’univers comme un ensemble interconnecté, interpénétré, ses composants se reflétant et s’embrassant mutuellement.*


*
Importance également dans mes œuvres, des interconnections d'images, de dessins et de symboles provenant de différents univers, également assemblés dans mon travail manuel quotidien, grâce aux matériaux suivants : papiers, Plexiglas (industriel), pigments, eau et lumière (insolation des écrans), lors du processus artistique, tout y est alors, similairement mélangé, mis en fusion et interconnecté ! 

 

L’idée d'une poésie à la texture de surface minimale, sans saveur fantaisiste, avec ses complexités cachées au fond de l’eau, sous la berge, où le vieux et l’obscur vivent tapis, est ancienne. C’est ce qui «hante» les meilleures ballades anglo-écossaises, ce qui est au cœur de l’esthétique lyrique chinoise (shi). Du Fu a dit: « Les idées du poète doivent être nobles et simples ». Le Zen dit : « Les personnes non formées savourent les choses criardes et la nouveauté, les gens avertis se délectent de l'ordinaire. » P. 81 - 83

 

RUISSEAU PIUTE 

Une crête granitique
Un arbre suffirait
Ou même une roche, un petit ruisseau, 
Un lambeau d’écorce dans une mare.
Colline après colline, pliés et tordus
Des arbres robustes, enfoncés
Dans les minces fractures de la roche
Une énorme lune sur le tout, c’est trop. 
L'esprit vagabonde. Un million
D’étés, l’air nocturne immobile et les rochers
Chauds. Ciel au-dessus de montagnes sans fin.
Tout le rebut qui encombre l'être humain
Disparaît, le dur roc vacille
Même le lourd présent semble décevoir
Cette bulle du cœur.
Mots et livres
Comme un petit ruisseau jailli dune falaise
Évaporé dans l’air sec.  

Un esprit clair attentif
Ne veut rien dire d’autre que
Ce qui voit est vraiment vu.
Personne n’aime le roc, pourtant nous sommes ici. 
Frissons nocturnes. Un bref mouvement
Au clair de lune
Glisse dans l'ombre du Genévrier : 
Là-bas, invisibles 
Les yeux froids et fiers 
De Cougar ou de Coyote 
Me regardent me dresser et partir. P. 19, 20

 

POUR UNE AMIE PERDUE-DE-VUE

[…]

Une fois, tu as couru nue vers moi
Genoux enfoncés dans l’écume froide de Mars
Sur une plage perfide entre deux éperons rocheux -
Je t’ai vue comme une Deva, une fille hindoue
Jambes légères dansant dans les vagues,
Seins comme des seins de rêve
De mer, d'enfant et de Vénus
astrale suppurants de lait.
Et nous avons échangé le sel de nos lèvres.

Les visions de ton corps
M’ont fait planer pendant des semaines, j’ai même eu
une sorte de transe pour toi 
Un jour dans un fauteuil de dentiste. 
Je t'ai retrouvée, muée en pierre, 
Dans le livre de Zimmer sur l'art indien : 
Dans cette vie-là, tu dansais avec 
Grâce et amour, avec des bagues 
Et une petite ceinture dorée, juste au-dessus 
de ta chatte nue 
Et j'ai pensé - il y a plus de grâce et d’amour 
Dans cette vie sauvage de Deva, à laquelle tu appartiens,
Que tu ne donneras 
Ou n'obtiendras jamais 
Dans cette vie de robes et de ceintures. P. 25, 26

 

DU FOIN FOUR LES CHEVAUX 

[…]

Au déjeuner, sous le Chêne noir
Dehors dans le corral surchauffé, 
- La vieille jument flairant les paniers à pique-nique, 
Les sauterelles craquant dans les herbes - 
« J’ai soixante-huit ans » qu’il a dit. 
« La première fois que j’ai rentré le foin, j'en avais dix-sept
Le jour où j’ai commencé, j'ai pensé,
Sûr que je n’aimerais pas faire ça toute ma vie.
Et merde, c'est exactement
Ce que j’ai fait.» P. 27

 

UN JARDIN DE PIERRES, Mer Rouge, Décembre 1957 

- 1

[…]

J'ai cru entendre un coup de hache dans les bois
Ça a brisé le rêve et je me suis réveillé rêvant dans un train.
Cela devait être il y a un millier d’années
Dans quelque vieille scierie de montagne du Japon.
Une horde de trop nombreux poètes et de filles célibataires 
Et moi, cette nuit-là, j'ai rôdé dans Tokyo comme un ours
Traquant le futur humain
Fait d'intelligence et de désespoir. […]

 

-2

[…]

Et j’ai vu pour la première fois de vieux seins flétris
Sans même un gémissement intérieur de peine et de consternation
Car l'impermanence et le pouvoir destructeur du temps
En vérité veulent seulement dire que les belles femmes vieillissent
Mais avec ce noble regard qui dit Je Suis Aimée
Des enfants et des vieillards, le temps est détruit. 
Les villes s’élèvent et s’effondrent et se relèvent encore 
Des tempêtes et des séismes, du feu et des bombes.
Le scintillement de rizières, puantes, sont en fleurs,
Et tout ce qui grandit et qui s’épuise
Laisse pendre dans le vide son petit nœud sonore. 

 

- 3

[…]

(& même la folie engloutit les démons) P. 36 - 38

 

BLUES DU PÉTROLIER T2 

L'esprit grouillant d’images, de magazines bon marché, ivre
de bagarres, de mauvais livres et de journées en mer ;
haine de la machinerie et de l’argent & de prostituer
mes mains et mon dos pour transporter cette huile militaire - 
Je m’assieds sur le pont du bateau enfin seul : empruntant
le lit poisseux du graisseur, je vois la lune, un sillage
blanc, de l’eau noire & quelques étoiles brillantes.
Toute la journée, j’ai lu de Sade - je déteste cet homme - 
m’interroge sur son défi, cherchant la sodomie & le
meurtre dans mon cœur - & admire l'univers comme un truc ludique, cool et infiniment vide - 
De Sade et la Raison et l’Amour Chrétien.
Océan inhumain, horizon noir ; ciel bleu-clair rempli de lune, 
une parfaite perle de sagesse - vieux symboles,
vagues, reflets de la lune - ces noms de déesses, ce
lapin sur sa face, les mythes, les marées, 
Inhumain Altaïr - ce discours «inhumain» ; l’œil qui voit tout
l’espace est emboîté dans ce seul crâne humain.
Transformé. La source de chaleur du soleil est l’esprit, 
Je ne vais pas crier Inhumain & croire que cela nous rend petits 
et la nature grande, nous sommes, assez, et pareils à ce que nous sommes - 
D’invisibles oiseaux de mer nous traquent, des sauveurs viennent et nous sauvent […] P. 42

 

PRÉFACE AUX POÈMES DE HAN SHAN, PAR LU CH'IU-YIN, Gouverneur de la préfecture de T'ai

Kanzan, ou Han-shan, 'Mont Froid' tire son nom de l'endroit où il vivait. C'était un montagnard fou issu d’une vieille lignée chinoise d’ermites en haillons. Quand il parle de Mont Froid, il parle de lui-même, de sa demeure, de son état d'esprit. II a vécu sous la dynastie Tang - traditionnellement 627-650 après JC. Cela le rend à peu près contemporain de Tu Fu,Li Po, Wang Wei et Bo Chü-i. Ses poèmes, dont trois cents survivent, ont été écrits en langage familier : rude et frais. Les idées sont taoïstes, bouddhistes, zen. Lui et son acolyte Shih-te  sont devenus les grands favoris des peintres zen - le rouleau, le balai, les cheveux en bataille et le rire sont leurs attributs. Ils sont devenus des Immortels. Aujourd'hui, vous pouvez parfois les rencontrer chez les débardeurs, dans les vergers, les jungles de clochards et les camps de bûcherons  en Amérique, (g. s.) […]

Pourtant, dans chaque mot qu’il soufflait, il y avait un sens conforme aux principes subtils des choses, il suffisait d’y réfléchir profondément. Tout ce qu'il disait était empreint de Tao, de secrets profonds et obscurs. Son chapeau était fait d’écorce de bouleau, ses vêtements de lambeaux usés et il chaussait des socques de bois. C’est ainsi que les hommes suprêmes brouillent les pistes : unifiant les catégories, interpénétrant les choses. Dans la longue véranda du temple il psalmodiait ces mots « Ha Ha ! - tournent les trois Mondes ». Dans les villages et les fermes, il riait et chantait avec les vachers. Tantôt intraitable, tantôt agréable, il était d'un naturel heureux. Mais comment une personne dénuée de sagesse aurait-elle pu le reconnaître ? 
Autrefois, je fus nommé à un poste de petit fonctionnaire à Tan-ch’iu. Le jour de mon départ, souffrant d’un fort mal de tête, je fis appeler un médecin mais celui-ci ne put me guérir et la douleur empira. Puis je rencontrai un Maître Bouddhiste nommé Feng-kan qui me dit être venu du temple Kuo-ch’ing de T’ien-t’ai spécialement pour me voir. Je le priai de me guérir. Souriant, il expliqua : «Les quatre éléments sont en harmonie dans votre corps ; la maladie vient de l’illusion. Si vous voulez vous en débarrasser, c'est de l’eau pure qu’il faut. » On apporta de l’eau au Maître, qui en cracha sur moi. En un instant, le mal s’en alla. Alors, le Maître m’avertit: « La préfecture de T'ai est pleine de miasmes, une fois arrivé là-bas, prenez bien soin de vous-même. » Je lui demandai : « Y a-t-il des hommes sages dans votre région dont je pourrais suivre les enseignements ? » Et le Maître de répondre « Quand vous le verrez, vous ne le reconnaîtrez pas, si vous le reconnaissez, vous ne le verrez pas. Si vous voulez le voir, ne vous fiez pas aux apparences. Seulement alors, pourrez-vous le voir. Han-shan est Manjusri, il se cache à Kuo-ch’ing, Shih-te est Samantabhadra. Ils ressemblent à de pauvres bougres et agissent comme des fous. Ils vont et viennent, œuvrent dans la cuisine du monastère Kuo-ch’ing et s’occupent du feu.» Quand il eut terminé, il se retira. […] P. 51 - 53
 

- 2

Dans un enchevêtrement de falaises, j'ai choisi un lieu - 
Des sentiers d’oiseaux mais nulle piste pour les hommes.
Qu’y a-t-il au-delà de la cour ? 
Des nuages blancs accrochés à des formes rocheuses. 
Ici je demeure - combien d’années ? - 
Encore et encore, printemps et hivers se succèdent.
Allez, dites aux familles qui possèdent argenterie et voitures : 
« À quoi bon tout ce bruit et cet argent ? » P. 56

 

- 10  

J'ai vécu à Mont Froid
Ces trente longues années.
Hier, j’ai appelé amis et famille : 
Plus de la moitié s'en sont allés aux Sources jaunes. 
Lentement consumés, comme la flamme d’une bougie ; 
Pour toujours coulant, comme une rivière qui passe.
Maintenant, au matin, je fais face à mon ombre solitaire :
Soudain mes yeux sont brouillés de larmes.

 

- 11

L'eau de source dans le ruisseau est claire 
Le clair de lune sur Mont Froid est blanc
Connaissance silencieuse - l’esprit s'illumine de lui-même
Contemplez le : ce Monde dépasse l’immobilité. P. 64, 65

 

- 15 

Il y a Un insecte nu à Mont Froid 
Avec un corps blanc et une tête noire.
Sa main tient deux livres-rouleaux, 
Un la Voie et un sa Puissance.
Sa cabane n’a ni casseroles ni four. 
Il part pour une balade avec sa chemise et ses pantalons de travers. Mais il porte toujours l’épée de la sagesse : 
Il cherche à réduire les désirs insensés. P. 69

 

- 17

Si je me cache à Mont Froid
Vivant de plantes et de baies des montagnes - 
Toute ma vie, pourquoi s’inquiéter?
Chacun suit son karma jusqu’au bout.
Jours et mois s'écoulent comme l’eau.
Le temps est pareil à des étincelles tirées d’un silex.
Allez et laissez le Monde changer
Je suis heureux de m’asseoir parmi ces falaises. P. 71

 

- 19

Une fois à Mont Froid les ennuis cessent - 
Plus d’esprit enchevêtré, suspendu.
Je griffonne paresseusement des poèmes sur la roche d’une falaise, Prenant ce qui vient, comme un bateau à la dérive. 

 

- 20 

Un critique a essayé de me rabaisser -
Vos poèmes manquent de la vérité fondamentale du Tao»
Et je me rappelle des anciens
Qui étaient pauvres et s'en fichaient.
Je dois rire de lui,
Il passe à côté de l’essentiel, 
Des hommes comme ça
Devraient s’en tenir à faire de l’argent.

 

- 21 

J’ai vécu à Mont Froid - combien d’automnes.
Seul, je fredonne une chanson - sans aucun regret.
Affamé, je mange un grain de médecine-lmmortelle
Esprit solide et aiguisé ; appuyé sur une pierre. P. 73 - 75


– POEM: SHE WALKS IN BEAUTY, LORD  BYRON 

 

   She walks in beauty, like the night
        Of cloudless climes and starry skies;
    And all that's best of dark and bright
        Meet in her aspect and her eyes
    Thus mellow'd to that tender light
        Which heaven to gaudy day denies.

    One shade the more, one ray the less,
        Had half impaired the nameless grace
    Which waves in every raven tress,
        Or softly lightens on her face;
    Where thoughts serenely sweet express
        How pure, how dear their dwelling-place.

    And on that cheek, and o'er that brow,
        So soft, so calm, yet eloquent,
    The smiles that win, the tints that glow,
        But tell of days in goodness spent,
    A mind at peace with all below,
        A heart whose love is innocent!


– POÈME : ELLE MARCHE DANS SA BEAUTÉ, LORD  BYRON
 

I.

Elle marche dans sa beauté, semblable à la nuit
Des climats sans nuages et des cieux étoilés ; 
Tout ce qu’ont de plus beau la lumière et l’ombre
Est réuni dans ses traits et dans ses yeux,
Brillant de ces molles et tendres clartés
Que refuse le ciel à la splendeur du jour.

 

II.

Une ombre de plus, un rayon de moins,
Diminuerait de moitié cette grâce ineffable
Qui ondoie dans les tresses de sa noire chevelure,
Ou éclaire doucement ce visage
Où des pensées d’une sérénité suave disent
Combien est pure cette demeure, combien elle leur est chère.

 

III.

Et sur cette joue, et sur ce front
Si doux, si calme, si éloquent,
Ce sourire séduisant, ces teintes animées,
Annoncent des jours passés dans la vertu, 
Une âme en paix avec tous,
Un cœur dont l’amour est innocent !


– ÉMISSION TV, YANNICK HAENEL, LA GRANDE LIBRAIRIE, 31 JANVIER 2024

"Il y a dans la peinture et dans l'Art quelque chose d'indemne, un point indemne. Je crois qu'il y a quelque chose d'indemne en chacun de nous, ce point irréductible, dans la gorge, à côté du cœur. L'indemne signifie étymologiquement ce qui n'est pas en enfer, de non damné. La peinture nous donne ça, l'amour pour l'Art nous donne ça, quelque chose d'en dehors de l'Enfer, de non touché !"

 

– ARTICLE : POURQUOI IL FAUT LIRE SIMONE WEIL AUJOURD'HUI, PAR CAMILLE RENARD, FRANCE CULTURE, 11 DÉCEMBRE 2018

Elle dénonçait l'aliénation du travail, défendait la dignité des travailleurs et s'opposait aux "professionnels de la parole" : relire la philosophe Simone Weil, c'est redécouvrir une pensée d'actualité permanente.

Robert Chenavier, philosophe : "Simone Weil vise la catégorie de ceux qu’elle appelle les “professionnels de la parole” qui sont à la fois des politiques, des journalistes, des syndicalistes. Elle oppose toujours les maîtres du langage, qui souvent dominent par leur connaissance du maniement des mots, à ceux qui travaillent. Le travail étant une activité plus muette mais qui pour cette raison a du mal à exprimer ses besoins. C’est bien le problème de la traduction de ce que l’on souhaite et désire en mots qui soient justes".
"On a tendance à leur parler d’argent, en leur disant “il faudrait  augmenter vos salaires parce que vos conditions de travail et de vie sont très mauvaises”. Simone Weil dit que le malheureux va probablement marcher dans ce sens parce qu’il a aussi besoin d’argent. Mais finalement, est-ce que le salaire, l’argent, est une compensation réelle au malheur qu’il vit ? Il y a peut-être chez ces gens, ce que Simone Weil appelle "des besoins de l’âme".
Mais ce n’est pas en donnant un peu plus d’argent, de salaire à quelqu’un, qu’on va pouvoir acheter sa dignité ou son âme. Ou si on le croit, on fait fausse route".  


– POÈME : GÉRARD DE NERVAL, "VERS DORÉS", LES CHIMÈRES, 1854

Eh quoi ! Tout est sensible !
Pythagore.

Homme, libre penseur ! Te crois-tu seul pensant

Dans ce Monde où la vie éclate en toute chose ?

Des forces que tu tiens, ta liberté dispose,

Mais de tous tes conseils l’univers est absent.


Respecte dans la bête, un esprit agissant :

Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;

Un mystère d’amour dans le métal repose ;

« Tout est sensible ! » Et tout sur ton être est puissant.


Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t’épie :

À la matière même, un verbe est attaché…

Ne la fais pas servir à quelque usage impie !


Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;

Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,

Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres ! 


– LIVRE : KWAÏDAN, HISTOIRES ET ÉTUDES DE CHOSES ÉTRANGES, LAFCADIO HEARN (à renvoyer dans Notes 2023 > livres sur le Japon)

Il m'est très facile de dire pourquoi j'adore tellement lire les livres de Lafcadio Hearne, j'en ai déjà lu au moins cinq ou six et pense continuer d'en lire plus : c'est tout simplement parce que, même si il semble qu'il ne se passe rien dans ses récits et descriptions, qui sont d'un style tellement simple et limpides, qu'ils seraient, à première vue, déconcertants, parfois voire même clichés ou simplistes… Cependant, l'écrivain nous parle toujours de l'essentiel. Il est très humble mais très fort dans son humilité essentielle et il a cette force de l'Eau et des éléments éthérés, non pas du Feu et de la Passion comme Nietzsche ou Flaubert mais la force de l'Eau véritablement et des Éthers, des Esprits, des Vents et des Nuages qui, inlassablement et sempiternellement, usent la roche et la Terre, au fil du temps et qui nous conduisent toujours, par gouttes, ruisseaux et rivières, à l'essentiel du Monde et de ses choses intimes, à la Mer profonde, inconsciente, primordiale et éternelle. Je cite de longs passages de ses textes, parfois sans m'arrêter et sans y ajouter aucuns commentaires ni correspondances avec mes préoccupations artistiques ou spirituelles car ceux-ci, seraient superflus et superfétatoires. Alors, je laisse donc le lecteur découvrir 'tranquillement' ses belles leçons de vie, de sagesses et d'émotions esthétiques premières, de l'Aube des Mondes : la beauté, les dieux et surtout, les kamis, les âmes des vivants et puis aussi des morts et de la végétation. Et puis également un peu parfois, parcimonieusement, l'amour mais surtout la délicatesse et le respect du vivre ensemble oriental, dans le vivant et la pensée animiste (l'homme qui parle aux fourmis), que notre Occident a définitivement perdu et ce, définitivement, depuis quelques siècles et pour toujours… Tout cela est décrit dans un Japon baigné, encore, à la fin du XIX siècle… d'ancestralité, d'us et coutumes, de rites et de clochettes, de temples et de rêves, de lumières spirituelles évanescentes et vacillantes mais toujours présentes avec l'ensemble de la puissance d'une infinie multitude, de million et de million, d'âmes des morts japonaises.  

 

PRÉFACE DE DENISE BRAHIMI


II

Le 22 mai 1891, alors qu’il est encore dans la petite ville de Matsue, sa première et inoubliable résidence japonaise, il écrit au professeur Basil Hall Chamberlain une lettre qui consigne cette découverte pour lui essentielle : « Je dois avouer, aussi, que l’absence de cette individualité, si essentiellement caractéristique de l’Occident est, pour moi, un des charmes de la vie sociale au Japon. Ici, l’individu n'essaie pas de développer sa propre individualité aux dépens d'autrui. »
Dans toute son œuvre japonaise, il se conformera à la volonté explicite de gommer le moi, illusoire et dangereu, entreprise qui n'est pas sans conséquences littéraires, telles que le refus du genre romanesque*. Aucun de ses ouvrages consacrés au Japon n’est un roman, même au sens le plus large. L’hétérogénéité des fragments qu’il assemble dans chacun de ses livres, est incompatible avec ce type de structure unifiée. Mais il faut aller au-delà du problème structurel et voir qu’il s’agit, pour lui, d'une autre forme, plus profonde d’incompatibilité. […]  Dans un pays où cette notion est non seulement ignorée mais incompatible avec les croyances morales et religieuses, on peut estimer que le roman serait un non-sens, une intrusion choquante et donc, en éprouver l'impossibilité. 



 

* Comme par exemple, le refus absolu de la figuration traditionnelle et espaces hétéroclites, anachroniques et transculturels dans mon travail.


III

Le Japon de Lafcadio Hearn est un Monde encore païen, où l'imagination populaire invente des légendes dans un double but : il lui faut lutter contre des terreurs ancestrales et cosmiques et aussi dire la très simple beauté du Monde, par-delà l’angoisse surmontée.

Il est probable que l'auteur de Kwaïdan considère son paganisme comme un héritage reçu de sa mère grecque, très tôt disparue. Il l'éprouve comme un sentiment de présence chaleureuse et de fusion. Sa seule présence au sein de la nature, entre ciel et mer, dans le frôlement du vent, confirme en lui avec évidence « la croyance en l'unité de tout ce qui existe » ; expérience merveilleuse, dit-il, qui enveloppe toutes les espèces vivantes au même moment mais aussi, à travers le temps, les formes de l’existence passée et des existences à venir. 
C'est ainsi qu’il se sent le frère des libellules, des grillons, des cigales et des crabes, essayant de « penser leurs longues pensées lentes » car les insectes sont pour lui la preuve vivante que la pensée n'est pas individuelle mais se transmet à travers la suite innombrable des générations.

Le bouddhisme japonais prend, pour lui, le relais du paganisme grec, alors qu'il voit dans le christianisme et dans tout ce que nous appelons la tradition judéo-chrétienne, la volonté d'exclure le règne animal et toute forme de croyance décrétée païenne. […]


Très vite, il a découvert l'étonnante et admirable supériorité du Japon dans la représentation artistique de la nature. Il en donne, parmi beaucoup d’autres, un exemple très simple et d’autant plus probant. Des enfants préparent une fête en l’honneur de Jizô, leur dieu protecteur. En hommage, ils lui offrent un objet décoratif fabriqué par l’un d'eux. C'est une grande libellule de plus d’un mètre de long, dont le corps est une branche de pin enveloppée de papier, la tête, une petite théière et les ailes, quatre pelles à feu. L'objet est d’une telle vérité que Lafcadio Hearn est d'abord effrayé par la taille de l’animal qu’il croit vivant. « Exemple merveilleux, écrit-il, du sentiment artistique, se manifestant sans aucun matériau. » Cet enfant a su saisir un aspect de la vie qui demeure invisible, pour nous Occidentaux, « depuis des milliers d'années »
D'ailleurs, il donne une idée humoristique du progrès qu'on peut faire à cet égard en séjournant au Japon. Une sensibilité nouvelle lui paraît acquise « le jour où la vue d’un magazine américain ou d’une revue européenne illustrée vous est devenue à peu près intolérable* ! »




*
Développer également et similairement, mon très profond dégoût... souvent ! dédain... parfois ! inintérêt... presque toujours ! pour l'Art Contemporain Occidental !


En Europe, il arrive que les meilleurs auteurs expriment le pressentiment obscur et vague de ce que la sensibilité japonaise met jour en toute clarté. Le moindre dessin japonais évoque
une fleur plus véridique que le bouquet élaboré de nos natures mortes ; de même une légende populaire de l'ancien Japon peut expliciter avec acuité le sentiment sourd et diffus qui taraude la conscience de l’Occidental. […]
Pourtant, tôt ou tard vient le moment où le rêve se révèle être un rêve. On n'oubliera plus jamais ce passage au pays des fées mais il se dissipe comme les vapeurs du printemps sur un paysage japonais, à la lumière du matin. Lafcadio Hearn en redit la grâce inimitable et termine avec tristesse et nostalgie : « Mais rappelez-vous que c'est un enchantement, que vous avez été envoûté par les morts, que les lumières, les couleurs et les voix finiront par s'évanouir, ne laissant que silence et vide. » […]


Comme dans le conte de « La Yuki-Onna », il sait qu’il ne faut pas tenter de discerner le rêve et la réalité et surtout ne pas se poser la question à haute voix devant la femme aimée : « À vrai dire, je n'ai jamais su si c'était un rêve que j'avais fait ou si j'avais vraiment vu la Femme des Neiges… » 
Pourtant, il sent que ce qu'il vit est de la nature d’un conte de fées, il n’arrive plus à y adhérer comme à « sa » réalité et c’est pourquoi il meurt, modifiant à sa manière le dénouement du conte ancien. Sa propre mort semble avoir eu la soudaineté et la grâce légère des disparitions qu’il avait décrites. Il lui suffisait, pour quitter le Monde, de pousser un peu plus loin le sentiment de sa propre irréalité. P. 7 - 22




LE JIU-ROKU-ZAKURA



Même si vous n'y croyez pas, le Cerisier du seizième jour refleurira !
Au Wakégôri, une des régions de la province d’Iyo, il y a un très vieux cerisier, appelé le Jiu-roku-zakura, ce nom signifie le « Cerisier du seizième jour ». Chaque année, en effet, il fleurit le seizième jour du premier mois, selon l'ancien calendrier lunaire et ce jour-là, seulement. Sa floraison coïncide donc, avec la période du Grand Froid, alors que, d'ordinaire, un cerisier attend le printemps avant de s'aventurer à faire des fleurs. Mais le Jiu-roku-zakura est mû par une vie qui n'est pas la sienne ou du moins qui ne l'était pas à l’origine. Car l’esprit d’un homme l’habite.

Ç’était un samouraï d’Iyo. L’arbre poussait dans son jardin et fleurissait à l'époque habituelle, c’est-à-dire entre la fin mars et le début avril. Enfant, le samouraï avait joué à l'ombre de cet arbre. Et pendant plus d’un siècle, saison après saison, ses parents, grands-parents et tous ses ancêtres avaient suspendu aux branches fleuries de fines bandes de papier de toutes les couleurs sur lesquelles on avait inscrit des poèmes élogieux.

Le samouraï vécu très âgé, au point que tous ses enfants moururent avant lui. Il ne lui restait donc plus rien au Monde hormis le cerisier. Hélas, un été, l’arbre mourut à son tour, victime de la sécheresse ! 

Le vieil homme pleura désespérément son arbre chéri. Alors des voisins attentionnés lui procurèrent un jeune et magnifique cerisier qu’ils plantèrent dans son jardin, espérant ainsi le réconforter. Il les remercia chaleureusement et feignit d’oublier son chagrin. En réalité son cœur était rempli de tristesse car il avait tant aimé le vieil arbre, que rien ne pouvait le consoler de cette perte. 
Finalement, il lui vint une heureuse idée : il se souvint d’un moyen par lequel l’arbre condamné pourrait reprendre vie. C'était le seizième jour du premier mois. 
Il se rendit seul dans son jardin, s’inclina devant l’arbre sec et s’adressa à lui en ces termes :
- À présent, daigne refleurir une fois de plus, je t'en conjure, ô beau cerisier, car je vais mourir à ta place.
La tradition veut, en effet, que l'on puisse sacrifier sa vie au profit d’une autre personne, d’un animal ou même d’une plante grâce à l'intervention des dieux. Ce transfert s'exprime par la locution migawarini tatsu, ce qui signifie « se substituer à »… 
Au pied de l’arbre, il étendit un tissu blanc et diverses couvertures sur lesquelles il s’assit pour se faire hara-kiri, selon la coutume samouraï. Aussitôt, son esprit entra dans l’arbre qui, sur l’heure, se mit à refleurir. 
Et chaque année, il refleurit encore, le seizième jour du premier mois, à la saison des neiges. P. 109, 110




HÔRAI 



Vision bleutée d’une profondeur perdue dans les hauteurs, le ciel et la mer se mêlant dans la brume lumineuse. C’est le printemps, aux premières heures du matin. […] 

Voici ce que l’on dit de Hôrai dans les livres chinois datant de cette époque :
« À Hôrai, on ne connaît ni la mort ni la douleur. L’hiver n’existe pas. Les fleurs ne fanent jamais et les fruits abondent toujours. Lorsqu’on y a goûté, ne serait-ce qu'une fois, on n a plus jamais ni faim ni soif. Â Hôrai poussent des plantes enchantées, les so-rin-shi, le riku-gôaoi, le ban-kon-tô, qui ont la propriété de guérir toutes sortes de maladies. Sans oublier le yô-shin-shi, l’herbe magique qui fait revivre les morts et qu'arrose une eau miraculeuse dont il suffit de boire une coupe pour s'assurer la jeunesse éternelle. Les habitants de Hôrai mangent leur riz dans des bols tout petits qui ne désemplissent jamais. Ils boivent du vin dans des coupes minuscules que personne ne peut vider, pas même le plus opiniâtre des buveurs, avant de sombrer dans la torpeur bienheureuse de l’ivresse. » […]


Cependant, il y a des choses merveilleuses à Hôrai. Or les chroniqueurs chinois ne se sont même pas donné la peine de mentionner la plus merveilleuse de toutes. C'est une atmosphère tout à fait particulière. À cause d’elle, la lumière du soleil est plus blanche que n’importe autre lumière solaire. Elle est d’une intensité laiteuse qui n'éblouit pourtant jamais, étonnamment brillante et en même temps très douce. Cette atmosphère-là n'appartient pas à notre période humaine. Elle date de temps très anciens, tellement anciens que le vertige me prend lorsque j’essaie d’imaginer à quand elle remonte. En outre, elle ne se compose pas d’oxygène et d’hydrogène. Elle n'est pas faite d’air mais d’esprits ou plutôt de la substance de l'âme de millions de millions de générations confondues en une immensité translucide. Ce sont les âmes d'êtres dont les pensées différaient complètement des nôtres. 
L’homme qui respire cette atmosphère absorbe en même temps les vibrations de ces esprits. Ses sens s'en trouvent changés ; ils recomposent sa notion du Temps et de l’Espace, de sorte que la vision des esprits se substitue à la sienne, ses sensations se calquent sur les leurs et ses pensées s’apparentent aux leurs. Ces changements surfes pensées s’apparentent aux leurs. Ces changements surviennent imperceptiblement, comme le sommeil. À travers eux, Hôrai devient alors un autre Monde, qu’on peut décrire ainsi :

« Comme à Hôrai on ignore les grands maux, les cœurs de ceux qui y vivent ne vieillissent jamais. Comme ils sont toujours jeunes de cœur, les gens de Hôrai sourient perpétuellement, du jour de leur naissance à celui de leur mort, hormis lorsque les dieux leur insufflent le chagrin. Alors, ils se voilent la face jusqu'a ce que la tristesse se soit envolée. Tous les gens de Hôrai s’aiment et se font confiance, comme s’ils faisaient tous partie de la même famille. 
Les bavardages des femmes font songer aux gazouillis des oiseaux car leurs coeurs sont aussi légers que ceux des oiseaux. Quand les jeunes filles jouent entre elles, les ondulations rythmées de leurs manches évoquent les battements de grandes ailes soyeuses. […]


Hélas, les mauvais vents venus de l’Ouest soufflent sur Hôrai. Et la magie se dissipe sous nos yeux. Elle ne s'attarde plus que par lambeaux, par traînées, pareilles à ces longs bandeaux de nuages brillants qui se glissent sur les paysages des peintres japonais. Sous ces filaments de vapeur féerique, on distingue encore les concours de Hôrai mais nulle part ailleurs. Souvenez-vous que Hôrai fut aussi baptisée Shinkirô, ce qui signifie mirage, vision de l'intangible. Et cette vision s’estompe, pour ne plus jamais apparaître, hormis dans les peintures, les poèmes et les rêves*. P. 127 - 131 




LES MOUSTIQUES



D’ailleurs, lorsque sonnera l’heure de ma mort, j’aimerais reposer dans un coin du vieux cimetière bouddhique qui s’étend au-delà de mon jardin car les esprits qui m’y tiendront compagnie, seront si anciens, si anciens, qu’ils ne se préoccuperont ni des modes, ni des changements, ni des désintégrations du Meiji ! Tout est beau, d'une beauté presque envoûtante dans ce vieux cimetière : chaque arbre, chaque pierre y a été façonné par quelque idéal si antique que nul cerveau moderne ne saurait le concevoir*. Et les ombres qui s'y cachent ne tiennent ni de ce temps-ci, ni de ce soleil. Elles font partie d’un Monde oublié depuis de longues années, qui n'a connu ni la vapeur, ni l'électricité, ni le pétrole ! La grande cloche du temple voisin rend un son étrange et touchant, qui réveille en moi des sentiments et des idées si opposés à l'être que je suis en ce dix-neuvième siècle que leurs mouvements faibles et aveugles me causent de la frayeur, une frayeur exquise. Je ne puis entendre le carillon houleux de la puissante cloche en bronze sans être conscient, au fond de mon âme, d’un tremblement très doux, comme si des souvenirs y luttaient sourdement pour parvenir à la lumière qui brille au-delà de l'obscurité de millions de morts et de réincarnations. 
Oui, je désire demeurer là où pourra toujours me parvenir le tintement de cette grande cloche. Et, lorsque je considère la possibilité d'être condamné au sort de jiki-ketsu-gaki (moustique preta - être éthéré en transition vers sa prochaine existence - buveur de sang), je veux, si telle est ma destinée, pouvoir renaître dans un mizutamé dans quelque coupe à fleurs en bambou, d’où je m'envolerai, dans le doux crépuscule, en chantant ma plainte irritante, pour aller piquer certaines personnes de ma connaissance. P. 154, 155




LES FOURMIS 



I



Ce matin, après l’orage de la nuit dernière, le ciel est d’un bleu pur, éblouissant. L'air, délicieux, est rempli de douces senteurs résineuses qui émanent des innombrables branches de pin gisant à terre, brisées par l’ouragan. Du bosquet de bambous voisin, me parvient l'appel flûté de l’oiseau qui chante les sutras des Lotus. Tout est tranquille, car c’est le vent du sud qui souffle : l'été tant attendu est enfin arrivé : les papillons aux bizarres couleurs japonaises voltigent çà et là ; les cigales sifflent ; les guêpes bourdonnent ; les moucherons dansent au soleil et les fourmis sont occupées à réparer leurs habitations dévastées par la tempête. Je songe à un poème japonais :
 La pauvre créature n'a plus, à présent, de lieu où s'abriter : finies les demeures des fourmis pendant la pluie du cinquième mois ! […] 


Dans la province de Taishû, en Chine, vivait autrefois un homme pieux qui, chaque jour, pendant de longues années, adressa des prières ardentes à une certaine déesse. Un matin, comme il était absorbé dans ses dévotions, une femme ravissante, vêtue d’une robe jaune, pénétra dans sa chambre et vint se placer près de lui. L’homme pieux, profondément surpris, lui demanda ce qu'elle voulait et pourquoi elle était entrée ainsi sans se faire annoncer. 
La femme à la robe jaune lui dit :

- Je ne suis pas un être humain. Je suis la déesse que vous adorez si fidèlement depuis de longues années. Je suis venue à vous pour vous prouver que votre dévouement n'a pas été vain… Comprenez-vous le langage des fourmis ?
Il répondit :

- Je ne suis pas un lettré mais un pauvre ignorant. Je ne connais même pas celui des gens de la haute société !

La déesse sourit à cette humble confession, puis elle sortit de son sein une petite boîte ayant la forme d’une boîte à encens. Elle l’ouvrit, y trempa un doigt et en retira une espèce d'onguent dont elle recouvrit les oreilles du fidèle. 

- À présent, lui dit-elle, essayez de trouver des fourmis. Lorsque vous en aurez rencontré, baissez-vous et écoutez-les parler attentivement. Vous pourrez les comprendre. Elles vous apprendront quelque chose qui vous sera très utile. Mais surtout, gardez-vous bien de les contrarier ou de les effrayer. 

Puis la déesse disparue.

L'homme pieux se mit aussitôt à la recherche de fourmis. À peine avait-il franchi le seuil de sa maison qu’il en aperçut deux, sur une pierre, au bas d’un pilier. Il se pencha au-dessus d’elles et les écouta : à sa grande stupeur, il les entendit parler… II comprenait ce qu'elles disaient.

- Essayons de trouver un endroit plus chaud, suggéra la première fourmi. 

- Pourquoi donc ? interrogea la seconde. Nous pouvons très bien rester ici.

- La terre est bien trop froide et humide, répliqua la première. Un grand trésor est caché à la base de ce pilier et le soleil ne peut chauffer le sol aux alentours.

Les fourmis s'en allèrent et l’homme courut chercher une bêche. En creusant près du pilier, il découvrit bientôt plusieurs jarres remplies d'or !…

Le trésor le rendit très riche. Par la suite, il essaya souvent d'écouter parler les fournis mais plus jamais il ne put les comprendre. L’onguent de la déesse n'avait ouvert ses oreilles à leur langage que pour un seul jour. 

Je ressemble à ce dévot chinois : je suis, je le confesse, très ignorant. Il va sans dire que je ne comprends rien au langage des fourmis. Mais quelquefois, la fée de la science touche mes yeux et mes oreilles de sa baguette magique. Et alors, pour de trop brefs instants, il m'est permis d’entendre des sons imperceptibles et de distinguer des faits presque invisibles. 



II



Dans certains milieux il semble qu'il soit fort malvenu de parler de peuples non chrétiens comme ayant une civilisation moralement supérieure à la nôtre. De la même façon, d’aucuns seront très fâchés de mes réflexions au sujet des fourmis. Il existe néanmoins des hommes, des savants, incomparablement plus sages que je ne le serai jamais, qui réfléchissent aux civilisations et aux insectes indépendamment des bienfaits de la chrétienté. Je me suis senti fort encouragé dans mes propos, en lisant les remarques écrites par le professeur David Sharp dans sa récente Cambridge Natural History à propos des fourmis :

« L'observation a révélé, dit-il, des phénomènes remarquables dans la vie de ces insectes. Et nous ne pouvons nous empêcher de conclure qu’ils connaissent l’art de vivre en société, plus parfaitement que nous ne le connaissons nous-mêmes et qu’ils nous ont même devancés en développant certains arts et industries qui facilitent, apparemment, beaucoup la vie sociale. » 
Je présume que peu de personnes bien informées contesteront cette affirmation faite par un spécialiste. L’homme de science contemporain ne se laisse pas facilement émouvoir par des fournis ou des abeilles. Cependant, il n’hésite pas à avouer qu'en ce qui concerne l'évolution sociale, ces insectes semblent être en avance sur l'homme.

Herbert Spencer, à qui personne ne peut imputer des tendances à la fabulation, présente des idées encore plus hardies que celles du professeur Sharp. Il nous montre que les fourmis sont à la fois moralement et économiquement en avance sur l'humanité, car leurs vies sont absolument dénuées de l'égoïsme qui régit les nôtres. […]


Comme nous le verrons un peu plus loin, ce sont les conditions sociales de la république des fourmis qui méritent surtout notre attention ; elles dépassent notre critique car elles réalisent cet idéal de l'évolution morale décrit par Spencer comme « un état où 1'égoïsme et l'altruisme sont si bien conciliés qu'ils se fondent l'un dans l'autre »… C'est-à-dire un état où le seul plaisir possible est celui que l’on tire d actions désintéressées… […]



III

Nul cerveau humain ne pourrait atteindre au matérialisme absolu de celui d'une fourmi. Nul être humain, constitué comme il l'est aujourd’hui, ne pourrait posséder un esprit aussi pratique que le sien. Ce cerveau superlativement pratique est incapable d'une erreur morale. Il serait difficile de prouver qu’une fourmi n'a aucune opinion religieuse mais il est évident qu'elle lui serait tout à fait inutile. L'être incapable d'une faiblesse morale n'est-il pas au-dessus du besoin de tout secours religieux ? P. 164



VII

Si la biologie des insectes est si riche d’enseignements concernant le cours futur de l'évolution humaine, n'a-t-elle pas aussi une autre signification, plus grande encore, relative au rapport entre l'éthique et la loi cosmique ? Apparemment, le plus haut degré de l’évolution ne sera pas donné aux créatures se permettant impunément ce que la morale et l'expérience humaine ont toujours condamné ; la force la plus élevée est évidemment celle qui procède du désintéressement et le pouvoir suprême ne sera donc jamais conféré à la cruauté ni à la luxure. 
Peut-être Dieu n'existe-t-il pas mais les forces inconnues qui créent et détruisent toute manifestation de la vie semblent encore plus exigeantes que ne le seraient des dieux eux-mêmes. Bien qu'il soit impossible de dégager une « tendance significative » du cours des astres, la loi cosmique paraît néanmoins corroborer la valeur de tout système éthique humain fondamentalement opposé à l'égoïsme. P. 175, 176


– LIVRE : KOKORO, AU CŒUR DE LA VIE JAPONAISE, LAFCADIO HEARN 

LE GÉNIE DE LA CIVILISATION JAPONAISE


I

Cette absence de signes, visibles ou audibles, d'une toute nouvelle puissance qui menace aujourd’hui les marchés occidentaux et bouleverse la carte de l'Extrême-Orient, donne une impression étrange, voire inquiétante. Un peu comme ce que l'on éprouve lorsque, pour atteindre quelque temple shinto, on gravit des espaces silencieux et sans fin, pour se trouver tout à coup dans la solitude absolue, en présence d’une misérable construction en bois, minuscule et vide, qui moisit sous des ombrages millénaires. 
La force du Japon, de même que celle de ses antiques croyances, ne s’affichent pas : l'une et l’autre résident dans le profond et réel pouvoir de tout grand peuple - son âme. P. 25


II 

L’influence psychique du bouddhisme ne pouvait, en aucun pays, incliner les esprits à l’amour de la stabilité matérielle. Son enseignement, qui veut que l'Univers soit une illusion, la vie une halte momentanée dans un voyage sans fin, que tout attachement aux personnes, aux lieux ou aux objets soit source de douleur et selon lequel seule la suppression de tout désir - y compris celui du Nirvana - permettra à l’humanité d'atteindre la paix éternelle, était sans aucun doute en harmonie avec les sentiments les plus anciens de la population. […] 

Le bouddhisme, en enseignant aux hommes que la nature n'est qu'un songe, une erreur de nos sens, une fantasmagorie, leur apprit aussi à saisir les images fugitives de ce rêve et à les interpréter dans leurs rapports avec la vérité absolue. Et ils comprirent la leçon : dans l’éblouissante splendeur de l'éclosion printanière, dans le chant incessant des cigales, dans les derniers rougeoiements des feuillages d’automne, dans la spectrale beauté de la neige, dans l’illusoire mobilité du nuage ou de la vague, ils virent d’antiques paraboles à la signification éternelle. Les calamités mêmes qui les accablaient sans cesse - incendies, inondations, tremblements de terre, pestes - leur démontraient la doctrine de l'éternelle Vanité des choses. […]
Coire en la matière est, à la fois, impossible et inexprimable car elle n'est ni chose ni non-chose. Et ceci, même les enfants et les simples d’esprit le savent. 


IV


Tout ce qui peut entraver, directement ou indirectement, les organes de la locomotion agit nécessairement sur l’ensemble de l’organisme. Et si seulement le mal s’arrêtait là… mais peut-être obéissons-nous aux conventions les plus absurdes qui soient parce que nous subissons depuis trop longtemps déjà la tyrannie des cordonniers. Peut-être les failles de notre système politique, de notre morale sociale, de notre religion sont-elles plus ou moins en rapport avec le fait que nous portons des chaussures de cuir. Accepter la paralysie de son corps, c'est également s’accommoder peu à peu de la paralysie de l'esprit*. P. 25 - 33

 

* Développer ce rapport au corps enfermé dans des carcans moraux, idéologiques et matériels et aussi, bien sûr, dans une ou des sexualités convenues et réduites à la simple procréation et perpétuation des espèces.

 

LA CHANTEUSE DES RUES 

- Est-ce une femme ou une fée ? demanda quelqu’un. […]
Elle chantait comme seule une paysanne peut le faire, calquant peut-être ses rythmes sur ceux des cigales et des rossignols sauvages, modulant demi-tons, quarts de tons et demi-quarts de tons tels que jamais on n'en écrivit dans les langues musicales d’Occident. 
Tous, en l’écoutant, pleuraient en silence. Je ne comprenais pas les paroles mais je sentais grâce à sa voix toute la souffrance, toute la patience, toute la douceur aussi de la vie au Japon pénétrer mon cœur. Un halo de tendresse nous enveloppait. Des impressions de lieux et de temps oubliés resurgissaient peu à peu, mêlées d’images fabuleuses qui n’étaient de nulle part ni d’aucun temps. 
Je m’aperçus alors que la chanteuse était aveugle. […]
Où chercher, alors, la cause de ces sentiments si intenses qu'un chant oriental - que je ne serai jamais en mesure d'apprendre -, une chansonnette interprétée par une pauvre aveugle, a éveillé en moi, qui suis un étranger ? Certainement dans la nature de cette voix, capable de susciter quelque chose qui dépasse la somme de l’expérience d’un peuple, quelque chose qui soit aussi vaste que la vie humaine et aussi ancien que la science du bien et du mal. 
Il y a environ vingt-cinq ans, un soir d'été, dans un parc Londonien, j'entendis une jeune fille dire bonsoir à un passant. Rien que ce petit mot : « Bonsoir ». J’ignore qui elle était, je n'avais même pas vu son visage et jamais plus, je n'entendis cette voix. Cependant, aujourd’hui encore, le souvenir de ce « Bonsoir » cause un incompréhensible tressaillement de plaisir et de douleur mêlés que je ne peux rapporter à ma propre vie mais seulement à des existences antérieures, sous des soleils éteints. 
Or l’enchantement né de cette voix, une seule fois entendue, ne peut émaner que de vies innombrables et oubliées. Il n’existe pas deux voix ayant exactement la même tonalité ; mais on retrouve dans l'expression de la tendresse une délicatesse de timbre commune aux myriades de voix qui composent l’humanité. C'est une mémoire héritée qui rend familier au nouveau-né, le sens d'une intonation caressante ou encore, qui nous permet de distinguer les accents de la sympathie, de la colère ou de la pitié. 
C'est ainsi que le chant d’une aveugle, dans une ville d’Extrême-Orient, peut faire revivre dans l'âme d’un Occidental, des émotions puisées bien au-delà de sa propre personnalité, échos lointains de souffrances défuntes, mystérieux élans d'affection d’ancêtres immémoriaux. 
Les morts ne meurent jamais tout à tait, ils sommeillent dans les cellules les plus obscures de nos cerveaux laborieux et de nos cœurs lassés, vibrant en de rares instants à l'écho dune voix qui effleure leur passé. P. 41 - 44


JOURNAL D'UN VOYAGEUR 


IV, Kyoto, 19 et 20 avril 


Un texte sacré dit que celui-là seul est sage qui sait voir les choses en dehors de leur individualité. C’est cette manière essentiellement bouddhique d’appréhender la réalité qui donne à l’art japonais sa véritable grandeur. P. 51


V, (sur la beauté)

Ces pensées me sont venues à l'esprit : la nudité divine, l'essence de la beauté absolue, provoque chez le spectateur un tressaillement de surprise et de plaisir auxquels se mêle un certain degré de mélancolie. Il est peu d'œuvres d’Art qui éveillent cette sensation, parce que rares sont celles qui approchent de la perfection. Certains marbres, certains joyaux, ainsi que des études admirables qui en sont faites, notamment les gravures éditées par la Société des Dilettanti, nous communiquent cette même impression. Plus le regard s'y attarde, plus l'émerveillement grandit car il n'est pas une seule ligne ou fragment de ligne qui ne surpasse en beauté toute réminiscence de la réalité. Aussi le secret d’un tel Art passa-t-il, longtemps, pour surnaturel. Et il est vrai que le sentiment du beau qu'il suscite, a quelque chose de supra-humain qui semble surgi d’au-delà de la vie - de surnaturel, autant que peut l'être toute sensation humaine. 
D’où nous vient cette émotion ? Ne ressemble-t-elle pas, étrangement, à ce bouleversement psychique qui naît avec les premières atteintes de l’amour ? Platon affirme que ce choc de beauté est le souvenir vague et soudain du Monde des Idées divines qui resurgit dans notre âme : « Ceux qui voient, ici-bas, quelque image ou vision des choses de l’au-delà, reçoivent un choc puissant comme la foudre et se trouvent, en quelque sorte, transportés hors deux-mêmes.* » 
Schopenhauer, pour sa part, interprétait l’émoi du premier amour comme la volonté de l'âme de la race humaine. De nos jours, la psychologie positive de Spencer, établit que la plus puissante des passions se manifeste pour la première fois bien avant toute expérience personnelle. Ainsi la pensée ancienne et moderne, la métaphysique et la science, s'accordent-elles à reconnaître que la première sensation profonde de la beauté n'a rien d’individuel**

 

* Peut évoquer les expériences extracorporelles, mystiques ainsi que les transes chamaniques.
** Expérience collective de la beauté, bien au-delà de l'expérience unique, personnelle et individuelle.

Ce choc que nous procure l’Art suprême ne procède-t-il pas de cette même vérité ? L’idéal humain qu’exprime cet Art fait assurément appel à I'expérience de tout le passé enfoui dans l’univers émotionnel du spectateur, à cette partie de lui-même héritée de ses innombrables ancêtres.
Innombrables, c'est le moins que l'on puisse dire ! Un mathématicien français estimait qu’en supposant trois générations par siècle, sans aucun mariage consanguin, chacun de ses compatriotes porterait dans ses veines, le sang de vingt millions d’êtres ayant vécu en l'an mille.
Si dès lors, nous effectuons le calcul à partir de la première année de notre ère, il apparaît que l'héritage ancestral d’un de nos contemporains procéderait d’un total de dix-huit quintillions d’individus… Mais que sont vingt siècles par rapport à la vie d'un homme ? 
L'émoi, suscité par la beauté, est donc, vraisemblablement, à l’instar de nos autres émotions, le produit hérité d’expériences innombrables accumulées au fil des siècles. Chaque plaisir esthétique correspond à des trillions de souvenirs mystérieusement ensemencés dans les sillons magiques de notre cerveau et qui, brusquement, s’agitent. Tout homme porte en lui un idéal de beauté qui n'est qu'un composé infini de perceptions mortes : formes, couleurs, grâces tendrement chéries autrefois, endormies dans nos cœurs. Ce n’est pas par notre propre volonté que s’ouvre à notre imagination cet idéal en puissance mais par la perception subite, presque électrique, de quelque vague affinité. Survient alors cet étrange frisson, mélancolique et délicieux, qui accompagne l'afflux soudain dun océan de vies et de temps, tandis que se répercutent les sensations de myriades de générations et de millions d'années, réduites à l'émotion d'un moment. 
Seuls les artistes de la civilisation grecque ont su accomplir ce prodige, de faire resurgir de leur âme, l’idéal de beauté de leur race et d’en fixer les contours indécis dans la pierre et les joyaux. Ils ont rendu la nudité sublime en nous invitant, de surcroît, à l’appréhender telle qu’ils l'appréhendaient eux-mêmes. Non qu'ils eussent la beauté de leurs statues, qui n'est le privilège ni de l’homme ni de la femme mais parce qu'ainsi que le suggère Emerson, ils possédaient des sens absolument parfaits. Ce qui est certain, c’est qu’ils surent clairement discerner et préciser leur idéal, fait de millions de souvenirs*
Le marbre grec, lui-même, témoigne qu'il n’est pas d'entière individualité. De même que le corps est un composé de cellules, l’esprit est constitué d’une infinité d'âmes. P. 52, 53

 

* Réflexions à faire sur cet idéal de beauté antique qui encombre les œuvres d'art, depuis cette antiquité mais aussi, en particulier le XIX siècle français avec, non seulement, ces canons de beauté, un peu mièvres et divins mais également, pseudo-mystiques et mensongers, avec des panthéons remplis de faunes, de centaures et de déesses au seins nus et laiteux et de dieux surpuissants aux grosses bites et aux désirs insatiables. Quid de l'homme et de la femme du quotidien, de tous les jours ?

VII, Kobe, 23 avril 

Le petit garçon s’abîma dans la contemplation des fleurs et des fontaines, de la mer scintillante avec ses voiles blanches et des montagnes mauves dominant toute la scène, avant de s'exclamer brusquement : 
- Père, crois-tu que dans tout le Monde entier, il puisse exister un endroit plus beau que celui-ci ?
Le père eut un délicieux sourire. Il était sur le point de répondre mais, avant qu’il en ait eu le temps, l’enfant, bondissant, frappant dans ses petites mains, se mit à pousser des cris de joie, car le paon venait juste de déployer la magnificence de sa queue et chacun se hâtait vers la volière. De sorte que je n’entendis pas la réponse à cette charmante question. 
Pourtant, en y songeant plus tard, j’en vins à m’imaginer diverses répliques possibles :
« Oui, mon enfant, cet endroit est magnifique. Mais le Monde est rempli de beauté et il se peut, en vérité, qu'il y ait des jardins plus admirables encore. 
« Mais le plus somptueux des jardins n'appartient pas à ce Monde. C'est le Jardin d’Amida dans le Paradis de l’Ouest. 
« Et tous ceux qui ne font rien de mal de leur vivant demeureront dans ce jardin, une fois dans l'autre Monde. 
« Là, le divin Kujaku, l'oiseau du ciel, chante les Sept Marches et les Cinq Puissances en déployant sa queue comme un soleil. 
« Là, des fleurs de lotus d’une grâce indicible se mirent dans des lacs étincelants comme des joyaux. Et de leurs corolles jaillissent perpétuellement des rayons de lumière aux nuances d’arc-en-ciel et des esprits de Bouddha nouveau-nés. L'eau, susurrant parmi les boutons de lotus, parle aux âmes qui les habitent encore, de I’lnfinie Mémoire, de l’Infinie Vision et des Quatre Sentiments Absolus. 
« Et dans ce lieu, il nest point de différence entre les hommes et les dieux, bien que, devant la splendeur d’Amida, les dieux eux-mêmes doivent s’incliner. Et tous chantent l’hymne de louanges : "Ô Toi, Incommensurable Lumière !…"
« Mais la Voix de la Rivière Céleste psalmodie à jamais, pareille à des milliers de voix à l’unisson : "Même ceci n'est point haut ; il est d'autres sommets ! Ceci n’est point réel. Ceci n'est point la paix." » P 45 - 59


LA FORCE DU KARMA 

« Pas plus que le soleil levant, on ne peut regarder en face le visage de l'aimé. » Proverbe japonais 


I

La science moderne nous enseigne que la fièvre du premier amour est « incontestablement antérieure à toute expérience humaine, quelle qu'elle soit ». En d'autres termes, le sentiment qui, de tous, nous paraît le plus individuel n’aurait strictement rien de personnel. […] 
De cette béatitude, aucune science humaine ne saurait l'arracher. Mais d'où vient cet ensorcellement ? Cette déesse vivante détient-elle un tel pouvoir ? Non. À en croire la psychologie, ce serait la puissance des morts qui agirait alors, par l'intermédiaire de l’idolâtre. Les morts lui ont jeté un sort. Ce sont eux qui ont provoqué l'émoi qui agite son cœur. Le choc électrique qui se répercute dans ses veines au premier contact des doigts de la jeune fille, c esc à eux qu’il faut l’attribuer. 
Mais pourquoi I'ont-ils choisie, elle, plutôt que n’importe quelle autre jeune fille ? C'est là que le mystère s'épaissit. La réponse que nous propose le grand pessimiste allemand s’harmonise mal avec la psychologie scientifique. Le choix des morts, considéré d’un point de vue évolutionnel, serait basé sur le souvenir plutôt que sur la prescience. Cette hypothèse n'est pas très réconfortante. 
Les âmes romantiques ont, évidemment, tout loisir d’imaginer que, si les morts ont choisi cette femme en particulier, c'est que survit en elle, comme sur une photographie composite, l’image de toutes les femmes qui les ont aimés par le passé. Peut-être aussi parce qu’ils reconnaissent en elle les charmes innombrables de toutes les femmes qu’ils ont aimées sans retour.

 

III

 

Quant au prêtre disparu, il était de ceux que le Maître qualifie d’insensé. Car seul un fou peut imaginer qu'en détruisant son corps, il anéantit aussi en lui les sources du péché. P. 113 - 119


LE SAMOURAÏ 

I


L'éducation religieuse du jeune samouraï n'était pas moins singulière. On lui apprenait à vénérer les dieux anciens et les esprits de ses ancêtres. On l’initiait à la foi et à la philosophie bouddhique et on lui enseignait l'éthique chinoise. Mais on lui disait, aussi, que I'espoir du paradis et la peur de l'enfer étaient pour les ignorants et que, dans sa conduite, l’homme supérieur ne devait être animé par nul autre mobile que l'amour du bien en soi et la reconnaissance du devoir comme loi universelle. 

 

VII

 

Avant tout, l'Occident lui parut plus vaste que tout ce qu'il avait imaginé : un Monde de géants. Et cet accablement qui assaille le plus audacieux des Occidentaux lorsqu’il se retrouve seul, sans ressource, sans amis, dans une grande ville, dut s'emparer souvent de notre jeune exilé oriental : ce malaise vague qu'on éprouve à se sentir invisible au milieu de la marée humaine, avec le grondement incessant de la circulation noyant les voix, les monstruosités d’une architecture sans âme, l’étalage écrasant d’un luxe qui réduit l'esprit, la main, à l'état de machines et les  pousse jusqu'aux limites du possible. Peut-être eut-il, sur ces villes, le même regard que sur Londres un Gustave Doré. Peut-être vit-il la sombre majesté des arches plongées dans les ténèbres, les abîmes de granit se succédant les uns aux autres à perte de vue, des montagnes de maçonnerie au pied desquelles tourbillonnent les vagues humaines, des espaces monumentaux déployant le spectacle dune force irrésistible qui s'est accumulée peu à peu au fil des siècles. 
Parmi ces falaises de pierre interminables qui font oublier l’aube, le coucher du soleil, le ciel, le vent, il ne trouva rien qui l'émut. La beauté n’existait pas*. Tout ce qui nous attire dans les grandes villes le rebutait, l'oppressait. De Paris même, ville de lumière, il ne tarda pas à se lasser. Ce fut la première ville occidentale où il fit un séjour prolongé. L’Art français, reflet de la pensée esthétique du peuple le plus talentueux d’Europe, le surprit énormément mais ne le charma pas du tout. Ce qui l'étonna en particulier, ce furent ces études de nu où il reconnut le cynique aveu de la faiblesse humaine que son éducation stoïcienne lui avait appris à mépriser le plus après la trahison et la lâcheté. La littérature française contemporaine lui donna d'autres motifs d’étonnement. Il ne pouvait guère comprendre l’Art surprenant du conteur ; il ne voyait pas la valeur en soi du travail ainsi accompli. Et, s’il avait pu l'appréhender comme un esprit européen, il n'en serait pas moins demeuré convaincu qu’un tel emploi de facultés créatrices témoignait d’une réelle dépravation sociale. […]

Il en vint à s’interroger sur les critiques qu'il avait entendu formuler à propos de la semi-nudité si naturelle, si ingénue, si saine des Japonais besognant dans la chaleur de l'été. Il vit des cathédrales et des églises en quantité et, tout près d'elles, les palais du vice, des établissements enrichis par la vente clandestine d'obscénités. Il écouta les sermons des grands prédicateurs ; il entendit les ennemis de la religion blasphémer contre la foi et l’amour. II découvrit les sphères de la richesse, celles de la pauvreté et les abîmes sur lesquels elles s'étaient construites. La force « modératrice » de la religion, il ne la reconnut nulle part. Ce Monde-là n'avait foi en rien. C'était un Monde d’ironie, de mascarade, peuplé d’égoïstes en quête du plaisir et tenu en respect, non pas par sa foi mais par sa police. Un univers dans lequel il ne faisait pas bon naître. […]
En tout état de cause, il se sentait totalement en désaccord avec elle au plus profond de lui-même et, ne trouvant là rien qu’il puisse aimer, il savait qu’il ne regretterait rien à l’heure de son ultime départ. Ce Monde-là était aussi loin de son âme que la vie d'une autre planète sous un autre soleil. […] 
Assurément, la vieille civilisation japonaise, pétrie de bienveillance et du sens du devoir, valait beaucoup mieux dans sa compréhension du bonheur, ses ambitions morales, sa foi profonde, son courage enjoué, sa simplicité, son altruisme, sa sobriété, son contentement. La supériorité occidentale n'avait rien d’éthique ; elle tenait à des forces intellectuelles développées au prix de souffrances inestimables et consacrées tout entières à la destruction du faible par le fort. […]
Alors le pire de tous les doutes l’assaillit, la question que tous les Sages avaient eu à se poser un jour ou l'autre : "l'Univers était-il moral ?" À cette question, c'était le bouddhisme qui répondait le plus en profondeur. […]

 

VIII


Plusieurs étrangers étaient déjà montés sur le pont, avides d'apercevoir le Fujiyama depuis le Pacifique car, le premier regard porté sur ce site glorieux aux premières lueurs de l'aube est une vision que I'on oublie jamais, ni dans ce Monde ni dans l'autre. Ils scrutaient la longue procession de chaînes montagneuses, plongeant leur regard au-delà des cimes déchiquetées s’élevant dans la profondeur de la nuit, où les étoiles brûlaient encore faiblement mais le Fujiyama demeurait invisible. 
- Ah, s'exclama l'officier qu’ils interrogeaient, c'est que vous regardez trop bas, beaucoup trop bas… Plus haut… Beaucoup plus haut ! 
Alors, ils levèrent les yeux plus haut, encore plus haut, jusque au cœur du firmament et virent enfin le pic glorieux, rosissant tel un prodigieux et fantomatique bourgeon de lotus dans l'éclat du jour naissant. Ils restèrent sans voix. Soudain, les neiges éternelles se teintèrent d'or, puis blanchirent à mesure que le soleil allongeait ses rayons par-dessus la courbe de l’univers, les cimes ombrées, les étoiles, semblait-il, car la base du géant demeurait invisible. Puis la nuit s'évanouit ; une lumière bleu pâle emplit la voûte du ciel, et les couleurs sortirent du sommeil. C'est alors, que s'ouvrit devant les passagers hébétés la lumineuse baie de Yokohama, dominée par le pic sacré dont le pied, échappe à jamais au regard, s'élevant tel un spectre de neige dans l’arche infinie du jour. […]
Il se retrouva, petit garçon dans le yashiki de son père, errant de chambre en chambre dans la clarté du jour, jouant dans les espaces ensoleillés où l'ombre des feuilles venait danser sur les nattes ou le regard perdu dans le vert doux, paisible, idyllique du jardin-paysage… Il sentit la douce main maternelle guidant ses petits pas vers le temple familial, devant les tablettes de leurs ancêtres. Et ses lèvres d'homme murmurèrent, une fois encore, les simples prières de son enfance, soudain emplies d’une signification nouvelle. P. 123 - 146 


LE CRÉPUSCULE DES DIEUX 


C'étaient des statues fort anciennes, qui ne provenaient pas toutes du Japon mais d'époques et de lieux très divers. J’identifiais, çà et là, le style coréen, chinois, indien et compris que ces trésors avaient voyagé de par les mers aux beaux jours des premières missions bouddhiques… Certaines divinités trônaient sur des fleurs de lotus, symboles de la naissance miraculeuse. D’autres, chevauchaient des léopards, des tigres, des lions, ou des monstres mythiques, allégories de la foudre ou de la mort. L'une d'elles, figure sinistre et magnifique dotée de trois têtes et de mains innombrables, semblait se mouvoir dans l'obscurité sur son trône doré, porté par une phalange d'éléphant. J'aperçus Fudô, tout auréolé de flammes et Mya-Fjin, à califourchon sur son paon céleste. Bizarrement, des effigies de daïmio en armures et de sages chinois s'étaient immiscées dans cet univers bouddhique avec un anachronisme digne des limbes. Il y avait aussi d’immenses statues de dieux courroucés, montant jusqu’au plafond et brandissant leurs foudres : les rois Deva, semblant personnifier les forces déchaînées de la nature, ainsi que des Ni-ô, gardiens des portes de temples depuis longtemps anéantis. […]

- Eh bien ? s’exclama le marchand en gloussant de satisfaction devant mon ébahissement. 
- C’est une collection tout à fait remarquable, lui répondis-je. 
Sa main m’agrippa l'épaule et il me chuchota triomphalement à l'oreille : 
- J'en ai eu pour cinquante mille dollars. En tout !
Mais les idoles elles-mêmes en disaient beaucoup plus long sur ce qu'elles avaient coûté en sacrifices à des dévots depuis longtemps oubliés de tous, même si les artisans d’Orient travaillaient à bas prix. Elles évoquaient aussi les milliers et les milliers de pèlerins dont les pieds avaient usé les marches conduisant à leurs sanctuaires, les mères depuis longtemps ensevelies qui avaient suspendu les habits de leur nouveau-né devant leurs autels, les générations d’enfants auxquels on avait appris à leur murmurer des prières, les innombrables espoirs et chagrins qu'on leur avait confiés. Des siècles d’adoration les avaient suivis en exil. Un subtil parfum d’encens flottait dans l’atmosphère poussiéreuse. 
- Comment appelleriez-vous celle-là ? interrogea la voix de mon marchand. On me dit que c est la meilleure du lot.
Et il me désigna du doigt une figure reposant sur un triple lotus d'or : Avalokitesvara, « celle qui prête attention aux prières »… « Les tempêtes et la haine cèdent devant son nom. Le feu est assouvi par son nom. Les démons disparaissent en entendant son nom. Par la puissance de ce nom, chacun trouve la force de se dresser dans le ciel, tel un soleil… » 
La délicatesse de ses membres, la douceur de son sourire évoquaient le Paradis tel que le rêvent les Hindous. 
- C'est une Kannon, répondis-je. Elle est magnifique… […]
J'étais en train d’examiner une petite statue d'enfant nu, tout doré, debout, une main levée, l’autre baissée, représentant Bouddha nouveau-né. « Éblouissant de lumière, il surgit des entrailles maternelles, tel le soleil s’élevant à l'Orient... Se tenant fermement sur ses jambes, il fit résolument sept pas en avant, laissant derrière lui sept empreintes brillantes comme des étoiles. Et d’une voix limpide, il s’exclama ; "Bouddha, vient de naître. Je ne renaîtrai-plus. Une ultime fois, je reviens, pour le salut de tous les hommes sur la Terre et dans les Cieux." » (Mahavagga) […] 
- Enfin, l’histoire de Bouddha et celle du Christ ne sont pas si différentes, n'est-ce pas ? 
- Dans une certaine mesure, concédai-je. Sauf que Bouddha, lui, n'a pas été crucifié.
Je ne répondis pas. Je pensai à cette phrase : « Dans l’Univers entier, il n est pas un seul point, ne serait-ce que de la grosseur d'une graine de moutarde, où il n'a pas cédé son corps pour le bien des créatures. » Tout à coup, je compris combien c'était vrai. Car le Bouddha des véritables croyants n'est pas Gautama, ni même quelque Tathâgata mais bien ce qu'il y a de divin en chaque homme. Nous sommes tous les chrysalides de l’Infini. Chacun porte en soi un bouddha secret et tous les bouddhas ne font qu'un. Toute l’humanité est virtuellement le Bouddha à naître, bercé d’illusions à travers les âges. Et le sourire du Maître fera, à nouveau du Monde, un lieu magnifique lorsque l'égoïsme aura succombé. Tout noble sacrifice rapproche l’instant de son éveil. Qui oserait raisonnablement douter, en songeant aux myriades de siècles de l’histoire humaine, qu’il y ait à l’heure qu’il est un seul endroit sur la Terre où la vie n'ait pas été donnée librement au nom de l'amour ou du devoir ? […]

Car chaque idole, née de la foi humaine, conserve une vérité éternelle divine et parfois, un pouvoir mystérieux.
Et la douce sérénité, la tendresse paisible de ces effigies de Bouddha pourront encore apporter la paix de l’âme à ces Occidentaux, las des croyances devenues conventions et qui attendent, avec impatience, la venue d’un autre sauveur, proclamant : « un même amour pour les forts et pour les faibles, pour les purs et les impurs, pour les dépravés et les vertueux, pour les sectaires et les ignorants, comme pour ceux qui sont dans le juste et le vrai. » P. 147 - 154


L'IDÉE DE PRÉEXISTENCE 

« Si un Bikkhu désirait, ô mes frères, se
remettre en mémoire ses divers états du
passé, tels qu'une naissance ou deux, ou
trois, quatre, cinq, dix, vingt, trente, cinquante, 
cent, mille ou cent mille, dans toutes leurs
modalités et tous leurs détails, 
qu'il recherche la quiétude de son cœur,
qu’il regarde à travers les choses,
qu’il se voue à la solitude. » Akankheyya Sutta. 

 

III

 

Aux yeux de beaucoup, l’idée dune âme « infiniment multiple » doit sembler incompatible avec la croyance religieuse, du moins au sens occidental. Ceux qui ne peuvent se libérer des vieilles conceptions rhéologiques imaginent sans doute que, même dans les pays bouddhiques et en dépit des textes sacrés, la foi populaire se fonde, en réalité, sur l’idée d’une âme considérée comme une entité unique. Or, le Japon fournit des preuves remarquables du contraire. Le commun des mortels, l’inculte, le paysan le plus déshérité qui ignore tout de la métaphysique bouddhique, croit en effet en l’hétérogénéité de l'être. Plus étonnant encore, le shintoïsme, qui est la foi primitive, recèle une doctrine de même nature et diverses versions de cette croyance semblent caractériser la pensée chinoise et coréenne. Tous ces peuples d’Extrême-Orient considèrent, apparemment, l'âme comme un composite - une sorte de mystérieuse multiplication par le biais de fissions. Au Japon, j'en ai acquis l’absolue certitude, il s'agit d'une croyance universelle. Il n'est pas nécessaire de se référer ici aux textes bouddhiques, les croyances populaires suffisant, amplement, à démontrer la parfaite conformité de la ferveur religieuse avec l’idée d’âme composite. […]
En guise d'exemples, je citerai ces extraits de compositions rédigées par deux étudiants âgés respectivement de vingt-trois et vingt-six ans. Je pourrais, tout aussi aisément, en mentionner des dizaines. Mais ce qui suit, suffira à rendre compte de mon propos : 

« Rien n'est plus absurde que de parler de l’immortalité de l'âme. L'âme est un composé ; même si ses éléments sont étenels en soi, nous savons qu’ils ne pourront jamais se combiner deux fois exactement de la même manière. Toute chose composée change de nature et de conditions. » 

« La vie humaine est composite. L’âme est constituée d’une combinaison d’énergies. Lorsqu’un homme meurt, son âme peut aussi bien demeurer inchangée que se transformer selon les combinaisons qui s'élaborent. Certains philosophes disent que l’âme est immortelle ; d’autres affirment quelle est mortelle. Ils n'ont tort ni les uns ni les autres. L'âme est, en effet, mortelle ou immortelle selon que se modifie ou non la combinaison qui la compose. Les énergies élémentaires à partir desquelles se forme l'âme sont, de fait, éternelles mais la nature de l’âme est déterminée par le type de combinaisons dans lesquelles entrent ces énergies. » […]

Le bouddhiste reconnaît l’opacité absolue du grand mystère des effets concentrateurs et créatifs du karma ; en revanche, la cohésion de ces effets se produit, selon lui, par le biais du tanhâ*, le « désir de vie », qui correspond à ce que Schopenhauer appelle la « volonté de vivre. » 

* En sanskrit : trishnà. La soif de vivre, de jouir des objets des sens : le puissant désir d'existence sous toutes ses formes, qui enchaîne l'être au samsâra (De la racine samsri, couler, traverser en errant. Le voyage de la transmigration, à travers les alternances naissance-vie-mort. Le cycle perpétuel des renaissances, entretenu par l'ignorance.)


VI


Nous pouvons pousser ces réflexions un peu plus loin, tout en sachant que ceux qui voient dans la science une force, non pas transformatrice mais destructrice, se refuseront, sans doute, à admettre ces hypothèses. Ces penseurs oublient que le sentiment religieux est infiniment plus profond que le dogme, qu'il survit à tous les dieux et à toutes les formes de croyance, qu’il ne fait que gagner en ampleur, en profondeur, en puissance avec le développement intellectuel. L’analyse de l'évolution nous conduit à la conclusion que la religion, en tant que doctrine, finira par s'éteindre. En revanche, que la religion, en tant que sentiment, ou même que croyance en une force inconnue régissant aussi bien un cerveau qu’une constellation, puisse périr, voilà qui est inconcevable, du moins à l'heure présente. La science se bat exclusivement contre les interprétations erronées de ce phénomène ; elle ne fait que magnifier le mystère cosmique et montrer que toute chose, aussi microscopique soit-elle, est infiniment merveilleuse et tout aussi indéchiffrable. Et c’est cette indéniable tendance de la science à amplifier les croyances et à accroître l'émotion cosmique qui nous permet de supposer que l'évolution future des idées religieuses occidentales n'aura strictement rien à voir avec celle qui s'est effectuée dans le passé, que la conception occidentale du moi se rapprochera imperceptiblement de la conception orientale et enfin, que toutes nos notions pseudo-métaphysiques de personnalité et d’individualité comme réalités en soi, finiront par tomber en désuétude. 

 

NOTE 

 

Le karma désigne la survivance, non de la même individualité composite mais de ses tendances qui se combinent à nouveau pour former une autre individualité composite. […]

La réalité de ce que nous appelons un moi est réfutée par le bouddhisme. Ce qui forme et dissout le karma, ce qui tend à la perfection, ce qui atteint au Nirvana n'est pas notre moi, comme on l’entend en Occident. Qu'est-ce alors ? C'est le divin en chaque être, ce qu'en japonais on appelle Muga-notaiga, le Grand Moi-sans-égoïsme. Il n'y a pas d'autre véritable moi. Le Bouddha qui est encore à naître, est encore enfermé en un sein. L'infini existe en puissance dans chaque être : c’est là qu'est la Réalité. L'autre moi est une erreur, un mensonge, un mirage, La doctrine de I'extinction se réfère seulement à I'extinction des illusions et ces sensations, ces sentiments, ces pensées qui appartiennent, uniquement, à la vie de la chair sont les illusions qui forment le moi complexe illusoire. Par la décomposition totale de ce faux moi - comme sous des voiles qui se déchirent - l’infinie vision apparaît. Il ny a pas d’« âme ». L’Âme infinie et universelle est le seul principe en chaque être… Tout le reste n'est que rêve. P. 155 - 176


PENDANT LE CHOLÉRA 


Les enfants s'occupent à des jeux coutumiers. Ils se poursuivent avec des cris et des rires. Ils dansent en chœur, prennent leurs cerfs-volants pour les attacher à de longs fils et chantent des refrains guerriers où il est question de couper des têtes de Chinois : 

« Chan-chan bozu no
Kubi wo hané ! »

Parfois, un enfant disparaît mais ceux qui restent, continuent le jeu. Et c'est sagesse. 
L’incinération d’un enfant ne coûte que quarante-quatre sens. Le fils d'un de mes voisins, qui mourut il y a quelques jours, fut brûlé aussitôt. Les petites pierres avec lesquelles il avait joué au soleil sont encore là, à la place même où il les a laissées. Singulier amour des enfants pour les pierres*, qui font non seulement l'amusement des plus pauvres mais de tous les autres ! Aussi pourvu de jouets que soit un enfant japonais, il leur préfère souvent les pierres. Pour lui, elles semblent tenir du merveilleux et peut-être en est-il ainsi, puisque aux yeux mêmes du mathématicien, le plus humble caillou devient un objet surprenant. L’enfant y voit bien autre chose que leur simple apparence et il ne se trompe guère. Si quelque malheureux adulte ne le persuadait pas que son joujou ne vaut rien, il ne s'en lasserait jamais et lui trouverait toujours quelque chose de neuf et d'extraordinaire. Seul un grand esprit saurait répondre à toutes les questions que la pierre inspire à l'enfant. 
D’après la croyance populaire, le petit garçon de mon voisin joue maintenant dans le Monde des ténèbres avec les pierres fantômes du lit desséché de la Rivière des Âmes, surpris, sans doute, qu'elles ne projettent pas d'ombre. La véritable poésie de la légende du Sai-no-Kawara, réside, tout entière, dans cette idée touchante d’un recommencement de ce même jeu, qui est celui de tous les petits Japonais. P. 178, 179


* Réminiscences émues des foultitudes de pierres que je récupérais toujours, étant enfant, lors de mes innombrables ballades dans les montagnes du Briançonnais !

 

À PROPOS DU CULTE DES ANCÊTRES 


Sur douze lieues, Ananda, dans les 
bocages de Sala, il n'est pas un endroit, ne
serait-ce que de l'épaisseur de l’extrémité
d’un cheveu, qui ne soit régi par des esprits
puissants. » Le Livre du Grand Décès. 

 

I


Exprimée sous sa forme la plus simple, cette part de vérité particulière au shintoïsme est que le Monde des vivants est régi directement par celui des morts. 
Chaque impulsion, chaque acte humain est l'œuvre d'un dieu et tous les morts deviennent des dieux : tels sont les principes fondamentaux de ce culte. Il faut, cependant, se souvenir que le mot 'kami', bien que traduit par les termes « déité », « divinité » ou « dieu » a, en réalité, un tout autre sens que ces expressions européennes ; il ne correspond même pas à leurs acceptions en référence aux anciennes croyances des Grecs et des Romains. Dans le langage courant, il qualifie en effet ce qui est « supérieur », « au-dessus », « plus haut », « éminent », tandis que, dans le contexte religieux, il désigne un esprit humain ayant acquis des pouvoirs surnaturels après la mort. Les morts sont « les puissances supérieures », les 'kami'. […]
Dans cette brève étude, je me bornerai à considérer les 'kami' comme les esprits des morts, sans chercher à les distinguer des divinités primitives, créatrices du Monde ou supposées telles. En nous en tenant à cette interprétation générale du terme 'kamï', revenons-en à la grande idée shintoïque selon laquelle tous les morts demeurent encore parmi nous et nous gouvernent, influençant non seulement nos pensées et nos actions mais aussi le Monde qui nous entoure. « Ils commandent les changements de saisons, écrit Motowori, le vent, la pluie, la bonne et la mauvaise fortune des États et de l’individu. » Ils sont, en un mot, les forces cachées régissant tous les phénomènes. 

 

II


En ce sens, nos morts sont, en effet, nos 'kami' et toutes nos actions sont, fondamentalement, influencées par eux. Pour parler au figuré, tout cerveau est aussi un Monde d'esprits infiniment plus nombreux que les millions de kami supérieurs reconnus par le shintoïsme et la population spectrale d’un grain de matière cérébrale dépasse largement les fantaisies les plus folles des scolastiques du Moyen Age sur le nombre d’anges pouvant tenir sur la pointe d’une aiguille. Scientifiquement, nous savons qu'une seule cellule microscopique humaine peut emmagasiner l'existence d’une race entière, la somme de toutes les sensations reçues depuis des millions d années, peut-être même (qui sait ?) par des millions de planètes mortes. 

 

III


Année après année, les recherches scientifiques nous donnent de nouvelles raisons de penser que les sauvages, les barbares, les idolâtres, les moines, chacun à leur façon, sont arrivés aussi près d’un point de la vérité éternelle que le penseur du XIXe siècle. Et nous commençons à nous rendre compte que les théories des astrologues et des alchimistes n'étaient que partiellement et non totalement, erronées. Au point que nous serions en droit d'avancer qu’il n'est pas un seul rêve du Monde invisible, pas une seule hypothèse sur cette grande inconnue qui ne trouvera un jour une part de justification à la lumière de la science. 
De toutes les valeurs morales du shintoïsme, la plus éminente est sans doute cette tendre gratitude à l'égard du passé, un sentiment qui n'a pas de véritable équivalent dans notre propre vie spirituelle. Nous connaissons mieux notre passé que les Japonais ; des myriades d’ouvrages nous renseignent sur les moindres événements de notre Histoire et sur leurs incidences. Et pourtant, nous ne pouvons guère prétendre lui vouer amour ou reconnaissance. […]

De l'humanité dans son unité, de notre parenté avec des millions d’êtres depuis longtemps ensevelis, nous ne nous préoccupons nullement ou nous n'y songeons qu'avec cette curiosité que suscitent, chez nous, les races éteintes. Nous ne nous intéressons à certaines existences individuelles passées qu'à partir du moment où elles ont laissé leur empreinte sur l’Histoire. Nous sommes émus par la mémoire d’illustres capitaines, hommes d’État, explorateurs, réformateurs mais seulement parce que l’ampleur de leurs réalisations, stimulent nos propres ambitions, nos désirs, nos égoïsmes, plutôt que notre altruisme, cela dans la presque totalité des cas. Les morts sans nom, auxquels nous sommes le plus redevables, ne nous troublent en aucune façon ; nous n'éprouvons, pour eux, ni gratitude ni tendresse. Nous avons même de la peine à nous convaincre que l’amour des ancêtres, qui existe pourtant au Japon et dont l’idée même est si étrangère à notre façon de penser, de sentir, d’agir, puisse trouver sa place au sein d’une société, devenir une réalité forte, influente, affectant aussi bien la vie que le sentiment religieux. Cela s’explique, évidemment, en partie par le fait qu'en Occident, il n'existe pas de croyance commune en une relation spirituelle active, entre nos ancêtres et nous-mêmes. S’il se trouve que nous soyons athées, nous ne croyons pas aux esprits ; si nous sommes, au contraire, profondément religieux, notre raison nous incite à considérer les morts comme totalement séparés de nous, tout au moins pour la durée de notre propre existence. Il est vrai que, parmi les paysans des pays catholiques, existe toujours une croyance selon laquelle les morts ont la faculté de revenir sur la Terre une fois par an, la nuit de la Toussaint. Encore, selon cette croyance, ne sont-ils pas considérés comme rattachés aux vivants par d'autres liens que le souvenir et celui-ci, ainsi qu'en témoignent nos légendes, inspire plus de frayeur que d’amour. P. 184 - 206


IV


Nous considérons le prix d’un objet acheté ou reçu, sans nous préoccuper, en aucune façon, de ce qu’il a coûté d’efforts. De fait, on trouverait risible de manifester le moindre émoi à cet égard. Cette indifférence égale envers l’oeuvre du passé, aussi émouvante soit-elle et celle du présent, explique dans une large mesure les gaspillages de notre civilisation, la dissipation d’années de labeur dans le plaisir d'une heure, au nom du luxe, la barbarie de milliers de nantis, dépensant chaque année, pour satisfaire des besoins superflus, le prix de cent vies humaines. Les cannibales civilisés sont, inconsciemment, beaucoup plus cruels que ne le sont les sauvages et réclament bien davantage de chair humaine. L’humanité profonde, l'émotion cosmique de l’humanité est, par essence, ennemie du luxe et s’oppose, fondamentalement, à toute forme de société qui n'impose aucune limite à la satisfaction des sens et aux jouissances égoïstes. En Extrême-Orient, en revanche, la simplicité de la vie est tenue depuis la nuit des temps, pour un devoir moral car le culte des ancêtres développa et cultiva cette émotion cosmique dont nous sommes dépourvus mais que nous serons, certainement, dans l’obligation d’acquérir, à plus ou moins long terme, si nous voulons nous sauver de l'anéantissement. P. 184 - 206 


– LIVRE : LA VIE  SURHUMAINE DE GUÉSAR DE LING, LE HÉROS TIBÉTAIN, ALEXANDRA DAVID-NÉEL & LAMA YONGDEN

J'ai, bien sûr, déjà lu de nombreux livres d'Alexandra David-Néel, d'après mes souvenirs et les livres que j'ai retrouvés aujourd'hui dans ma bibliothèque : L'Inde où j'ai vécu, La connaissance transcendante, Dieux et Démons des solitudes tibétaine (comprenant : Mystiques et magiciens du Tibet, Le Lama au cinq sagesses, Magie d'amour et magie noire, La puissance du néant), Au cœur des Himalayas - Le Népal, Le bouddhisme du Bouddha… et sans doute d'autres livres…! Me reste à lire ces livres : Grand Tibet et Vaste Chine (comprenant : Au pays des brigands gentilshommes, Voyage d’une Parisienne à Lhassa, Sous des nuées d’orage, A l’ouest barbare de la vaste Chine, Le vieux Tibet face à la Chine nouvelle) et Deux maîtres chinois. Bien sûr, les pages de ces livres, déjà lus, sont grandement annotées, surlignées, postitétisées, écornées (elles ont vécu) et il serait peut-être plus judicieux d'en scanner des extraits importants et siginificatifs mais le temps me manque et retranscrire ici, dans ces Notes, quelques extraits des aventures de ce grand héros tibétain, Guésar de Ling, me semble suffisant, pour l'instant, pour présenter au lecteur, quelques informations pertinentes au sujet des cultures et rituels tibétains car, comme Alexandra David-Néel nous en informe dans son introduction, tout est 'religieux' au Tibet, ce qui est à l'exact opposé de ce qui se passe ici, en Occident, où, aujourd'hui, tout est profane (profané), désacralisé, consommable, achetable et jetable : 

« Cependant, au pays des lamas, comme partout ailleurs, il existe des œuvres populaires qui, bien qu’étant toujours empreintes de sentiments religieux - car l’idée religieuse domine tout au Tibet - forment ce que l’on peut appeler la 'littérature laïque' des Tibétains. » P. 28

 

INTRODUCTION 

Lui aussi affirmait que les dieux amis de Guésar et ce dernier, lui-même, lui dictaient ce qu’il chantait. Pour fixer son esprit, il réclamait toujours une grande feuille de papier blanc et ne levait pas les yeux de dessus celle-ci tant qu'il récitait*. Il prétendait voir apparaître le texte de ce qu’il racontait, une prétention plutôt bizarre de sa part, puisqu'il ne savait pas lire. P. 33

 

* Concentration similaire des artistes durant leurs créations, est-ce une supercherie ou sommes nous vraiment capables de lire les messages secrets inscrits dans les souvenirs et mémoires des couches culturelles et les récits oraux des épopées humaines successives, comme sur des palimpsestes utilisés ad infinitum. Sommes-nous des magiciens, des sorciers ou des devins ? 

Or, Tulsidas fait dire à Râma, avatar du dieu Vichnou : « Je vais jouer le rôle amusant d’un homme ». Une déclaration aussi catégorique n’est point faite par Guésar mais elle est sous-entendue ou, du moins, les auditeurs ou les lecteurs de l’épopée qui sont instruits des doctrines philosophiques du lamaïsme, considèrent instinctivement de ce point de vue, les événements singuliers qu'elle décrit :
« Comme des formes créées par un mirage ou par les nuages dans le ciel, comme des images vues en rêve, ainsi faut-il regarder toutes choses. » 
Ces paroles liturgiques empruntées à la Prajna Paramita sont constamment sur les lèvres de tous les Tibétains. Si la plupart d’entre eux n’en saisissent que très imparfaitement la signification, ils ne laissent pourtant pas que d’être influencés par l’esprit qui s’en dégage. Le Monde auquel croient les habitants du haut « Pays des neiges » est moins matériellement solide que celui qu’imaginent les Occidentaux et, dès lors, l’incohérence des acteurs qui y jouent un rôle et le caractère fantasmagorique de la pièce, elle-même, sont plus légèrement acceptés par eux. P. 45

Le Nord est tenu pour être la direction mystique. « Ceux qui ont atteint l'illumination spirituelle (ceux qui connaissent Brahma) quittent ce Monde, pour n’y plus revenir, pendant les six mois où le soleil est au nord » disent les Hindous et les Maîtres des doctrines ésotériques tibétaines enseignent les « chemins du Nord » qui conduisent le yogi à l'émancipation suprême. P. 61


PROLOGUE II


Padmasambjhava résidait à Zangdog Palri, lorsque la malheureuse mère proféra son vœu impie. Il l’entendit et il sut, aussi, que la blasphématrice et ses fils étaient morts. En grande hâte, il manda ses deux épouses Yéchés Tsogyal et Mandara et leur expliqua la situation.
- Sans aucun doute, leur dit-il, le dernier souhait de cette femme se réalisera si nous ne nous empressons pas d’en prévenir les effets funestes. Je puis conjurer le péril qui menace la religion en construisant un cercle magique dans lequel il faut déposer certaines parties des corps des quatre défunts. Transformez-vous, toutes deux, en vautours et volez rapidement vers la montagne où ceux-ci ont été déposés. Là, détachez-en les yeux, le cœur, quelques parcelles des ongles et la chair, ainsi qu’une touffe de cheveux et apportez-moi le tout sans retard.  […]
Alors la tempête s’apaisa et les deux fées regagnèrent, tristement, la demeure de leur époux.
Il est dit : 
« Comme la graine semée en terre produit l’arbre et ses fruits. Ainsi, actes et pensées sont la semence d’où surgissent de nouveaux actes et de nouvelles pensées. L’effet suit la cause, comme l’ombre le promeneur. » […]

Note à propos du 'bardo' : Les Tibétains dénomment 'bardo' : « entre-deux », un Monde imprécis, domaine de fantasmagorie, sorte de limbes dans lesquelles l'esprit des morts erre à demi engourdi, sans se faire une idée nette des choses et en proie à de nombreuses visions illusoires. Ce stade précède la renaissance dans un paradis, sur cette terre ou dans l’un des purgatoires, d’où le nom de 'bardo', « entre-deux » sous-entendu : entre la mort et une nouvelle naissance. La croyance au 'bardo' est étrangère au Bouddhisme originel. P. 72

Il était difficile à Thoubpa Gawa de résister à l’éloquence du Maître Padma et de lui refuser son concours pour une œuvre aussi nécessaire et méritoire que celle pour laquelle il le réclamait. Cependant, le magicien ne se rendit pas immédiatement. 
- Avant de rien promettre, je désire savoir plusieurs choses, répondit-il. 
« Ici, dans cette demeure des dieux, mon père est le puissant Korlo Demtchog, ma mère l’illustre Dordji Phagmo et mon nom est Thoubpa Gawa. Si je m’incarne dans le Monde des hommes, de quelle manière y naîtrai-je ? Qui sera mon père ? Qui sera ma mère et quel nom porterai-je ? 
« Si je me résigne à prendre la forme humaine, j’exige dix-huit choses. A vous de dire si vous pouvez me les assurer. 
« Je veux que mon père soit un dieu et ma mère une nâgî*.
* Un être féminin appartenant à l'espèce des demi-dieux serpents qui habitent l’océan, les lacs et les sources et sont dits posséder des trésors fabuleux, Nâga, féminin nâgî est leur nom sanscrit. 

« Je veux un cheval que la mort ne puisse atteindre. Il doit voler à travers le ciel et parcourir en un instant les quatre continents du Monde. Il doit être capable de comprendre le langage des hommes et des animaux et aussi de parler à chacun d’eux dans son propre langage. 
« Je veux une selle splendide, ornée de joyaux. 
« Je veux un casque, une cuirasse et un sabre qui n’aient pas été fabriqués par des mains humaines.
« Je veux un arc et sept flèches parfaitement adaptées à sa taille. Eux aussi ne doivent pas avoir été fabriqués par des hommes. Il faut qu'ils aient surgi miraculeusement. Les flèches ne doivent pas être empennées avec des plumes d’oiseaux, l’arc ne peut être fait ni de bois, ni de la corne d’aucun animal.
« Je veux comme compagnons d’armes deux héros, ni très jeunes, ni vieux, dans la plénitude de la vigueur virile et forts comme des 'lha ma yins' ( des 'non-dieux', des sortes de Titans guerriers). 
« Je veux un oncle énergique et habile dans l’art du stratège. 
« Je veux une épouse d’une beauté sans égale sur la terre, qui enflamme les désirs de tous les hommes et les porte à combattre pour elle. 
« De plus, je veux que quelques-uns des dieux et des fées résidant dans ce paradis s’incarnent comme moi parmi les hommes, pour y soutenir mes efforts et que tous les autres soient, à tous moments, prêts à répondre à mon appel et à venir à mon secours. 
« Il vous appartient maintenant à vous, maître vénéré et à vous tous fils de dieux, d’examiner s’il vous est possible de souscrire à ces conditions. » 
Ceci dit, Thoubpa Gawa demeura de nouveau silencieux sur son beau siège orné de turquoises et de corail, l’esprit détaché, calme, indifférent à la réponse qui lui serait faite, sachant que le Monde et tous les événements qui s’y déroulent ne sont que fantasmagorie, le jeu des ombres projetées par l’ignorance, le désir et les œuvres, sur le fond immuable du Vide*. P. 74, 75

 

* Ceci est une très belle description de la mâya, le monde des illusions et cela ressemble étrangement à ce qu'il se passe formellement, esthétiquement dans mon travail, où mes dessins toujours puissamment colorés, s'inscrivent, bien évidement et justement, dans cette idée, cette matrice du Grand Vide (la Grande Vacuité), immuable ; images érotiques ou pas, enchevêtrées, enlacées et intriquées, créant l'anarchie, le désordre nécessaire à la Vie et au chaos cosmique dans cet espace finalement neutre mais infini, infini et infini… Rêves, jouissances et jubilations… Non plus Ignorance mais Forces Vitales à l'état pur, évanescences et éjaculations !

 

CHAPITRE II

Pendant trois jours, le grand lama de Ling, entouré de tous ses 'trapas' (moines), célébra différentes cérémonies, exaltant les dieux et subjuguant les démons. 
Le jour suivant, qui était celui de la pleine lune, Guésar prenant l’apparence d’un génie de l’air, s’avança vers la montagne. Là, entre des rocs sombres d’où s’échappaient des flammes, s’en élevait un jet de pur cristal ayant la forme d'un gigantesque 'boumpa' (le vase rituel contenant l’eau bénite). Le héros s’en approcha et, tenant en main un poignard rituel (phourba), il traça dans l'espace le moudra 
(signe magique) de la colère, tandis qu’il prononçait d’une voix tonnante : 
- Ici se trouvent les trésors cachés par Padmasambhava. Les douze déesses de la Terre en sont les gardiennes. Moi, Guésar, fils des dieux, j’en suis le légitime propriétaire. Selon l'ordre de Manéné, je viens les réclamer. 
Animé d’une volonté forte, il heurta ensuite le roc de cristal avec le 'dordji' d’or que lui avait donné Padmasambhava et le rocher s’ouvrit immédiatement 
Franchissant l’ouverture qui simulait un portail, Guésar y pénétra dans une salle splendide dont le centre était occupé par un large siège d’or sur lequel reposait un 'mandala' (cercle magique d’offrandes). Au milieu de celui-ci brillait le vase contenant l’eau d’immortalité qui bouillonnait et se répandait au-dehors, présage heureux pour Ling (le pays de Guésar)  et pour son Roi. Autour de ce vase se trouvaient rangés des nœuds et des pilules de vie, nombre d’autres, charmes magiques et les armes surnaturelles destinées à Guésar. P. 121

CHAPITRE III

A la tour orientale des langues de flammes de la haine,
O sagesse, allume le feu,
Calme la douleur de la naissance. 

A la tour septentrionale du vent sombre de la colère, 
O sagesse, allume le feu, 
Calme la douleur de la vieillesse.
 
A la tour occidentale des vagues de la luxure, 
O sagesse, allume le feu, 
Calme la douleur de la maladie.

A la tour méridionale de l’immense caverne de l’orgueil, 
O sagesse, allume le feu, 
Calme la douleur de la mort.* P. 141

 

* Très, très beau poème que l'on peut mettre en relation avec les 'Sand Paintings' des Indiens Navajos et beaucoup de cérémonies amérindiennes ; avec toujours systématiquement, au fond des prières, cette structure-référence aux Quatre Directions : nord, est, sud, ouest, ainsi que dans le beau poème « Je marche dans la beauté ». Tout ne semble être qu'incantations et prières, pour sortir l'homme de son quotidien vulgaire et précaire et calmer ainsi ses innombrables désirs, angoisses et souffrances, lui permettant aussi de brûler définitivement, les Désirs inassouvissable et la Mort inéluctable.

 

Les envoyés du roi étaient fort en peine, ils ne savaient pas si le lama refusait d’accéder à la requête de Chingti ou s’il se disposait à faire la route à pied mais l’ermite Thébsrang n’était pas de ceux à qui l’on ose poser des questions. Il les avait congédiés et les serviteurs du roi s’en allèrent. 
Dès qu’ils eurent disparu, le lama rentra dans sa caverne, s'assit les jambes croisées sur sa peau d’ours qui lui servait de siège de méditation et demeura immobile. Au bout de quelque temps, une forme nébuleuse émergea de son corps, s’en sépara, se solidifia et il y eut, dans la caverne, deux lamas Thébsrang exactement semblables, l’un assis toujours immobile, l’autre debout devant lui. Puis, le lama qui était debout marcha vers l’ouverture de la caverne et, parvenu au-dehors, s’éloigna avec une rapidité vertigineuse dans la direction de la demeure de Chingti. Sur sa peau d’ours, les jambes croisées, le buste droit, la figure impassible, l'autre lama Thébsrang paraissait plongé dans une profonde méditation. P. 260

CHAPITRE XI 

La nuit suivante, la fille de Chingti, Métog lha dzé (belle déesse fleur) eut un rêve affreux et, toute tremblante, elle le raconta, dès le matin, à son père.
J'ai vu, lui dit-elle, notre pays couvert de ténèbres et le sang coulant à torrent dans la citadelle. A l’intérieur du palais, le précieux pilier de turquoise était brisé. Le ministre Koula avait été écorché et ses quatre membres étaient cloués au-sol. Moi-même, je m’en allais vers l’est, tenant l’extrémité d’un arc-en-ciel blanc dans ma main. […]
De retour à Ling, Guésar donna la jeune princesse en mariage au fils de Todong puis, après avoir célébré leur victoire par de grands banquets, les troupes alliées retournèrent respectivement à Hot et à Djang, les guerriers de Ling regagnèrent leurs tentes et le héros se retira dans son palais. 
La mission dont il s'était chargé était accomplie, les rois démons n’existaient plus. L’énergie malfaisante incarnée en eux et transmuée par ses soins en force bienfaisante, demeurerait pour un temps en repos, attachée à leurs « esprits » dans le Paradis Occidental de la Grande Béatitude, puis se manifesterait sous la forme de nouveaux êtres. 
Et ceux-ci, par leurs actes, s’alliant à d’autres forces, devenant avec elles plus puissants en bonté ou perdant leurs vertus salutaires, engendreraient du bonheur ou de la souffrance. Ainsi tourne et tourne la « ronde ». Heureux celui qui s’en libère. 

"Aum mani padmé hum !" P. 262, 263

CHAPITRE XII

En des temps très reculés, un disciple du maître Togyal Vékien y avait assidûment pratiqué la « méditation du  feu ». Après bien des années, son corps s’était transformé en feu ». Après bien des années, son corps s’était transformé en une masse ardente. Alors, par le pouvoir d’un dieu ou par celui de l’ermite lui-même, un rocher s’était détaché du sommet de la montagne et, roulant le long de son versant, s’était arrêté devant la caverne, la murant et dérobant, désormais, aux regards humains le mystère de ce qui s’y élaborait. 
Qu’était-il advenu de l’ermite, nul ne se permettait de le demander et nul, sans doute, ne le savait.
La nuit, un rougeoiement sombre encerclait le rocher et l'on chuchotait que, maintenu par lui, existait un inépuisable réservoir de feu d’où, celui-ci pouvait descendre vers la vallée comme l’eau d’un torrent.
Par l’intermédiaire de doctes bönpos, un lointain ancêtre du présent roi, avait noué d’occultes relations avec le mystérieux habitant de la caverne embrasée et, à l’issue de longs rites propitiatoires, ce dernier lui avait promis qu’en cas de danger, il descendrait de son ermitage sous sa forme ignée pour lui faire un rempart infranchissable. Une cérémonie initiatique d’adoption, célébrée dès la naissance de chacun des sujets de Tazig, les immunisait contre les effets de ce feu et leur assurait la bienveillance du génie de la caverne. P. 282

La reine alla chercher quatre clefs d’or. 
A l’est, elle ouvrit une porte de santal et mille vaches brunes sortirent. A l’ouest, elle ouvrit une porte de turquoises et dix mille vaches blanches sortirent. Au sud, elle ouvrit une porte d’or et vingt mille vaches tachetées sortirent. Au nord, elle ouvrit une porte de corail et quarante mille vaches rousses sortirent. 
Puis, à l'intérieur du palais, Guésar trouva sept trésors une vache en fer qui pouvait marcher ; un chien en agate qui aboyait ; un mouton en conque qui bêlait ; un sceptre magique (dordji) en fer tombé du ciel ; un œuf de dragon couleur d’azur ; une statue de la déesse Dolma, en turquoise ; une statue du bouddha de la lumière infime (Eupagmed) en corail. P. 290

CHAPITRE XIII 
LA FlN DE GUÉSAR

Notre tâche est terminée dit Guésar à ses fidèles, il nous est permis, à présent, de demeurer en repos et en paix mais tous nous devrons revenir dans ce Monde pour prêcher la Bonne Loi dans les pays de l’Ouest, après avoir détruit ceux qui se nourrissent de la substance des êtres et propagent la douleur. Les guerres que nous avons soutenues, étaient de petites guerres, celle qui viendra sera une grande guerre. Au lieu d’un seul sabre, j’en tiendrai deux, pour faucher l'ennemi des deux mains. 
« Maintenant, il convient que vous vous retiriez dans la solitude et y méditiez pendant trois ans. Vers l’Orient, à Margyé Pongri, qui est une blanche montagne rocheuse si haute que sa cime touche le ciel. Elle est percée par un grand nombre de grottes et de cavernes. Celles-ci nous serviront d’ermitages.
Guésar les guidant, tous se dirigèrent vers Margyé Pongri. Là, il conféra, à chacun d’eux, la double initiation « pour la Religion et pour le Monde* », puis désigna à chacun aussi, la caverne qu'il devait occuper. 
Le héros s’établit, seul, du côté de la montagne tournée vers l'Orient Sétchang Dougmo et vingt autres femmes occupèrent le versant sud. Vingt-cinq chefs et dix-huit parents de Guésar, y compris Singlén, s’abritèrent respectivement dans les cavernes du versant ouest et du versant nord. Tous vécurent là, pendant plus de trois ans, constamment plongés dans la méditation ; ils obtinrent le fruit de la pratique du « jeu de l’air dans les artères**». […]

« Nous nous sommes purifiés. Les effets des mauvaises actions que nous avons commises ont été consumés par le savoir. Nous avons détruit, dans notre esprit et dans notre corps, les germes capables d’engendrer de la souffrance pour les êtres. Nous sommes capables d’entrer dans un paradis. Ceux d’entre vous qui désirent continuer à vivre en ermites sont libres de le faire et ceux qui « veulent changer de Monde » le peuvent. 
« N’oubliez pas que rien n’égale la Doctrine Parfaite, nul ne la détient comme un propriétaire et ne peut la donner mais quiconque fait l’effort nécessaire, peut la posséder. 
« Que ceux d’entre vous qui ont les cheveux coupés et qui portent l’habit religieux observent strictement les cinq préceptes***, qu’ils ne trafiquent point, qu’ils ne soient ni envieux in avides, qu’ils rejettent toutes passions 
« Vous, laïques, vous ne pouvez point pratiquer la Doctrine dans toute son étendue, elle est trop large et trop haute mais cultivez la bonté. Souhaitez le bien-être de tous les êtres, travaillez-y de manière effective et vous avancerez, ainsi, vers le salut. […]

- Faisons, leur dit-il, un fervent 'mönlam' (un souhait de forme religieuse) pour le bonheur de tous les êtres ; dans trois jours, nous quitterons ce Monde.
Tous les cinq demeurèrent pendant trois jours sans manger ni boire, absorbés dans une parfaite concentration de pensée, souhaitant, sans mélange d'aucune autre idée, le bonheur de tous les êtres, du plus haut des dieux jusqu’au plus chétif des insectes. Puis, comme ils sortaient de leur méditation, Guésar prononça à voix haute les vœux suivants :

Que parmi les montagnes, les unes ne soient pas hautes et les autres basses ; 
Que parmi les hommes, les uns ne soient point puissants et les autres dénués de pouvoir ;
Que les biens n'abondent pas chez les uns et ne fassent pas défaut aux autres ; 
Que le haut pays ne soit pas accidenté (littéralement : n’ait pas des vallées et des élévations) ; 
Que la plaine ne soit pas uniformément plate ; 
Que tous les êtres soient heureux ! […]

Guésar, pensif, les regardait :
Il ne nous est pas possible, reprit le héros, d’entrer dans un paradis avec nos corps de chair. Demain, nous en séparerons l’esprit par le rite de 'pho lang'****.
Tous les cinq s'immobilisèrent de nouveau dans une concentration parfaite de pensée. Le matin suivant, avant l'aurore, de nombreuses déités apparurent portées sur un arc-en-ciel blanc, jouant de différents instruments de musique et jetant une pluie de fleurs. 
Le premier rayon de soleil lança une flèche de lumière au-dessus des montagnes lointaines. Sans faire un mouvement, sans lever leurs paupières abaissées, Guésar et ses compagnons crièrent le 'hik' au son perçant, puis le 'phat' grave et il n'y eut plus sur la terrasse rocheuse de la montagne blanche, que cinq robes vides auréolées de lumière. P. 292, 295

* Initiation qui communique le pouvoir de marcher dans les deux voies : celle de l’activité dans la vie du Monde et celle de la contemplation Mystique conduisant au nirvâna
** Une pratique d'enseignement mystique tantrique. D’après les maîtres qui l'enseignent, elle fait atteindre des états de conscience différents de celui qui nous est ordinaire et permet aussi à celui qui y est expert, de causer sa propre mort en état d’extase. C'est ce que vont faire une grande partie des héros de l'épopée.
*** Les cinq préceptes obligatoires pour tous tes bouddhistes sont : 
1° Ne tuer aucun être vivant
2° Ne rien prendre de ce qui appartient légitimement à autrui ou n’a pas été donné volontairement et librement
3° Ne pas être adultère, s’abstenir d’excès sexuels
4° Ne pas mentir, ne pas tromper, ne pas calomnier, ne pas prononcer des paroles dures ou malveillantes
5° S’abstenir de toutes les boissons fermentées, de toutes drogues excitantes ou enivrantes. 
**** Celui qui opère la libération de « l’esprit » rompant avec le corps et son « double ». Ici, Guésar et ses compagnons entendent produire la dissolution instantanée et sans reste de leur forme corporelle. L'on attribue le même prodige à quelques mystiques dont le célèbre Réstchoungpa, un disciple du encore plus célèbre Milarépa.  

 

– LIVRE : GRAND TIBET ET VASTE CHINE, ALEXANDRA DAVID-NÉEL (en cours de lecture)

 

PRÉFACE 

« A vrai dire, j’ai le mal du pays pour un pays qui n’est pas le mien. Les steppes, les solitudes, les neiges éternelles et le grand ciel clair de "là-haut" me hantent ! Les heures difficiles, la faim, le froid, le vent qui me tailladait la figure, me laissait les lèvres tuméfiées, énormes, sanglantes, les camps dans la neige, dormant dans la boue glacée et les haltes parmi la population crasseuse jusqu’à l’invraisemblance, la cupidité des villageois, tout cela importait peu, ces misères passaient vite et l’on restait perpétuellement immergé dans le silence où seul, le vent chantait dans les solitudes presque vides même de vie végétale, les chaos de roches fantastiques, les pics vertigineux et les horizons de lumière aveuglante. Pays qui semble appartenir à un autre Monde, pays de titans ou de dieux. Je reste ensorcelée. »  P. 9

PREMIER VOYAGE 1921-1926 

Sentimentalité ridicule. Ce n’étaient que des bêtes ! pensent certains.
Vue bien superficielle que celle-là. Qu'importe la valeur plus ou moins grande, selon notre évaluation humaine, des êtres qui disparaissent. Ce qui compte et s’impose à la pensée comme une cruelle énigme, c’est le fait de la disparition. La Mort était passée, elle venait d’immobiliser une activité joyeuse, d’éteindre une flamme intelligente, de transformer en une chose inerte, que la corruption allait bientôt dissoudre, cela qui avait senti, pensé, aimé. Son mystère terrible se rappelait à moi et projetait une ombre angoissante sur mon expédition. P. 26

 

– LIVRE : LA MORT DE BALZAC, OCTAVE MIRBEAU

(histoire fictive racontée par le peintre Jean Gigoux, amant de Mme Hanska, femme de Balzac, le jour même de la mort de celui-ci…)



Ce superbe petit livre a agit sur moi comme un révélateur, un ouvre-boîte aux souvenirs, c'est vraiment l'arbre, seul, unique, le joyau, qui cache l'immense et sombre forêt de l'inconscient, intrinsèquement lié à la mort, aux disparitions des êtres aimés mais également des réalités physiques et corporelles, induites, non seulement par la mort, aux décrépitudes du corps mais aussi aux conditions nécessaires au développement du génie artistique et il a pu ouvrir, en moi, des multitudes de portes s'ouvrant, l'une après l'autre, dans les multiples mémoires de mes souvenirs…

Sur l'incommensurable solitude et le sentiment d'injustice face à Balzac, mourant tout seul dans sa chambre : en 1974, alors que j'avais seize ans, je suis tombé malade et ai dû être hospitalisé pendant trois semaines. Lors de ce séjours, était hospitalisé avec moi, un très gentil Monsieur, cantonnier municipal de la Ville de La Chaux-de-Fonds, en Suisse, Ville dans laquelle vivait alors mon grand-père et, ce brave et pauvre homme, avait fait un AVC et il était resté tout seul, par terre, chez lui, pendant plus de trois jours… Il souffrait d'une paralysie de tout son côté gauche. D'apprendre ce grand malheur et savoir que, un jour ou l'autre, on peut tomber ainsi, faire un malaise et mourir comme Balzac, tout seul dans sa chambre, oublié de tout et de tous, m'a ouvert et fendu le cœur et s'est sans doute afin de vouloir combler cette triste mésaventure humaine mais vrai, que j'ai plus ou moins pensé et espéré, comme tant d'autres artistes, de faire et de créer une œuvre salvatrice. Pour pouvoir ainsi, éventuellement, rendre le Monde plus humain, sensible, beau et 'sécure' ! Lors de ce séjour, il y avait entre autres, des aides soignantes venues de Montréal, qui m'aidaient le matin à faire ma toilette et, je m'en souviens encore, elles me disaient en souriant et plaisantant gentiment, que là-bas, on appelait les Jean-Pierre les 'Jee-Pee'. J'ai trouvé ce raccourci de mon prénom tellement chantant, gentillet, émerveillant et sympathique, que l'été suivant, en vacances dans le chalet de mon grand-père Maurice, j'ai construit un canoë indien bleu, que j'ai fièrement baptisé le : 'Jee-Pee'. Par la suite, la vie et le sort s'en sont mêlés, puisqu'en 1981, j'ai carrément déménagé à Montréal avec deux sacs à dos et tout mon attirail de peintre. Double ironie du sort, c'est que mon amie de New York, Olga, m'appelle toujours, non pas, 'Jee-Pee', comme au Canada, mais 'Gee-Pee', puisque le J en anglais se prononce G.
Bref, assez de digressions et revenons aux descriptions de ces scènes troublantes de banalités, de justesse dans leurs descriptions, de ce que nous connaissons tous et avons tous vécu et que nous revivrons encore tous, dans un futur proche, vivants ou morts, de la fin et de la disparition d'êtres chers. Le récit de Mirbeau est très sec et très tendu, il n'y a pas de traces de gras, aucune ! Il va directement à l'essentiel, au banal, au vulgaire, au cruel, c'est décapant et il n'y a donc, ni fioritures, ni prières, ni remords… Justes quelques petits soupirs, parfois, de culpabilité de la part de Mme Hanska. De même, ce récit est très honnête, juste et admirateur, dans les descriptions du grand génie de Balzac, de son œuvre monumentale et de tout ce qu'il a pu écrire et apporté à l'humanité ! Le génie est bien sûr surdimensionné par nature et essence et bien au-delà de son propre corps, qui, comme c'est si bien décrit, pourrissait, puait et se liquéfiait déjà, bien avant que Balzac ne soit déjà mort. 

Se pose ici, ainsi, pas seulement 'out of the blue', en évoquant le sujet de la mort justement ; la question suivante qui est de : quoi faire avec nos morts, avec nos cadavres ? Je discutais, l'autre jour avec ma mère, qui me disait que même en Suisse, pays de traditions si fortes, si bien ancrées et si inébranlables… beaucoup d'églises et de temples fermaient car les deniers du culte ne permettent plus, ni d'avoir de prêtres ou de pasteur, ni d'entretenir ces lieux de recueillements et d'enterrements consacrés depuis des millénaires à cet usage. Alors, dans notre période aux nombreux bouleversements 'marchands', que ferons-nous bientôt vraiment de nos morts et y aura-t-il toujours des lieux consacrés à ces enterrements, pour nous y recueillir auprès de nos chers défunts ? C'est une vraie question légitime, que la déritualisation systématique de nos sociétés nous pose frontalement et profondément.
J'aime, d'ailleurs, beaucoup la dernière scène de l'enterrement, tout à la fin du livre, où le Ministre, aux beaux favoris, me fait encore aujourd'hui, penser à tous ces ministres plénipotentiaires et cultureux, ne comprenant toujours absolument rien, ni à l'Art, ni à la Vie, ni à la Culture, ni au génie de Balzac ou de Victor Hugo, par exemple… et qui passent, infatués, surdoués de bêtise et de connerie, systématiquement et de manière ostentatoire et pompeuse, totalement à côté de toute création artistique véritable et sincère de leur époque contemporaine respective. Aujourd'hui, ils ne portent plus, peut-être, de 'très beau favoris' mais ils sont toujours aussi niais et ils portent à la place, un beau petit toupet, tout en pensant que le Théâtre, avec un grand T, sauvera miraculeusement l'humanité de sa bêtise profonde et indécrottable ! Chacun s'y reconnaitra !

 

AVANT-PROPOS

Les pages consacrées à la mort de Balzac ont fait scandale car, mettant en cause la respectabilité de madame Hanska, icône balzacienne, qui aurait entretenu avec son amant, le peintre Jean Gigoux, des relations chanelles pendant que Honoré, son mari, agonisait dans la chambre voisine. Ce sont les confidences que le rapin vieillissant, gâteux diront les mauvaises langues, auraient faites à Mirbeau. À la sortie du livre, en 1907, madame Hanska n'était plus de ce Monde, non sa fille, ce qu'ignorait Mirbeau. À la demande de cette dernière et pour éviter un procès, en diffamation, les éditions Fasquelle supprimeront, in extremis, le chapitre concerné. 
D'aucuns ne verront, dans ce témoignage, que ragots ou propos controuvés, empreints d’une indécrottable misogynie. Et de brandir, à l’appui de leur thèse, les occurrences malveillantes ou injurieuses et autres invraisemblances. Au fond, peu nous importe, littérairement, que l'élévation d’une statue coûte une réputation. Féroce et excessif mais aussi très heureusement paradoxal, le portrait que dresse Mirbeau ne néglige ni l'incomparable puissance démiurgique du père de La "Comédie humaine", ni la sombre existence du perpétuel endetté fuyant les charognards, ni la solitude dérisoire des derniers instants. 

François L'Yvonnet, P. 6,7

Avec Balzac 

Il ne faut pas s’indigner, pas s’étonner surtout si ses curiosités, disons passionnelles, s’affranchissant parfois, comme la Nature elle-même, de ce qu’on appelle les lois de la nature - laquelle n’a pas de lois —, s’en allèrent chercher des voluptés ou des dégoûts - des sensations -, dont nous retrouvons çà et là, dans ses livres, des traces discrètes mais certaines et que nous pourrions, paraît-il, retrouver mieux expliquées dans une correspondance tombée aux mains de M. de Spoelberch de Lovenjoul, Michel-Ange, Shakespeare, Gœthe, des rois, des empereurs, des papes, des cardinaux, des académiciens, des frères ignorantins diraient-ils que c’est là une exception. […]

La vie de Balzac ? Un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable. La fièvre, l'exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’état normal de son individu. La pensée, les passions grondaient en lui, comme des laves en activité dans un volcan. Avec une aisance qui confond - une aisance, une force d’élément - il menait de front quatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal, des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, des procès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, des relations mondaines, une correspondance énorme, la maladie. […]

Balzac ne s’est pas reposé le septième Jour. Quel exemple pour nos chétives neurasthénies ! Et il n'a vécu que cinquante et un ans !… Et non seulement il a accompli une oeuvre prodigieuse, mais il en a rêvé mais il en a préparé une plus prodigieuse encore. Il a laissé des projets, parfaitement débrouillés, de livres, de pièces, d’affaires, que trois cents ans de vies humaines ne suffiraient pas à réaliser. Quand on lit ces émouvantes, ces stupéfiantes "Lettres à l'étrangère", quand on regarde, quand on entend bouillonner, au fond, l’existence surhumaine de cet homme, on est pris de vertige. Et l’on ne s’étonne plus que son cerveau ait pesé si lourd et qu'il soit mort d’une hypertrophie du cœur.

L'Académie n’a pas voulu de Balzac.
Mais c'est que vous ne pensez pas à une chose : il le méritait ! […]

Mais le méritait-il vraiment ? Comment, en quelque sorte, légitimer une telle œuvre, si subversive, si dissolvante, si immorale ? Comment couvrir de ce respectable habit vert un homme qui, monarchiste, catholique mais emporté par la puissance de la vérité au-delà de ses propres convictions, bouleversait si audacieusement l’organisation politique, économique, administrative de notre pays, étalait toutes les plaies sociales, mettait à nu tous les mensonges, toutes les violences, toutes les corruptions des classes dirigeantes et, plus que n'importe quel révolutionnaire, déchaînait dans les âmes « les horreurs de la révolution » ? Est-ce que cela se pouvait ? […]

Il eût étonné et fait réfléchir des hommes moins prévenus, moins bassement théoriques que des financiers, par l’abondance, la justesse de ses renseignements techniques, la connaissance et souvent la prescience de la valeur géologique, économique, des divers pays de l’Europe. Chimériques, sans doute, étaient ses affaires, en cela surtout qu'elles venaient toujours trop tôt. Quand on veut de la gloire immédiate ou de l’argent, il faut toujours venir après… après quelqu’un. Le génie sème et passe. L’habileté reste, attend et récolte. Balzac a semé ; souvent, sa semence fut bonne. Beaucoup, parmi ses affaires dont on riait, d’autres, plus tard, les ont réalisées. Épilogue connu. […]

Est-ce pour quelques misérables cent mille francs qu'il va ralentir, arrêter l’essor de son génie, renoncer à ses magnifiques créations, voler à l’amour qui s'y exalte, voler au Monde qui s’en éblouit, une gloire dont il se sent tout rempli mais à qui, il faut donner à manger de l'argent, de l'argent encore et toujours de l’argent ? P. 21 - 34

La femme de Balzac (Mme Hanska)

Si intelligente quelle soit, Paris, du fond de ses terres lointaines, lui apparaît, comme à ces petits ambitieux de province, la Ville unique, la Ville féerique, où l’on peut puiser de tout, à pleines mains : plaisirs, triomphes, domination. Car c’était le temps romantique où tous les désirs gravissaient la Butte Montmartre et, en voyant la ville au de-dessous d'eux, s'écriaient « Et maintenant, Paris, à nous deux ! » P. 50

La mort de Balzac  

- Victor Hugo a raconté, dans "Choses vues", la mort de Balzac. Ces pages sont extrêmement belles et poignantes. Je n'en connais pas de plus puissamment tragiques mais elles sont un peu inexactes, en ce sens qu'elles ne montrent pas encore assez l’abandon dans lequel mourut le grand écrivain. Peut-être Hugo, qui admirait, qui aimait beaucoup Balzac, a-t-il reculé devant l’horreur de la vérité ? La vérité vraie est que Balzac est mort abandonné de tous et de tout, comme un chien ! P. 63

« Comment ferai-je ?… Non… Non… Je ne pourrai jamais ! » Et elle limait ses ongles avec plus de frénésie… Dans l’après-midi, nous apprîmes, par la garde, que Balzac était entré en agonie. Depuis qu’il s’était réveillé de son assoupissement, il n'avait plus sa connaissance. Ses yeux étaient grands ouverts mais il ne voyait plus rien. Il râlait d’un grand râle sourd qui, parfois, lui soulevait la poitrine, à la faire éclater. Le plus souvent, il demeurait calme, la tête enfouie dans l’oreiller, sans le moindre mouvement… N'eussent été le bruit de sa gorge et le gargouillement de son nez, on l’eût cru déjà mort. Le drap était tout mouillé de la sueur soudaine, fétide, qui lui ruisselait du visage et de tout le corps. La garde conta « Monsieur a, au bout de chaque doigt, une énorme goutte de sueur que le drap pompe et qui se renouvelle sans cesse… On dirait qu'il se vide, surtout par les doigts… C’est extraordinaire !… Elle n'avait jamais vu ça… Elle dit : « Ah ! Madame ferra bien de ne pas entrer… Vrai ! C’est pas engageant, pour une dame… J’en ai veillé vous pensez !… Mais des comme Monsieur… Oh ! la la !… Et j’ai beau mettre du chlore… ! » Elle dit aussi : « Il me faudra une paire de beaux draps, tout à l'heure, pour quand je ferai la toilette… Le valet de chambre n’en a plus que de vieux… » Et, comme la pauvre femme, épouvantée de tous ces détails, répétait : « La toilette !… Mon Dieu !… C’est vrai… La toilette !… » La garde la rassurait d’un affreux sourire : « Oh ! Madame n'a pas besoin d’être là… Que Madame ne se tourmente pas… Ce n'est rien… J’ai l’habitude, allez ! » […]

Elle la pria même de ne revenir que « quand tout serait fini ». La sorte d'enfant tardif, d’animal hébété, que peut devenir une femme qui, comme Mme de Balzac, avait la réputation - exagérée d’ailleurs - d’être une créature supérieure, énergique, brillante, je n'aurais jamais cru que cela fut possible, à ce point. Car j’ai toujours vu, au contraire, les femmes plus fortes que les événements et donnant aux hommes l’exemple du courage, de l'endurance, de la maîtrise de soi… Elle, elle n’était plus rien… plus rien… Ce n’était plus un être de raison, ce n’était pas même une folle… pas même une bête… Ah ! Quelle pitié !… Ce n'était rien… Vaincue par la fatigue, engourdie par la chaleur de cette chambre fermée, elle consentit à s’étendre sur la chaise longue où elle sommeilla, d’un sommeil pénible, troublé, jusqu’à la nuit. […]

Surtout, je souffrais cruellement de ne pouvoir pas fumer… Et, dans cette maison, en plein Paris où, plus délaissé qu’une bête malade au fond d’un trou, dans les bois, mourait le plus grand génie du siècle, j'écoutais, sans être impressionné par l'atrocité de ce drame, j’écoutais l’immense, le lugubre silence que troublait seulement, de loin en loin, le bruit humain, l'unique bruit humain de deux immondes savates, traînant, derrière la porte, dans le couloir… 
Gigoux s’arrêta. Il semblait fatigué… Peut-être hésitait-il à en dire davantage. […] 

- Je lui sus gré de l'effort douloureux que, visiblement, il dut faire, afin de reprendre et achever son récit… Enfin, il se décida :
- À dix heures et demie du soir, exactement, on frappa deux coups violents à la porte de la chambre : « Madame !… Madame !… » Je reconnus la voix aigre, la voix glapissante de la garde… « Madame !… Madame ! » répéta la voix… Et, quelques secondes après : « Venez, Madame… Venez !… Monsieur passe !… » Puis encore deux coups, si rudement portés que je crus que la serrure avait cédé et que la garde entrait dans la chambre… Nous nous étions dressés sur le lit… Et, le cou tendu, la bouche ouverte, immobiles, nous nous regardions, sans une parole… Vivement, elle avait glissé une jambe hors des draps, comme pour se lever : « Attendez ! » fis-je, en la retenant, par les poignets… Pourquoi attendre ?… Attendre quoi ?… J’avais murmuré cela, tout bas… machinalement, bêtement… sans que cela correspondît à aucune idée, à aucune intention de ma part… […]

Deux coups contre la porte, comme la première fois… Et : « Madame !… Madame !… Puis : « Monsieur a passé !… Monsieur est mort ! » Ici, le vieux peintre s’interrompit... et, hochant la tête : - Laissez-moi, dit-il, vous confesser une chose inouïe… Une chose inexplicable… Ce n'est pas pour m'excuser… pour me défendre… C’est… Enfin, voilà !… Je vous jure que ce : « Monsieur est mort ! » n'évoqua en moi, tout d'abord, rien de précis… Rien de formidable, surtout… Je n’y associai pas l’idée de Balzac… Je n'y vis pas se dresser, soudainement, la colossale figure de Balzac, les yeux clos, la bouche close, refroidie à jamais… Non… J’étais tellement hors de moi-même, hors de toute conscience… de toute vérité… J'étais noyé en de telles ténèbres morales, que cette nouvelle, criée derrière cette porte et dont le Monde entier, demain, allait retentir, ne m’impressionna pas plus que si j’eusse appris qu’un homme quelconque… Un homme inconnu était mort… […]

Comme elle voulait sortir encore : « Et tes cheveux ?… Voyons… Arrange tes cheveux ! » Elle sanglotait, se lamentait : « Ah ! pourquoi l’ai-je suivi ?… je ne voulais pas… Je ne voulais pas… C’est lui… Tu le sais bien… Et toi… pourquoi es-tu venu aujourd’hui ?… C’est de ta faute… Et cette vieille-là ?… Que va-t-elle croire ?… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Et ma fille ?… ma pauvre enfant !… C’est horrible !… Je ne pourrai jamais… » Pourtant, elle ramena ses cheveux, les tordit, les fixa, sur la nuque, en un gros paquet, d’où de longues mèches s'échappaient… « Non… Non… Je ne veux pas y aller… Je ne veux pas le voir… Emmène-moi en Russie… Tout de suite… Tout de suite… Emmène-moi, dis ? »… Et, sur de nouveaux coups frappés à la porte, sur de nouveaux appels, presque injurieux, le peignoir mal agrafé, la tête tout ébouriffée, sans pantoufles aux pieds, elle se précipita, en criant : « Oui… Oui… C’est moi… Je viens… Je viens… » Je me recouchai… Allongé sur la couverture, les jambes nues, le poitrail à l’air, les bras remonté et ramenés sous la nuque, sans songer à rien… […]

Quand Mme de Balzac rentra, j’avais donné un peu d’air à la chambre et m'était rhabillé… Elle était extrêmement pâle, défaite… Ses paupières gonflées et très rouges montraient qu'elle avait dû beaucoup pleurer : « C’est fini, dit-elle… il est bien mort ! » Elle se laissa tomber sur le bord du lit, se couvrit la figure de ses mains, soupira : « C'est effrayant ! » Et, toute secouée par un long frisson, elle répéta : « C’est effrayant !… c’est effrayant ce qu’il sent mauvais ! » […]

Se levant tout à coup, Jean Gigoux marcha dans l'atelier, la tête basse, les mains derrière le dos… Marcha longtemps dans l’atelier… Et, s’arrêtant devant moi, il me dit :
- Et voilà comment Balzac est mort… Balzac !… Vous entendez ?… Balzac !… Voilà comment il est mort !… 
Puis il se remit à marcher… Après un court silence : 
- C’est drôle ! fit-il… Je ne suis pourtant pas un méchant homme… Je ne suis pas une canaille… Une crapule… Mon Dieu !… Je suis comme tout le monde… Eh bien… Je n'ai vraiment compris que plus tard… Beaucoup plus tard… Certes, cette journée-là… Cette nuit-là… J’ai eu de la gêne… de l’embêtement… Je ne sais pas… Du dégoût… Je sentais que ça n'était pas bien… Oui, mais ça ?... Ça ? L'ignominie ?… Non… Je vous donne ma parole d’honneur… Ce n'est que plus tard… Qu’est-ce que voulez ?… On aime une femme… On se laisse aller… Et c’est toujours, toujours, de la saleté !… Ah !… Et puis, est-ce que vraiment je l'aimais ? 
Il écarta les bras, les ramena vivement le long de son corps, en faisant claquer ses mains sur ses cuisses : 
Ma foi !… Je n'en sais plus rien… Haussant les épaules, il ajouta :
L’homme est un sale cochon… Voilà ce que je sais… Un sale cochon !…
II tourna, quelques temps, dans l’atelier, tapotant les meubles, dérangeant les sièges, grommelant :
- Balzac !… Balzac !… Un Balzac ! Puis il revint s’asseoir, brusquement, sur le fauteuil, en face de moi. - Quant à Mme de Balzac… Il appuya sur chaque mot, avec une ironie pesante, qui me choqua un peu… - Quant Mme de Balzac, répéta-t-il… Le lendemain, elle s'était reprise… OH ! tout à fait… Elle fut très digne… Très noble… Très douloureuse…. Très littéraire… Épatante, mon cher… Andromaque elle-même, quand elle perdit Hector… Elle émerveilla et toucha tout le monde par la correction tragique, par la beauté de son attitude. Quelle ligne !… Ah quelle ligne pour un Prix de Rome !… On I’entoura, on la plaignit… Vous pensez ?… Le plus comique, c’est, je crois bien, qu'elle fut sincère dans sa comédie… La considération, les respects, les hommages, lui redonnaient de la douleur et de l’amour. Je n'en revenais pas, moi, pourtant revenu de tant de choses, déjà !… Ah ! Ces obsèques !… 
Il eut un sourire presque gai :
- Mon cher… figurez-vous… le ministre Baroche, qui représentait le gouvernement cheminait, dans le convoi, près de Victor Hugo, lui dit : « Au fond, ce monsieur de Balzac était, n'est-ce pas ?… Un homme assez distingué. » Hugo regarda ce ministre, - qui a une si belle presse dans 'Les Châtiments', - il le regarda, ahuri, scandalisé, et répondit : « C’était un génie, monsieur, le plus grand génie de ce temps. » Et il lui tourna le dos… Hugo a raconté cela quelque part… Rien n'est plus vrai… Je me trouvais à côté de lui, quand cette petite énorme scène se passa… Mais ce que Hugo ne sut peut-être jamais, c'est que le ministre Baroche, s’adressa à son autre voisin qui avait, je me rappelle, de très beaux favoris… lui dit, tout bas, à l’oreille : « Ce monsieur Hugo est encore plus fou qu'on ne pense… »
Et Gigoux se mit à rire franchement, d’un de ces rires comme il en avait, même très vieux, de si sonores, il ajouta : 
- Aussi, plus tard, il en a pris pour son grade… Il ne l'a pas volé hein ?…
Il dit encore : 
- Ah !… Savez-vous ce détail ?… Quand, le lendemain de la mort, les mouleurs vinrent pour mouler le visage de Balzac, ils furent obligés de s'en retourner… bredouille, mon cher… La décomposition avait été si rapide que les chairs de la face étaient toutes rongées… Le nez avait entièrement coulé sur le drap. P. 62 - 89

 

« Contrairement à l'érotisme, gastronome nécessaire à la vie sexuelle épanouie, la pornographie c'est le McDo du sexe, l'opium du peuple qui abrutit, rend mou et n'éveille ni le désir ni l'envie d'être dans la rencontre amoureuse et sexuelle. » Thérèse Hargot, sexologue, Twitter > À commenter plus tard !

 

> FIN DES TEXTES RELUS

 

– POÈME & BONS CONSEILS DE SAINT SÉRAPHIN DE SAROV, MOINE ET MYSTIQUE RUSSE (1754-1833)

 

« Bois de l'eau là où le cheval boit.

Un cheval ne boira jamais de la mauvaise eau.
Fais ton lit là où le chat dort, tu te reposeras tranquillement.

Manges des fruits qui ont été touchés par un ver, ils sont les plus sains.

Ramasses sans crainte des champignons là où les insectes se posent car il n'y a pas de poison.

Plantes un arbre là où la taupe creuse car c'est une terre fertile.

Construis une maison où les vipères prennent le soleil, la glace n'y viendra pas.

Creuses un puits où les oiseaux se cachent de la chaleur, tu y trouveras de l'eau.

Endors-toi et lèves-toi en même temps que les oiseaux, tu récolteras les grains d'or de la vie.

Mange plus de vert, tu auras des jambes solides et un cœur résistant, comme l'âme des arbres.

Regardes plus souvent le ciel et parles moins, pour que le silence entre dans ton cœur, que ton esprit soit calme et que ta vie soit remplie de paix. »

 

– ARTICLE : QUELQUES EXTRAITS DE : "COMMENT CHANGER LE COURS DE L’HISTOIRE (OU AU MOINS DU PASSÉ)", DAVID GRAEBER & DAVID WENGROW, REVUE DU CRIEUR 2018/3 (N° 11)

 

L’art du contre-pied. Voilà bien une qualité que l’on peut attribuer au travail de David Graeber, anthropologue de renommée mondiale s’inscrivant dans la prestigieuse lignée Mauss-Clastres-Sahlins-Scott… Soit une anthropologie que d’aucuns, à commencer par Graeber lui-même, qualifient d’« anarchiste », et qui traite notamment de cette question : quels moyens de résister à la mise en place d’un ordre étatique intrinsèquement inégalitaire les sociétés humaines ont-elles inventés ?
La réponse apportée dans ce texte, coécrit avec l’archéologue et égyptologue David Wengrow, constitue à nouveau un joli contre-pied. Elle récuse le grand récit des « origines » de l’humanité, d’inspiration rousseauiste, pourtant attribué, selon ses contempteurs, à la naïveté supposée de l’anthropologie anarchiste. Selon Graeber et Wengrow, non seulement ce récit est absurde — le très faible état de nos connaissances nous rabat nécessairement sur une forme de croyance en une « nature » humaine, bonne ou mauvaise ; mais surtout, quand il se combine avec le grand récit téléologique de la « civilisation », il perpétue l’idée selon laquelle on ne peut éviter les inégalités sociales et nous place dans la position de spectateurs impuissants à les renverser.
Au lieu d’idéaliser les chasseurs-cueilleurs comme forme d’organisation humaine horizontale et égalitaire, il faut selon les auteurs prendre la mesure des apports récents de l’archéologie. On sait désormais avec plus de certitude que certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs vivaient, selon les saisons, en communautés plus ou moins élargies, tantôt de manière horizontale tantôt sur un modèle hiérarchisé. Et ce que l’on sait aujourd’hui des premières villes, avant l’émergence de l’État (dont on pensait qu’il en était le corollaire), doit également nous amener à renoncer à tout « primitivisme », et notamment à l’idée selon laquelle l’égalité ne serait (tendanciellement) atteignable que dans le cadre de communautés de taille restreinte.
Afin de commenter la thèse de Graeber et Wengrow — les inégalités ne sont pas nées avec la « révolution agricole » et les organisations sociales élargies du Néolithique ; elles se sont toujours d’abord logées au cœur des relations familiales et des ménages — nous avons invité Jean-Paul Demoule, archéologue, Irène Pereira, politiste et Emmanuel Todd, démographe. Chacun d’eux développe un point de vue singulier sur ce texte qu’ils jugent également « important ».

LES AUTEURS CONTEMPORAINS DES ORIGINES DE L’INÉGALITÉ SOCIALE, OU L’ÉTERNEL RETOUR DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU

- P. 14, Compliquant encore plus les choses, du moins c’est ce que l’on raconte, l’agriculture entraîne une croissance démographique à l’échelle du globe. Alors que les concentrations de populations se densifient, nos ancêtres gravissent involontairement une marche supplémentaire vers l’inégalité et, il y a six mille ans environ, les villes apparaissent – notre destin est scellé. Avec les villes, il faut désormais un gouvernement centralisé. De nouvelles classes de bureaucrates, de prêtres et de guerriers-politiciens se mettent en place de façon permanente afin de maintenir l’ordre et d’assurer la bonne circulation des biens et le fonctionnement des services publics. Les femmes, qui jouaient auparavant des rôles de premier choix dans les affaires humaines, sont séquestrées ou enfermées dans des harems. Les prisonniers de guerre sont réduits en esclavage. L’inégalité est totale, et il n’y a aucun moyen de s’en débarrasser. Pourtant, les mêmes conteurs nous assurent que tout n’est pas à jeter dans l’émergence de la civilisation urbaine. L’écriture est inventée, au départ afin de tenir les comptes de l’État, et permet des avancées spectaculaires dans les domaines des sciences, de la technologie et des arts. Au prix de l’innocence, nous sommes devenus notre moi moderne. Aujourd’hui, nous ne pouvons qu’observer avec pitié et une pointe de jalousie ces quelques sociétés « traditionnelles » ou « primitives » qui ont, en quelque sorte, manqué le coche.

- P. 18, Il était temps de grandir et de désigner de véritables dirigeants. Très vite, les chefs se déclarèrent rois et même empereurs. Et il ne servait à rien de résister. Tout cela était inévitable dès lors que les humains avaient adopté des formes d’organisation larges et complexes. Il ne pouvait y avoir de retour en arrière, même lorsque les dirigeants commencèrent à mal agir – utilisant les surplus agricoles afin de favoriser leurs laquais et leurs proches, rendant les positions sociales permanentes et héréditaires, collectionnant les crânes trophées, multipliant les harems de filles-esclaves, arrachant les cœurs de leurs rivaux avec des couteaux d’obsidienne… « Les populations importantes, fait remarquer Diamond, ne peuvent fonctionner sans dirigeants pour prendre des décisions, sans exécutifs pour les faire appliquer ni bureaucrates pour mettre en œuvre ces décisions et ces lois. Hélas pour ceux d’entre vous, lecteurs, qui, anarchistes, rêvent de vivre sans gouvernement étatique, voici les raisons pour lesquelles ce rêve est chimérique : il vous faudra trouver une petite bande ou une tribu disposée à vous accepter, où personne n’est un inconnu et où monarques, présidents et bureaucrates sont inutiles [6][6]J. Diamond, Le Monde jusqu’à hier, op. cit., p. 23.. »

- P. 26, Mettons de côté les prescriptions de Morris afin de nous concentrer sur un chiffre : le revenu de 1,10 $ par jour au Paléolithique. D’où vient-il exactement ? Les calculs ont certainement à voir avec l’apport calorique journalier. Mais si nous comparons ce chiffre au revenu journalier actuel, ne devrions-nous pas prendre en compte toutes les choses que les cueilleurs du Paléolithique obtenaient gratuitement mais que nous sommes tenus de payer : sécurité, résolution des conflits, éducation primaire, soins aux plus âgés, médecine, sans mentionner les coûts du divertissement, de la musique, de la fiction et des services religieux ? Même à propos de la nourriture, il convient de prendre en compte la qualité : après tout, nous parlons ici de produits fermiers 100 % bios, lavés à l’eau de source la plus pure. Une grande partie des revenus contemporains passe dans le remboursement des emprunts et les loyers. Regardons les frais de camping du Paléolithique sur des emplacements de premier choix le long de la Dordogne ou de la Vézère, sans parler des prestigieux cours du soir de peinture rupestre naturaliste et de sculpture sur ivoire – et tous ces manteaux de fourrure ! Tout cela coûte certainement bien plus que 1,10 $, même en dollars de 1990. Ce n’est pas pour rien que Marshall Sahlins parle de ces cueilleurs comme de la « première société d’abondance ». Un tel train de vie aujourd’hui n’aurait rien de bon marché.


MAIS AVONS-NOUS VRAIMENT COURU AU-DEVANT DE NOS FERS ?

- P. 32, Il nous faut conclure que les révolutionnaires, malgré tous leurs idéaux visionnaires, n’ont pas été particulièrement imaginatifs, particulièrement quand il s’est agi de lier passé, présent et futur. Tout le monde continue à raconter la même histoire. Ce n’est probablement pas un hasard si les mouvements révolutionnaires les plus importants et les plus créatifs à l’aube de ce nouveau millénaire – les zapatistes du Chiapas et les Kurdes du Rojava, pour ne citer que les plus évidents – sont ceux qui, simultanément, s’enracinent dans un profond passé traditionnel. Au lieu d’imaginer une utopie primitive quelconque, ils peuvent s’inspirer d’une narration plus contrastée et plus complexe. En effet, il semble que se fasse jour une reconnaissance croissante, dans les cercles révolutionnaires, du fait que la liberté, la tradition et l’imagination ont toujours été (et seront toujours) enchevêtrées d’une manière que nous ne comprenons pas complètement. Il est temps que nous nous rattrapions et que nous commencions à réfléchir à ce que pourrait être une version non biblique de l’histoire de l’humanité*.

 

* Exactement, il nous faut absolument et impérativement sortir de cette vision biblique de l'humanité, qui est complètement fausse, tronquée et absurde ! Et mon travail en sort complètement et n'en est pas influencé, ni trempé. Sauf, peut-être, je dois l'avouer, pour les quelques images de visages de femmes extatiques empreints d'une profonde et inexpugnable trance (ex. "L'Extase de sainte Thérèse" ou "La Transverbération de Thérèse", du Bernin, Rome, 1645) ; qui pourraient faire références aux nombreuses statues de vierges, de saintes, de putains, de mystiques ou de nonnes, saisies et figées en pleines extases spirituelles, jouissantes et orgasmiques…

« J'ai vu dans sa main une longue lance d'or, à la pointe de laquelle on aurait cru qu'il y avait un petit feu. Il m'a semblé qu'on la faisait entrer de temps en temps dans mon cœur et qu'elle me perçait jusqu'au fond des entrailles ; quand il l'a retirée, il m'a semblé qu'elle les retirait aussi et me laissait toute en feu avec un grand amour de Dieu. La douleur était si grande qu'elle me faisait gémir ; et pourtant la douceur de cette douleur excessive était telle, qu'il m'était impossible de vouloir en être débarrassée. L'âme n'est satisfaite en un tel moment que par Dieu et lui seul. La douleur n'est pas physique, mais spirituelle, même si le corps y a sa part. C'est une si douce caresse d'amour qui se fait alors entre l'âme et Dieu, que je prie Dieu dans Sa bonté de la faire éprouver à celui qui peut croire que je mens. » Autobiographie de Sainte Thérèse d'Avila, Chapitre XXIX, paragraphe 17

COMMENT LE COURS DE L’HISTOIRE (PASSÉE) PEUT DÉSORMAIS CHANGER

- P 38, Les preuves d’architecture monumentale dès le dernier maximal glaciaire, peu nombreuses mais probantes, ne sont pas moins intrigantes. L’idée selon laquelle on pourrait mesurer la « monumentalité » en termes absolus est bien sûre tout aussi stupide que de quantifier les dépenses de la période glaciaire en dollars et en cents. Il s’agit d’un concept relatif qui ne prend sens qu’à l’aune d’une échelle spécifique de valeurs et d’expériences antérieures. Le Pléistocène ne connaît pas d’équivalents directs des pyramides de Gizeh ou du Colisée romain. Mais certaines constructions ont dû être, selon les standards de l’époque, considérées comme de grands travaux publics, ce qui implique une conception sophistiquée et une coordination de la main-d’œuvre à une échelle impressionnante. Parmi elles, les étonnantes cabanes en os de mammouths vieilles de quinze mille ans, construites avec des peaux tendues sur un cadre fabriqué avec les défenses des animaux, que l’on peut trouver le long de la frange glaciaire qui s’étend de la Cracovie moderne jusqu’à Kiev.

- P 39, Plus époustouflant encore, les temples de pierre de Göbekli Tepe, mis au jour il y a plus de vingt ans à la frontière turco-syrienne, font toujours l’objet de débats scientifiques enflammés. Datant d’il y a environ onze mille ans, soit la toute fin de la dernière période glaciaire, ils comprennent au moins vingt enceintes mégalithiques dressées au-dessus des flancs aujourd’hui arides de la plaine d’Harran. Chacune était composée de piliers de calcaire de plus de cinq mètres de haut et pesait jusqu’à une tonne (ce qui est honorable en regard des normes de Stonehenge, érigé six mille ans plus tard). Presque tous les piliers de Göbekli Tepe sont des œuvres d’art remarquables, avec des reliefs sculptés d’animaux menaçants, leurs organes génitaux masculins fièrement exposés. Des rapaces sculptés apparaissent associés à des représentations de têtes humaines coupées. Ces gravures témoignent d’un savoir-faire sculptural sans doute acquis sur bois – matériau plus souple et autrefois largement disponible sur les contreforts des monts Taurus – avant d’être employé sur la roche de la plaine d’Harran. Malgré leur taille, ces structures massives ont connu des durées de vie étonnamment courtes. Elles s’achevaient par un grand festin et le remblaiement rapide du site : hiérarchies élevées vers le ciel pour être ensuite rapidement démolies. Et les protagonistes de ces scènes préhistoriques de festins, constructions et destructions étaient, selon les recherches les plus avancées, des chasseurs-cueilleurs, vivant uniquement de ressources sauvages. […]
Pourtant, sur une période qui s’étend sur des dizaines de milliers d’années, les fouilles archéologiques nous ont permis de découvrir des constructions et des sépultures magnifiques, mais rien d’autre qui corrobore le développement de sociétés hiérarchisées. Et il y a d’autres éléments encore plus étranges, comme le fait que la plupart des individus retrouvés dans ces sépultures « princières » présentaient des anomalies physiques frappantes qui, aujourd’hui, en feraient des géants, des bossus ou des nains.

- P 43, Pourquoi ces variations saisonnières sont-elles importantes ? Parce qu’elles révèlent que, dès le début, les êtres humains expérimentent consciemment différentes possibilités sociales. Les anthropologues décrivent ce type de sociétés comme possédant une « double morphologie ». Marcel Mauss, au début du xxe siècle, observait que les Eskimos « et, comme eux, de nombreuses sociétés […], ayant deux structures sociales, une d’été et une d’hiver, ont parallèlement deux droits et deux religions ». Durant les mois d’été, les Eskimos se dispersaient en petits groupes patriarcaux à la recherche de poissons d’eau douce, de caribous et de rennes, chacun sous l’autorité d’un seul mâle plus âgé. La propriété était privée et les patriarches exerçaient un pouvoir coercitif, parfois même tyrannique, sur leurs proches. Mais durant les longs mois d’hiver, quand les phoques et les morses affluaient vers les rives de l’Arctique, une autre structure sociale prenait entièrement le dessus et les Eskimos se rassemblaient pour construire de grandes maisons collectives en bois, en côtes de baleine et en pierre. En leur sein, les valeurs d’égalité, d’altruisme et de vie collective prévalaient, la richesse était partagée, maris et femmes échangeaient leurs partenaires sous l’égide de Sedna, la déesse de la Mer.

Prenons un autre exemple : les chasseurs-cueilleurs autochtones de la côte nord du Canada, chez lesquels l’hiver – et non l’été – était le moment où la société se cristallisait sous sa forme la plus inégalitaire, et ce de façon spectaculaire. Des palais en planches étaient érigés le long des côtes de Colombie-Britannique, une noblesse de sang y régnait sur les roturiers et les esclaves et y organisait de grands banquets, les potlatchs. Pourtant, ces cours aristocratiques étaient dissoutes durant le travail d’été de la saison de pêche, et la société se réorganisait en formations claniques plus petites, toujours hiérarchisées, mais avec des structures complètement différentes et moins formelles. Les individus adoptaient des noms différents en été et en hiver, devenant littéralement quelqu’un d’autre selon la période de l’année.

- P 45, Le cas d’inversion politique le plus étonnant est peut-être celui lié aux pratiques saisonnières des confédérations tribales au XIXe siècle dans les Grandes Plaines américaines – d’anciens agriculteurs, qui reprenaient parfois occasionnellement cette activité et qui avaient adopté une vie de chasse nomade. À la fin de l’été, de petits groupes très mobiles de Cheyennes et de Lakotas se réunissaient en grands campements en vue d’assurer les préparatifs logistiques de la chasse au bison. En cette période très délicate de l’année, ils mettaient en place des forces de police qui exerçaient les pleins pouvoirs coercitifs, y compris les droits d’emprisonner, de fouetter ou d’infliger une amende à tout contrevenant qui aurait enfreint les procédures. Pourtant, comme l’a observé l’anthropologue Robert Lowie, cet « autoritarisme sans équivoque » fonctionnait sur une base strictement saisonnière et temporaire, laissant place à des formes d’organisation plus « anarchiques » une fois la saison de chasse – et les rituels collectifs qu’elle impliquait – achevée.

IL EST TEMPS DE REPENSER LES CHOSES

- P 48, Les auteurs modernes ont tendance à utiliser la Préhistoire comme toile de fond afin de résoudre des problèmes philosophiques : les hommes sont-ils fondamentalement bons ou mauvais ? coopératifs ou compétitifs ? égalitaires ou pro-hiérarchie ? En conséquence, ils ont aussi tendance à écrire comme si, durant 95 % de l’histoire de notre espèce, les sociétés humaines avaient été toutes les mêmes. Mais même quarante mille ans forment une très, très longue période de temps. Il semble probable, et les preuves le confirment, que ces mêmes humains pionniers, qui ont colonisé une grande partie de la planète, ont expérimenté une immense variété d’organisations sociales. Comme Claude Lévi-Strauss l’a souvent souligné, les premiers Homo sapiens n’étaient pas les mêmes que les humains modernes seulement d’un point de vue physique, ils étaient également nos pairs intellectuels. En fait, la plupart d’entre eux, passant chaque année d’une forme d’organisation à une autre, étaient probablement plus conscients des potentiels de la société que ne le sont les gens aujourd’hui. Plutôt que de tourner le dos à une innocence primitive, et de laisser le génie des inégalités sortir de la lampe, nos ancêtres préhistoriques semblent avoir réussi à l’ouvrir et à la fermer régulièrement, confinant les inégalités dans des drames costumés rituels, érigeant des dieux et des royaumes comme ils construisaient des monuments, puis les déboulonnant joyeusement de nouveau.

- P 50, Dans les années 1970, le brillant archéologue de Cambridge David Clarke avait prédit qu’avec la recherche moderne, presque tous les aspects du vieil édifice de l’évolution humaine, « les explications du développement de l’homme moderne, la domestication, la métallurgie, l’urbanisation et la civilisation pourraient, en perspective, émerger comme des pièges sémantiques et des mirages métaphysiques. D. Clarke, "Archeology : the loss of innocence, Antiquity ». Il semble qu’il avait raison. Aujourd’hui, les informations affluent des quatre coins du monde, fondées sur un travail empirique minutieux de terrain, des techniques avancées de reconstruction climatique, la datation chronométrique et des analyses scientifiques de restes organiques. Les chercheurs analysent les matériaux ethnographiques et historiques sous un nouveau jour. Et presque tous les résultats de ces nouvelles recherches vont à l’encontre du récit traditionnel de l’histoire du monde. Pourtant, les découvertes les plus remarquables restent confinées au cercle des spécialistes ou doivent être repérées entre les lignes des publications scientifiques. Concluons donc en quelques grandes lignes afin de donner une idée de ce à quoi commence à ressembler la nouvelle histoire mondiale émergente.

- P 52, Il est clair qu’il n’est plus pertinent d’employer des expressions comme « révolution agricole » lorsque l’on traite de processus d’une durée et d’une complexité si démesurées. Puisqu’il n’a pas existé d’État édénique à partir duquel les premiers agriculteurs auraient pu faire leurs premiers pas sur la route des inégalités, il y a encore moins de sens à parler de l’agriculture comme marquant les origines de la hiérarchie ou de la propriété privée. C’est plutôt parmi les populations – les peuples « mésolithiques » – qui ont refusé l’agriculture durant les siècles de réchauffement climatique de l’Holocène précoce que l’on trouve une stratification sociale plus enracinée ; du moins si l’on en croit les riches sépultures, les guerres de prédation et les constructions monumentales. Dans certains cas, comme au Moyen-Orient, les premiers agriculteurs semblent avoir consciemment développé des formes alternatives de communauté afin d’accompagner leur mode de vie caractérisé par un travail intensif. Ces sociétés néolithiques paraissent étonnamment égalitaires par rapport à leurs voisins chasseurs-cueilleurs, avec une très forte augmentation de l’importance du rôle des femmes dans l’économie et la vie sociale, ce qui se reflète clairement dans leur vie artistique et rituelle (les figurines féminines de Jéricho ou Çatalhöyük contrastant ici avec la sculpture hyper-masculine de Göbekli Tepe).

- P 53, Autre coup de théâtre : la « civilisation » n’est pas un tout. Les premières villes du monde n’ont pas simplement émergé en quelques lieux avec des systèmes de gouvernement centralisé et de contrôle bureaucratique. En Chine, par exemple, nous savons désormais qu’en 2500 avant l’ère commune, des campements de trois cents hectares ou plus existaient le long du cours inférieur du fleuve Jaune, plus de mille ans avant la fondation de la première dynastie royale (Shang). De l’autre côté du Pacifique, et à peu près à la même époque, des centres de cérémonie d’une ampleur considérable ont été découverts dans la vallée du Río Supe, au Pérou, précisément sur le site de Caral : d’énigmatiques vestiges de places englouties et de plateformes monumentales de quatre mille ans plus anciennes que l’Empire inca. Ces découvertes récentes nous montrent à quel point on sait encore peu de choses à propos de la distribution et de l’origine des premières villes, et combien elles peuvent être plus anciennes que les systèmes de gouvernement autoritaire et d’administration lettrée, dont on a pourtant pensé qu’ils étaient nécessaires à leur fondation. Et dans les centres urbains plus installés – la Mésopotamie, la vallée de l’Indus, le bassin de Mexico –, on découvre de plus en plus de preuves que les premières villes étaient organisées selon des lignes égalitaires, et ce volontairement, les conseils municipaux conservant une autonomie significative par rapport au gouvernement central. Dans les deux premiers cas, des villes dotées d’infrastructures civiques sophistiquées ont prospéré pendant plus d’un demi-millénaire sans laisser la moindre trace de sépultures ou de monuments royaux, d’armée permanente ou d’autres moyens de coercition à grande échelle, pas plus que de contrôle bureaucratique direct sur la vie de la plupart des citoyens.

- P 54, Nonobstant ce qu’écrit Jared Diamond, nous ne disposons d’aucune preuve que les structures de gouvernance hiérarchisées sont la conséquence logique d’une organisation à large échelle. Nonobstant ce qu’écrit Walter Scheidel, il est tout simplement faux que les classes dirigeantes, une fois établies, ne peuvent être détruites que par une catastrophe générale. Nous n’en prendrons qu’un seul exemple bien documenté : vers 200 de l’ère commune, la ville de Teotihuacan, dans la vallée de Mexico, avec une population de cent vingt mille habitants (l’une des plus importantes du monde à cette époque), semble avoir connu une profonde transformation, tournant le dos aux temples-pyramides et aux sacrifices humains et se reconvertissant en une vaste collection de villas confortables, presque toutes d’exactement la même taille. Et cela perdura pendant peut-être quatre cents ans. Même à l’époque de Cortès, le centre du Mexique abritait toujours des villes comme Tlaxcala, dirigées par un conseil élu dont les membres étaient régulièrement fouettés par leurs électeurs afin de leur rappeler qui était, en fin de compte, responsable.

- P 55, Tout est là qui devrait nous pousser à écrire une histoire du monde entièrement différente. Dans la plupart des cas, nous sommes simplement trop aveuglés par nos préjugés pour en percevoir leurs implications. Par exemple, presque tout le monde aujourd’hui insiste sur le fait que la démocratie participative, ou l’égalité sociale, ne peut fonctionner que dans une petite communauté ou un petit groupe d’activistes, mais qu’il serait impossible de l’étendre à l’échelle d’une ville, d’une région ou d’un État-nation. Mais les preuves que nous avons devant les yeux, si nous voulons bien les examiner, le contredisent. Les villes égalitaires, voire les confédérations régionales, sont historiquement très répandues. Les familles et les ménages égalitaires ne le sont pas. Une fois rendu le verdict historique, nous verrons que les pertes les plus douloureuses des libertés humaines ont commencé à petite échelle – celle des relations de genre, des groupes d’âges et de la servitude domestique, ce type de relations qui portent en elles à la fois la plus grande intimité et les formes les plus profondes de violence structurelle. Si nous voulons réellement comprendre comment il est devenu acceptable que certains convertissent leur richesse en pouvoir et que d’autres finissent par s’entendre dire que leurs besoins et leur vie ne comptent pas, c’est ici que nous devrions vraiment regarder. Ici également, prédisons-nous, que le travail le plus difficile pour la création d’une société libre devra avoir lieu.



– LIVRE : DE LA RUSSIE AU TIBET, ROBERT BYRON


CONFESSION D'UN VOYAGEUR

« En tant que membre d'une communauté et héritier d'une culture aujourd'hui également controversées, j'ai voulu découvrir des idées - si tant est que celles de l'occident fusse périmés - susceptibles d'améliorer la marche du monde ; et, à cette fin, connaître aussi, via le langage de ma propre sensibilité, les êtres et les choses qui constituent L'ESSENCE DU MONDE.* » P. 11


* Jai utilisé ce petit passage de texte en exergue, pour introduire l'entretien filmé avec l'ethnologue Noël Barbe car je trouve qu'il décrit parfaitement ce que j'essaye de réaliser dans mon travail et qui est de découvrir et colleter des informations iconographiques, des images donc, pour créer ou recréer dans ma peinture : L'ESSENCE DU MONDE.

II, CROYANCE ET PRATIQUE

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Marx se trouvait, par force, confiné au champ étroit délimité par les témoignages écrits sur quelques milliers d’années. Partant du postulat que toute «valeur» est le fruit du travail, sa loi de l'évolution prit tout naturellement un profil purement économique : toutes les sociétés sont basées, d’une manière ou d’une autre, sur l’exploitation du travail et comme il est utopique d’espérer voir les exploiteurs renoncer de plein gré à leurs privilèges, seules des explosions de violence amènent les changements rendus nécessaires par l'évolution des méthodes de production économique. Ces explosions sont le résultat d’une lutte permanente - quoique généralement latente : la lutte des classes. La politique, la morale, la religion, l'art et tout le leste ne sont que l’expression idéologique de cette lutte. Pour Marx, le moment approchait où le travail se libérerait enfin de la dernière classe exploiteuse issue d’une longue série et s’approprierait tous les fruits de son propre labeur. C’est ainsi que la théorie de Marx se perd ou est perdue par ceux qui voudraient la mettre pratique, dans les brumes d’une parousie imminente. Mais nul ne peut dire si la loi marxiste continuera ou non à être valide, une fois que les travailleurs ne seront plus exploités. P. 39

Marx n’a cessé de clamer que les capitalistes tendaient toujours à s’entre-dévorer. Parallèlement à la réduction constante du nombre des magnats du capital […] On voit croître la masse de misère, d’oppression, d’esclavage, d’avilissement, d’exploitation.* » Ce principe vaut-il pour la Russie (texte écrit dans les années 30), où ne subsiste qu’un seul et unique capitaliste ? Et, le cas échéant, qu’en résultera-t-il ? […]

En attendant, une tension comparable à celle d’un homme luttant pour sa vie règne dans tout le pays. Cela ne favorise peut-être pas la recherche de la vérité objective ou l’émergence d’un grand Art mais, du moins, cela entretient-il une grande effervescence des corps et des esprits. P. 41, 42


* Ceci décrit parfaitement la situation mondiale de notre propre Monde et mode économique actuel, gouverné et de plus en plus, par les grands magnats de la presse et du business international, dont le Marché de l'Art en est la plus exacte représentation descriptive, la plus indigne, la plus ostentatoire et la plus obscène valeur. Mais finalement, sachons rester calme, humble et serein, ce n'est pas si grave que cela ; le cliquant va toujours vers le cliquant et l'ostentatoire vers l'ostentatoire et l'Art doit rester avant toute chose un jeu ! Et personnellement, ça ne me dérange pas plus que ça que koons soit à Versailles ou au Louvre, finalement quelle importance… Il ne faut pas laisser la jalousie corporative entraver le flux cosmique des choses. Let it be…!

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Après la Révolution, la religion en Russie est tombée - ou a été reléguée -au rayon des antiquités, À peine cela s’était-il produit que les besoins qu’elle avait jusqu’alors satisfaits - de manière superficielle ou inadéquate, peu importe -, se manifestèrent à nouveau dans un climat de licence, de fièvre et de désillusion. La vie du village avait perdu sa pierre angulaire, le paysan son théâtre ; dans les milieux éduqués ou semi-éduqués se faisait sentir le même manque de cette foi ou de ce code nécessaires au déroulement harmonieux de l’existence. En outre, les nouveaux maîtres ne furent pas longs à découvrir qu’ils avaient eux aussi perdu quelque chose et que l'heure était mal choisie de se priver de l’allié traditionnel de tout gouvernement, «La religion, avaient-ils tonné, est l’opium du peuple.» Ils étaient maintenant à même d’apprécier la valeur pratique de cette maxime. P. 44

À ces questions, à celle de savoir si le matérialisme demeurera, des siècles durant, une force vive, ou s’il tombera de lui-même comme une dent morte, je ne peux répondre. Je constate simplement qu’il s’efforce en ce moment d’affermir son empire en s’appuyant sur un obscurantisme jaloux et un écrasement systématique de l’individu dignes de l’Eglise médiévale ou de l’Inquisition espagnole. Dans de telles conditions, la foi peut être avivée, le système social consolidé. Mais l’Art et la Culture doivent soit mourir*, comme du temps de Julien l’Apostat, soit prendre une forme entièrement originale comme avec les cathédrales gothiques. Pour l’heure, seules les ténèbres s’épaississent et la nouvelle lumière tarde à briller. La nuit du premier Moyen Age a duré quatre siècles. La Russie devra-t-elle attendre aussi longtemps pour sortir de sa nuit scientifique ? P. 48


* Cette idée de la fin d'une époque culturelle est assez juste pour évoquer ce qu'il nous arrive aujourd'hui. C'est très prégnant et d'actualité et ceci surtout dans l'Art Contemporain car quelque part, jamais autant d'expositions, jamais autant d'artistes ne sont présentés et exposés dans les Musées et galeries du Monde entier et 'en même temps', j'aimais nous n'avons vu autant de merdes et de travaux insignifiants et cela même, dans les plus grands lieux prestigieux ! Le luxe appellant bien sûr le luxe mais comme toute pièce et travail artistique, ayant une connection avec l'objet luxueux, celui-ce ne devant jamais choqué, ni remettre en cause la doxa capitaliste et devant irrésistiblement pouvoir être vendu à tous et à chacun : des petites chinoises ayant un peu de pouvoir d'achat pour s'acheter des sac de luxe aux gros collectionneurs qui s'achèteront un Basquiat, un Van Gogh, ou autre, pour mettre dans leur coffre-fort ! C'est ainsi mais est-ce encore ce que l'on pourrait appeler une ou la Culture avec un grand C ? Quelque part, sommes-nous, vraiment assez paradoxalement, entrés dans une période d'obscurantisme, dans une espèce de nuit culturelle et ceci pour combien de temps ?

On voit, exposée à Moscou, l’une des plus belles et des plus représentatives collections de la peinture française moderne qui ait jamais été réunie. À l'entrée de chaque salle, des notices imprimées sont censées éclairer les visiteurs les moins au fait en matière d’esthétique. En en reproduisant des extraits Je m’abstiendrai de tout commentaire : ce serait aussi impertinent vis-à-vis du lecteur anglais qu’offensant pour mes amis russes. 

Monet : époque de transition du capitalisme à l’impérialisme. Gout de la bourgeoisie industrielle. 
Cézanne : époque de la période préimpérialiste. Goût de la bourgeoisie industrielle. 
Pissarro et Sisley : époque de la période préimpérialiste. Goût de la bourgeoisie industrielle. 
Cross et Signac : goût de la petite et moyenne bourgeoisie sous l’influence de la petite bourgeoisie industrielle. 
Van Gogh : goût de la petite bourgeoisie. 
Matisse : époque de l’impérialisme dévoyé. Goût du rentier. P. 55


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Si le matérialisme attribue toute création artistique au génie de Ia masse et de l’époque plutôt qu’à celui de l’individu, force lui est toutefois d’admettre que les fruits eux-mêmes d’une telle création doivent leur forme à un certain effort de l’individu, même si la fonction spécifique de celui-ci se réduit à interpréter et organiser le gout et les émotions de la masse et de l’époque; il doit aussi admettre que, pour remplir correctement son rôle, si impersonnel soit-il, l’individu a besoin d’un certain niveau de concentration et de pensée qui le distingue du troupeau et, par là même, postule l’existence d’une intelligentsia. « Nous, travailleurs, affirme le bon militant, saurons créer notre propre intelligentsia. » Peut-être ! P. 55, 56


VII, LA PEINTURE RUSSE PRIMITIVE 

Au début du XIIIe siècle, la Russie fut submergée par le raz de marée mongol ; et il faut attendre la seconde moitié du XIVe siècle pour qu’apparaissent de nouveaux cycles de fresques permettant d’apprécier le développement d’une tradition culturelle. Pendant ce temps, en Grèce, l’influence des illustrateurs populaires avait envahi la capitale et y avait fait cause commune avec la vague de mysticisme et de glorification de la souffrance qui avait déferlé sur la pensée de l’Empire agonisant et qui annonçait, en Italie, François d’Assise, Giotto et la Renaissance. Le résultat ne fut pas, comme à Saint-Luc de Stiris, l’apparition d’une grossière convention dramatique. On s’occupait à présent de raffiner, ciseler et humaniser les différentes formules iconographiques en référence aux nouvelles émotions. En même temps que l’accent mis sur la douleur apparut une nouvelle joie : les détails de la nature furent mieux observés et utilisés, les couleurs devinrent plus vives et plus lumineuses. P. 116

Mais j’acquis la certitude que sa méthode, quelle qu’elle fût, avait engendré une peinture sans équivalent dans l’art européen. Même sur les visages, la présence du génie est manifeste. Roublev a scrupuleusement observé la convention, évitant l’emploi de la couleur pour la chair à un point qui peut paraître excessif. Pourtant, ces visages vivent et leurs regards baissés, sérieux, trahissent une intelligence vitale, quoique surnaturelle, chez les créatures étranges et neutres qui les portent. 
Bien que Roublev maîtrisât à la perfection l’héritage grec, s’agissant tant des conventions que de la couleur, sa véritable inspiration était russe. La poésie du pays vit dans sa peinture, sa puissance s’exprime dans son dessin. Pourtant, de cette gravité monacale sourd quelque chose de plus grand que la poésie et la danse, quelque chose d'extranational, quelque chose qui appartient à la totalité du Monde. Jusqu’à Roublev, l'art grec peut revendiquer sa paternité vis-à-vis de l’art russe, celui-ci n’ayant rien produit de comparable aux mosaïques du Kahrieh. Mais avec Roublev, l’indépendance lentement mûrie de l’enfant fut finalement proclamée. Cette proclamation constituait toutefois un point final en un autre sens car il fallut attendre le XIXe siècle pour que le génie slave rejoignît, par la voie de la littérature, les hauteurs auxquelles s’était hissé un obscur moine. dont l’unique monument commémoratif est un panneau décoré représentant trois anges. […]
Mais ces deux arts sont fondamentalement différents. Il est vrai que bien des peintres de fresques se contentèrent de perpétuer des clichés moribonds, tandis que nombre de peintres d’icônes créaient des œuvres d’une grande beauté et d’une grande sensibilité. Mais la fresque appartient à la grande tradition de l’Art, tandis que, par sa nature même, l’icône est condamnée à se situer perpétuellement à la lisière de l'artisanat. P. 125 - 127

Déjà, grâce à la reproduction en couleurs du professeur Anissimov, j’avais pu me faire quelque idée de la beauté de ces visages. Mais la réalité, la soudaine découverte de ce tableau sur le chevalet, fut pour moi une nouvelle révélation esthétique au même titre que la Trinité de Roublev. Décrire les couleurs composant la figure de la Vierge, le rouge pomme d’api et le vert sépia translucide des joues et du cou, la touche de blanc sur le nez, le vermillon luisant des lèvres et du coin des yeux, l’insondable pourpre des pupilles et des lignes compactes qui indiquent les cils - décrire cela en détail reviendrait à transcrire la partition d’une symphonie proprement inouïe. Même d’un point de vue strictement technique, il n’existe aucun tableau comparable car c’est la seule peinture de la haute époque de l’art impérial de Constantinople qui nous soit parvenue. De plus et en dehors de toute considération académique, c’est une des très rares peintures où une formule religieuse ait été le véhicule, sans modification ni extension, d’une humanité, d’une profondeur et d’une émotion que l'Art n’a jamais mieux exprimées. Cette humanité n’existe pas dans les limites de la convention ou malgré celle-ci mais à travers elle, dans son langage. Ce qui fait, dans un sens, qu’elle cesse d’être une convention. Et pourtant, c’est le fait même de la convention qui accroît, par son inattaquable réserve, la vitalité de l’émotion sous-jacente. Cette émotion est d’une espèce assez simple : une mère caresse son enfant, qui presse sa joue contre la sienne et qui promène ses doigts pâles et doux sur son cou. Mais les émotions simples sont celles qui traversent les époques, qui défient le temps. Dans ces yeux graves, où le blanc est presque totalement absent et dans cette petite bouche triste, vivent les tristesses et les joies éternelles, se dessine toute la destinée de l’homme. Un tel tableau tire les larmes des yeux et apaise l'âme. Je ne connais pas de tableau qui témoigne d’une telle maîtrise. P. 131


LE TIBET 


I, LA POSTE AÉRIENNE 


En laissant ainsi déferler ce nouveau torrent d’anecdotes, je n’ai qu’un seul but, une seule excuse : faire partager, si je puis, au lecteur un tant soit peu de l’extrême plaisir que m’a causé la découverte de l’Asie Majeure. Voyager en Europe, c’est recueillir un héritage déjà connu ; en terre d’Islam, c’est inspecter celui d’un cousin proche et familier. Mais s’aventurer dans l’Asie lointaine, c’est découvrir des horizons nouveaux, jusqu’alors insoupçonnés, inimaginables. Il ne s’agit pas de sonder cette nouveauté, d’analyser ses origines sociologiques, artistiques ou religieuses, mais d’apprendre - simplement - qu’elle existe. D’un seul coup, comme si l’on émergeait soudain du sommeil, le monde potentiel - le champ d’action de l’homme et son environnement - double en étendue. C'est là un stimulant inconcevable pour qui n’a jamais éprouvé cette sensation. 
Si, comme je le crois, l'Européen peut vivre pleinement cette expérience en Asie, c’est dans la partie située au nord de l’Himalaya qu’il doit aller la chercher : l’aspect même de la terre, l’air, le ciel, les nuages, les couleurs y échappent à tout critère connu. Au Tibet, seul pays au monde à l’écart des clivages politiques, la révolution scientifique n’a pas encore altéré pour l’observateur le tableau de la vie quotidienne. P. 159, 160

Il me fit un curieux effet - presque peur -, ce premier contact avec des gens, des vêtements et des rites aussi déconcertants. Pendant de longues années, j’avais pensé au Tibet, lu sur le sujet et rêvé sur les photographies de ses vastes paysages et de ses costumes fantastiques. La réalité n’en fut pas moins un choc. La vallée s’était quelque peu élargie. Devant et tout autour de moi, les collines se dressaient, couvertes d’une herbe jaune humide. À quelque distance se dessinaient les toits de Rinchengong, précédés de quelques lopins de terre cultivée. Entre ces cultures. bondées par deux murets de pierre à demi effondrés, s’avançait un groupe d’une quarantaine de femmes et enfants. Ceux-ci riaient et s'agitaient. Les femmes portaient sur leur dos de longues boîtes renfermant les livres sacrés. Elles étaient habillées, comme la plupart des Tibétains, de serge grossière d’un pourpre tirant sur le mauve. Leurs cheveux noirs étaient coiffés à la manière de ceux de Nurse Cavell. Leurs visages étaient ronds, leurs bouches sensuelles. Leur peau était ivoirine mais leurs joues et leurs lèvres, comme celles de l’homme que nous avions rencontré parmi les rhododendrons, étaient d’un rouge pomme éclatant. Cet aspect coloré, qui caractérise le physique tibétain, semblait tout d’abord étrangement artificiel. 
Au milieu des femmes et des enfants marchaient de nombreux moines au crâne rasé, drapés dans l’épaisse serge rouge propre aux congrégations bouddhistes. Certains battaient de petits tambours en forme de tonneau, l’un d’eux frappait de grosses cymbales. Ils avaient parfois des coiffures étonnantes, longs cônes rouges ou bonnets phrygiens de même couleur. C’était de toute évidence la secte des chapeaux rouges. En tête de la procession s’avançait un paisible personnage aux cheveux gris, qui sourit quand je mis pied à terre mais enjoignit à nos domestiques de nous faire prendre un autre chemin. En queue, portée sur un palanquin, venait une image dorée précédée par un gros moine grimaçant. Dans un village italien, l’image aurait pu être la Vierge et le moine un prêtre. P. 224, 225


VII, DÉJEUNER EN VILLE 

Nous demandâmes à notre hôte s’il avait une bibliothèque. Il nous répondit qu’il lisait beaucoup. On nous apporta un livre, imprimé à Chigatse, composé de pages de quarante-cinq centimètres sur dix, imprimées recto verso verso et numérotées dans la marge. Les planchettes dans lesquelles il était serré formaient, une fois ouvertes, une sorte de pupitre par la vertu d’un ruban qui les maintenait à angle droit. Le livre évoquait la sainteté d’un lama qui avait vécu voilà quelque huit cents ans et dont les disciples avaient pieusement consigné les faits et gestes. Nous nous retrouvions à nouveau en plein Moyen-Âge, ramenés à une époque où il n’était d’autre littérature que sacrée. Je me demandai s'il n'existait pas, parmi les immortels de l’Eglise tibétaine, des personnages un peu moins austères, tels Suzanne ou Joseph et Balaam. P. 276


VIII, UN HIVER PRÉCOCE 

Ayant largement dépassé les quatre mille mètres, nous avions enfin atteint la neige qui, fraîchement tombée, formait une couche de vingt à trente centimètres et nous obligeait à trouver tout seuls notre route. Faisant œuvre de pionnier, G. nous conduisit sans faillir jusqu’à l'hôtellerie de Dochen. Le soleil se couchait alors que nous progressions encore. Au-dessus du lac, le ciel se teinta d’un bleu-vert lumineux, une couleur merveilleuse, lointaine et surnaturelle, telle qu’on imagine l’espace interplanétaire. Sur ce fond, les sommets glacés se détachaient avec un relief accentué, des ombres froides, d’un bleu pur, marquaient leurs faces est, tandis que l'ouest baignait dans une douce lumière jaune. Entre chaque cime voguaient de paresseux nuages, impalpable gaze irradiant la même lueur jaune. Au-dessous s’étendait le lac, sombre, profond, lugubre - encore que sa surface plombée fût à présent plus bleue. De ses berges à l'hôtellerie, la neige vierge ne fut troublée que par une petite cabane et, à mesure qu’on approchait, quelques monticules de bouse de yack. Sur la gauche apparut un massif de moindre altitude, qui n’avait pas encore été touché par la neige et qui plaquait une couleur de pétale de rose fanée sur le vert du fond. Le vent était tombé et le silence régnait sur l’ensemble de la scène, un silence si tendu, si inviolable qu’il frappait l’oreille comme un message venu des étoiles. P. 293, 294

Au un tournant, je croisai un groupe de moines qui, avec leurs robes rouges, leurs hauts chapeaux jaunes et leurs masques jaunes, semblaient porter la tenue la plus parfaitement adaptée à ce monde perdu. Incongru, celui qui les conduisait agitait en marchant un moulin à prières. Un peu plus loin, j’eus la vision de deux hommes qui, agenouillés au bord de la rivière, s’occupaient â une mystérieuse besogne. Deux mules étaient à l’attache non loin d’eux et une quantité de corbeaux étaient là, qui sautillaient. J’étais en train de me demander ce qu’ils faisaient, quand soudain l’un d’eux agita dans ma direction un membre sanglant. Ils étaient en train de dépecer un corps, qui me parut être un corps humain, vu que l’endroit était assez mal choisi pour équarrir un animal et que c’est ainsi qu’au Tibet on se défait des morts. P. 298

La piste, dangereuse, étroite, grimpait en pente raide, déroulant ses lacets au bord d'un terrifiant précipice en demi-cercle dans lequel une mule était tombée quelques instants seulement avant notre passage. On pouvait voir, au fond, la pauvre bête, alors que les vautours descendaient en tournoyant, tels de baroques aéroplanes, ses côtes étaient déjà dépecées. Puis nous nous enfonçâmes dans un nuage et la vallée fourchue, ainsi que le sinueux fil d'argent de la rivière s’éloignant vers le Bhûtân disparurent. Soudain, un petit monastère émergea du brouillard, perché sur un épaulement isolé. Excepté un dôme doré, son toit était entièrement constitué de bidons d’essence aplatis et peints en rouge. Mais l’exécution en était si soigneuse que le résultat n’était point incongru. Alors que nous passions devant, un moine accourut et nous demanda de faire une petite halte. Mais nous n’avions pas le temps. Le fantomatique édifice disparut en dessous de nous. Soudain sonna une trompette, un de ces instruments de six mètres utilisés dans le rituel lamaïque. C’est en vain qu’elle appelait, l’écho résonnant à travers les vallées invisibles et se répercutant de sommet en sommet, comme pour nous avertir, dans notre cécité momentanée, de reliefs inaccessibles et d’inimaginables replis. Un autre son, plus faible, vint se superposer à la phrase musicale, puis un troisième, de sorte que les échos se croisaient et se recroisaient et que le brouillard était tout bruissant de lointaines sonorités. La trompette se tut. Avec un infini regret, en quête d’un ultime sursis, vers les massifs de plus en plus lointains, le son mourut peu à peu. Nous poursuivîmes notre ascension à travers les arbres, sachant, tout au fond de notre cœur, que le Tibet venait de nous dire adieu. P. 300, 301

Je suivis les pèlerins à l’intérieur ; mais, les voyant presser leurs fronts contre les genoux d'un bouddha, je m'arrêtai net. Mon intrusion m'apparut tout à coup vulgaire, déplacée et ce d’autant plus que Jigmed, ayant fait ses études à Darjeeling, avait forcément acquis, du point de vue religieux, ce sentiment de gêne inhérent à l’éducation anglaise. Je les laissai donc à leurs dévotions et allai flâner aux abords du temple en me disant, en guise de consolation, que si le bouddhisme ne faisait pas partie de mon héritage, je pouvais cependant rendre hommage au philosophe que fut son fondateur, à défaut de sacrifier au dieu qu'on en a fait. 
Une sagesse dont la conception de l'espace et du temps devançait la nôtre, dont le canon de confiance en soi individuelle est le plus grand compliment que l’homme puisse faire à l'homme, commande nécessairement le respect, fût-ce aux plus ignorants. Mais, à ce moment-là, m’étreignait une émotion plus intense, historique, qui célébrait non la sagesse en elle-même mais le fait de son apparition dans ce lieu consacré. Car c’est là que Bouddha, parvenu enfin au centre de l’univers, s’assit sous l’arbre des conseils et reçut l’illumination qui devait rayonner sur toute la Terre. Dans la lumière dure et immobile du matin indien, à l’heure où le soleil impose la paix, où rien ne bouge ni ne bruit, où seuls existent le parfum évanescent d’une fleur et le bref appel d’une cloche mélodieuse, je cherchais le genius loci. P. 312

C’est alors que Mary dit: « J’aime le Tibet. Si seulement il y avait des trains ou des autos, ce serait, je crois, le plus beau pays du Monde. 
- Oui… mais, observai-je, ce sont là des choses qui ne plaisent guère aux moines. 
- Hélas ! soupira-t-elle. Il y a toujours des gens pour rejeter la civilisation. » 
Je tentai de faite écho à ce soupir. Les difficultés auxquelles on se heurte lors d’un simple voyage au Tibet ne peuvent guère apparaître comme un élément de séduction aux yeux de ceux qui sont appelés à les vivre au jour le jour, leur vie durant. Mais je n'y parvins pas. Car, une fois qu’il y aura des trains et des autos, le Tibet qu’aime Mary ne sera plus le Tibet. 

Cet après-midi-là, après que Mary et Jigmed ont fait leurs dernières dévotions au temple et en sont revenus avec des guirlandes parfumées autour du cou, nous nous engageons tous trois sur la route. La brume monte du sol. Nous nous arrêtons près d’un puits et regardons le manège immémorial des bœufs, l’ascension de l’eau dans la chaîne sans fin des seaux… Je leur demande s'ils pensent aller un jour en Angleterre. Ils me demandent si je pense revenir un jour au Tibet. Nous nous nous demandons si nous nous reverrons. Peut-être - même si, d’ici là, nous avons beaucoup vieilli. Car, par une sorte de loi secrète, je retourne toujours dans les endroits que j’ai connus. Jigmed me donne alors une bague pour chacune de mes sœurs, l’une ornée d’un rubis. l’autre d’une turquoise, les anneaux d'or représentant un très bel exemple du travail des orfèvres de Lhassa. Puis nous reprenons le chemin de l’hôtellerie. Je pense une fois de plus au ciel bleu et à l’air clair du plateau, au vent et au soleil, à l'ondulation des massifs montagneux, au chant du laboureur et du batteur. Une fois de plus, je vois un Tibet à l’abri des idées de l’Occident et une fois de plus, je me demande combien de temps encore cela durera. Je regarde Jigmed et Mary. Ils ont été au contact de ces idées. Mais leur allure, surtout en ce qui concerne Mary, n’en a pas été affectée. Au-delà de leurs personnes, l’avenir est opaque. Au-delà de la mienne - quel est l’avenir de mon pays ? Les ténèbres s’épaississent. Les bagages sont prêts, les domestiques attendent sur le seuil. À la gare de Gaya, nous achetons une boîte de chocolats fins en attendant l’arrivée du train. P. 322, 323

 

– EXTRAIT ÉMISSION TV : FRANÇOIS CHENG, LA GRANDE LIBRAIRIE, JEAN-FRANÇOIS BUSNEL, 23 février 2018

François Chen : Est-ce que je peux évoquer l'âme ?

Jean-François Busnel : Bien sûr, l'âme ou l'esprit ?

F. C. : Je parle d'abord de l'âme, tout corps vivant est animé, ça veut dire que dans un corps vivant, il y a un ensemble d'organes, qui sont animés et dans le même temps, il y a dans ce même corps, une force qui les anime. Les anciens désignaient cela par le couple : anima - animus, c'est à dire plus concrètement : c'est l'âme et le corps. Qu'est-ce qui donne à l'âme cette force d'animer ? Et là, toutes les cultures donnent la même réponse, parce que l'âme est reliée au Souffle de Vie ! C'est à dire au Souffle Vital ! Donc, l'âme est une notion universelle. Seulement, voilà, à partir d'une certaine époque, récente d’ailleurs, en Occident... l’homme émancipé, fier de son esprit, qui a conquis la matière, rejette l’âme, rejette l’idée même de l’âme. La considérant comme un résidu de l’obscurantisme religieux. Il s’agit là, d’une amputation, qui est un appauvrissement et qui comporte ses dangers. Parce que cet homme, qui ne jure que par son esprit. Qui ne jongle qu’avec le dualisme corps-esprit. Il ne sait pas que, ce dualisme corps-esprit, finit souvent, par la soumission de l’esprit, à la tyrannie du corps. Tant il est vrai que, les désirs qui habitent le corps, sont impérieux et insatiables. En sorte que, ce dualisme corps-esprit, prôné par beaucoup de théoriciens, par beaucoup de penseurs ; aboutit, à une sorte d’hédonisme, lassant et morbide, qui est un système clos. Alors que, je le répète, la constitution de notre être est ternaire et non pas duelle, ternaire, c’est-à dire corps, âme et esprit.

F. B. : Où se situe la conscience dans tout cela ?

F. C. La conscience, bien sûr, appartient à l’esprit. Mais il y a une part inconsciente de la conscience qui fait partie de l’âme. Je continue un tout petit peu… L’esprit est basé sur le langage, sinon personne n’aurait pu développer son esprit. Donc, il a un caractère, justement, conscient et général, qui permet l’organisation rationnelle de la société et qui permet des recherches très poussées dans le domaine scientifique. Mais l’âme ! c’est cette part la plus sensible, la plus intime, qui nous donne la capacité de ressentir, d’aimer... de tendre vers une forme de création artistique, qui relève de l’âme. Et puis, surtout, de se relier, intuitivement, à une forme de transcendance, qu’il perçoit comme une patrie native, qui n’est pas un résultat d’un raisonnement. Ces deux aspects : l'esprit et l’âme permettent, chez l’homme un mouvement circulaire qui est ouvert, qui est toujours ouvert.
L’âme n’a rien de mièvre, ni de flou, en français, on dit : « force d’âme ». C'est à dire que l’âme est souvent la source de l’héroïsme : Jeanne d’Arc, de Gaulle à un certain moment et puis, tout près de nous, le Colonel Beltrame, qui est allé au devant des terroristes. Ce n’est pas un acte de raisonnement, c’est une force d’âme, qui les anime. Je voudrais citer deux auteurs : Camus et Le Clézio, tous deux « Prix Nobel de Littérature ». Ce sont les deux de grands écrivains. Albert Camus en 1945, Paris n'était pas encore tout à fait libéré, Il a publié un article dans Combas, après la mise à mort des prisonniers, des résistants prisonniers par les nazis, au château de Vincennes et ces mises à mort étaient précédé d'affreuses tortures. 
Ces tortures, on pour but de faire parler ces chairs broyées, pour que ces hommes, déjà réduit en un état de chair broyée, révèle des noms des camarades, c'est-à-dire de trahir leurs camarades. Camus as dit : les nazis ont voulu, non seulement tuer leur corps, leur esprit, mais leur âme, parce que l'âme, c'est la dignité, foncière de tout être. La dignité, la vraie dignité était foncière. Je parle de cela ! 
Et puis Le Clézio, très, très rapidement dans un texte, il a dit : « je sais gréer ! » Il est peut être pas incroyant, mais il a dit : « je sais gréer, à la tradition religieuse d'accorder à chacun une âme. » Donc, en chaque être, quelle que soit... Ça, peut être un idiot... mais quelle que soit son physique, son intelligence, sa culture, sa situation, ses mérites, il y a, en lui, en chacun, cette ombre de respect ! Ce signe de reconnaissance de l'espèce humaine, c'est-à-dire, ce Signe de Dieu, en chaque être. C'est pourquoi, avant de vous répondre à toutes les autres questions, je suis obligé de passer par cette considération sur l'âme, oui !

 

– ARTICLE : LÉGENDE DE LA PHOTO D'UNE FIGURE MAYA AVEC MASQUE D'OISEAU (550-900), ACHEO-HISTORIES, TWITTER, 5 mars 2024

Trouvée sur un autel funéraire, cette figure en argile pourrait représenter un haut fonctionnaire de Palenque ou son ajaw. Elle porte un casque en forme d'oiseau. Les personnages puissants de Palenque étaient connus pour se faire passer pour des oiseaux, peut-être pour s'associer aux dieux du ciel, au Chiapas, Mexique. Dans le cadre de leurs fonctions royales, les anciens rois et reines mayas se faisaient passer pour des divinités aviaires lors de représentations masquées. Trouvée au centre d'un autel dans une tombe, cette figurine représente un souverain assis sur un trône bleu-vert portant un masque d'oiseau ; le bec crochu rappelle celui d'un rapace, et les détails finement ouvragés représentent des ornements de jade et des textiles de luxe. Museo de Sitio de Palenque, Alberto Ruz L'Huillier


– ARTICLE : LA MAGIE DANS L'ÉGYPTE ANCIENNE, ACHEO-HISTORIES, TWITTER, 6 mars 2024

 

Ce petit texte décrivant parfaitement les pratiques magiques égyptiennes m'a bien remis les idées en place car il est vrai que j'ai bien longtemps cru, pensé et soutenu mordicus ; que ce terme de 'magie' était complètement erroné et utilisé toujours à mauvais escient. J'ai même vraiment longtemps détesté ce terme de 'pensée magique' utilisé, en particulier, par Claude Levi-Strauss car, j'ai souvent pensé qu'il décrivait un état de chose, un état d'être, soit mythologique, soit merveilleux, soit imaginaire… rendant compte de réalités de choses et d'événements advenus dans ou chez les cultures 'premières' mais, que les connaissances intellectuelles et scientifiques des anthropologues ou voyageurs occidentaux ne pouvaient ni prouver, ni appréhender, ni même concevoir intellectuellement. Je pense ici, bien sûr aux descriptions des transes chamaniques et de toute la panoplie d'artefacts comme les masques (africains, océaniens, amérindiens), les statues de Dieux mi-humains-mi-animaux (égyptiens, mayas etc), les descriptions cartographiées des Mondes et des entités visités et rencontrés par les chamanes en transe (sibériens et inuits), portants leurs costumes somptueux, lourdement chargés de gris-gris, de statuettes et d'esprits incantatoires donc, par excellences, magiques etc… Tout cet ensemble de symboles et de rituels chamaniques, qui, pour en avoir fait l'expérience personnellement, sont tout à fait nécessaires, réels, palpables et tangibles. Donc employer le terme de 'magique' pour décrire ces pratiques est totalement inapproprié car, comme l'a si bien dit Mircéa Eliade, ce sont des pratiques et des 'techniques archaïques de l'extase'. Force est de constater et de reconnaitre, qu'il y a, en plus des pratiques chamaniques, pour certaines cultures privilégiées, en particulier les anciennes cultures égyptiennes et indiennes et presque pour toutes les cultures 'tribales' et 'préhistoriques', des lieux et des rituels pour lesquels la Magie est bien présente, efficace et a une utilité certaine et non imaginaire ; sinon elle n'aurait pas survécue dans toutes ces régions du globe et pendant si longtemps… Et l'Art, qu'elles nous ont transmit, en est la plus évidente et tangible preuve. J'essayerai donc de ne plus trop me braquer systématiquement, lorsque j'entendrai ce mot de 'Magie', qui finalement, intrinsèquement, véhicule aussi certainement, une grande et puissante poésie onirique et cosmique !

La magie était un élément fondamental de la vie humaine dans l'Égypte ancienne, elle était invoquée par l'intermédiaire des divinités, principalement par des prêtres qualifiés, mais aussi par des pharaons, des magiciens et des gens ordinaires. Elle faisait partie intégrante des rituels de guérison et était créée à l'aide de sorts et de textes sacrés. L'utilisation la plus courante de la magie était la protection contre le mal, la maladie et le danger, qu'il s'agisse d'une morsure de serpent, d'une maladie mortelle ou d'une armée d'invasion. La magie était intimement liée à la médecine et à la guérison, mais elle pouvait aussi être néfaste en tant que malédiction ou magie noire. On croyait également que les objets étaient chargés de magie, notamment les amulettes et les baguettes. Heka était la déification de la magie, tandis que d'autres divinités égyptiennes utilisaient la magie protectrice pour aider les humains, notamment Shed, Tutu, Wadjet, Isis et Bes. Heka était la divinisation de la magie et de la médecine dans l'Égypte ancienne et précédait toutes les autres divinités égyptiennes. Le nom Heka, ou Kk3, est en fait l'ancien mot égyptien pour magie et décrit la force surnaturelle qui, selon les anciens Égyptiens, créait et imprégnait l'univers. Le mot Heka se traduit par "utiliser le Ka". Dans l'ancienne religion égyptienne, le Ka désigne l'esprit divin qui protège une personne. Il s'agit d'un aspect de l'âme d'une personne ou d'un dieu, qui peut subsister après la mort du corps, par exemple sous la forme d'une image ou d'une statue. En tant qu'énergie, Heka était à la disposition des divinités égyptiennes ainsi que des prêtres, des magiciens et des gens ordinaires et pouvait être invoqué pour le bien ou pour le mal. La magie peut être définie librement comme un acte surnaturel destiné à provoquer un changement. Selon l'égyptologue J. F. Borghouts, la magie peut être comprise au sens large comme "un système permettant de faire face à des situations irrationnelles". Selon le mythe égyptien, le dieu Heka a combattu et vaincu deux serpents. Ces serpents sont ensuite devenus partie intégrante du symbole d'Heka, avec deux serpents au-dessus de la tête ou parfois deux serpents entrelacés et une paire de bras levés. Les médecins égyptiens s'appelaient eux-mêmes "prêtres d'Heka". Les gens les consultaient pour utiliser la magie afin de favoriser la guérison ou de se protéger contre les maladies, les parasites ou les problèmes respiratoires, par exemple, qui étaient monnaie courante dans le désert égyptien. Les pratiques médicales étaient combinées à des rituels magiques et à des incantations pour guérir le patient. De nombreuses divinités et pharaons égyptiens représentés sur des tablettes, des stèles, des statues et des scarabées anciens portent un sceptre Heka ou une crosse et un fléau. Le sceptre "sekhem" (pouvoir) était porté par les souverains et les fonctionnaires importants et servait à désigner le pouvoir terrestre ou d'État. Aujourd'hui, le nom de la pratique de guérison Seichim, qui s'apparente au reiki, provient de ce mot. Le sceptre heka, quant à lui, désignait le pouvoir magique et était utilisé à des fins de guérison. Dans l'Égypte ancienne et dans d'autres cultures anciennes, on croyait qu'il existait deux types de magie : la magie protectrice et bénéfique ou magie "blanche" et la magie "noire", néfaste et négative, qui pouvait prendre la forme de malédictions et de sortilèges. Lorsque la magie est bénéfique, elle est généralement utilisée pour guérir et protéger. Elle peut également être utilisée pour jeter des sorts d'amour, protéger les jeunes enfants ou les femmes en couches ou accompagner un mort ou un mourant dans son voyage dans le monde souterrain. Cependant, les gens pouvaient aussi utiliser la magie de manière néfaste, contre leurs ennemis, sous la forme d'une malédiction, d'un sort ou d'une sorte de vaudou personnel. La plupart des divinités égyptiennes qui utilisent la magie sont des divinités protectrices. Certains objets, en particulier les amulettes, pouvaient être chargés de magie et étaient censés attirer les forces bénignes et éloigner les mauvais esprits. La magie noire ou nécromancie était également pratiquée mais on pensait généralement que la magie, lorsqu'elle était utilisée avec des intentions malveillantes, se retournait contre la personne concernée sous la forme d'un karma.


– ARTICLE : ALBERT EINSTEIN & L'ATHÉISME, TWITTER

Je ne suis pas athée. Je ne sais pas si je peux me définir comme panthéiste. Le problème posé est trop vaste pour nos esprits limités. Puis-je ne pas répondre par une parabole ? L'esprit humain, aussi bien formé soit-il, ne peut pas appréhender l'univers. Nous sommes dans la position d'un petit enfant qui entre dans une immense bibliothèque dont les murs sont couverts jusqu'au plafond de livres rédigés dans de nombreuses langues différentes. L'enfant sait que quelqu'un a dû écrire ces livres. Il ne sait pas qui ni comment. Il ne comprend pas les langues dans lesquelles ils sont écrits. L'enfant remarque un plan précis dans la disposition des livres, un ordre mystérieux qu'il ne comprend pas, mais qu'il soupçonne à peine. Telle est, me semble-t-il, l'attitude de l'esprit humain, même le plus grand et le plus cultivé, à l'égard de Dieu. Nous voyons un univers merveilleusement agencé, obéissant à certaines lois, mais nous ne comprenons que faiblement ces lois. Nos esprits limités ne peuvent saisir la force mystérieuse qui fait osciller les constellations. Je suis fasciné par le panthéisme de Spinoza. J'admire encore plus sa contribution à la pensée moderne. Spinoza est le plus grand des philosophes modernes parce qu'il est le premier philosophe qui traite de l'âme et du corps comme une seule chose, et non comme deux choses séparées. -- Albert Einstein (1879-1955), cité dans Glimpses of the Great de G. S. Viereck (1930), paraphrasé dans Einstein : His Life and Universe de Walter Isaacsson.

 

– ARTICLE : LA DANSE TIBÉTAINE DES SQUELETTES, ACHEO-HISTORIES, TWITTER, mars 2024


Danse tibétaine des squelettes - Protecteurs de la vérité du cimetière : Dans la danse sacrée tibétaine des squelettes apparaissent deux Dharmapalas (protecteurs de la vérité), joués par des moines, divinités dont le rôle est de protéger le cimetière. Leur présence rappelle également au public la nature éphémère de ce monde et sa propre mortalité. Le culte du "Second Bouddha", Padmasambhava, a initié cette pratique à travers une riche littérature mythologique. Chaque monastère bouddhiste tibétain est gardé par de redoutables divinités protectrices, les Dharmapala : des entités démoniaques entourées de feu, avec des yeux sauvages, des griffes acérées, de longs crocs, des guirlandes de crânes humains et de multiples bras portant des armes et des objets symboliques puissants.  Malgré leur apparence effrayante, ils protègent le dharma (les enseignements bouddhistes) des forces de l'ignorance, de l'attachement et de l'aversion. La danse des squelettes est un rituel tibétain sacré que l'on retrouve dans les lignées bouddhistes de l'Himalaya. Les squelettes représentés sont des Chitipati (Citipati), un couple d'amants connus sous le nom de Seigneur et Dame du charnier, dont la danse représente la danse éternelle de la mort, ainsi que l'atteinte de la conscience parfaite. Ce sont des gardiens du monde, représentés sous forme de squelettes, chacun avec un troisième œil de sagesse, tenant dans une main des sceptres faits de têtes et d'épines humaines et dans l'autre un kapala rempli de sang, avec parfois un cerveau encore chaud à l'intérieur. Les danses souvent exécutées reflètent les enseignements du bouddhisme tibétain sur l'impermanence de tous les aspects de la vie et remontent à la religion mystique et chamanique pré-bouddhiste Bon. Les squelettes représentent la désintégration des phénomènes, y compris le corps lui-même, ainsi que divers états d'esprit. La danse célèbre la libération qui découle de l'acceptation de notre impermanence. Lord et Lady se distinguent généralement des autres divinités squelettes par leurs couronnes ornées de cinq petits crânes humains, ainsi que par les ornements en forme d'éventail qu'ils portent à l'oreille. Ils représentent une "vision dynamique de la mort et de la transformation" et une "joyeuse libération de l'attachement" plutôt qu'un "pessimisme morbide" comme l'imagerie le véhicule dans les sociétés occidentales. Selon la littérature, il ne faut pas les confondre avec les Shmashana Adhipati qui sont des "protecteurs de la sagesse" et des émanations de Chakrasamvara, représentés ci-dessus. Il existe des danses secrètes de squelettes qui accompagnent les pratiques du chod ou du cimetière. Elles sont exécutées à l'intérieur d'un monastère ou seul dans un cimetière. Méditer dans un cimetière ou dans un charnier est l'une des pratiques avancées qu'un yogi peut faire pour mieux comprendre son impermanence. Les danses des squelettes ont été initiées par l'apparition visionnaire de Padmasambhava dans la littérature bouddhiste ancienne (Lotus Born, également connu sous le nom de Guru Rimpoche). Cet obscur sorcier indien du 8e siècle de notre ère a inspiré un culte important aux 11e et 12e siècles de notre ère et a fondé une forme ancienne (Nyingma) du bouddhisme tibétain. Padmasambhava était connu pour soumettre les forces démoniaques qui entravaient l'introduction du dharma bouddhiste, comme lors de la construction de Samye, le premier monastère bouddhiste sur le sol tibétain. Cela était conforme au principe tantrique qui consiste à ne pas éliminer les forces négatives, mais à les réorienter pour qu'elles alimentent le voyage vers l'éveil spirituel.


– CITATION : « TOUT LE MONDE DISCUTE DE MON ART ET FAIT SEMBLANT DE COMPRENDRE, COMME S'IL FALLAIT COMPRENDRE, ALORS QU'IL FAUT SIMPLEMENT AIMER. » CLAUDE MONET



– LIVRE : LA PRÉCIEUSE GUIRLANDE EN QUATRE THÈMES, UNE INTRODUCTION AU DZOGCHEN, LONGCHENPA

 

J'étais un peu circonspect et pas très enthousiaste de parler de ma lecture de ce petit livre. Et puis, au fur et à mesure de ma lecture, il m'est apparu qu'il y avait beaucoup de correspondances entre certaines pratiques, conseils et aspirations bouddhiques et ma création artistique, principalement sur les sujets de la vacuité, de l'illusion, de l'anachorétisme, du rêve et des diverses niveau de réalités successives et simultanées…  surtout vers la fin du livre. Je laisse donc au lecteur le soin de lire mes nombreux commentaires. 

PRÉFACE PAR JEAN-LUC ACHARD

Son ouvrage, ainsi que le titre l’indique, se présente comme une guirlande spirituelle composée de quatre parties principales :

- tourner l’esprit vers le Dharma*
- intégrer les enseignements à la Voie, 
- chasser l’égarement au cours de la Voie,
- purifier l'égarement en Sagesse. 

* Dharma : De façon générale,  désigne l'ensemble des normes et lois, sociales, politiques, familiales, personnelles, naturelles ou cosmiques. (Wiki.)

La première étape représente le porche d'entrée indispensable dans la pratique des enseignements du Bouddha. Elle consiste en plusieurs séries de méditations analytiques permettant de prendre conscience de l’urgence qu’il y a à appliquer les préceptes, en raison de l'impermanence, l'inévitabilité des rétributions karmiques, etc. […] 
Cette approche est celle de la Voie des Sûtras. pour la pratique des Formules Secrètes ou Tantras, l’adepte devra s’exercer aux yogas des deux Phases que sont la Phase de Développement et la Phase de Perfection. En vertu de la première de ces deux Phases, l’adepte devrait être à terme capable de transformer ses perceptions en pures visions (dag snang), en voyant concrètement l’environnement comme un champ pur, les sons comme des mantras et les êtres comme des dieux et des déesses**. Puis, il s’exercera aux arcanes de la phase de Perfection qui lui donneront la maîtrise de ses canaux, souffles et essences séminales, lui permettant ainsi de progresser rapidement dans le parcours de la Voie. Finalement, avec la pratique des enseignements dzogchen, l’adepte sera directement confronté à la véritable nature de son esprit et devra s’isoler au cours de retraites afin d’en stabiliser l’expérience fondamentale jusqu’à ne plus en régresser. Ensuite, il sera instruit dans les arcanes principales du Franchissement du Pic au cours duquel il pourra contempler les splendeurs visionnaires de cette nature et en parachever le dynamisme jusqu’à une expérience paroxystique qui culmine dans l’Epuisement de toutes choses***. P. 21, 22

 

** De même, parfois, l'artiste, transforme une réalité iconographique 'vulgaire' en images subliminales, transcendées et idéalisées, au sens stricto sensu des termes dans l'espace de sa peinture pour les offrir au public comme sacralisées.
*** Ceci est similaire au combat de l'artiste mettant et jetant toutes ses forces, ses convictions et sa puissance dans son art ; en des gestes et des experiences profondément paroxystiques culminant dans l’'Epuisement de toutes choses' ! Volonté de créer, volonté de détruire, volonté de créer et volonté de détruire !

I, TOURNER SON ESPRIT VERS LE DHARMA


Même si vous avez obtenu les libertés et les fortunes, vous ne jouissez jamais de la paix de l’esprit. Tout est incertain, changeant et sans essence ; tout est momentané, impermanent, sujet la désintégration. Aussi, devriez-vous songer du fond du cœur au fait que votre fin est proche.
Il en va de même du monde qui vous entoure. Lui aussi sera désintégré par la puissance des sept brasiers du déluge et du vent. Il n’en restera pas même la pointe d’un cheveu. Tout deviendra vide, l’espace envahira tout. Tous les êtres impermanents et éphémères - les dieux, les demi-dieux, les humains, les animaux, les fantômes faméliques et les damnés des enfers qui peuplent ce monde, doivent, quand leur temps est terminé, plonger dans les eaux de la mort, le transfert de la conscience et la renaissance. Les années, les mois, les jours et les divisions du temps sont transitoires, impermanentes, se désintègrent et sont continuellement en train de passer. Et de même que le changement des saisons apporte la tristesse, songez à quel point votre vie aussi viendra à passer. 
L’on ne jouit jamais de la moindre paix de L'esprit et bientôt, la vie quittera ce corps. Par conséquent, dès aujourd’hui, vous devez penser avec détermination : 
« De ma mort ou du lendemain, qui sait lequel viendra en premier ? » 
La souffrance de la naissance est plus effrayante encore que celle de la mort. Où que l’on naisse, il n’y a jamais de bonheur car la nature de l’existence cyclique est tel un feu dévorant. Cherchez par conséquent une méthode pour vous en libérer dès à présent. P. 46, 47

Trop d’implications et d’activités contredisent la pratique du Dharma et font toujours l’objet du mépris des Aryas. Si vous avez peu de désirs, vos actions vertueuses augmenteront automatiquement. De ce fait, vous qui voulez vous engager sur la Voie de la Libération paisible, diminuez vos désirs et soyez satisfait.
Il est dit que si l’on épuise les désirs, l’on est un véritable Arya (noble) et que si l’on a peu de désirs, l’on est presque un Arya. Et de même que la souffrance et l’égarement de ceux qui sont affligés par le désir s’intensifient, ceux qui ont peu de désir voient leurs actions vertueuses s’accroître. Par conséquent, mettez vos pas dans ceux des nobles maîtres du passé, soyez toujours satisfait, et n’ayez que peu de possessions. […]
Les nobles saints du passé ont déclaré que, vivant dans la quiétude, ils ont trouvé le nectar (de l’expérience du Dharma*). Par conséquent, adoptez la résolution de vivre seul dans une forêt lointaine pour atteindre (un état de) paix. P. 48, 49

 

II, PRATIQUER LE DHARMA EN TANT QUE VOIE 


À chaque fois que vous écoutez, pensez ou récitez (les enseignements), faites-le dans l’intention de libérer le continuum de votre esprit. À chaque fois que vous écrivez, lisez, mémorisez ou enseignez, livrez-vous à ces activités avec la Libération pour seul désir. Au sein de votre méditation, de votre réflexion et de votre conduite, cherchez avec détermination à éprouver de la répulsion et du renoncement pour le samsâra en ne séparant jamais votre esprit de la pensée de la Libération. Il n’est rien de plus élevé que ces enseignements oraux quintessentiels. 
Lorsque vous mangez, dormez, marchez, êtes assis, parlez, conversez, pensez, etc., en d’autres termes, quoi que vous fassiez, ne laissez jamais votre esprit s’éloigner du vœu qui consiste à vouloir se libérer. Développez du dégoût (pour le saṃsāra*) et ainsi, domptez le continuum de votre esprit. Il s’agit là du point quintessentiel pour pratiquer le Dharma en tant que Voie. […]
Vous devez cultiver et accroître votre Esprit d’Éveil grâce à une compassion illimitée en pensant : « Puissent toutes les souffrances d’autrui mûrir en moi, puissent toutes mes actions vertueuses mûrir en autrui. Puissent tous les êtres atteindre mûrir en autrui. Puissent tous les êtres atteindre l’Éveil. » 
* Saṃsāra : signifiant « ensemble de ce qui circule », transmigration, transition mais aussi transmigration, courant des renaissances successives (Wiki.) P. 56, 57

 

III, CHASSER L'ÉGAREMENT SUR LE PARCOURS DE LA VOIE 


Vous vous purifiez des souillures du désir-attachement, de la j colère-aversion et de la nescience avec les eaux de (leurs antidotes, c’est-à-dire la méditation sur) la hideur, l’amour, et les liens interdépendants.

« En ce qui concerne les deux niveaux de vérité, dans la réalité relative, tout est comme un mirage ou comme un rêve. Néanmoins, sur cette base. vous pratiquez et œuvrez au bien d’autrui grâce aux six Perfections et aux autres méthodes mentionnées dans les traités du Mahâyâna. Vous appliquez des opposants directs à vos passions en méditant sur 1ms opposés. Par exemple, pour éteindre le désir-attachement, vous méditez sur la laideur et l’imperfection de ce que vous désirez posséder. \bus développez de l’amour pour ce que vous haïssez et chassez l’ignorance en étudiant le mécanisme complexe des liens interdépendants. De telles méthodes permettent de dépasser et de chasser les souillures qui obscurcissent votre nature de Bouddha. De cette manière, la Voie menant à la réalisation de l’Éveil s’éclaircira et s’ouvrira. […]
Afin de cultiver la Bodhicitta suprême, vous devez réaliser que la nature ultime de la réalité n’est pas le produit de causes et de circonstances. Elle est purissime et vierge d’élaborations mentales telles que les divisions en sâmsara et nirvâna, en vertus et non-vertus, en bien et mal, etc. » P. 65, 66

La Voie spéciale des Tantras secrets du Mahâyâna comporte des divisions extérieure et intérieure. Elle possède la précellence et infinie méthode permettant l’union des Phases de Développement (bskyed rim) et de Perfection (rdzogs rim) grâce à laquelle on chasse l’égarement au cours de diverses étapes. […]

« Les visualisations ne doivent pas être considérées comme étant concrètes mais l'on doit reconnaître que leur fondement est la Vacuité. De plus, la Vacuité ne doit pas être comprise dans un sens nihiliste de négation de toute chose car elle n’entrave en rien les liens interdépendants. Ainsi, l’union (yuganaddha) des Phases de Développement et de Perfection signifie que leur pratique est simultanée, l'une n’allant pas sans l'autre. » 

Au sein des trois classes de Tantras, l’accent est mis sur la purification. Vous abandonnez et adoptez successivement (ce qu’il convient) et de ce fait, vous éliminez les souillures en appliquant leurs antidotes. P. 68, 69

« Par exemple, lors d’une pratique de Mahâyoga, vous commencez par une méditation sur la Vacuité qui permet de voir toutes choses purifiées dans le Vide. De cet état, émergent des vagues débordantes qui expriment la motivation de compassion. C’est là ce que l’on désigne comme le « recueillement onmi-illuminateur ». Quand l’union de la Vacuité et de la Compassion est établie grâce à une telle méditation, on nomme cet état « recueillement de l’Ainsité. » 
Au sein de cet état, la conscience émerge dans toute sa pureté grâce à la méditation sur une syllabe-genre visualisée, par exemple un « HUM ». Des rayons de lumière en émergent qui purifient l’intégralité du samsâra et des êtres qui le peuplent et l'on réalise que tous ont la nature de la Vacuité. Grâce à un tel processus, le monde devient un champ pur ou le domaine divin de la déité visualisée, les édifices deviennent le palais céleste de cette divinité et votre esprit devient la syllabe-germe. » P. 75

« L'Espace de la Vacuité de toute chose est parfaitement pur, vierge de toute fabrication mentale. L’esprit ignorant y projette des souillures éphémères à la manière de nuages qui obscurcissent le ciel. Lorsque ces souillures de l’ignorance ou du Non-discernement obscurcissent l’Espace, apparaissent les sanctuaires des Trois Domaines (du Désir, de la Forme et du Sans-Forme), et les six classes d’êtres (les damnés des enfers, les fantômes faméliques, les animaux, les humains, les demi-dieux et les dieux). En d’autres termes, ces souillures se manifestent sous la forme des destinées et des êtres samsâriques, bien que ceux-ci n’aient aucune existence propre. Ces apparences qui émergent de la confusion et de l'égarement sont la cause de l’errance continuelle des êtres animés d’une destinée d’existence à l’autre. » P. 79

« Ainsi donc, une fois établie l’idée d’un « je » et d’un « mien », le mécanisme des consciences et des objets des sens, ou sujet et objet, se poursuit en vue de satisfaire l’acquisition de ce « je » imaginé à travers des expériences sensorielles concrètes. Le « je » imaginé tente de se rendre réel en créant et en poursuivant des expériences sensorielles. Il s’agit là d’une brève description de la manière dont apparaissent la conscience qui saisit et les objets saisis, produisant et perpétuant le samsâra. »

Tout ce qui se manifeste est en réalité incréé lors de sa manifestation. De même que les nuages dans le ciel, ces apparences (vont et viennent) raison de circonstances passagères. En fait, le samsâra est une réification dont les caractéristiques sont en totale délitescence. 
Les êtres animés saisissent tous les objets et les évènements de la conscience à travers le processus décrit ci-dessus comme s’il s’agissait de quelque chose de réel. Néanmoins, si on les examine attentivement, leur nature est celle de la Vacuité. Ultimement, l’on ne trouve rien. Tout ce qui relève de la réalité relative apparaît en raison de causes constamment changeantes et temporaire, à l’image de nuées célestes.  
Lorsque l’humidité de l’air est déplacée par le vent, des nuages se forment dans le ciel. Mais dans la mesure où les nuages sont la manifestation du vent et de l’humidité du ciel, il est  impossible de les concevoir comme étant véritablement différents ou séparés de lui. Ils n’ont pas d’autre lieu où établir leur existence, c’est le seul endroit où ils peuvent se rassembler et finir par disparaître. P. 81, 82

« Lorsque vous réalisez l’essence de l’état naturel, il n’y a rien d’autre à faire pour se libérer, si ce n'est simplement laisser les nuées des apparences erronées se dissoudre dans le ciel purissime de votre nature de Bouddha. » P. 84

Dans le Bodhicaryavatara (IX2), Shantideva écrit : « La Réalité ultime ne se situe pas dans le champ de l’esprit conventionnel*. » P. 86

* A commenter.

« Quelles que soient les pensées qui émergent au cours de votre pratique quotidienne, si vous reconnaissez leur véritable nature, elles n’ont pas d’autre alternative que de s’évanouir d’elles-mêmes, À l’image de dessins tracés sur l’eau. elles émergent à la surface du Discernement et retournent nécessairement s’y dissoudre. » P. 87


IV, PURIFIER L'ÉGAREMENT EN SAGESSE

C’est là une brève explication des méthode relatives. D’une manière plus élaborée, on peut subdiviser ces techniques utilisées sur le parcours de là Voie comme suit :
On peut les subdiviser en fonction des méthodes des mises en œuvre au cours des Voies ordinaires, spéciales et insurpassables. Ces méthodes consistent respectivement à chasser (les passions) grâce à des antidotes, à les transformer avec des méthodes appropriées et à les purifier dans l’Espace (de la Sagesse Primordiale) sans avoir à les rejeter dans la mesure où elles se libèrent d’elles-mêmes dans leur propre condition naturelle. Peu importe la méthode de purification que vous choisissez pour vous entraîner, ultimement, l’état de cessation et celui de purification de l’égarement sont les mêmes. P. 96

Puisque ultimement les passions n’ont pas d’existence réelle et ne peuvent pas être trouvées, peu importe la méthode employée pour les éliminer, leur cessation et leur purification en Sagesse reviennent exactement au même. En effet, un dessin exécuté sur l’eau disparaît dès son tracé, indépendamment de toute méthode employée pour l’effacer. P. 98

Ce n’est pas du tout que, à un moment, apparaîtrait une passion et qu’une fois cette passion parvenue à son tenue, la Sagesse ferait son apparition. Les conceptions erronées émergent et se libèrent au même moment. Si vous discernez leur nature, il s'agit de la Sagesse ; si vous ne la discernez pas, alors, il s’agit des passions. Si vous êtes dans la confusion quant à leur nature, vous êtes dans l'égarement, sinon, elles sont pures. P. 99

L’orgueil consiste à se considérer supérieur à autrui en termes de position sociale, familiale. financière, intellectuelle, etc. La Sagesse de l’Égalité est dénuée de telles discriminations erronées en termes de ce qui est supérieur et inférieur, bon et mauvais, étranger et familier. Elle n’opère de discriminations dualistes et ne présente donc aucune base permettant à l’orgueil d’émerger. Elle représente la purification de l’orgueil. 
Quant à la Sagesse de l'accomplissement des Activités, elle ne présente aucune entrave aux actions, lesquelles sont accomplies spontanément et sans efforts. Elle purifie la jalousie qui consiste à souhaiter avoir soi-même accompli telle ou telle chose plutôt qu’autrui. 
Puis viennent les techniques relatives pour purifier l’égarement en Sagesse sur le parcours des Voies menant à l’Éveil. Ensuite, vient la purification ultime, c’est-à-dire celle de l'Éveil. P. 102


NOTES 

8, Selon les enseignements de l’Abhidharma, les univers traversent des cycles majeurs et mineurs de création et de destruction. Ils sont détruits à intervalles divers par les éléments feu, eau et vent. 

14, Les Quatre Illimités sont la compassion illimitée, l’amour illimité, la joie illimitée et I’équanimité illimitée. Dans ces prières et ces requêtes, l’on demande que l’équanimité, le bonheur, l’absence de souffrance et l’omniprésence de la joie soient accordés à tous les êtres.

 

– INTERVIEWS : L'ARTISTE SCULPTEUR AMÉRICAIN RICHARD SERRA (2 novembre 1938 - 26 mars 2024 - premier interview non daté et non sourcé)

Richard Serra est mort il y a quelques jours et beaucoup d'entretiens de lui circulent ces jours-ci, dans les réseaux sociaux, en voici deux transcriptions. C'est une grande tristesse d'avoir appris son décès car c'était vraiment un artiste important et qui, comme sculpteur américain, a vraiment dominer la scène de l'Art Contemporain Internationale depuis les années 80. Je me rappelle, alors que je vivais à New York, avoir vu plusieurs expositions de son travail et de ses nombreuses sculptures, en particulier, dans la toute nouvelle galerie de Gagosian à Chelsea, comme par exemple "Switch", en 1999-2000. Pour anecdote, j'habitais alors à DUMBO (155 Water Street) en 1994 à Brooklyn et David, un de mes amis sculpteur de l'époque m'avait raconté qu'un de ces amis artistes, qui travaillait alors comme assistant dans l'atelier de Richard Serra, qu'il ne l'aimait pas beaucoup car il était très dur avec ses assistants et un des leurs était même mort, écrasé par une de ses sculpture si pesante. Cela m'avait profondément marqué et choqué et depuis, chaque fois que je vois une de ses sculptures, cette anecdote me reviens à l'esprit en me faisant penser qu'aucun être humain ne devrait mourir pour l'hubris d'un artiste, si célèbre, si riche et si imposant soit-il ! Je dois avoué, pour ma part, avoir une préférence émotionnelle pour ses dessins au fusain et au 'paint stick' noirs sur papier, aux formats plus humains car je me sens vraiment dominé, emprisonné et particulièrement étouffé physiquement et même spirituellement devant ses immenses et monumentales sculptures en fer, parmi lesquelles, personnellement, je ne trouve pas du tout ma place. J'y souffre d'un mal de vivre et d'angoisses existentielles, c'est un peu comme lire Nietzsche ou même regarder des œuvres de Kieffer ou bien aussi de Picasso : bravo ! c'est très fort ! très vital ! très essentiel ! mais c'est emprunt d'une telle domination machiste, volontariste et provocatrice, que je laisse cela au frustrés du pouvoir et de la soumission ! Cela ne n'enlève bien sûr absolument rien à la grande valeur de son travail et comme la plupart des grands artistes, il dit, bien au-delà de ses œuvres, des choses vraiment essentielles au sujet de l'Art et des matériaux qu'il utilise pour realiser ses sculptures, j'y reviendrait plus tard ! Voici déjà en préambule, quelques unes de ces autres fameuses citations :

« Le poids est pour moi une valeur, non qu'il soit plus contraignant que la légèreté, mais j'en sais davantage sur le poids que sur la légèreté. »
« Ma préoccupation est toujours de savoir comment aborder l'espace. Dans un site urbain, je vais tenir compte de la circulation, des rues, de l'architecture. Je construis une sorte de disjonction, quelque chose qui situera ce lieu et dans lequel on pénétrera au milieu de l'architecture environnante. »
« La signification de l’installation n’existant pas en dehors de l’expérience du spectateur, chacun devient le sujet de l’installation. »
« Quand on voit mes pièces, on ne retient pas un objet. On retient une expérience, un passage*. »


RICHARD SERRA : Je pense que l'idée que les gens trouvent les matières premières laides ou qu'un autre matériau** n'est pas laid est vraiment liée à l'endoctrinement des médias par les entreprises corporatives et le bon goût bourgeois ! Vous savez, avant c'était le plastique, puis l'acier inoxydable et maintenant le bronze et l'acier Corten, qui se font un peu rouler dans la farine, probablement que dans 25 ans, une fois que l'acier Corten aura disparu et qu'on ne construira plus avec ce produit, on aura l'impression d'avoir affaire à du fer forgé. Dans cette Ville (New York), tout le monde a une grande vénération pour les bâtiments en fer forgé. Je pense que le goût n'est pas vraiment lié à la connaissance du matériau mais plutôt à l'endoctrinement : MAUVAIS EST L'ACIER ! BON EST LE BRONZE ! BON EST LE MARBRE ! MAUVAIS EST LE BOIS ! Je veux dire que toutes ces choses me font pisser de rire !

INTERVIEWER : Non, je ne peux pas être d'accord. Je veux dire, vous avez quelque chose, vous avez certaines constantes comme l'or qui a et aura toujours de la valeur !

RS : D'accord ! C'est exactement ce dont nous parlons. L'or a toujours eu de la valeur, c'est vrai ! Et je pense que si je construisais une sculpture courbe en or massif, les gens l'apprécieraient pour ces mauvaises raisons. Je viens d'aller voir l'exposition Rodin et j'ai vu le moulage d'un nouveau Rodin… que tout le monde admire ! et tout cela pour de mauvaises raisons. Et si vous souhaitez assimiler la sculpture à la valeur matérielle brute, vous pouvez tout aussi bien, vous savez, vous tourner vers les personnes qui font cela et regarder à la surface des idées qui sont perpétrées. Et dites-moi si cela a quelque chose à voir avec la sculpture ou alors avec la consommation ? Car c'est exactement ce que l'on trouve vraiment au Caesar's Palace, dans la fontaine. Vous savez, ce type d'œuvre sera toujours utilisé et intimidera toujours : OH ! DE L'OR ! LE POUVOIR ! LA RICHESSE ! L'ART*** !

 

* J'aimerais également que les spectateurs retiennent, après avoir vu mes œuvres, cette expérience du passage, de la déambulation et du nomadisme !

** Je tiens à préciser ici que ce qu'il dit est très vrai et mon travail principal, qui se compose essentiellement de grandes peintures sérigraphiées à l'arrière de plaques de Plexiglas, matériaux industriel, commun, un vulgaire plastique, ne servant qu'à imiter le verre, un ersatz en quelque sorte ; m'a fait raté bien des ventes car, celui-ci n'était pas considéré assez Noble pour être le support d'une peinture ou d'une œuvre d'art de valeur, pérenne et digne d'interêt à acheter et pour investir en sa validité au long terme ! 

*** Il est vrai que cette notion de l'Art valeur refuge intemporel dans le matériaux dans lesquels il s'incarne : marbre, onyx, coquillage, or, bronze, ossements de saints, d'ancêtres, reliques etc… existe depuis la nuit des temps ! Rappelons nous collectivement le fameux Veau d'Or biblique ! Cette valeur refuge dans la matière noble est plus que jamais d'actualité ! Et on n'en peut vraiment plus de voir des sculptures en or ou en diamants comme les toilettes en Or de Maurizio Cattelan (4 mai 2016) installées au Guggenheim Museum de New York : "America" ; ou alors, encore bien sûr la moins moins fameuse tête de mort "For the Love of God" (2007), de Damien Hirst, comprenant 8 601 diamants rehaussant le crâne en platine, qui a été vendu pour 100 millions de dollars. Peu m'importe ce pseudo acte créateur d'artiste provocateur se cachant derrière une pseudo envie de renvoyer le 'peuple' devant ses envies de richesse, ses contradictions et ses espérances de chier dans de l'or véritable ! Cela reste et restera toujours une très pauvre provocation potache artistique de plus, vaine et futile comme beaucoup d'œuvres d'art actuelles faites par de ces artistes plus que médiocres, ambitieux, avides et vulgaires ! Cela représente vraiment profondément l'image miroir exacte de notre propre état d'esprit et de ce qu'ils nous importe peu ou pas du tout, à nous autres contemporains, des vraies et inéluctables destructions, de la disparition et de l'effacement du Monde car seul semble exister et perdurer le pouvoir, la richesse, la richesse encore et puis surtout, la fuite en avant dans une futilité et une innocence presque débile et infantile. J'aime citer ici la belle phrase du Roman de la Rose (XIIIe siècle), de Guillaume de Lorris et Jean de Meun : « Ils ont fait de l'argent leur maître, ces immondes crapauds terrestres ! »


– INTERVIEW 2 : CONSEIL DE RICHARD SERRA : DÉBARRASSEZ-VOUS DU DÉSORDRE ET DES TRADITIONS ET FAITES CE QUE VOUS VOULEZ !, MUSÉE D'ART MODERNE DE SAN FRANCISCO, 14.12.2011

Richard Serra explore les façons dont la perception du Monde par un artiste peut être influencée par son processus créatif, et vice-versa. 

- GARY GARRELS : D'une certaine manière, le dessin est considéré comme l'un des médiums les plus traditionnels, voire le plus traditionnel ?
- RICHARD SERRA : Il est limité par le fait qu'il s'agit généralement d'une feuille de papier et il n'engage pas le spectateur, si ce n'est qu'à petite échelle car les dessins sont toujours considérés comme quelque chose de préparatoire à la peinture. Les dessins n'ont donc jamais été pris au sérieux historiquement. Quand on est enfant, on fait une marque sur un morceau de papier, sur le sol, sur le mur ou sur n'importe quoi d'autre et cela dure depuis Altamira et cela dure encore aujourd'hui et cela durera probablement toujours ! Ensuite, il faut comprendre qu'il y a certaines transmissions qui sont héritées de l'histoire de la création des signes. Je pense que c'est ce que font tous les étudiants, en fait. Vous commencez à marquer et dessiner sur le papier et si vous n'avez pas encore trouvé votre propre procédé, alors vous utilisez les outils que tout le monde utilise, principalement le fusain, pour un étudiant, c'est bon marché. Au bout d'un certain temps, ces outils deviennent un obstacle, car ils ne peuvent vous amener qu'au niveau de ce qui a été fait auparavant avec ces outils-là ; ou vous pouvez affiner ce processus - ce que l'on appelle communément la création artistique académique. Et je pense que si vous regardez l'histoire du dessin, les personnes qui ont probablement apporté les plus grandes contributions ont inventé leurs propres procédés et techniques. Ce que vous essayez de faire et qui est très difficile, c'est de vous débarrasser de tout ce que vous avez hérité de la tradition dans laquelle vous travaillez*, même si vous savez très bien que vous ne serez qu'une pierre de plus dans l'édifice de l'Art.


* Il a tout à fait raison, c'est un peu similaire à la fameuse phrase de Picasso : « On copie, on copie et puis un jour, on rate une copie et puis on fait un original ! »
Il faut vraiment sortir d'une certaine main-mise, ce carcan des traditions et des cultures qui nous ont nourrit pour effectivement pouvoir trouver sa propre voie artistique, singulière et libératrice !

– LIVRE : ARTISTES ET PROPHÈTES, PIERRE DRIEU LA ROCHELLE

Du fait de son passé connu d'appartenance plus ou moins à l'extreme droite pendant la guerre et d'affinités au mouvement Nazi, je n'avais jamais lu aucun livre de cet auteur. Mais le titre m'a vraiment interpellé et je suis vraiment ravi de partager avec vous ces petits extraits parlant d'artistes et de prophètes ; tout ceux que j'aime et apprécie et avec lesquels, je me sens comme en unité, en fraternité. Surtout Soutine, à qui je dois certainement ma grande affection pour l'énergie vitale et la mouvance des corps et même de la Nature dans ses toile, dans lesquelles absolument rien n'est figé, rien n'est mort et même ses 'natures-mortes' sont vivantes, dégoulinent et jaillissent de Vie !
Petite anecdote new yorkaise au sujet de certains auteurs taxés d'avoir eu des affinités avec les différents fascismes pendants la dernière guerre car il est toujours bien difficile d'aborder ce sujet aujourd'hui quatre-vingt années après les faits incriminés. Je me souviens même, comme si c'était hier, qu'en 2004 dans un party à New york, une amie (communiste népalaise) avec qui je discutais des œuvres de Mircéa Eliade, m'a jeté un regard fortement réprobateur, en me disant que c'était un fieffé fasciste ? Sa virulence soudaine m'a fortement surpris car j'avais déjà lu alors, la presque totalité des ses œuvres (sauf les romans), en particulier : Le Chamanisme: et les techniques archaïques de l'extase et ses Histoire des croyances et des idées religieuses (3 tomes) et n'y ai jamais senti ou ressenti une quelconque affinité avec des idées d'extrême droite. Cela pose question cependant, surtout aujourd'hui où près de 40% des français sont prêts à voter pour cette extrême droite, ce qui est désespérant. En tout cas, même si tout est politique, j'ai trouvé les textes sur Van Gogh, Goya et Soutine, vraiment très vivants et enthousiasmants, c'est agréable à lire en cette période où plus grand monde ne s'intéressent ni à l'Art ni aux artistes et surtout particulièrement, ici, en France !  

 

ARTISTES ET PROPHÈTES 

Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il n’est pas besoin d’être nazi pour ne rien comprendre à la peinture moderne et que le geste hitlérien satisfait la crainte et la  haine secrètes ou avouées de beaucoup de nos contemporains.
Si l’on exige à la porte des musées le dépôt des parapluies, c'est que bien des paisibles bourgeois pourraient transformer ces instruments défensifs en armes offensives pour assouvir d’obscures colères. […]
Autrefois, les protestants anglais, les jacobins français ont repoussé dans l'ombre bien des pensées et bien des images qui expliquaient les premiers élans de leur fureur. Par exemple, la Révolution française a mis en prison le Marquis de Sade qui avait par trop souligné dans ses œuvres pornographiques le déchaînement sexuel qui prélude à tout séisme, social. […]
Les bolcheviks ont bientôt réduit au désespoir les poètes et les peintres qui avaient salué leur avènement. Essenine et Maïakovsky se sont suicidés. D’autres ont été réduits au silence, exilés ou fusillés. j’ai vainement cherché dans le musée de Moscou les œuvres qui avaient été en honneur aux premiers jours de la Révolution. 
Certes, les œuvres de l’avant-garde française étaient encore là, les œuvres de Braque, de Léger, de Matisse, de Picasso ; mais ce n'était pas vers elles que les guides officiels dirigeaient les troupes de badauds, c’était vers les œuvres les plus conventionnelles et les plus banales de la peinture du siècle dernier. Devant cette peinture-là, guides et guidés communiaient en toute paresse. 
Ils se détournaient aussi de la salle où je restai à peu près seul pendant une heure et qui renfermait l'inestimable trésor des vieilles icônes arrachées aux couvents et aux églises. [… ]
L’action politique a toujours, à un moment, un réflexe réactionnaire et conservateur par rapport aux entreprises de l’esprit*. Ce n’est que dans le tout premier moment d'une revolution qu’il y a un contact senti et reconnu entre les pensées et les actes ; ou bien alors beaucoup plus tard, quand les actes sont morts comme les pensées ou les images, des savants ne dérangent plus personne par leurs soins funéraires, rétablissent les justes rapports entre ce qu’une époque pense et ce quelle accomplit, entre les outrances de l'un et l'autre plan. 
Pour en revenir à Van Gogh, je ne puis m'empêcher de trouver un caractère éminemment prophétique aux tableaux de la fin de sa vie, peints dans la demi-démence qui a précédé sa mort. Ces énormes soleils annoncent bien cette 'révolution du nihilisme' dont Hermann Rauschning nous dit quelle est la révolution hitlérienne.
Un autre fou qui était à peu près le contemporain de Van Gogh, Nietzsche, expliquait en termes parfaitement clairs que son évangile de la Volonté de Puissance allait jaillir sur la sinistre toile de fond du nihilisme européen. 
Nietzsche, au moment où sa pensée se contractait jusqu’à éclater, se disait l’Antéchrist ou le Nouveau Christ qui renversait les Tables de valeur posées par l’ancien Christ. Il aurait pu dire, plus exactement, comme Jean le Baptiste dans l'évangile de Jean : « Celui qui vient derrière moi a passé devant moi parce qu’il était avant moi. » Car, en effet, en dépit de toutes les élévations et de toutes les. sublimations et de toutes les subtilisations de la philosophie de ses années paisibles, il y avait dans Nietzsche une certaine fureur germanique qui en faisait, si l'on veut, l’annonciateur dans le désert de Hitler. […]
En tout cas, on pourrait éditer ces temps-ci un recueil d’extraits de Nietzsche, qui serait comme une Apocalypse de ce siècle. Cette apocalypse prendrait un aspect singulièrement émouvant, si on l'illustrait de quelques reproductions de Van Gogh.
La critique, toute attachée à des notations techniques, n’a pas suffisamment dégagé l’ample signification de cet artiste qui a été le seul grand peintre produit par le Monde nordique depuis le XVIe siècle. 
C’est en plus d’un point que ce grand solitaire pourrait être comparé à cet autre grand solitaire que fut Nietzsche. L'un et l’autre étaient nés dans un milieu de mystique protestante. L'un et l’autre ont été irrésistiblement attirés par le soleil méridional. L'un et l’autre ont d’abord façonné leur âme tumultueuse et sombre aux disciplines plastiques de l’esprit et de l’Art méditerranéen.
Et puis l'un et l'autre sont rentrés pour y sombrer dans la vision catastrophique des ciels septentrionaux. 
Artistes miraculeux, douloureux et terribles prophètes accablés par leur prophétie. 

Pour La Nation, 1939. P. 8 - 17

LE POÈTE ANGLAIS ET LE PEINTRE FRANÇAIS 

Tout à l’heure, j’ai parlé en Français en disant que l’Anglais était infiniment sensible à la nature physique. En réalité, il est sensible à la vie spirituelle qui pour lui anime cette nature physique. Si l’Anglais note avec tant d’acuité tous les mouvements dans la nature, c’est à cause de la signification intime qu’il y trouve et qui est la seule
qu'il y cherche. L’Anglais, comme un primitif, est animiste. Ce qu’il sent palpiter partout, c’est l’âme - non pas l’âme abstraite des théologiens et des philosophes mais l'âme concrète, le souffle chaud des sorciers totémistes. Pour un Anglais, une plante, un animal, un corps humain, c’est d’abord une âme qui palpite, La nature pour lui, c’est le royaume des esprits, des souffles, des génies et des fées. Un roman anglais c’est un conte de fées. 
Ce spiritualisme ne tourne pas facilement au moralisme. Et nous verrons plus loin qu’il reste toujours un animisme.
Pour mieux voir ce fait, prenons-le à revers ; contrastons le Français avec l’Anglais. Le Français est passé de I'animisme au rationalisme*. Il regarde la nature du haut d’un observatoire intellectuel. Entièrement habité par des formes, il ne cherche dans la nature que de quoi remplir ces formes. Il vient à la nature non pas avec des pensées abstraites mais avec des formes, autrefois dégagées de la nature et qu’il veut sans cesse y réadapter. 
Mais qui ne s'aperçoit aussitôt décrivant ainsi le Français, j’ai décrit l’artiste. Le Français est artiste, avant tout et après tout. Les arts plastiques, bien plus que la littérature, sont la grande justification de la France - comme ils le sont de toute cette partie de l’Europe dont elle fait partie : Nord de l’Italie, Espagne, Vallée du Rhin et Pays-Bas* 
L artiste est un rationaliste qui regarde la nature avec des yeux d’admiration. Le poète est un mystique qui regarde la nature avec des yeux d'adoration. Ici, il faut faire grande attention et bien noter ceci : l'admiration, tout compte fait, tient plus près l’artiste de la nature que le poète. L’adoration porte celui-ci toujours en deçà ou en delà. L’admiration maintient toujours celui-là en contact avec la nature physique. […]
Quand le poète anglais veut devenir peintre, l'élément de rêve qui se mêle à l’admirable vitalité de son sensualisme prend le dessus et fait avorter sa tentative. On s’aperçoit que ce n’était pas la nature physique qui l’intéressait, mais ce qu'elle lui révélait d’une autre nature plus intime, une nature spirituelle, peuplée de sentiments et d’énergies, de génies et d’esprits. Le pinceau à la main, le poète anglais veut peindre cet arrière-fond de sa vision. De là, la réussite surprenante de Blake qui ne fait qu’illustrer sa poésie et, au contraire, la faillite finale de Turner* qui se noie dans un lyrisme trop subjectif - et l’épouvantable erreur de toute cette peinture a tendance symboliste qui a noyé le XIXe siècle anglais (Watts, Burne Jones et autres). […]
Le Français est incapable de fiction. Jamais aucun Français n'a pu créer un Monde autonome d’âmes évoluant librement dans la sphère des passions élémentaires, comme les Anglais ont pu le faire de Shakespeare à Lawrence et Conrad. Il n’a pu le faire ni dans la poésie, ni dans théâtre, ni dans le roman. C’est qu’il est rationaliste, et d’abord ce rationalisme le confine dans une vue sèchement sociale de l’homme.* […]
Dans la littérature anglaise, l’homme est un animal qui a encore l'âme sauvage de la forêt ; dans la littérature française, c’est un animal domestique, c’est un animal social. De là l’impossibilité de la fiction* aussi bien en poésie qu’au théâtre, que dans le roman. Racine se réfère à la raison d’État, Balzac à la raison sociale - les poètes sont toujours tentés de devenir des tribuns. 
Mais pourtant le Français ne s’en est pas strictement tenu au social. Il y a eu un moment où il a été mis en contact avec la littérature anglaise qui parle si spontanément, si librement de la nature. Le Français s’est donc occupé de la nature, il en a traité. Mais jamais il n’a pu se situer dans ce plan où l’humain et
le naturel se fondent. A partir de la fin du XVIIIe siècle il a laborieusement replacé l’homme dans la nature : mais les deux éléments sont notés séparés. Le rapprochement n'a pu aller que jusqu'a la continuité. Efforts éloquents de Rousseau et de Chateaubriand. 
Mais le Français a produit dans cette direction un autre effort, bien plus curieux. C’est l’effort pittoresque. C’est ici que nous retrouvons le peintre.
Le Français, voulant se rapprocher de la Nature, n’a pu qu’imiter le peintre. Étant peintre né, il a cherché dans la nature une matière pour remplir des formes. Il a illustré ses poèmes et ses romans de descriptions, d’imitations de tableaux. De là, la grande tentative plastique de notre XIXe siècle qui est une des grandes originalités et je crois bien une des grandes erreurs - et, en tout cas, une des activités les plus frappantes et les plus influentes de notre littérature. Cette tentative des romantiques est marquée par des noms bien plus célèbres à l’étranger que la tentative sentimentale. Flaubert, Balzac, Zola sont bien plus universels que Musset, Lamartine ; et le Hugo des romans bien plus que le Hugo des poèmes.  

Fornes, No 25, mai 1932. P. 18 - 34

SOUTINE 

Il débouche de l'ombre comme un fœtus et voici la lumière. Elle le frappe, le déchire, le fait hurler. Le petit hercule se débat, puissant, mais à jamais blessé, à jamais infirme. 
Cette peinture ne s’exerce pas dans l'espace, mais dans le temps* ; une sensation  lumineuse se prolonge et déjà la toile est dévorée. Dans un tourbillon de lumière, un être passe - c’est une figure, une maison, ou un quartier de viande - balayé par la tempête de la vision. À l'instant, le fait abominable et merveilleux est accompli. Il ne s’agit pas d’espace, de volume ; non cela se passe dans un autre monde : une genèse foudroyante et écourtée. Le concret monstrueux a rayé l'abîme*.
Soutine a reçu le don de peindre en naissant, mais ce don lui a brûlé les yeux et le cerveau comme un fer rouge. Il aime son tourment mais c'est un tourment. Et il fait souffrir la toile, les couleurs, le monde de sa souffrance. Autour de lui, tubes et pinceaux jonchent le sol, éventrés ou tronçonnés. Il a souffert, il souffre encore. Peut-il cesser de souffrir ? Avant sa naissance, il sentait déjà la vie comme une puissance qui allait éclater dans le néant. Et voilà que la nécessité le met au centre même de cet éclatement : à lui, le peintre, de donner la plus évidente réalité cette abomination des abominations, à cette merveille des merveilles. Et le voilà parti à travers le monde, où il promènera toujours son hurlement de nouveau-né. 
Révolte, amour et résignation se confondent dans ce cri. Il ne se dérobe pas, il fera en plein ce qu’il lui faut faire. Et vraiment il y a un amour immense dans cet homme : tout ce qui passe par sa rétine est imprégné de ce phosphore. Mais comme il a été mis au monde, il met les choses au monde : dans un sanglant déchirement. 
Pourtant, ne nous emballons pas : cette passion délirante a pour noyau la raison. Une vraie raison, admirablement réaliste. Je suis suffoqué par le réalisme de Soutine. Ceux qu’on appelle des visionnaires sont des réalistes, de terribles et indéniables réalistes. Que voulez-vous qu’un homme soit, sinon la réalité ? Il se trouve comme par hasard que cette réalité, sa réalité, c’est bien celle des autres. Ils s’en assureront, s’ils se frottent les yeux. 
Si vous le voulez, cette époque est rongée par un chancre immense : un subjectivisme exalté. Mais que m’importe par quel bout vous prenez le monde, si vous avez de fortes mains pour le saisir !
Et les ancêtres de Soutine ne connaissaient pas la peinture, aussi la lumière des peintres a blessé ses yeux de nouveau-né. Cette circonstance n’empêche pas que le monde est réel, pour ce peintre, séculairement privé « d’images taillées » comme pour les autres humains. On retourne le monde biblique comme un soc et il en sort des grandes pièces de bœuf, des bonshommes tout crus, dégouttants de couleur et naturellement des visages, des visages que la mémoire arrache de la matière et fixe dans une éternité fulgurante. 
D’ailleurs il y a de tout dans la Bible et si on ajoute le Talmud… C’est pourquoi Soutine a bien des choses à découvrir encore. Qu’il traîne dans les villes ou les villages, il reconnaîtra bien des choses familières à son angoisse et même une sorte de paix, de repos. C’est aussi qu’il aime ce concept inexorable qui est au fond des choses, qui ne lui fera pas grâce et qui même lui imposera peut-être la paresse, la lenteur, le sommeil. Cet homme qui n'a jamais fermé l’œil, ses paupières s’abaisseront quelque peu. 
Et puis, après ces propos échauffés, n’oublions pas que Soutine a de solides moyens, son art est sobre parce qu'il est robuste. Alors laissez venir à lui les choses.
Je n’ai pas envie d’en dire plus long sur quelqu’un que j’ai rencontré dans la rue, derrière une vitrine, qui m’est étranger et paternel. 

Formes No 5, mai 1930. P. 35, 39 

GOYA 

Et c’est pourquoi il nous plaît tant. Ce fameux mot « moderne » que les plus inquiets des Européens ont lancé de tous côtés en appel et que sans doute ils ne répéteront plus guère, ils le prononcent avec volupté devant ce dessin rapide. léger, qui feint toutes sortes de déroutes et de défaites pour s’assurer des triomphes inédits, craignant peut-être de ne pouvoir rééditer tous les anciens - devant cet éclairage qui, de la lumière et de l’ombre, fait des complices démoniaques et non plus de loyaux adversaires qui s'étreignent franchement - devant cette pensée qui se joue dans un monde d’illusions, de déficiences. Oui, c’est bien l’un des premiers modernes, qui tourne le dos à toutes les simples affirmations de la vie, oscillant entre la caricature et l'académisme, si loin de Velasquez comme de Rembrandt, si près déjà de Manet, Degas et Picasso. Seulement il est encore plein de vie. Au point que souvent on se dit qu’il a choisi de tourner le dos et qu’il aurait pu encore accepter le combat gagné par les ancêtres. 
Ce qu’on ne peut pas dire de Picasso, un siècle plus tard. Celui-là est obligé de jouer uniquement sur les valeurs de désastre. Nous savons bien que s'il voulait rivaliser avec les anciens, il ne le pourrait plus : la main, l’ouïe, la pensée devraient s’avouer vaincus par le temps. Telle est l’aventure de deux siècles ; d'abord on peint très légèrement mal, comme Goya ou Fragonard, parce que on a peint trop longtemps bien. L’humanité est obligée de secouer le joug de beauté et de la perfection comme tous les jougs*. Ensuite on peint mal, parce que c’est une habitude. Et c’est un joug plus difficile à secouer que l’autre. 

Mais assez d’histoire et de philosophie de l’histoire. Songeons que nous sommes devant un homme de génie. 
Voilà ce dont je me réjouis une fois de plus, à la Mazarine comme au Prado et au musée moderne de Madrid : je me réjouis devant la liberté du génie. Cette liberté brise d’avance comme bois sec toutes les théories qu’on pourra essayer sur son dos. Et celle-ci même, bien sûr, que je viens de ressasser et qui est la théorie de la décadence de l’art européen, car combien de fois en regardant telle exquise de peinture si fraîche et si vive ou tel dessin si achevé, j’envie chez Goya la jeunesse finissante de l'Art européen, au lieu de déplorer sa sénilité commençante. […]
Il est encore classique, parce que chez lui le sérieux du métier est encore l’expression spontanée du sérieux de l’âme et non pas une reconquête laborieuse et tremblée comme chez Cézanne. Aussi reste-t-il complet : dessinateur et coloriste. Il reste au-dessus de ces querelles qui déchireront à jamais l’Art entre coloristes et dessinateurs, entre Ingres et Delacroix. Cela est dû, à l’époque encore ingénue, à son éloignement espagnol ; mais aussi à son instinct et à sa réflexion foudroyante d’homme de génie. Le génie gêne tout le monde et ne s’embarrasse de personne. Les écoles, il les renvoie d’avance dos à dos. 


Liberté 

Pour en venir à des spécifications triviales, pouvez-vous m’assurer que Goya est un « libre penseur » ? Pour en douter, je ne m’appuierai pas sur sa peinture religieuse, certes. Mais cette formidable machine satirique qu’est son œuvre gravée et qui, par certains cotés, pourrait être brochée avec les écrits les plus furibonds de Voltaire, de quel halo est-elle pourtant enveloppée qui annonce toutes les angoisses et tous les regrets des romantiques. Certes, je ne vois rien de chrétien en Goya. Mais Ortega y Gasset ma dit un jour : « Les Espagnols n'ont jamais été chrétiens. » En effet, ils participent à une religion plus primitive, où le tragique est plus brut, plus indicible que dans le catholicisme*, une religion qui s apparente à toutes les religions mi-chrétiennes, toutes ouvertes sur la mort et par exemple la religion de leurs victimes, les Mexicains. Il y a aussi une sorte de prophétisme sibyllin chez Goya dans les "Désastres de la guerre" qui nous rappelle le contemporain de William Blake et de Roi Rynard. […]
Seulement, ces hommes sont encore près de la santé : Goethe fait Faust et aussi Hermann et Dorothée. Goya s’épouvante devant les horreurs de la religion et de la guerre ; il détruit à sa façon la monarchie en la peignant telle quelle ; mais aussi il retrace mainte scène champêtre où respire la plus sûre joie de vivre.
Il est libre aussi vis-à-vis de son pays. Aussi Espagnol qu'on peut l’être et bien autre. Admirable chroniqueur des douleurs de sa patrie et en même temps les trahissant, en les reportant à quelque chose d’éternel. Il a buriné, contre les vingt-trois ans d’atrocités de la France révolutionnaire en Europe, un pamphlet bien plus terrible que les discours de Fichte ou les articles de Burke ; mais pourtant il était le complice intellectuel des envahisseurs et il a préfère finir sa vie chez eux. Son roi lui a pardonné, ce que ne feraient pas nos nationalistes d’aujourd’hui qui se disputent avec nos communistes le parti pris décadent de faire de chaque individu le courtisan de tous les autres. 
Enfin il a été libre vis-à-vis de lui-même. II a continué à peindre et à graver, bien que la surdité fut venue, la duchesse d'AIbe partie, la solitude de plus en plus grondante. 

L’Europe Nouvelle, No 7, 11 mai 1935. P. 40 - 48

PRÉFACE À LA VIE DE MICKIEWICZ 

Il appartient, comme grand poète romantique, à cette race de géants qui a foisonné pendant cent ans et qui fait du XIXe siècle une époque aussi majestueuse que la Renaissance. Le romantisme, c’est toute l’Europe pendant une de ses plus beIles saisons.
Ces hommes ont porté avec courage des contradictions écrasantes. Mais les grandes époques ne sont grandes que parce qu'elles sont ainsi tragiques. […]
Frère de Byron et de Chateaubriand, qui veulent tout embrasser et qui laissent tomber tant de choses. Grand pauvre au milieu des plus brillantes richesses.

Paris, Plon, 1931. P. 53 - 62


– LIVRE : LE ROI ET LE CADAVRE, HEINRICH ZIMMER (en cours d'actualisation)


Il est des livres qui, lors de leurs lectures, nous apprennent, nous donnent et nous transmettent tant d'informations judicieuses et nouvelles. Elles sont assez rares et elles sont cachées, inattendues, révélatrices, bouleversantes donc et très précieuses à connaitre ! C'est avec une grande joie, un grand bonheur et une grande générosité que je partage avec le lecteur, ces passages qui me semblent très importants à lire. Surtout, pour ne pas nous rassurer et nous conforter dans notre simple, petite et étriquée vie et 'culture bourgeoise' "narrow minded" et pour dégonfler notre trop infatué ego, afin que nous puissions comprendre (ou essayer de le faire) et entrer dans l'ensemble de la Vie Totale, Universelle, le Tout, la Nature, les Énergies Vitales et le Cosmos ! Et puis également, pouvoir, si possible, intégrer et utiliser, d'une autre manière, un autre système de penser (entrer dans la vacuité bouddhique par exemple ou dans les bardos tibétains), hors des normes de nos récentes (au vue de la longueur de notre humanité) auto-centrées morales répressives des croyances simplistes et anti-jouissives prônées par les monothéistes patriarcaux occidentaux ou même l'athéisme. En dehors également de la bien triste sémillante et universelle pornographie contemporaine, essentiellement marchande, esclavagiste, désillusionnante et désenchanterresse, qui est juste un autre business… Il est bien évident, que de partager toutes ces informations permettant d'ouvrir l'esprit du lecteur à une autre manière de penser et de voir est surtout, pour moi, artiste, d'essayer, non pas de faire comprendre mon travail, de le justifier ou de l'expliquer mais pour que le spectateur puisse le découvrir et l'apprécier différemment, pleinement et plus profondément ! Peut-être en légitimer le contenu essentiellement érotique et jouissif. Car, combien de professionnels de l'Art, venant visiter mon atelier, ne regardent mes 'peintures' qu'esthétiquement, que formellement et historiquement (en comparaison de la bien triste et longue histoire de l'Art européen), comme si l'Art devait être complètement et intrinsèquement dissocié de la Vie (à côté de…, en parallèle de…) et de son cortège d'événements importants et essentiels ! Alors que ma peinture n'a pratiquement rien à voir avec cet Art Occidental, cette ringardise, cette longue litanie intarissable pseudo-religieuso-culturelle… J'aime des sujets autres et mes peintures sont en fait et de facto : des symboles, des yantras, des rituels, des mandalas, des prières, des incantations, des éjaculations projetées sur les murs des cavernes (les murs de mes peintures), dans lesquels, les rêves érotiques s'incarnent au travers de systèmes énergisants et régénérateurs, d'orgasmes et d'extases féminines et masculines cosmiques. C'est la grande Maya en pleine effort, en plein labeur, en pleine effervescence, en pleine expansion, en pleine action, en pleine jouissance et en pleine joie… Alors, absolument rien à voir avec une simple petite peinture tristounette, un pauvre petit tableau, si réussi soit-il, de la plupart du commun des artistes européens… 
C'est donc surtout pour frapper fort, pouvoir dire et, presque démontrer ou prouver ; avec l'aide d'autres êtres humains, qui accédèrent aussi à ces réalités sexuelles, spirituelles et cosmiques englobantes (comme dans les rituels chamaniques ou tantriques) : qu'il y a de nombreuses autres réalités humaines, autres que simplement artistiques et purement esthétiques et qu'elles sont beaucoup plus puissantes, vivaces et vivantes, que ce que nous pensons pouvoir vivre, appréhender, regarder et même expérimenter au travers de nos bien pauvres expériences visuelles et même sexuelles : collectives et solitaires de l'amour ou de la beauté. D'autres expériences vont bien au-delà des minables ces idées simplistes, ces concepts et ces images même, qui nous furent imposées d'un Dieu tout puissant ! 
Le Monde est beaucoup  plus grand, plus hétéroclite, chaotique et insoumis qu'imaginé et transcrit, preuve en est, grâce aux nouvelles technologies photographiques modernes d'illustrations de celui-ci : macro-cosmos, micro-cosmos et Univers en expansion… 
Mais millénairement, avec la Grande Déesse Kali (la Mère du Monde), il existe une Vie beaucoup plus intéressante, plus séminale, plus colorée, plus extatique, plus orgasmique, non châtrée, amorale et donc fusionnelle avec la Nature, plus tragique peut-être, destructrice par essence mais aussi, plus régénératrice et abondante… Alors ainsi, fièrement, jaillissent, en surimpositions enchevêtrées, dans les murs de mes peintures, d'innombrables vulves (yoni) ! d'innombrables bites (lingam) ! d'innombrables corps de femmes en extases sexuelles et d'innombrables os et crânes de mort ! Car l'artiste, comme la Grande Déesse ou le chaman, sont des puissants révélateurs de cette Vie augmentée, surdimensionnée et infinie ! Point barre ! (Besançon, 16 mars 2024)

Je dois avouer ma grande humilité, ma confusion et mon appréhension avant de me jeter à la tâche de choisir et de scanner quelques extraits essentiels parmi de si innombrables passages de se livre car il me faudrait presque copier l'entièreté de celui-ci ! J'ai eu le même problème l'an dernier, avec son précédent livre, qui est peut-être, pour moi, même, plus important que celui-ci, puisqu'il parle principalement de la Maya : MAYA, OU LE RÊVE COSMIQUE DANS LA MYTHOLOGIE HINDOUE et que je n'ai pas encore eu le courage de commencer à transcrire. 
Car effectivement, ce travail de copiste est laborieux et prend un temps infini et peut-être vaudrait-il mieux que les gens lisent ses livres, tout simplement. Mais, bon courage toutefois et mettons-nous à l'ouvrage, haut les cœurs, je crois que ça en vaut la peine !

 

INTRODUCTION 


LE DILETTANTE DEVANT LES SYMBOLES 


Raconter des histoires a toujours été, à travers les âges, à la fois chose sérieuse et frivole divertissement D’un bout de l'année à l'autre, des histoires sont ainsi conçues, couchées par écrit, dévorées, oubliées. Que deviennent-elles ? Il en survit à peine quelques-unes et ce sont elles qui, pareilles à des semences emportées par le vent, s’envolent à travers les générations, propageant de nouvelles histoires et dispensant à de nombreux peuples la nourriture spirituelle. Presque tout ce qui constitue notre propre héritage littéraire nous est parvenu ainsi, du fond d’époques reculées, de coins lointains et inconnus du Monde. Chaque nouveau poète y ajoute quelque chose de la substance de sa propre imagination et d’être ainsi alimentées elles se remettent à vivre. Leur faculté germinative est éternellement vivace, attendant seulement un contact pour s’éveiller. P. 1

La méthode - ou, plutôt, l’habitude - qui consiste à ramener ce qui n’est pas familier à ce que l’on connaît bien, de tout temps mené à la frustration intellectuelle. Le résultat, c’est le dogmatisme stérilisant, étroitement enveloppé de supériorité. Chaque fois que nous refusons de nous laisser bousculer et renverser (que ce soit violemment ou en douceur) par quelque conception neuve et inspirante projetée du tréfonds de l’imagination sous l’impact d’un symbole immemorial, nous nous privons frauduleusement nous-mêmes des fruits d’une rencontre et d’un combat avec la sagesse des millénaires. Faute d’avoir adopté une attitude d’acceptation, nous ne recevons rien ; nous nous voyons refuser la faveur faveur d’un entretien avec les dieux. Ce n’est point notre sort d’être submergés, comme le sol d’Egypte, par les eaux divines et fécondantes du NiL. 
C’est parce qu’elles sont vivantes, possédant le pouvoir de faire revivre, capables d’exercer une influence effective, toujours renouvelée, indéfinissable et pourtant logique avec elle-même, sur le plan de la destinée humaine, que les images du folklore et du mythe défient toute tentative de systématisation. Elles ne sont pas des cadavres, mais bien des esprits possesseurs. Avec un rire soudain et un brusque saut de côté, elles se  jouent du spécialiste qui s’imagine les avoir épinglées sur son tableau synoptique. Ce qu’elles exigent de nous ce n’est pas le monologue d’un officier de police judiciaire, mais le dialogue d’une conversation vivante. P. 3 

Le plaisir, au contraire, libère en nous l’intuition créatrice, contact de la fascinante écriture des contes anciens et de leurs personnages. Dès lors, ne redoutant plus les critiques des spécialistes férus de méthodes (dont la censure est, dans une large mesure, inspirée par une attitude qui équivaut à de l’agoraphobie chronique : une peur maladive devant l’infinité virtuelle qui continuellement se déploie à partir des aspects occultes de cette expressive écriture par images qui est l’objet de leur attention professionnelle), nous pouvons nous autoriser à donner libre cours à n’importe quelle série de réactions imaginante. Certes, nous ne parviendrons jamais à épuiser les profondeurs - de cela nous pouvons être certains ; mais quoi ! personne d’autre ne le peut davantage. Et, prise dans le creux de la main, une simple gorgée des fraîches eaux de la vie est plus douce que tout un réservoir dogmatique d’eaux mises en conduites et garanties. 
« L’abondance se puise dans l’abondance, pourtant l'abondance demeure*. » Ainsi s’exprime une très belle et antique maxime des Upanishads de l’Inde. A l’origine de cette maxime il y a référence à l’idée que la plénitude, la totalité de notre Univers - immensément vaste, avec ses myriades de sphères tourbillonnantes et brillantes et foisonnant d’innombrables multitudes d’êtres vivants - procède d’une source surabondante de substance transcendante et d’énergie potentielle ; l’abondance de ce Monde est extraite de l’abondance de l’être éternel et cependant, du fait que la potentialité surnaturelle ne saurait être diminuée, peu importe la grandeur de la donation qu’elle répand à profusion, l’abondance demeure. En fait, tous les véritables symboles, toutes les images mythiques se réfèrent, d’une façon ou d’une autre, à cette idée, et se trouvent eux-mêmes doués de la miraculeuse propriété de cette inexhaustibility. Chaque fois que notre intelligence imaginante puise dans ces symboles et ces mythes, un univers de signification se révèle à notre esprit** et c’est vraiment là une plénitude ; pourtant, au-delà, la plénitude demeure. P 5, 6


* Très belle maxime des Upanishads, livre essentiel qu'il faudrait d'ailleurs que je copie et scanne un jour ou l'autre mais il fait près de 1 400 pages (108 Upanishads de Martine Buttex…), alors attendons encore un peu ! C'est une évidence qui n'en est pas vraiment une car, dans notre Monde matériel, nous nous apercevons bien que les ressources terrestres sont limitées et s'appauvrissent de jour en jour et quotidiennement, rien n'est vraiment illimité… alors de quoi nous parle vraiment cette phrase ? Cette corne d'abondance est peut-être bien l'Essence de la Vie elle-même, l'Infini de la matière et de la non-matière de l'Univers et des Êtres Vivants sur cette Terre… Hommage à la Vie en tout cas !

** D'où l'importance fondamentale de se jeter pleinement à 'âme' et forces perdues dans toutes les images que je glane, qui me semblent fortes, belles et signifiantes, profanes ou sacrées ; dans les mythes, les croyances populaires ou même l'imaginaire commun contemporain, pour les réutiliser et les réactualiser dans mes œuvres, pour créer ou recréer du sens, comme on dit…

LES BABOUCHES D’ABOU KAÇEM 

(un homme qui essaye par tous les moyens de jeter ses veilles babouches et qui lui reviennent toujours, quoi qu'il puisse faire pour s'en débarrasser)

C’est en cela que réside la grande valeur pour la gouverne de l’âme de certaines zones magiques de la vie. Dès lors que les puissances spirituelles se trouvent symbolisées sous forme de dieux et de démons ou par des statues et des lieux saints, l’individu est mis en relations avec elles en passant par diverses filières d’investiture et demeure ensuite en contact grâce à des pratiques rituelles toujours renouvelées. Un système sacramentel de cette sorte, lorsqu’il est parfait et dans toute sa pureté, constitue un monde-miroir, c’est-à-dire qu’il capte tous les rayons émanant des profondeurs de l'inconscient et les présente dans une réalité externe que l'on pourrait toucher du doigt. Les deux hémisphères, l’intérieur et l’extérieur, s’ajustent alors parfaitement. Et tout changement de mise en scène observé dans la sphère-miroir du sacramentel tangible* entraîne presque automatiquement un changement correspondant dans le domaine et le point de vue intérieurs. 
Certes, le rejet de ce conditionnement magique a-t-il apporté à l’homme moderne certains avantages - nous avons exorcisé, chassé du monde tous les démons et tous le dieux et nous avons accru par là les facultés rationnelles et notre emprise sur les forces matérielles de la terre - mais, ces avantages, il nous a fallu les payer de la perte du miroir permettant de diriger les forces de l’âme. L’homme d’aujourd’hui est impuissant devant la magie de sa propre psyché invisible. Elle le mène où elle veut Et d’entre les multiples possibilités d’événements, c’est cette psyché qui,  perversement, fait sortir et se dresser devant lui le mirage d'une réalité extérieure diabolique, sans lui fournir le moindre antidote magique ou la moindre possibilité de comprendre la signification réelle de l’enchantement qui l’a leurré. Rien ne complique davantage l’existence que les solutions insuffisantes des grands problèmes de la vie. Il s’instaure ainsi un 'no man's land' de souffrance physique et spirituelle, qui a pour cause l'insoluble sous ses nombreuses formes et cette cette souffrance est d’autant plus torturante qu’elle est sans issue. Cette situation, pour qui ne la voit pas d’un œil compatissant, peut paraître amusante et, dans le domaine de l'art, elle est à l’origine de la comédie - d’oeuvres du même genre que notre comédie d’Abu Kaçem. […] 
Le percepteur lui-même n’en veut pas ! Pourquoi, en effet, devrait-il y avoir au monde quelque chose ou quelqu’un prêt à s’encombrer de ces démons de notre ego  toujours en état de voler, simplement parce que nous en sommes finalement venus à nous sentir mal à l’aise en leur présence ?  P. 20, 21

 

* 'sacramentel tangible' (qui appartient à un sacrement), j'aime beaucoup cette association des deux mots et je pense qu'ils pourraient s'appliquer et définir parfaitement mon Art ; c'est du : 'sacramentel tangible' !

 

UN HÉROS PAÏEN ET UN SAINT CHRÉTIEN 



L’innocent jeune homme, pour aller jusqu’au bout de son initiation à la sagesse du mal, ne peut y parvenir qu’en commettant un crime ; et c’est ce crime symbolique, cet acte sacramentel qui le qualifiera pour dispenser non seulement la clémence mais aussi la justice ; il fera de lui un véritable Connaissant, capable de maîtriser les forces des ténèbres. Sans cela, il n’aurait pas eu la compétence requise pour instaurer, maintenir, ou représenter lui-même l'harmonie du Tao. Ignorant la noirceur, le jeune roi n’aurait jamais compris les réactions réciproques de l’ombre et de la lumière, la coopération de leur mutuel antagonisme, antagonisme universel au sein du cosmos aussi bien que dans la société : le jeu réciproque du jour et de la nuit, de la croissance et du déclin. En gage de sa transformation, pour témoigner qu’il a, par le crime, atteint à une stature, à une puissance nouvelle et surhumaine, l’innocent jeune homme est finalement forcé de revêtir la dépouille ensanglantée* de sa victime sans reproche. Dès lors avec cette peau pour vêtement protecteur, il est capable de passer sans mal entre les tours flamboyantes, les tours de la nature en colère, les tours qui gardent l'entrée du royaume féerique où les énergies éternelles de l’existence, bienfaisantes ou destructrices, ont toutes leur source. […]

* Pratique qui est similaire à celles des ancients prêtres Aztèque et Mayas, qui eux aussi, après avoir sacrifié et arraché le cœur de leur victimes, les écorchaient et se revêtaient de cette peau aux vertus et puissances 'magiques' et qu'ils gardaient, même pendant plusieurs jours, jusqu'à ce qu'elle pourrissent sur eux, comme une nouvelle mue d'une peau de serpent, afin de capturer et s'approprier, par osmose, ainsi, la force vitale de leurs victimes sacrifiés. Que voulez vous la Vie se nourrit toujours de la Vie ! Et, dans cette histoire, le héros doit sacrifier sa monture, son ami, son compagnon, son cheval magique, qui lui-même lui demandé de le sacrifier et de l'écorcher, afin qu'il puisse se protéger, s'ignifuger, avec sa dépouille, pour traverser les tours en flammes et passer ainsi l'épreuve initiatique du feu. 

Conn-eda, répétons-le, n’atteindra jamais à la perfection, tant que la partie instinctive de son double caractère, de sa nature de centaure, ne sera pas radicalement changée. Il faut donc nécessairement qu’arrive ce moment critique où le Je responsable et raisonnant se sépare de la partie inconsciente et raisonnant se sépare de la partie inconsciente profond s’est fait sans contrepoids moral - la personnalité consciente et morale n’ayant joué aucun rôle -, tant dans Ia formulation que dans l’appréciation des actes du héros. Le moment est donc venu de dissoudre provisoirement le compagnonnage unitif des amis idéaux et de se décider à séparer  nettement les aspects rationnels et les aspects instinctuels de cette nature humaine unique. C’est pourquoi le noble guide demande d’être froidement immolé. C’est pourquoi Conn-eda doit devenir l’instrument du sacrifice, la main toute chaude du sang de la créature qu’il aimait et à qui il doit d'être encore en vie. En poignardant la gorge velue du petit cheval, il n’anéantit pas seulement sa vertu humaine mais aussi sa sagesse animale, son soutien animal. Si criminel, si monstrueux, si irrévocable, si déraisonnable que soit le sacrifice, il n’en a pas moins pour effet une transformation miraculeuse et une nouvelle naissance. 
Rien ne meurt, rien ne s’efface, rien ne subit la complète annihilation. Aucune vertu, aucune énergie ne se perd. La Destruction - la Mort - n’est jamais que le masque extérieur d’une transformation en quelque chose de meilleur ou de pire, de supérieur ou d’inférieur. P. 44, 45

Le Pape que l’on voit dans ce conte est aussi incapable de secourir l’âme en peine que de baptiser le nouveau-né ; la magie institutionnalisée des sacrements, même lorsqu'ils sont administrés par le plus haut représentant de la routine ecclésiastique, l’indulgent et bienveillant grand-prêtre de Rome, cette magie est inopérante dans les grandes circonstances dramatiques de la vie. Saint Jean, le héros de l'histoire,  illustre longtemps avant l’audacieuse et paradoxale consigne de Luther : 'Fortiter pecca' ! « Pèche hardiment ! » Nul, si ce n’est le pécheur, ne peut devenir un saint ; car c’est seulement en passant par l’expérience individuelle, par les étapes du péché personnel, de la souffrance personnelle, du repentir personnel, que peut s’acquérir le pouvoir de dispenser la grâce de Dieu et de faire disparaître le mal avec l’eau sainte du Saint-Esprit et le Sang de l’Agneau. La Grâce doit être conquise. Et ce sont précisément ces énergies potentielles de la nature humaine, ces énergies que nous qualifions de diaboliques, qui sont comme un battement d’ailes d’aigle et nous emportent bien haut vers le surnaturel royaume de la grâce. P. 62, 63

(La suite est à rajouter !)

 

– LIVRE : PETITS EXTRAITS DE TEXTES DE CAMILLE LEMONNIER (auteur que je n'ai jamais lu mais qu'il faudra que je lise !)

« Ce fut, parmi le crépuscule des mythologies dont se peuplait l'atelier, parmi l'Olympe en désuétude des Vénus éternisant les rythmes d'un autre âge, le lever de jour de la Beauté vivante, l'éblouissement d'aube de la femme surgissant dans la splendeur charnelle à l'aube des temps, et comme le geste de la première créature dressant sur les rivages de la mer (avant toutes les Vénus) la croix prophétique où saignera le désir des hommes. » Dames de volupté

« Dites que je suis un prince sans territoires, ceux que je convoite se reculent toujours plus loin devant mes pas. Je suis chez moi partout où s’éveille une sensation d’inconnu, partout où me réclame un peu de mystère. » Esthétique

« Dans l'or et l'émeraude paissent les génisses sacrées, choisies pour perpétuer la race blanche d'Éolie. Leur sang rose luit à leurs naseaux. Elles lèvent des visages de jeunes déesses, jouets d'une métamorphose. Toutes les dix eurent des mères belles et renommées, nées comme elles au bord des eaux, dans les limons verts. Un air aromatique et sucré nombreusement distilla leurs vertus nuptiales. Elles sont les vierges promises au royal amour ; en mouvant ses entraves, le taureau mugit à leur odeur. Elles vont, fauchant en cercle la lavande et le serpolet, ou bien, sous leurs soles saccadées, le pré tremble. Lasses ensuite d'ébats, leurs fronts lourds et fléchis vers les fanons, elles goûtent de longs assoupissements gorgés. Là-bas coulent les eaux, flottant à la dérive des brouillards lumineux. Des clôtures les isolent ; elles y demeurent parquées loin des […]. Cependant l'heureux été mollit les vents. Le sol bout sous le soleil oblique. Toutes les herbes dans l'immense vie torpide de la prairie, vibrent et dardent comme des flambeaux. Au loin la forêt massive, aux lourdes orfèvreries vermeilles, aux silences bleus, suggère les forces éternelles. Là commence le végétal géant, la gloire des hauts arbres centenaires. Et c'est une après-midi des âges aimables de la terre, sous des airs subtils. » Nouvelle Revue internationale, 1898

 

– PETITES REFLEXIONS INTEMPESTIVES 'OUT OF THE BLUE' AU SUJET DE MON TRAVAIL, LE MATIN, AU SAUT DU LIT, LE DIMANCHE 7 AVRIL 2024

Mon travail, c'est une rencontre avec le corps, avec des corps… surtout féminins et leurs attributs : bouches, seins bien gonflés et bien durs, chattes bien juteuses, trous du cul bien ouverts… et le trop plein de fluides séminaux, de grosses bites, de sperme, de squirt féminins et de pisse car les orgasmes et les extases ne sont jamais ni très 'propres', ni très 'civilisés', sans êtres pour autant barbares ! Mon Art, grâces à ces images érotisées, simplifiées et 'graffitisées' à outrance ; dévoile et soulève le caché, l'enfouis, l'obscène, l'inavouable et l'interdit chez chacun d'entre-nous. Il est donc révélateur d'une vérité sacrée, bien au-delà des dogmes, de l'Histoire, du Temps et des puissances religieuses, esthétiques, morales et même financières ! LE SUBLIME NE SE VEND, NI NE S'ACHÈTE PAS ! C'est la Vie qui est en marche et en fonction généreusement et gratuitement, dans mes œuvres, qui sont ainsi offertes au public…

 

– PETIT EXTRAIT : HIPPOLYTE TAINE, VOYAGE EN ITALIE

Nous sommes revenus par Santa Maria della Vittoria pour voir la Sainte-Thérèse du Bernin. Elle est adorable ; couchée, évanouie d'amour, les mains, les pieds nus pendants, les yeux demi-clos, elle s’est laissée tomber de bonheur et d’extase. Son visage est maigri, mais combien noble ! C’est la vraie grande dame qui a séché « dans les feux, dans les larmes, » en attendant celui qu’elle aime. Jusqu’aux draperies tortillées, jusqu’à l’allanguissement des mains défaillantes, jusqu’au soupir qui meurt sur ses lèvres entr’ouvertes, il n’y a rien en elle ni autour d’elle qui n’exprime l’angoisse voluptueuse et le divin élancement de son transport. On ne peut pas rendre avec des mots une attitude si enivrée et si touchante.

 

- ARTICLE : AU XVE SIÈCLE, BOTTICELLI PRODUIT CE QUI RESTERA L’UNE DES ŒUVRES LES PLUS CÉLÈBRES DE L’ART OCCIDENTAL, AVEC ANA DEBENEDETTI, ÉMISSION "SANS OSER LE DEMANDER", FRANCE CULTURE, 27 MARS 2023 

Pourquoi "le printemps" a-t-il autant frappé les esprits ? qu’y voit-on d’aussi fort ? et pourquoi, sans même le savoir, tout ce que l’on regarde aujourd’hui est imprégné par cette œuvre ?

UN CONCENTRÉ DE PRINTEMPS

"Ce qui saute tout d'abord aux yeux, c'est la fraîcheur de ce tableau. Les fleurs, la pâleur des personnages, la transparence des étoffes sur les nymphes, le rouge du manteau de Vénus, la robe de Flore, le bleuté de la peau de Zéphyr qui ravit Chloris : c'est cette harmonie de couleurs et de personnages qui nous ravit les sens. On a le printemps dans une petite fiole... 
Dans ce cocon naturel se côtoient 138 espèces de fleurs qui appartiennent toute à la saison du printemps... Et, si on lit le tableau de droite à gauche, les anciens dieux romains de la saison du printemps : Zéphyr réchauffant l'air après les rigueurs de l'hiver ; la nymphe Chloris, qui se métamorphose en Flora, déesse de la germination et de la floraison ; Vénus qui se détache d'un buisson de myrte, et est un double de Vénus, figure tutélaire du mois d'avril ; les Grâces qui dansent en ronde, souvent décrites comme les compagnes de Vénus ; et enfin Mercure, associé au printemps et au mois de mai dans l'ancien calendrier romain. Les mois qui forment la saison du printemps se déploient donc sous nos yeux." 

LE STYLE INIMITABLE DU MAÎTRE

"Le style Botticelli se définit par une combinaison d'éléments : tout d'abord, il a un style souvent décrit comme linéaire avec cette importance donnée au trait, à la ligne, comme si ses tableaux étaient des dessins colorés, et il y a aussi ce visage de la Madone, particulier à Botticelli, et qu'il fixe relativement tôt dans sa carrière. Il le décline ensuite à l'envi, dans les scènes sacrées comme dans les scènes séculaires. Il en fait de même pour les personnages masculins. À cela s'ajoute ce que j'appelle 'la touche Botticelli', c'est-à-dire cette part de mystère, cette part de singularité qui fait que son œuvre est inimitable. " 

AVEZ-VOUS BIEN TOUT COMPRIS ?

"À la Renaissance, sous l'influence de Battista d'Alberti et de son traité humaniste sur la peinture, il est recommandé au peintre de créer un tableau dont la composition plaise aux non-savants comme aux savants. Il faut donc une pluralité de sens, avec plusieurs strates à décortiquer. À l'époque, il est important de pouvoir commenter et débattre des tableaux. Botticelli se distinguait notamment de ses contemporains par son talent pour transmettre, transcrire en termes graphiques, des messages très complexes." 


– ÉMISSION TV, SERGE HEFEZ, PSYCHIATRE,  DANS "C'EST CE SOIR", 11 AVRIL 2024
 

« Il est clair que le discours religieux est le principal obstacle à une éducation sur la sexualité. Non pas tant parce que la sexualité gêne le religieux mais parce que c'est l'égalité homme-femme qui gêne le religieux. Et que c'est là-dessus que les choses se passent ! C'est à dire que l'emancipation des femmes, quelque soit la religion, est toujours un danger par rapport à ses valeurs. 
- Et la sexualité, c'est toujours, pour vous, une sorte de matrice pour ces inégalités entre les hommes et le femmes ?
- Bien évidemment, si on mutile le corps des femmes, dans certains pays, pour qu'elles n'aient pas accès à la jouissance, ça a du sens ! Si on les voile pour ne pas voir leur visage ou leur corps, tout ça a du sens, bien évidement ! » 

 

– LIVRE : LA TEMPÊTE DE NEIGE & UNE AVENTURE DE MARINA TSVÉTAÏÉVA 

(pas très intéressant, sauf la référence à la fameuse scène décrite par Casanova dans L'Histoire de ma Vie (3 tomes, édition NRF) que mon cher ami Bruno D. m'avait dit qu'il fallait lire trois fois dans sa vie : quand on est jeune, dans sa maturité et puis, dans sa viellesse, merci Bruno pour tous tes bons conseils !
L'auteur y fait référence ici, en mettant en scène un des passage de ce livre, le plus fort, sans doute et le plus touchant, le plus émouvant, le plus simple, le plus inoubliable, de toutes les anecdotes qu'il nous a racontées… Et qui nous a rempli d'espoir et de désespoir, simultanément, d'amour et de tendresse par cette belle phrase inoubliable, gravée par Henriette (la grande et seule amoureuse de Casanova) à son attention, afin de l'inscrire dans l'histoire et dans l'éternité, sur la vitre d'une auberge, de Genève, je crois ? Incipit magique et incantatoire, dédié à leur amour commun, souvenir d'amour et de batailles amoureuses, qui s'évanouira, comme tout s'évanouit dans la vie et dans le temps ! Mais qui nous est restitué grâce à la magie de Casanova et de son génie littéraire insondable et dans cette pièce de théâtre écrite spécialement, autour de ce petit geste, cette petite phrase, ce graffiti pas du tout anodin, et qui hante comme un fantôme amicale, tous ceux excelles qui cont lu cette phrase : « Tu oublieras même Henriette ! »  


- TABLEAU IV (L’auberge de la Balance)


La nuit. Fouillis de bagages. Une bougie brûle. Casanova est assis à la table, la tête dans les mains. Henriette, en costume de voyage, va et vient nerveusement. 


HENRIETTE 

Quelle heure ? N'est-il pas temps ?


CASANOVA

Tant de fois.
En une heure, cette question !


HENRIETTE

Cette nuit
Ma montre s est arrêtée. Au temps 
Elle a préféré - l'Éternité. Brisées, les aiguilles ! 


CASANOVA

Tu l'as laissée tomber ? 


HENRIETTE

Non, mais c'est toi
Qui l’as heurtée en dormant. 


CASANOVA 

Je ne me souviens pas. 


HENRIETTE

Souviens-toi. 
Tu as crié : qu'est-ce qui cogne ici ? 
Et moi, j'ai ri, et je t'ai dit : un cœur. 

(Elle regarde la montre.)

Mynheer Spinoza, savant philosophe, 
Vous êtes un piètre horloger ! 


CASANOVA 

Henriette ! 
Nous nous quittons bientôt. Viens près de moi,
Veux-tu ? Comme tu aimais - une dernière fois ! 


HENRIETTE, (elle secoue négativement la tête :) 

Non.


CASANOVA 

Tu ne veux pas ? 


HENRIETTE

Nous voulons, très cher,
Tant de choses… Vivre, c'est vouloir -
Vouloir Tout. Mais ici, c'est la Mort - pas la Vie.
Les soldats meurent debout. 
Ah, le pistolet turc que tu me donnas,
Ne pas l'oublier ! 


CASANOVA

Mon petit garçon ! Henriette ! 
Une ultime prière ! 


HENRIETTE 

Voyons. 


CASANOVA, (comme un enfant) 

La nuit est sombre, et la voiture
Si vaste, et nous, si minces, 
Comme des couteaux… Seulement jusqu'au premier tournant, 
C'est promis ! 


HENRIETTE, (à la fenêtre :) 

Dans les maisons - toutes - 
Les lumières se sont éteintes. 

(À Casanova, par-dessus l’épaule :)

Inutile


CASANOVA 

Tu n'as pas d'âme ! 


HENRIETTE 

Sans doute pas.

CASANOVA

Dans tes veines coule - la lune.

HENRIETTE

Peut-être? Ou peut-être pas. 


CASANOVA 

Dis-moi - en adieu - 
Es-tu ange ou démon ? 


HENRIETTE 

C'est un secret qui ne m'appartient pas. 
Laissons cela. 

(Elle regarde sa montre)

Ma pauvre montre ! 
- Il a fallu que cette auberge soit 
À l'enseigne de la Balance. Ainsi dans l'éternité s'achève 
Cette rencontre d'éternité, comme à jamais la neige Fond… 

(Elle porte la main à son cœur.) 

J'ai peur qu'ici les lois de l’équilibre
Ne s’effondrent à jamais… 

(Elle ôte son anneau et le tend à Casanova.) 

Reprends-le. 


CASANOVA, (hautain): 

Je ne reprends 
Ni lettres, ni anneaux ! 


HENRIETTE, en écho :

Et moi, je ne conserve 
Ni anneaux ni serments ! 


CASANOVA, (il s’énerve) 

Ah-vraiment ? 


HENRIETTE, (À part :) 

À quoi bon ? 
Non, des adieux sont des adieux, ami.

(Elle écrit quelque chose sur la vitre avec l'anneau, ouvre grande la fenêtre, l'anneau est englouti par la nuit.)

Disparu ! 


CASANOVA, (sa fureur éclate :)

Bel amour vraiment ! 
À cause - du diable sait quels -
Sept sceaux - du diable :
Dans la nuit, au diable, à jamais ! 
- Quel amour est-ce là ! 
- Au plus, une aventure ! 


HENRIETTE 

Laissons cela. Mais tu me dois
Une promesse. S'il nous arrive un jour
De nous croiser - tu ne devras
Pas broncher. C'est un devoir. Compris ? 


CASANOVA, (amer) 

Compris. Amour, devoir, voilà qui est nouveau…


HENRIETTE 

Comme un loup blanc - comme un Casanova fidèle ! 

(changeant de ton :) 

Ah, encore : si tu veux que je vive - 
N'essaie - jamais - de savoir qui je suis. Et aussi :
Aimes-en une autre. Non - d'autres. Non - toutes. J’ai commis, 
Dans ma courte vie - trois folies. 
Tu es la troisième - la dernière. Suffit. 
Quelle heure est-il ? 


CASANOVA

Alors tu t'en vas seule ? 


HENRIETTE

Comme Je suis venue. 


CASANOVA

Non, ce n'est pas possible !


HENRIETTE

Tout est possible - sous la lune ! 

(Rayon de lune.)

- Regarde, la lune
Nous allume une lanterne pour la route… 

(Elle éteint la chandelle, s’adosse au fauteuil, pose les mains sur la tête de Casanova.) 

Un jour, dans des mémoires très anciennes - 
Tu les écriras grisonnant, oublié, 
Ridicule, en habit violet bizarre et
Démodé - quelque part dans un château 
Oublié de Dieu - en terre lointaine - 
Aux cris des loups - à l'aboi des tempêtes - 
 la lueur de deux bougies… 
Seul - seul et seul - abandonné
De tout amour, Casanova ! - Mais tes yeux
Tes yeux, je les vois : les mêmes, 
Ces yeux qui brûlent toute chose, qui de ma vie 
Ont fait des cendres - je les vois ! 
Et sous ta main les lettres se foment - 
Lettres anciennes sous une main ancienne, 
Très vieille main - cette main-là que je tiens maintenant…

(Elle presse ses mains dans les siennes.) 

Un jour, dans des mémoires très anciennes, 
Une femme - toute pareille
À moi… Mais quelle heure est-il ? 

(Casanova, sans rien dire, lui montre l'Heure.) 

- Trop tard ! Tout est trop tard !
-Je vous fais serment d’être dans tes rêves ! 

(Elle glisse te pistolet à sa ceinture. Depuis la porte : ) 

Adieu ! - Sur nos têtes, à toi et à moi, 
- Seule - la lune errante… 


CASANOVA 

Dis-moi ! 


HENRIETTE, (elle secoue la tête :) 

Sous la lune immense
Nous jouons tous nos jeux à l'aveugle. 

(Elle disparaît dans le rayon de lune.)

RIDEAU.  P. 89 - 94 


- TABLEAU V (Treize ans plus tard) 

(La chambre de l’auberge de la Balance où Henriette et Casanova se sont dit adieu. Casanova entre avec sa mille et unième amie, dans un joyeux tourbillon.)


[…] CASANOVA 

Je regardais 
Ta bouche rose, ton cou blanc… 


LA FILLETTE, (vexée :) 

Regarder, quand moi je chantais ! 

(Elle jette un coup d'œil par la fenêtre.) 

- La lune 


CASANOVA

Madone de tous les mensonges ! 


LA FILLETTE, (rêveuse : ) 

Elle est toute bleue… 

(Elle examine, la fenêtre et essaie de lire quelque chose.) 

« Tu oublieras » - après ? - « Hen… ri… 
« Tu oublieras même Henriette ! » 


CASANOVA, (s'approchant d’elle : ) 

Mais que lis-tu? 


LA FILLETTE

Ce qui est gravé 
Sur la vitre. - Non, là, à gauche… 
Gravé au diamant… « Henriette ? »…


CASANOVA 

Suis-je aveugle ?
L auberge de la Balance - la montre - ô folie
Sur la vitre - gravé - avec l'anneau !!!
Oh, l'anneau l Treize années !!! Chevaux, emportez-la !!! 

(Il frappe du poing la vitre, qui vole en éclats. Le vent entre en bourrasque. 


LA FILLETTE 

Votre visage me fait peur ! 
Et pourquoi criez-vous ainsi ? 


CASANOVA 

Qui es-tu, toi ? Coquine, déguerpis !


(Par la fenêtre :)


Mon Amour! Mon garçon de lune ! 


LA FILLETTE  

Il me reste à répondre : amen,
Et à poursuivre mon chemin. 
- Vous pourriez me tuer des fois ! 


CASANOVA, (perdu :)

Que fais-tu là ? 


LA FILLETTE, (battant en retraite)

Vous le savez, vous me promîtes 
Un souper… 


CASANOVA 

Quoi ? Un souper ? Sauf de cette vitre
Je n'ai besoin - entends-moi bien - de rien !

(La vitre est brisée, la main de Casanova ne rencontre que le vide.) P. 107 - 109


Jean-Pierre Sergent, Besançon le 12 avril 2024


AUTRES LIVRES LUS EN 2024

 

– RECHERCHE PHILOSOPHIQUE SUR L’ORIGINE DE NOS IDÉES DU SUBLIME ET DU BEAU, E. BURKE (livre intéressant, en scanner quelques extraits)



– LES PURANAS, MYTHES DE LA CRÉATION, GOSWAMI KRIYANANDA (livre intéressant, en scanner quelques extraits)

– LACK LONDON, L'APPEL DE LA FORÊT (scanner quelques extraits)

– KALIL GIBRAN, LE PROPHÈTE (très beau livre à scanner)

– MERLIN, ROBERT DE BORON

– DEUX MAÎTRES CHINOIS, ALEXANDRA DAVID-NEÉL